mardi 26 janvier 2010

De la prescience divine


Un internaute me demande comment réconcilier le principe du double effet avec l’omniscience divine. Dans le précédent billet, je laisse en effet entendre qu’en vertu du principe du double effet, même si Dieu n’est pas l’auteur du mal en créant le bien, il en serait néanmoins indirectement ou accidentellement l’auteur. Ce qui voudrait dire que Dieu ne serait pas parfaitement omniscient.

Je crois que Dieu est parfaitement omniscient, mais je crois aussi que lorsqu’Il créa notre monde, qui est le meilleur des mondes possibles - comme disait Leibniz -, il était préférable qu’Il ne soit pas parfaitement omniscient. Dans notre monde, celui qu’Il a créé, Dieu ne peut pas prévoir à l’avance toutes les conséquences de sa création. Je soutiens que cette situation était préférable à un monde où Dieu serait parfaitement omniscient.

En effet, supposons que Dieu sache infailliblement ce qui va se produire. Qu’en découle-t-il? Comme le disait malicieusement Bertrand Russell (dans « L’art de la conjecture rationnelle »), si Dieu savait qu’Adam et Ève allaient manger du fruit défendu, il était alors vain de leur interdire d’en manger! Plus généralement, si Dieu est parfaitement omniscient, Il connaît l’avenir. S’Il connaît l’avenir, c’est que ce dernier est déterminé. Si l’avenir est déterminé, alors personne ne peut rien décider au sens strict du terme. Si personne ne peut rien décider, le libre-arbitre est illusoire.

Pour toutes ces raisons, Dieu ne peut pas être parfaitement omniscient.

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, la bonté de Dieu l’a conduit à préférer un monde où le mal peut exister (toujours comme parasite du bien) parce que ce monde est préférable à un monde où le mal n’existe pas. En somme, Dieu a une bonne raison de préférer un monde où le mal existe à un monde sans mal. Quelle est alors la bonne raison pour laquelle Dieu aurait préféré notre monde, qui comporte le mal, à un monde où il n’y en a pas?

Examinons le problème sous cet angle. Un monde qui ne comporterait aucun mal en serait un où la liberté n’existe pas. En effet, un monde où des créatures ne sont pas libres de choisir le bien ou le mal est moins valable que celui où des êtres disposent d’un libre arbitre. Dans un tel monde, les êtres sont pour ainsi dire forcés à faire le bien. Or, faire le bien parce qu’on ne peut faire autrement ne comporte aucune valeur morale. Si la raison pour laquelle je ne suis pas alcoolique, c’est parce que mon métabolisme ne peut supporter l’alcool, je n’ai aucun mérite à ne pas être alcoolique. Par contre, si je réussis à me sortir de cette dépendance à force de volonté, j’en ai tout le mérite (même lorsque j’échoue, malgré mes efforts, j’ai quand même du mérite au plan moral).

Donc, un monde où des êtres peuvent exercer leur libre arbitre est préférable à un monde où le libre arbitre n’existe pas. C’est la raison pourquoi Dieu a préféré notre monde où des êtres humains disposent du libre arbitre.

Évidemment, dans un monde comme le nôtre, l’omniscience de Dieu paraît limitée. Dieu réalise parfaitement qu’en créant des êtres libres, Il risque indirectement de créer du mal. Mais cette situation est préférable à celle d’un monde où le libre arbitre n’existe pas.

Considérons le problème sous un autre angle. Dieu n’avait pas à créer un paradis avec l’homme en état de perfection de pied-en-cap, car un paradis n’est pas le meilleur des mondes possibles pour permettre à l’homme de se développer. Supposons en effet que notre monde soit parfait, où aucun mal, aucune souffrance, n’existe. Alors, s’il n’y a aucun mal, le bien n’aura plus de sens. En effet, s’il n’y a aucun danger, le courage n’a plus aucun sens; s’il n’y a aucun plus de cupidité, il n’y a plus de générosité ou de charité; s’il n’y a plus de peur et de haine, l’amour n’a plus de sens. Dans un tel monde, l’homme ne peut plus se parfaire. Un monde parfait serait donc le moins approprié qui soit pour l’exercice de la liberté humaine.

Si l’on veut, Dieu accepte de limiter son omniscience afin d’engendrer un plus grand bien. Il existe toutefois une autre solution au problème de l'incompatibilité de l’omniscience divine et de la liberté humaine. C’est celle que proposa le philosophe latin Boèce (480-524 de notre ère) dans La consolation de philosophie.

La solution de Boèce est étroitement liée à la conception du temps lorsqu’on parle de Dieu. Dieu est l’auteur de toutes choses, dont le temps. Il s'ensuit donc que Dieu, par nature, est atemporel.
Que faisait Dieu avant de créer le ciel et la terre?, demandait saint Augustin. Et le saint de répondre sarcastiquement : « Il préparait l’enfer pour ceux qui scrutent ces profonds mystères » (Les confessions, Livre XI, chapitre 12). Augustin rejette cette question comme étant frappée d’incohérence. C’est en effet comme demander ce qu’il y avait avant le temps, car l’adverbe temporel avant présuppose un temps antérieur au temps, ce qui est contradictoire. En fait, le temps n’a de réalité que pour l'homme. En d’autres termes, si les hommes n’avaient pas existé, le temps n’existerait pas. Il s’ensuit que le temps n’existe pas pour Dieu. Dieu est, simplement. Il n’a pas été, et Il ne sera pas. Il est, point à la ligne. Dire de Dieu qu’Il est éternel est incorrect puisqu’Il n’est pas dans le temps. « Il ne faut pas voir Dieu comme plus ancien que la création sous le rapport de la quantité du temps », écrit Boèce.

Fort de ces considérations, Boèce peut affirmer sans se tromper que Dieu ne possède pas de prescience. En effet, qui dit « prescience » fait appel au temps, au futur en particulier. Or, il faut le redire, Dieu est atemporel. Il ne peut donc pas prévoir l’avenir, car il n’y a pas de futur pour Dieu. Notre passé, présent et futur ne sont pour ainsi dire, au regard de Dieu, qu’un « éternel maintenant ». Pour Boèce, «… la connaissance [de Dieu est celle] d’un instant présent qui ne passe jamais ». Ici, les mots font défaut et nous jouent des tours, car un « éternel maintenant » ou un « présent qui ne passe jamais » n’ont en réalité aucun sens. On se cogne, dirait Wittgenstein, sur les bornes du langage.

Tout de même, Boèce peut dissoudre le problème d’incompatibilité que pose la préscience divine avec le libre arbitre humain. En effet, Dieu « voit comme présents dans son éternité les événements qui se produiront à un moment du temps ».

Voyons une analogie. Lors d’un défilé, les badauds regardent passer les chars allégoriques les uns à la suite des autres. Imaginons maintenant quelqu’un situé sur une colline qui voit le défilé d’un seul coup d’œil : cet observateur sait d’avance quel char les spectateurs massés dans la rue verront.

Ainsi, Dieu, a toujours su ce que nous apprêtons à décider, sans que cela nous prive du libre-arbitre. Ainsi, du point de vue atemporel de Dieu, il était nécessaire qu’Adam et Ève pèchent, alors que du point de vue temporel humain, il n’y avait là aucune nécessité. Dieu, en « prévoyant » tout, ne détermine cependant pas les actions que nous allons poser.

Si vous vous dites « à quoi bon prier Dieu, puisque tout est déjà réglé d’avance? », vous vous prenez à jouer à Dieu. Prier, c’est croire que tout n’est pas déterminé d’avance. Comme l’écrivait Kierkegaard, « le déterministe, le fataliste sont des désespérés… parce qu’il n’y a plus pour eux que de la nécessité » (Traité du désespoir). Lorsqu’on se prend pour Dieu, en effet, la nécessité de toutes choses nous tombe dessus comme une chape de plomb. Si Dieu fait homme a prié, à plus forte raison rien n’est encore joué pour l’homme; tout est encore possible.