mardi 9 novembre 2010

SUS À L'INFÂME ! Compte rendu de lecture: Contre Harper. Bref traité philosophique sur la révolution conservatrice par Christian Nadeau (Boréal, 2010)

To criticize popular taste is to invite the charge of élitisme, and to defend distinctions of value – between the virtuous and the vicious, the beautiful and the ugly, the sacred and the profane, the true and the false – is to offend against the only value-judgement that is widely accepted, the judgement that judgements are wrong.

Roger Scruton, Philosophy: Principles and Problems (Continuum, 1996. p. 12)


À lire l’essai du professeur Christian Nadeau, on se prend à se demander si les «libéraux», au sens large, philosophique, du terme, ne seraient pas plutôt de véritables conservateurs. Par ailleurs,  l’oxymore de «révolution conservatrice» dans le sous-titre de l’ouvrage a de quoi laisser perplexe.

Il faut préciser au départ les camps politiques en litige. En philosophie politique, «libéraux» et «conservateurs» désignent deux membres d’une même grande famille, le libéralisme politique, qui ne partagent pas les mêmes vues sur la place de l’État dans la vie sociale ainsi que son rôle. Comme le dit Nadeau, alors que les libéraux souhaitent une intervention importante de l’État, les conservateurs veulent «limiter au strict nécessaire le contrôle de l’État» (p. 14).

La définition précédente est sommaire, voire incomplète, car le conservatisme porte son nom en raison de son opposition sytématique à toute forme de changements, de réformes, et encore plus à toute forme révolution dans les institutions politiques.

Or, selon l’analyse que fait Nadeau des visées du parti conservateur canadien dirigé par Stephen Harper, les conservateurs seraient, au contraire, en train de saper «lentement mais sûrement… les institutions du pays pour s’assurer la plus grande marge de manœuvre dans le domaine de la liberté citoyenne et de la sécurité, de la liberté de conscience et de la justice sociale…» (p. 16). D’où l’impression, qu’au fond, les véritables conservateurs, ce sont les libéraux pour qui l’auteur n’hésite pas à prendre fait et cause. Donc, toujours selon l’auteur, les conservateurs de Stephen Harper seraient en réalité des «réformistes» des institutions politiques canadiennes. Et l’auteur de déchirer sa chemise: «Nous sommes indignés, car nous voyons dans leurs actions une entreprise réfléchie et très bien organisée contre la justice et la démocratie telles que nous avons conçues jusqu’ici.» (p. 21)

Nadeau n’y va pas de main morte puisque, selon son analyse, le parti conservateur constituerait rien de moins qu'un nouveau Léviathan : «Stephen Harper et les conservateurs ont une conception hobbesienne de la politique» (p. 39). L’auteur établit sa thèse en accumulant bon nombre d’actions politiques troublantes et consternantes du gouvernement Harper. De fait, le gouvernement conservateur apparaît tel un rouleau compresseur, laminant la vie démocratique canadienne. Sur ce point, je partage les vues de l’auteur. Il convient, cependant, de toujours manipuler avec circonspection de le sophisme de la pente fatale, car, de dire que l'élection du parti conservateur conduit tout droit à la sombre perspective d'un État Big Brother, paraît nettement exagérée.

Je salue aussi le but de l’ouvrage qui se veut un exercice de philosophie politique appliquée (p. 10). Il est primordial que les philosophes se fassent entendre dans les affaires de la cité. L’essai de Nadeau demeure, à cet égard, un modèle du genre. On attend vivement d'autres essais de l'auteur sur des questions d'actualité.

Cela dit, je ne partage pas du tout les vues «libérales» de Christian Nadeau. Longtemps, j’ai cru à tort que je fus un bon libéral, partisan de Rawls. Ceux et celles qui ont la hardiesse de lire mon blogue savent que je défends désormais une position résolument antilibérale; que le libéralisme politique de Rawls constitue mon ennemi déclaré. Peut-être que le vocable de «conservatisme» me convient-il. Je n’en sais rien. En tout cas, si le conservatisme constitue une forme de libéralisme «de droite», je ne suis pas conservateur, car je rejette le libéralisme, point à ligne, qu’il soit de «droite» ou de «gauche», voire de «centre-droite-ou-de-gauche». Ce qui est certain, c’est que je me réclame de la pensée politique d’Aristote que l'on peut qualifier de «conservatisme». Le philosophe américain de la politique, Michael J. Sandel, dans son dernier ouvrage Justice. What’s the Right Thing to Do? (Farrar, Straus and Giroux, 2009) - dont j’ai fait le compte-rendu ici - me paraît tracer la voie à suivre. Enfin, je mentionne Roger Scruton qui dans, A Political Philosophy. Arguments for Conservatism (Continuum, 2007), va dans le même sens. Je serais enclin à définir le conservatisme en inversant la formule que Rawls a donné de l'essence du libéralisme: la priorité du juste sur le bien. Si être «conservateur», c'est adhérer au principe voulant que le bien ait priorité sur le juste, alors j'en suis.

Ce qui horripile au plus haut point Nadeau, c’est qu’avec les conservateurs canadiens «Il n’y alors plus de place pour le pluralisme : les différences d’opinion sont découragées par ceux-là mêmes qui doivent les protéger.» (p. 23). En effet, pour un libéral, les principes de pluralisme et de neutralité en matière d’opinions morales sont sacro-saints. Aussi, un État libéral, qu’il soit gouverné par les libéraux ou les conservateurs, voire par les néo-démocrates, doit rester neutre sur toute question de nature morale. L’indignation de Nadeau vient de ce que l’interventionnisme du gouvernement Harper soit «fondée largement sur une morale, ou sur une conception de la vie bonne…» (p. 28). Voilà le cœur vibrant qui anime tout l’essai de Nadeau car, ici, le conservatisme à la Harper pique droit au coeur du libéralisme. 

Les premières phrases de Contre Harper évoquent l'indignation qui est à la source de l'essai:

Comme bon nombre de gens vivants au Canada, j’ai honte du gouvernement actuel. J’ai honte, et je suis consterné par toutes les actions qui ont été commises en notre nom et qui continueront de l’être. Je n’ai jamais eu la fibre patriotique, mais jusqu’à nouvel ordre je dispose d’un passeport canadien et je paye mes impôts à l’État canadien. (p. 9)

En dépit de l'indignation, ce qu’on remarque dans cette ouverture, c’est le caractère «formel», détaché, désengagé pour ainsi dire, à l’égard du pays. Le libéral, en effet, définit son identité par son adhésion à des institutions politiques démocratiques, point à la ligne. La fibre patriotique et autres flonflons du genre ne l’intéressent guère. Comment pourrait-il en être autrement, puisque ce sont là des «valeurs» touchant la vie bonne; cela en effet ne concerne absolument pas l'auteur en tant que citoyen libéral. C’est le «moi politique» qui parle, le seul en réalité qui ait de l’importance aux yeux d'un citoyen libéral. Aussi, l'auteur ne comprend pas comment on puisse vouloir mêler politique et moralité, comme le souhaite vivement les conservateurs. C’est proprement scandaleux! clame-t-il haut et fort.

À l’entendre, toutefois, lui qui appelle de ses vœux la neutralité, on ne peut s’empêcher de penser qu’il n’est en aucune façon neutre. C’est pourquoi l’accusation de parti-pris moral lui revient comme un boomerang en pleine figure, et il s’en étonne avec stupéfaction.

Concernant la fameuse neutralité libérale, je voudrais terminer en montrant qu’elle est un leurre au moyen de deux exemples. (Pour d’autres exemples, je renvoie le lecteur à l’ouvrage cité de Michael Sandel.)

Prenons le cas du mariage de conjoints de même sexe. On ne peut pas juger du mariage homosexuel sans se prononcer sur ce qu’est le but ou la finalité du mariage. Le débat concernant le mariage gai est fondamentalement un débat de nature morale quant à savoir si les unions gaies et lesbiennes méritent la même reconnaissance étatique que le mariage hétérosexuel. La question morale est donc celle de savoir si le mariage homosexuel mérite la reconnaissance honorifique que l’État confère au mariage hétérosexuel.

Les libéraux, évidemment, contournent la question faisant valoir qu’il ne s’agit pas de se prononcer sur le sens ou la finalité du mariage, mais de juger si les droits des personnes en cause sont lésés. En interdisant le mariage de conjoints de même sexe, l’État semble exercer de la discrimination envers certains de ses citoyens. Leurs droits à l’égalité devant la loi et celui de la liberté de choix paraissent en effet brimés. En somme, les gens devraient avoir le droit de se marier avec qui ils veulent.

À bien y réfléchir, toutefois, ce raisonnement n’est pas valable. De la prémisse disant que les gens doivent exercer leur autonomie et leur libre choix, on ne peut conclure de manière suffisante qu’ils devraient se marier avec qui ils veulent. À ce compte, en effet, on pourrait tout aussi bien admettre que les gens peuvent se marier avec plusieurs conjoints ou même avec des membres de leur propre famille, ou encore avec des animaux, voire des végétaux ou des minéraux, dans la mesure où il ne s’agit que d’exercer leur libre choix.

La question morale demeure donc entière: le mariage homosexuel est-il légitime, ce type d’union mérite-t-il la reconnaissance de l’État ? Pour se sortir de cette impasse, le libéral invoque l’idée que le mariage est une institution qui change en fonction des temps et des lieux. Ils en appellent donc au relativisme moral. Pas étonnant que les conservateurs accusent les libéraux de «relativisme». Les libéraux font valoir que le mariage peut aussi être envisagé comme un engagement de fidélité entre deux partenaires – homosexuels ou hétérosexuels, peu importe. Or, notons-le bien, par ce type de raisonnement, le libéral prend au fond position sur la finalité ou le but du mariage, c’est-à-dire qu’il sort de sa neutralité apparente pour affirmer la légitimité morale du mariage homosexuel.

Pour terminer, considérons le nouveau cours d’Éthique et de culture religieuse (ECR). Ce cours origine du Rapport Proulx sur la place de la religion à l’école. Encore là, on pose que l’éducation publique doit respecter les droits de la personne, notamment l’égalité fondamentale des citoyens et citoyennes devant la liberté de conscience et de religion. La conclusion du dit Rapport coule, semble-t-il, de source: l’État doit s’abstenir de prendre position en faveur ou en défaveur de l’une ou l’autre des religions il ne doit pas favoriser l’enseignement d’une quelconque confession religieuse.

Encore une fois, notons-le, nous sommes devant une question morale que contourne pourtant le libéral en se rabattant sur la fameuse neutralité de l’État. Mais il n’échappe pas à la question morale touchant la finalité de l’éducation religieuse publique. En proposant que l’école n’enseigne pas des croyances religieuses mais uniquement des connaissances religieuses, sans engagement ni du professeur ni des élèves, l’État libéral quitte sa neutralité apparente établissant en bout de piste la finalité de cet type d’enseignement. La forme austère et rigoureuse du Rapport Proulx laisse croire qu’il s’agit d’une décision objective établie sur la base de règles de l’art, et qu’aucune position morale n’est adoptée. Toute baigne dans la neutralité la plus trompeuse. Aussi, au nom de l’absolue égalité de tous devant la loi, depuis septembre 2008, tous les jeunes du Québec doivent suivre les cours ECR.

Quelle est la position morale adoptée par le rapport Proulx ? - Que la finalité de l'éducation religieuse doive respecter le droit à la liberté de croyance et de conscience des jeunes. En somme, un autre but à l'éducation religieuse, autre que celui de l'éducation à la foi, est imposé sur la base du droit à la liberté de conscience et de croyance. De sorte que, l'éducation à la foi n'est désormais plus souhaitable. Voilà bien un jugement moral! Adieu neutralité!


Il faudrait désormais faire figurer le type de raisonnement libéral parmi la liste des sophismes. Je propose le vocable de «sophisme libéral» pour désigner ce type de raisonnement fallacieux.

Comme aimait dire Voltaire, dans le mot célèbre qu'on lui attribue: je ne crois pas un mot de ce que vous dites, mais je ferai tout en mon pouvoir pour que vous puissiez l'exprimer. C'est la profession de foi libérale. À strictement parler, le libéral fait voeu de respecter la liberté de conscience de chacun, pas leurs croyances. Il ne respecte pas la religion, seulement le choix de la personne en matière de religion. En effet, pour le libéral, la capacité de choisir définit ce qu'est la personne humaine. C'est pourquoi le libéral pense que la valeur de vérité de la croyance du croyant doit être mise entre parenthèses. Au contraire, la vérité de sa croyance est centrale pour le croyant car, sans elle, la croyance perd tout intérêt. C'est comme dire je crois en la souveraineté du Québec mais jamais le Québec ne sera souverain; ou encore, je crois en la résurrection après la mort, mais ce n'est qu'une croyance parmi d'autres tout aussi (ou peu) valables les unes que les autres. Comme disent les philosophes analytiques, croire que p implique que je crois que p est vrai. Étranglé par le souci de neutralité, le libéral occulte cette vérité logique élémentaire.

Au fond, l'infâme qu'il faut décrier, c'est tout autant le conservateur que le libéral.

vendredi 5 novembre 2010

La naissance de la rationalité: invention ou découverte?

Les philosophes grecs ont-ils «inventé» ou «découvert» la rationalité? J’ouvre un manuel d’enseignement de la philosophie pour le premier cours au collégial, celui d’Alain Bellemare (Genèse dela rationalité occidentale. De Thalès à Platon. Gaétan Morin, 1997), et je lis :

«La pensée rationnelle, la rationalité, (…) a été inventée par les Grecs au VIe siècle avant notre ère.» (p. 32)

La thèse de l’auteur veut que la vie en régime démocratique, régime politique inventé également par les Grecs et instauré dans des cités grecques, explique l’invention de la rationalité. (L’auteur écrit bien «inventée» et non «découverte».)

Cette thèse bien connue est reprise de l’anthropologue et historien français Jean-Pierre Vernant (1914-2007), spécialiste de la Grèce ancienne (consultez son classique, Les origines de la pensée grecque, PUF, 1962). Elle est rapidement devenue un dogme en histoire de la philosophie. Pas étonnant donc qu’un confrère la reprenne à son compte, et qu'elle soit présentée dans un manuel d'enseignement. Pourtant, elle comporte de sérieuses failles. Je vais me contenter d’en soulever une seule de nature épistémologique.

D’abord, il faut dire qu’il était de bon ton, surtout en France à l’approche de mai ’68, d’ébranler les convictions académiques universitaires en montrant que cette vénérable discipline universitaire qu’est la philosophie s’explique, comme tout phénomène de société, par les sciences humaines. On prenait alors conscience que la philosophie possède un sous-bassement historique, social et politique. En somme, on pensait ramener sur terre les spéculations boursoufflées des philosophes.

Dans la perspective des sciences humaines, la philosophie devient un phénomène empiriquement observable, tout comme Mircea Éliade l’avait fait de son côté pour la religion.

Or, voici le problème épistémologique qui se pose. Les sciences humaines adoptent, en la présupposant, une position épistémologique sur la connaissance, en l’occurrence sur la connaissance historique. De sorte qu’elles ne peuvent prétendre à la parfaite neutralité au plan philosophique en justifiant qu’elles n’avancent que des «faits». Dans le cas qui nous occupe, celle de la naissance de la rationalité, il s’agit d’une explication de type empiriste. Alain Bellemare (reprenant grosso modo Vernant), par exemple, nous dit que c’est l’expérience qu’ont fait les Grecs (pas tous, bien sûr) de la démocratie qui engendra la rationalité. Du même manuel, je cite encore :

«…la rationalité se développe en Grèce dans le terreau du débat démocratique. Et il semble normal [par induction] qu’ayant pris l’habitude de l’argumentation rationnelle pour ce qui est des enjeux de la vie politique, les Grecs [pas tous!] transposent cette habitude au-delà de la sphère politique, dans l’étude de la Nature, dans la réflexion sur le sens de la vie humaine. (p. 40)

Le partisan empiriste de l’histoire va donc conclure que la rationalité - la raison - fut par conséquent «inventée» par les penseurs grecs. Car la raison résulte de l’expérience politique des Grecs. Dans cette perspective empiriste, il n’est pas question de dire que la raison existait préalablement à l’expérience. Ce serait là un sacrilège. Il n’est pas non plus question d’admettre que l’expérience ait «découvert» la raison comme existant pour ainsi dire préalablement à l’expérience. Autre anathème de la pensée empiriste. Le mot «découverte» signale en effet que quelque chose existait déjà, était caché ou dissimulé, qu’on l'a ensuite «dé-couvert» ou révélé au grand jour.

Comme on sait, en épistémologie, le rationalisme s’oppose à l’empirisme. Le rationalisme croit que la raison est antérieure à l’expérience. Pour un partisan rationaliste de l’histoire, ce n’est pas l’expérience qui inventa la raison, mais la raison elle-même qui se révèle à nous. La philosophie rationaliste de l’histoire de Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831) en constitue sans doute le modèle le plus achevé. Dans la perspective rationaliste, la raison n’est pas du tout «inventée» mais «découverte» ou, mieux, «révélée».

Je conclus ce trop bref billet en souhaitant vivement que les adeptes des sciences humaines, que ce soit les historiens, les sociologues, les anthropologues, etc., s’interrogent sur la conception épistémologique à laquelle ils souscrivent sans trop le réaliser avant de déclarer que ce sont les «faits» qui parlent d’eux-mêmes.

Sartre se plaisait à dire que nous sommes condamnés à la liberté. Nous pouvons aussi affirmer que nous sommes condamnés à la philosophie au sens où, quoi qu’on dise, quoi qu’on pense, on n’y échappe pas. Il faut seulement le réaliser, et s'efforcer de le dire.

mercredi 3 novembre 2010

LA SOIF DU GAIN

L'avare: Séraphin Poudrier
Aristote - toujours lui... - soutenait que l'État n'existe qu'en vue de la vie bonne. Les libéraux jusqu'à Rawls rejettent cette thèse. La récente crise financière aux USA démontre pourtant noir sur blanc que la cause en est la «cupidité» foncière des banquiers. Désolé de le dire aussi crûment, mais appelons un chat un chat: la cupidité est un vice. La générosité en est la vertu. Or, comme l'État libéral ne souhaite en aucune façon se mêler de morale - même si Obama a vertement sermonné les vilains banquiers américains en condamnant leur avidité -, aucune sanction morale n' a été prise contre les cupides banquiers qui continuent à prospérer grâce aux deniers des payeurs d'impôt et à se verser des salaires et des primes pharaoniques - comme dirait notre Robin des banques national. Le libéralisme politique est franchement la pire chose qui soit. Il justifie, au plan philosophique, le système de la «main invisible» - le capitalisme - qui n'est que perversion. Si le capitalisme est condamnable, le libéralisme constitue la source de cette dépravation qui est celles de la cupidité et de l'avidité. Je soutiens par conséquent que ce qui est condamnable ce n'est pas le capitalisme comme tel mais le libéralisme.


Dans La Duchesse de Langeais, Balzac fait dire à la duchesse devant la cour par trop insistante du marquis de Montriveau: «Taisez-vous, ne parlez pas ainsi ; vous avez l’âme trop grande pour épouser les sottises du libéralisme, qui a la prétention de tuer Dieu». Nietzsche annonça la mort de Dieu; or, le libéralisme l'avait déjà tué. Évidemment, par «Dieu», il faut entendre les belles et les grandes choses, c'est-à-dire les vertus. Mais ce mot de «vertu» sonne mal à nos oreilles de modernes. Il évoque un passé lointain et ténébreux où sévissait l'Inquisition. Il faut pourtant revenir à l'éthique de la vertu car l'âge des ténébres, qui est le nôtre, n'est pas que le titre d'un film.

Verrait-on un État amener ses citoyens à pratiquer la générosité et à condamner l'avidité et la cupidité? Les libéraux que nous sommes criaient à «l'endoctrinement» moral! Comme disait l'autre: «Tout le monde est pour la vertu, mais bien peu la pratique.»

samedi 30 octobre 2010

LE PETIT CATÉCHISME DE L'ATHÉISME. Compte rendu de lecture, Là-haut, il n’y a rien. Anthologie de l’incroyance et de la libre pensée, Norman Baillargeon, directeur, Quand la philosophie fait pop!, PUL, 2010.

Au Québec, les incroyants, les athées, les agnostiques et, maintenant, les brights (1), peuvent remercier Normand Baillargeon de leur permettre de sortir enfin du placard. Le directeur de cette «anthologie de l’incroyance et de la libre pensée» en est à son deuxième ouvrage, après Heureux sans Dieu, publié l’année précédente chez VLB, visant à donner la parole à ceux et celles qui, trop longtemps, furent stigmatisés par leur incroyance, leur agnosticisme ou encore leur athéisme. Comme il l’avait fait pour la pensée anarchiste ainsi que pour Noam Chomsky, Baillargeon se donne à présent pour mission de répandre la Bonne Nouvelle : «affirmer haut et fort qu’on peut être heureux sans Dieu», en faisant découvrir une grande tradition militante anti-religieuse jalonnant l’histoire de la pensée occidentale.

Certains se réjouiront de cette entreprise qui a l’allure d’un évangile annonçant les béatitudes pour les exclus d’hier et d’aujourd’hui. Le moment, en tout cas, paraît synchrone avec l'implantation au Québec du tout nouveau cours d’Éthique et de culture religieuse où l’étude de l’athéisme est le parent pauvre du programme. Il est clair que l’intention de l’auteur en publiant ces deux ouvrages vise à rappeler haut et fort l’injustice dont est encore victime ce pan de la pensée humaine.

À vouloir crier trop fort, cependant, on s’étourdit risquant ainsi de passer trop rapidement sur l’examen des thèses et des doctrines, même si tout ce beau monde paraît partager ce qu’il convient d’appeler «l’incroyance». Ce vocable déplaira à certains. En réalité, il existe parmi eux des différences importantes, parfois subtiles. Il en va de l’athéisme comme de l’orientation sexuelle : le kaléidoscope varie à l’extrême.

À cet égard, David Hume, qui revient avec raison sous la plume de Baillargeon, est un cas de figure qui laisse perplexe. Était-il athée, agnostique, croyant ou incroyant? Difficile à dire. Baillargeon, lui, croit que «…Hume… fut possiblement athée» (p. 2). Pourtant, après avoir fait voler en éclats, pièce après pièce, tous les arguments de Cléanthe en faveur de l’existence de Dieu, Hume fait dire à Philon dans les Dialogues sur la religion naturelle: « Être un sceptique philosophe est, chez un homme de lettres, le premier pas et le pas le plus essentiel vers l’état de vrai croyant et de vrai chrétien. » Dan Dennett, dans Darwin est-il dangereux?, pense, pour sa part, que Hume était assurément agnostique et que s'il avait connu la théorie de l’évolution de Darwin, il aurait sûrement abandonné l’agnosticisme et épousé l’athéisme. En fait, sur ce point on n’en sait rien et on ne peut rien en dire. La thèse inverse est toute aussi plausible car Hume n’était pas un sceptique du dimanche qui se contentait d’être sceptique pour le simple plaisir de la chose.

La remarque précédente pointe le défaut principal du recueil : il est nettement orienté et militant, donc, partial et biaisé. C'est obvie rétorquera-t-on puisqu’il s’agit d’une défense de l’incroyance, de l’athéisme et de la libre-pensée. Attention, toutefois : même si l’ouvrage adopte un parti-pris déclaré, on aurait souhaité une étude neutre, moins orientée, objective. À preuve, les termes mêmes par lesquels les militants se désignant eux-mêmes sont multiples, couvrant diverses réalités. Ils sont des «athées», des «incroyants», des «agnostiques», des «humanistes», des «laïques», des «séculiers», des «sceptiques», des «naturalistes», des «libres-penseurs», etc. Une flopée de noms désignant autant de concepts, ou un seul concept dénoté par divers noms? Sur ce point capital, aucune réponse n'est donnée. Peut-être le mieux serait de parler de «ressemblances de famille» comme chez Wittgenstein. Déjà là, la forêt paraîtrait moins dense.

Les Romains qualifiaient les premiers chrétiens d’«athées» puisque ces derniers n’adhéraient à leur polythéisme; bien entendu, les seconds retournaient l’accusation en qualifiant à leur tour les Romains d’«athées». Il est clair que pour un chrétien de l’époque, un incroyant d’aujourd’hui serait quelque chose d’inconcevable, un «sous-homme» quoi! Nous, nous vivons dans le monde dit «moderne» - ou «postmoderne», selon certains -, de sorte que le débat qui est le nôtre entre le théisme et l’athéisme est par nature moderne. Comme l’écrit Robert B. Stewart, dans une remarquable introduction à The Future of Atheism :

It was not until René Descartes in the seventeenth century that rational arguments for God’s existence became the basis by which one would try to prove to skeptics that God certainly exist. The upshot, whether or not Descartes himself held to such a view, was that Western intellectuals began to think that religious conviction is based primarily upon rational beliefs. (2)

L’«athéisme», «l’incroyance» ou la «libre-pensée», peu importe le vocable employé, a donc une histoire; il n’a rien d’une doctrine monolithique qui surplomberait le temps et les époques. L’anthologie de Baillargeon n’en fait pas sa tasse de thé. Il est commode pour le militant athée de se représenter l'athéisme comme une doctrine unique, intemporelle, respectable sous l’apanage d’une longue tradition de «foi», celle de la «non-foi». Il ne faut en effet jamais perdre de vue que l’un des objectif visé par la présente publication est le combat que mènent l’athéisme et le laïcisme au Québec contre, entre autres choses, le cours d’Éthique et de culture religieuse.

Autre irritant : l’utilisation tendancieuse que fait Baillargeon dans l’introduction de l’étude de Phil Zuckerman (voir p. 9 et suiv.). Baillargeon soutient en effet que l’étude de Zuckerman (3) montre «que l’athéisme et l’incroyance sont en progression dans nombre de pays…» En fait, Zuckerman écrit ceci:

Is worldwide atheism growing or declining? This is a difficult question to answer simply. On the one hand, there are more atheists in the world today than before. On the other hand, worldwide atheism overall may be in decline, due to demographic fact that highly religious nations have the highest birth rates in the world, and highly irreligious nations have lowest birth rates in the world. As Norris and Inglehart observe, «the world as a whole now has more people with traditional religious views than ever before – and they constitute a growing proportion of the world’s population.» Thus, the picture is complicated, making predictions of the future growth or decline of atheism difficult.(p. 59)

La difficulté à laquelle est confrontée Zuckerman provient précisément de la définition donnée à «athéisme». Certains, par exemple, n’osant pas causer d’esclandre chez leurs proches, n’osent pas s’affubler tel; ils préféreront se taire et rester anonyme, ou se proclamer libre-penseur, ou encore non-religieux, ce qui est moins percutant qu’athée. Par ailleurs, l’étude de Zuckerman présuppose que la croyance religieuse est déjà préfigurée par le milieu familial et social où l’on naît et vit. C’est là une conception sociologique discutable de l’adhésion à une croyance religieuse qu’endosse implicitement Zuckerman et, par suite, Baillargeon.

Certes, dans les pays industrialisés et riches, le nombre d’«athées» est plus grand que dans les pays du tiers-monde. Toutefois, le taux de suicide y est plus élevé. On pourrait demander : est-on vraiment heureux en étant athée?, si l’on veut jouer sur les statistiques comme Baillargeon y invite. On ne saurait par ailleurs inférer que la richesse et la vie de confort dans les pays riches aient pour cause l’athéisme. Enfin, souligne Zuckerman, «societal health seems to cause widespread atheism, and societal insecurity seems to cause widespread belief in God.» (ibid.) Cet énoncé tendrait à confirmer l’Évangile qui ne cesse de répéter que la richesse constitue un obstacle à la foi: Parlez-en aux Haïtiens… «En vérité, je vous le dis, il sera difficile à un riche d’entrer dans le Royaume des Cieux. Oui, je vous le répète, il est plus difficile à un chameau de passer par un trou d’aiguille qu’à un riche d’entrer dans le Royaume des Cieux.» (Matthieu, 19 23-26). En fait, on ne saurait admettre le rôle causal social dans un sens comme dans l’autre sous peine de commettre le sophisme connu sous le nom latin de post hoc ergo propter hoc («après la chose, donc à cause de la chose»). En fait, bon nombre de riches comme des pauvres croient ou ne croient pas en Dieu, et ce indépendamment de leur niveau social.

L’approche militante et, donc, biaisée, porte donc ombrage à l’ouvrage. Je ne le recommanderai pas à mes amis athées.

Je voudrais relever pour terminer un autre aspect dérangeant de l’ouvrage, dont le titre aurait pu être : LÀ-HAUT, IL N’Y A RIEN. EN BAS, IL N’Y A QUE LES BRIGHTS. J’éprouve une violente aversion à propos de l’expression «bright» estampée par Dawkins. J’avoue éprouver également pour cet auteur une aversion tout aussi innommable. Ce professeur britannique de biologie, qui se mêle de philosophie et qui ne le devrait pas, est un véritable pyromane. Tout ce qu’il écrit attise la hargne plutôt que la concorde. Dans l’expression «bright» - brillant, intelligent - il y a une telle condescendance, un tel mépris pour les croyants, que même ceux qui ne partagent pas les vues radicales de Dawkins, la rejettent.

En guise d’exergue à Heureux sans Dieu, Baillargeon avec Daniel Baril cite un passage de Pour en finir avec Dieu, où Dawkins écrit :

Il est réaliste, courageux et merveilleux de vouloir être athée. (…) L’athéisme est presque toujours la marque d’une saine indépendance d’esprit et, à vrai dire, d’un esprit sain.  (4)


Cette déclaration est pour le moins ambiguë. D’une part, il n’y a pas de mal à dire à quelqu’un qui s’affiche athée que c’est là un geste courageux et digne. C’est, d’autre part, une toute autre affaire de déclarer que l’athéisme est la marque d’un esprit sain, car cela implique alors que l’on n’a que du mépris pour ceux et celles qui ne sont pas athées.

Dawkins n’y va jamais de main morte dans ses déclarations incendiaires. Ainsi, celle qu’il faisait dans le New York Times (du 9 avril 1989, section 7, p. 34.) : «Lorsque vous rencontrez quelqu’un qui ne croit pas en l’évolution, vous ne courez aucun danger en soutenant que cette personne est ignorante, stupide ou dérangée (ou malveillante, mais je ne veux pas m’engager dans ces considérations)». Dan Dennett non plus n’est pas tendre pour ceux et celles qui doutent de la théorie de l’évolution de Darwin : «Pour le dire carrément, mais sans risque de se tromper, quiconque aujourd’hui doute que la variété de la vie sur cette planète est le produit du processus de l’évolution est tout simplement ignorant – et n’a pas d’excuse, dans un monde où trois personnes sur quatre ont appris à lire et à écrire.» (5)

Dawkins est le chef de file du mouvement du «Nouvel Athéisme» (New Atheism). Le Nouvel Athéisme est particulièrement virulent. Il qualifie la croyance religieuse non seulement de fausse ou erronée, mais de dangereuse. C’est ce côté agressant et militant qui répugne et qui sape toute tentative de dialogue fructueux entre croyants et incroyants.

Les études répondant aux critiques acerbes de Dawkins ne se comptent plus. Dans un autre billet, j’ai fait le compte rendu de l’un de ces ouvrages, celui d’Edward Feser, The Last Superstition, (http://enquetedesensjl.blogspot.com/2010/01/la-nouvelle-querelle-des-anciens-et-des.html) qui me semble être la plus virulente de ces contre-attaques. Feser entend déboulonner la vision séculière du monde qui est apparue à l’époque moderne en montrant que ce que propose le «naturalisme» en science et en philosophie rend caduc l’exercice de la raison et de la morale, de sorte que ce n’est plus la religion (chrétienne) qu’il faut désormais taxer d’irrationalisme et d’immoralisme, mais bien la vision séculière du monde. Et comme toute religion est confrontée à la superstition, « la dernière superstition », qui serait la mère de toutes les autres, est précisément cette vision séculière qu’est le naturalisme.

Je fais en partie mienne l’analyse de Feser, de sorte que, au fond, toutes les formes d’incroyance sont réductibles au naturalisme. Or, c’est ici qu’on ouvre une boîte de Pandore et que les problèmes commencent. Qu’est-ce qu’en effet que le naturalisme? Il y a là un sérieux problème pour l’athéisme puisqu’il n’existe pas de définition du naturalisme qui fasse consensus. Le Petit Robert nous dit que le naturalisme en philosophie constitue la «doctrine selon laquelle rien n'existe en dehors de la nature, qui exclut le surnaturel.» Bravo… Que doit-on comprendre par cette définition? Prenons la culture : la chanson, l’écriture, les traditions, les mœurs, etc. Qu’en dirait un adepte du naturalisme? La culture fait-elle ou non partie de la nature ou a-t-elle seulement un statut surnaturel? Qu’est-ce qui est surnaturel, et qu’est-ce qui ne l’est pas? L’esprit humain, par exemple, est-il surnaturel?

Peut-être que la définition suivante du naturalisme, tirée d’un gros volume abordant la philosophie de la science , sera d’un plus grand secours : «Le naturalisme c’est la doctrine qui veut que tous les phénomènes soient régis par des lois naturelles, et / ou que les méthodes des sciences de la nature s’appliquent dans tout domaine de recherche.» (6)

Considérons donc le «phénomène» suivant : quelqu’un ment. D’après la définition précédente, un partisan du naturalisme devrait croire que le phénomène en question est régi par des lois naturelles. Est-ce bien le cas? En fait, il paraît évident qu’en mentant l’individu en question ne contrevient à aucune loi naturelle, mais plutôt à une règle morale. Comme l’écrit Hilary Putnam, «si tout ce qu’on demande d’un naturaliste c’est qu’il croit qu’il n’y a aucun phénomène qui ne viole aucune loi naturelle, alors qui n’est pas ‘naturaliste’?»(7)

Comme le remarque également Putnam, la définition du naturalisme est constituée par une disjonction (et / ou) laquelle veut qu’un naturaliste soit un philosophe qui croit que «les méthodes des sciences de la nature s’appliquent dans tout domaine de recherche.» Qu’est-ce que cela peut vouloir dire au juste? Reprenons l’exemple du mensonge. Un naturaliste est-il tenu de croire que les méthodes des sciences de la nature s'appliquent au cas du mensonge? Ou ce cas est-il exclu du domaine de recherche des sciences de la nature?

Bon nombre de philosophes qui se disent «naturalistes» se disent aussi – pas tous ! – matérialistes. Darwin était-il matérialiste? Difficile à dire en l'absence d’une définition précise de «matérialisme» au-delà de la définition usuelle qui ne veut pas dire grand-chose: le matérialisme est la doctrine qui dit que tout ce qui existe est matériel. Qu’est-ce qu’on doit entendre au juste par «matériel». Qu’est-ce donc que la matière? L’Eau de Thalès? Les atomes de Démocrite que personne n’a vus? Pour cette raison, certains matérialistes se satisfont de la définition proposée par Descartes : la matière, c’est l’étendue (la res extensia); bref, l’espace. Le problème avec la définition cartésienne, c’est qu’une chose peut exister dans le temps sans être dans l’espace. L’esprit, par exemple. Selon Descartes, en effet, la chose pensante (la res cogitans) peut exister indépendamment du corps. Sale temps pour les matérialistes…

Pour contourner ces difficultés, le matérialiste¸ adepte du naturalisme, préfèrera parler du physique plutôt que du matériel. Il s’affublera dès lors du nom de physicaliste; sa doctrine, le physicalisme. Darwin était-il physicaliste sans trop le réaliser? Impossible de répondre à cette question en l’absence d’une définition précise du physicalisme.

En résumé, le naturalisme est dans la même situation que lorsqu’on essaie de définir la pornographie : il n’y en a seulement lorsqu’on en voit.

Pas étonnant que Baillargeon ait tant de mal à définir l’athéisme puisque le naturalisme paraît se jouer de toute définition. Là-haut, il n’y a rien vérifie donc le dicton populaire: Qui trop embrasse, mal étreint. Le moins qu’on puisse dire c’est que les athées n’en ont pas encore fini avec Dieu, et qu’ils ont tout intérêt à refaire leur devoir et à vérifier à nouveau si effectivement il n’y a pas là-haut quelqu'un. Pour ce faire, au lieu du livre de Baillargeon, je leur propose plutôt l’ouvrage de Cyrille Michon et de Roger Pouivet, Philosophie de la religion. Approches contemporaines (Vrin, 2010) qui rassemble des textes clés de philosophes analytiques sur l’existence de Dieu. Comme disent les Anglais : that’s food for thought.

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NOTES

(1) Mot retenu par Richard Dawkins pour désigner «Ceux d’entre nous qui n’adhèrent à aucune religion, ceux qui appréhendent le monde en termes naturels et non surnaturels; celles d’entre nous que réjouit la vérité et qui méprisent le faux confort de l’irréel, à tous ceux-là, il faut un mot, un mot à nous, un mot comme ‘gai’. Vous pouvez dire ‘je suis athée’, mais cela fait au mieux vieux jeu et au pire entretient les préjugés (comme : ‘je suis homosexuel’). (…) Il fallait un mot accrocheur, il fallait un même accrocheur, comme l’est ‘gai’. Et comme lui, ce devrait être un mot positif, chaleureux, joyeux et brillant. Brillant? Bright? Oui : bright. Nous sommes des brights. Le temps n’est-il pas venu de le déclarer à la face du monde?» (cité à la page 52 de l’ouvrage de Baillargeon.
(2) Robert B. Stewart, «Introduction : The Future of Atheism : An Introductory Appraisal», éditeur The Future of Atheism, A. McGrath et Daniel Dennett in Dialogue, Fortress Press, 2008, p. 4.
(3) Phil Zuckerman, «Atheism. Contemporary Numbers and Patterns», in M. Martin éd., The Cambridge Companion to Atheism, CUP, 2007, p. 65.
(4) En page 7 dans le mot de Présentation des directeurs Daniel Baril et Normand Baillargeon.
(5) Daniel Dennett, Darwin est-il dangereux?, Odile Jacob, 2000, p. 52.
(6) The philosophy of Science, R. Boyd, P. Gasper et J.D. Trout, éditeurs, Cambridge Mass., The MIT Press, 1991, p. 778. Ma traduction.
(7) J’adapte l’exemple de Hilary Putnam dans «The Content and Appeal of ‘Naturalism’», in M. de Caro et D. Macarthur, éditeurs, Naturalism in Question, Cambridge Mass., Harvard University Press, p. 60.

jeudi 28 octobre 2010

Comment fait-on pour enseigner Nietzsche?

Je ne suis pas nietzschéen, loin de là - et que Dieu m'en garde! - mais je sais que plusieurs de mes confrères le sont. Ce passage du maître, ouvert par hasard, m'a interpellé, et suscite ma réflexion. Vous, qu'en pensez-vous? Comment faites-vous pour enseigner Nietzsche?

C'est tiré de Par-delà bien et mal (#203). Je cite:

«Nous qui confessons une autre foi -, nous qui tenons le mouvement démocratique non seulement pour une forme de décadence de l'organisation politique, mais pour une forme de décadence, c'est-à-dire de rapetissement de l'homme, pour sa médiocrisation et l'abaissement de sa valeur: à quoi devrons-nous avoir recours, avec nos espérances? - À des philosophes nouveaux, il n'y a pas d'autre choix; à des esprits assez forts et originaires pour imprimer un mouvement conduisant à des évaluations opposées et pour renverser les «valeurs éternelles»; à des précurseurs, à des hommes d'avenir qui nouent dans le présent la contrainte et le noeud qui contraindront la volonté de millénaires à suivre des voies nouvelles

vendredi 22 octobre 2010

Russell Williams : la lâcheté du militaire

I
Dans un article remarquable, «La vertu et le bonheur», la philosophe britannique Philippa Foot, décédée il y peu, abordait une question redoutable. La voici.

Un nazi, du nom de Gustav Wagner, déclara, lors de son arrestation au Brésil où il s’était exilé : «j’ai été parfaitement heureux, et je ne pensais pas au passé.»(1) Gustav Wagner avait agi comme commandant dans les camps de la mort hitlériens. La question est la suivante : peut-on être heureux après avoir participé activement à l’extermination de milliers d’êtres humains? Le nazi n’éprouvait aucune honte et alléguait qu’il n’avait fait à l’époque que son devoir, celui consistant à épurer l’Europe d’êtres humains inférieurs, c’est-à-dire les juifs.

 Il y a une incompatibilité logique entre la méchanceté et le bonheur : un homme méchant ne peut être heureux. C’est du moins ce que soutient Philippa Foot, et elle a, à mon avis, parfaitement raison. Le problème vient de ce que, d’une part, nous croyons avec raison que ce nazi était une mauvaise personne, bien que, d’autre part, ce sont ses croyances qui l'illusionnaient et en faisaient une mauvaise personne.


Certains rétorquent en effet que le nazi n’était pas une personne méchante car il a accompli excellemment sa «sale» besogne. On ne peut pas le condamner sur ce plan. On admet donc que ce nazi ait pu accomplir parfaitement son devoir mais qu’il se trompait quant à la cause pour laquelle il fit tant de mal. En somme, c’était une bonne personne, mais ses croyances à l’égard des juifs étaient complètement erronées.

Imaginons que Gustav Wagner ait contraint un des prisonniers juifs des camps de la mort à exécuter ses compatriotes captifs afin de sauver sa peau. Clairement, nous qualifierions de lâche ce prisonnier tortionnaire, même s’il exécutait admirablement sa funeste tâche.

Le même jugement s’applique à Gustav Wagner: ce fut un lâche, même s’il a su effectuer de «l’excellente besogne». Son jugement, c’est-à-dire ses croyances nazies, n’était pas fondé; il était naïf, il s’est laissé berner par la propagande nazie. D’autres Allemands comme lui, à l’époque, plus avisés, ont parfaitement compris l’errance du nazisme et ont refusé d'y prendre part, ce, au péril de leur vie.

Une personne courageuse se doit donc d’être aussi avisée, c’est-à-dire prudente. En effet, comme l’écrit Peter Geach : «No courage without the other moral virtues: in particular, no courage without prudence.»(2) Le téméraire, par exemple, évalue mal le danger que comporte la situation; il est imprudent. De son côté, le lâche exagère le péril; lui aussi fait preuve d’imprudence ou de naïveté. Gustav Wagner était naïf et malavisé. C’est pourquoi son soi-disant «courage» n’est que lâcheté. Certes, il manifesta une grande détermination, beaucoup de zèle, de la résolution, tout ce qu’on voudra, mais assurément pas de courage.

L’homme courageux est donc forcément prudent, c’est-à-dire sagace. Aristote tient la vertu de prudence (phronèsis) comme la vertu par excellence. «Dès que l’homme a la prudence, il a toutes les autres vertus», écrit-il.(3)



II

Cela posé, venons-en au cas de l’ex-colonel des Forces canadiennes, Russell Williams. Le courage passe pour la vertu des militaires; à l'évidence, on peut être courageux ailleurs que sur le champ de bataille. L'ex-colonel fut dans sa vie personnelle un lâche.

Lorsqu’on veut comprendre la conduite d’une personne, il convient de se rapporter à ses intentions. Il est difficile, voire impossible, de cerner les intentions de l’ex-colonel si ce n’est qu’il visait à satisfaire des fantasmes de puissance à caractère sexuel. Mario Larivée-Côté, sexologue clinicien, explique


On parle ici d’un sadique sexuel, d’un violeur et d’un tueur en série. Un fétichiste qui se travestit, qui, si l’on en croit les vêtements de jeune fille qu’il affectionnait, a aussi un côté pédophile…(4)

Le sexologue d’ajouter :

Ce qui l’excitait, c’était de tuer, de faire du mal, de sentir qu’il était tout-puissant face à sa victime. De sentir qu’il avait le droit de vie ou de mort sur elle ne faisait sans doute qu’augmenter le plaisir qu’il tirait de ses meurtres.

On pourrait penser que «l’ogre en sous-vêtements», comme l’a si joliment baptisé Nathalie Petrowski (La Presse du mercredi 20 octobre), n’est que le mal pur et simple en chair et en os, ce Kakos dont parle saint Augustin (La Cité de Dieu, livre 19). Pour Augustin, personne ne veut le mal pour le mal. Ainsi, aussi étrange que cela puisse paraître, Russell Williams recherchait quelque «bien» par le biais de ses monstruosités criminelles : désir de puissance, satisfaction sexuelle, fétichisme, etc.

L’auteur des fameuses Confessions examine la possibilité de l’existence du mal en soi, indépendamment du bien. Impossible, concluait Augustin : le bien existe sans le mal, alors que le mal ne peut exister sans le bien. C’est la doctrine du mal comme absence du bien (privatio boni). Pour étayer sa thèse, Augustin considère l’existence d’un être fictif, Kakos (du grec, le mal (songeons à cacophonie, mieux à… caca)). Imaginons donc, demande Augustin, un être effroyablement méchant «qui peut-être à cause de son insociable férocité est dit ‘à demi-homme’ plutôt qu’homme.» Or, que vise Kakos par sa méchanceté démentielle sinon quelque bien? Il souhaite sûrement un «repos à l’abri de toute importunité, de toute violence, de toute terreur» venant d’autrui. En somme, le plus vicieux des êtres appel de tous ses vœux la jouissance et la tranquilité. Le moins qu’on puisse dire c’est que Kakos est maladroit. Sa vie est misérable et, par suite, malheureuse.

Kakos est l’illustration tout craché de l'infâme Russell Williams. Ce qui s’applique au premier s’applique à l’autre. Le moins qu’on puisse dire, c’est que l’«ogre en sous-vêtements» fut incroyablement maladroit, de sortre qu'il est profondément misérable et malheureux. Il désira le bien; or, le moins qu’on puisse dire c’est qu’il s’y est fort mal pris.  Malgré tous ses soins méthodiques,  Russell Williams était foncièrement imprudent et malavisé. Ne confondons surtout pas l'ordre maniaque qu'il prenait pour ses «trophées» avec la prudence et la sagacité. Il ne mesurait pas la souffrance inouïe qu’il infligeait à ses victimes. La vertu consistant à compatir à la souffrance de ses victimes lui faisait cruellement défaut. En somme, il fut profondément «vicieux», incapable de la moindre vertu. Ce monstre est un demi-homme; en d’autres mot : il est inhumain.

Jouir de la souffrance de ses vicitimes ne veut pas dire en aucune façon que l'infâme filait le parfait bonheur. Si, comme le croit Philippa Foot, le bonheur et l’humanité se mesurent au degré de vertu, Russell Williams est le plus malheureux et le plus inhumain des hommes. Le vice principal de l’ex-militaire reste la lâcheté. Ce vice le conduisit à sa perte car, le vice contraire, la témérité, le mena à perpétrer des crimes allant toujours un cran plus loin. Russell Williams fut un lâche car il n’eut pas le courage de confronter sa déviance. Comme dans tous les cas de lâcheté, Williams exagérait sans doute la difficulté à laquelle il était confronté et ne souhaitait pas se confier à sa femme, un psychiatre, voire à une personne-ressource. Sans doute fuyait-il toute remise en question de lui-même. Il faut en effet du courage pour affronter ses propres monstres et avouer ses faiblesses.

Socrate avait ce courage. Dans Phèdre, Platon fait dire à Socrate ce qui suit: «... m'ignorant moi-même... je veux savoir si je suis un monstre plus compliqué et plus aveugle que Typhon, ou un être plus doux et plus simple et qui tient de la nature une part de lumière et de divinité.» (230a). Pour le maître de Platon, la sagesse consiste à connaître ce qu'est la vertu, car Socrate désirait ardemment savoir qui il était sur ce point crucial, comme l'inscription de Delphes le prescrit: Connais-toi toi-même! (Gnôti seauton)

III

La leçon que l’on peut tirer du funeste Russell  Williams, c’est que la vertu joue un rôle capital dans la quête du bonheur. Aristote n’a de cesse de répéter que l'éducation à la vertu constitue la clé au bonheur le plus désirable qui soit. L'oeuvre de Philippa Foot, relayant pour aujourd'hui la sagesse du maître du Lycée, n'aura pas été vaine. Il faudra sans doute encore bien des drames inqualifiables et innommables pour que nous comprenions enfin l'importance de l'éducation à la vertu. Car nous vivons dans des sociétés libérales où la liberté prime sur tout, sur la vertu en particulier. Tant que «l'ogre en sous-vêtements» pouvait jouir tranquillement et paisiblement chez lui de ses «trophées», sans porter atteinte à qui que ce soit, n'est-il pas, comme Mill l'écrivait, «souverain sur lui-même, son propre corps et son propre esprit»? (De la liberté, Introduction) Il faudra bien un jour que nous ayons le courage de remettre en question ces beaux principes libéraux, et cesser de louvoyer en admettant une fois pour toutes qu'il n'y rien de plus beau et de plus grand que la vertu.
____________
NOTES

(1) Cité dans Philippa Foot, «La vertu et le bonheur», in M. Canto-Sperber, La philosophie morale britannique, PUF, 1994, p. 134.
(2) Peter Thomas Geach, The Virtues, Cambridge, 1977, p. 160.
(3) Aristote, Éthique à Nicomaque, 1145a2.

(4) Cité dans La Presse du mercredi 20 octobre, p. A7.

mardi 19 octobre 2010

L'athéisme de Foglia

À l’occasion de la canonisation du frère André, Foglia revient sur l’athéisme, le sien en particulier, dans sa chronique du mardi 19 octobre (Autour du frère André). Sincèrement, j’avoue avoir été estomaqué d’apprendre que le réputé chroniqueur de La Presse ne s’est jamais posé la question de l’existence de Dieu! Que Foglia soit athée, là n’est pas la question puisque ce n’est pas un secret de Polichinelle pour personne. Que, toutefois, Foglia affirme qu’il ne se soit jamais posé la question de l’existence de Dieu, là, j’avoue tomber de ma chaise. Comment un homme de sa trempe peut-il ne jamais s’être posé pareille question? Je rencontre beaucoup de jeunes adultes dans mes cours au collège, et ils sont rares, très rares, ceux et celles qui se soient posés ce genre de question «existentielle». Que, cependant, un homme de lettres et de culture comme Foglia ne se soit jamais posé la question de Dieu, me renverse littéralement! J’ose penser qu’il ne s’agit encore une fois que d’une boutade comme Foglia en maîtrise si bien l’art. Je ne doute pas un seul instant que le chroniqueur s’est posé la question si Dieu existe et il a sans doute répondu par un non catégorique à telle enseigne que tout s’est passé pour lui comme si cette question ne lui avait jamais effleuré l’esprit. En somme, c’est une manière d’affirmer un athéisme pur et dur. Foglia reste, à l’évidence, un homme de «foi» - celui de la «non-foi».

Ce qui me trouble dans la boutade de Foglia, c’est que, indépendamment du fait qu’on soit ou non croyant, il me semble que la question de l’existence de Dieu représente une question importante que tout homme digne de ce nom doit se poser un jour ou l’autre et être en mesure d’en apprécier toute la richesse de sens. L’enseignant de philosophie que je suis se fend  l'âme à faire apprécier à des jeunes adultes les questions de sens qui taraudent l’homme depuis la nuit des temps. Si la question paraît si gênante ou embarrassante pour l’homme de non-foi scrupuleux qu’est Foglia, qu’il considère celle que soulève Leibniz dans ses Principes de la Nature et de la Grâce fondés en raison (1714) : «…pourquoi il y a plutôt quelque chose que rien ?... suppposé que des choses doivent exister, il faut qu’on puisse rendre raison, pourquoi elles doivent exister ainsi, et non autrement.» De l’avis de plusieurs, c’est là la question philosophique par excellence. Ainsi, si Dieu existe, pourquoi doit-il exister? Quelle est la raison d’être de son existence? Pourquoi Dieu existe-t-il? Voilà ce que recèle la question de Leibniz, et elle mérite tout notre attention et notre respect. Il me semble que celui ou celle qui pose cette question et tente d’y répondre réalise sa véritable nature qui est celle d’être un homme ou une femme.

Lorsque les jeunes, que je côtoie, m’apprennent, sans éprouver la moindre honte, qu’ils n’ont jamais écouté du Bach ou du Beethoven, et que jamais ils ne souhaitent en écouter, je me dis qu’il y a là la perte immense d’un pan de la culture qui façonne les êtres que nous sommes et qui en donne la valeur. Cela me désole profondément. Les prisonniers de la caverne de Platon sont loins de n’être que des fictions. Lorsqu'un journaliste patenté, du haut de sa tribune, livre ses états d'âme sur une question qu'il n'a jamais eu l'audace de se poser et d'examiner à son mérite, et que le bon peuple acquiesce docilement à ses fadaises, on ne peut que constater l'état de dégénérescence de la culture générale.

André Pratte a par ailleurs parfaitement raison: le miracle d'une résurrection de l'Église catholique au Québec n'aura pas lieu (éditorial de La Presse du lundi 18 octobre). Non pas parce que, comme le croit Pratte, le frère André «appartient à une autre époque» et que «la philosophie de vie prônée par le 'thaumaturge du mont Royal' trouve peu d'échos de nos jours». Tout simplement parce qu'il y a des questions qu'on ne veut plus se poser car on s'avise désormais qu'elles sont désuètes, obsolètes. Pratte et Foglia font partie de ces fossoyeurs de l'Église.

Voltaire, qui passe pour le sceptique des Lumières, écrivit: «L’univers m’embarrasse et je ne puis songer / Que cette horloge existe et n’ait point d’horloger». Mais les Lumières sont derrière nous. L’homme d’aujourd’hui va bien au-delà de tout ce qu’aurait pu imaginer Voltaire - dont l’oublie des grandes questions philosophiques. L'Âge des Ténèbres n'est pas que le titre d'un film.