samedi 2 octobre 2010

LE SCHISME DES GAZ DE SCHISTE. La culture «libérale» du baratin

 C'est à la hache que je travaille.
Le Frère Untel
 

Harry G. Frankfurt auteur de On Bullshit

Dans le dossier de l’exploitation des gaz de schiste, les représentants de l’industrie pétrolière et gazière, dont André Caillé, ainsi que le gouvernement du Québec avec la vice-première ministre, Nathalie Normandeau, ne désirent en aucune manière un moratoire sur l’exploitation gazière afin de mettre un terme au schisme sur le sujet. Le gouvernement ainsi qu’André Caillé souhaitent tout simplement poursuivre l’exploitation déjà en marche des gaz de schiste. Ils ne désirent pas connaître la vérité à ce sujet. Leur défense de l’industrie gazière constitue un exemple éloquent de ce que le philosophe américain, Harry G. Frankfurt, a qualifié de «baratin» (bullshit). Le gouvernement du Québec et l’industrie gazière ne se soucient guère de la vérité, voire même de la cacher. Ce n’est pas là leur intention. En ce sens, ce ne sont pas tant des menteurs que des baratineurs (bullshitters). N’allons donc pas condamner Nathalie Normandeau ainsi qu'André Caillé de fieffés menteurs puisque qu’ils restent très sincères dans leur conviction. Leur intention n’est pas de mentir, de dire le faux ; fort sincères, ils souhaitent lever tous les obstacles entravant le développement de l’industrie des gaz de schiste, développement qui est présenté comme un train en marche qui ne peut s’arrêter. Il est vrai que le développement de cette industrie à le vent dans les voiles. Le gouvernement Charest et Caillé ne nous mentent pas à cet égard. Ils bluffent cependant en nous laissant croire que puisque c’est ainsi, à savoir que le train de l’exploration gazière est en marche à la vitesse grand V, il est parfaitement aberrant de l’arrêter dans sa course.

Le débat que nous connaissons au Québec à propos de l’exploitation des gaz de schiste ne serait, d'après Frankfurt, que la pointe de l’iceberg laissant entrevoir la culture «libérale» du baratin où la sincérité a détrôné la vérité. Dans un essai retentissant De l’art de dire des conneries (On Bullshit), Frankfurt s'explique sur ce renversement de valeurs :

La prolifération contemporaine du baratin (bullshit) a des sources encore plus profondes dans les diverses formes de scepticisme qui nient toute possibilité d’accéder à une réalité objective et par conséquent de connaître la nature véritable des choses. Ces doctrines «antiréalistes» sapent notre confiance dans la valeur des efforts désintéressés pour distinguer le vrai du faux, et même dans l’intelligibilité de la notion de recherche objective. Cette perte de confiance a entraîné un abandon de la discipline nécessaire à toute personne désireuse de se consacrer à l’idéal d’exactitude, au profit d’une autre sorte de discipline : celle que requiert l’idéal alternatif de sincérité. Au lieu d’essayer de parvenir à une représentation exacte du monde, l’individu s’efforce de donner une représentation honnête de lui-même. Convaincu que la réalité ne possède pas de nature inhérente, qu’il pourrait espérer identifier comme la véritable essence des choses, il tente d’être fidèle à sa propre nature. C’est comme si, partant du principe qu’être fidèle à la réalité n’a aucun sens, il décidait d’essayer d’être fidèle à lui-même… La sincérité, par conséquent, c’est du baratin (bullshit). (1)

Le baratin, assure Frankfurt, est distinct du simple mensonge. Le baratineur (bullshitter) ne cherche pas tant à dire le faux, bien qu'il ne vise pas non plus le vrai. En fait, le baratin constitue une espèce particulière de mensonge, même si ce n’est pas à proprement parler un mensonge en bonne et du forme. Comme on l’a vu tantôt, le gouvernement du Québec et André Caillé ne soucient pas de dire la vérité, mais ils ne mentent pas pour autant.

Quelle est donc alors la différence entre le menteur et le baratineur? Un peu plus loin dans son fameux essai, Frankfurt établit la distinction entre le menteur (liar) et le baratineur (bullshitter) :

... le menteur dissimule ses manœuvres pour nous empêcher d’appréhender correctement la réalité : nous devons ignorer qu’il tente de nous faire avaler des informations qu’il considère comme fausses. Au contraire, le baratineur dissimule le fait qu’il accorde peu d’importance à la véracité de ses déclarations : nous ne devons pas deviner que son but ne consiste ni à dire des vérités ni à les cacher. (2)

Examinons un exemple sérieux de baratin qui a fait l’actualité internationale il y a quelques années déjà. À strictement parler, lorsque George W. Bush déclara que le régime de Saddam Hussein produisait des armes de destruction massive, il ne mentait pas; cependant, il baratinait (ou déconnait). Son objectif n’était pas de cacher la vérité, il n’était donc pas menteur; son but était d’envahir l’Irak, que celle-ci recèle ou non des armes de destructions massives. Nous savons à présent que l’Irak ne détenait pas de telles armes. L’administration Bush a par la suite rétorqué que, de toute façon, l’Amérique devait envahir l’Irak afin d’y chasser le dictateur et instaurer la démocratie. Bush était sincère au départ de sa croisade contre l’Irak ; il croyait que l’Irak détenait des armes de destructions massives. Cependant, il ne disposait pas de preuves formelles, indubitables, à ce chapitre, ce qui lui importait peu ou prou. Bush se servit de ce prétexte pour envahir l’Irak. D’après l’analyse de Frankfurt, nous devrions dire que le président des États-Unis déconnait assurément, mais ne mentait pas.

Frankfurt remarque entre autres choses que le baratin repose sur le bluff ou le trucage. Bush bluffa à partir de quelques minces indices laissant croire qu’il avait raison de vouloir envahir l’Irak. On se souviendra du 5 février 2003 où, devant le Conseil de Sécurité de l'ONU, Colin Powell, alors Secrétaire d’État des États-Unis, donna des preuves fort controversées sur l'existence d'armes de destruction massive en Irak. Il exprimera deux ans plus tard son amertume: interrogé sur ABC, il expliqua que cette prestation, en grande partie basée sur des faussetés, entache désormais sa carrière. Si Colin Powell a menti, Bush de son côté déconnait ou baratinait. En somme, Powell a récolté tout l’odieux du baratin de son patron. Lorsqu’on confronte le baratineur à la vérité, son masque tombe et, de simple baratineur, il devient menteur.

Donnons un dernier exemple de baratin. Considérons le slogan publicitaire du magasin Canadian Tire : «Pour les jours comme aujourd’hui». La publicité ne ment pas, car on doit entendre «aujourd’hui» comme étant n’importe quel jour, n’importe quel jour de la semaine ; il est toujours bon de consommer en somme. La publicité comporte évidemment un trucage mais pas dans l’intention de mentir ou de cacher la vérité. L’intention du slogan est de nous faire croire que c’est toujours le moment désigné pour consommer ; que si le consommateur a quelques hésitations à cet égard, elles doivent se dissiper puisqu’une sorte de configuration stellaire est actuellement propice à l’achat.

Cette culture du baratin, omniprésente, procède de la sincérité laquelle est devenue, dans nos sociétés libérales, l’héritière par défaut de la vérité. La société libérale ne cultive pas tant le mensonge que le baratin. Les discours grandiloquents et ronflants faisant l’éloge des droits de la personne, de la primauté de la personne contre la collectivité, de la tolérance, du respect de soi et des autres, etc., constituent le baratin libéral courant.

Qu’il me soit permis d’évoquer un autre exemple de baratin libéral, celui du nouveau cours d’Éthique et de culture religieuse (ECR), mis en place depuis septembre 2008. On n’a pas, en effet, de plus bel exemple illustrant le baratin de la culture libérale qui brille par sa démission devant la vérité et dont la marque de commerce est celle d’un souci inversement immodeste pour la sincérité.

Au nom du respect de soi et des autres, la vérité ainsi que sa recherche sont exclues du programme ECR. Ce que l’on recherche à faire dans ce programme, c’est d’amener l’élève à identifier ses valeurs et ses croyances et à reconnaître celles des autres. En somme, l’élève doit se respecter tout en respectant les autres, le pari étant que l’on pourra de la sorte assurer le bien commun, le vivre-ensemble, la coexistence pacifique. Pas le bien vivre-ensemble et le bonheur qui l’accompagne, puisque le bonheur est l’affaire privé de chacun. Or, cet objectif central d’ECR repose sur la prémisse centrale libérale de la sincérité à l’égard de soi, de ses valeurs et de ses croyances, la vérité étant exclue du processus. Ce qui compte, en bout de piste, c’est la sincérité, l’adhésion, la fidélité à celui ou celle que l’on est. C’est pour ainsi dire le Connais-toi toi-même socratique déchargé de l’éprouvante épreuve de la vérité. La seule exigence, c’est que celui ou celle que l’on est en toute sincérité et authenticité doive respecter ce que les autres sont. Voilà l’idéal libéral où la sincérité joue un rôle central. Or, tant qu’on ne passe pas par le test de la vérité, l’idéal libéral reste du baratin.

André Caillé et Nathalie Normandeau ont le droit de croire en toute sincérité au développement de l’industrie gazière du schiste, tout comme les citoyens ont le droit de penser sincèrement que cette industrie va à l’encontre des valeurs de sécurité des gens et du respect de l’environnement. Voilà l’idéal libéral de la sincérité à l’œuvre. Or, sans un moratoire sur la question de l’exploration des gaz de schiste, tout ce débat n’est que du pur baratin libéral.

Si, comme l’écrit Frankfurt, «le baratineur dissimule le fait qu’il accorde peu d’importance à la véracité de ses déclarations : nous ne devons pas deviner que son but ne consiste ni à dire des vérités ni à les cacher», le baratineur libéral, au fond, croit posséder la vérité, tout en faisant silence sur elle. À ma connaissance, c’est le baratin le plus sordide et le plus dangereux qui soit.

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Notes
 
(1) Harry G. Frankfurt, De l’art de dire des conneries, 10/18, p. 73 à 75. Publié à l’origine dans la revue Raritan en 1986, l’essai fut reproduit par la suite dans une anthologie des essais philosophiques de l’auteur intitulée, The Importance of What We Care About (Cambridge University Press, 1988). Puis, sous l’instigation de l’éditeur, le texte paru seul dans un livre en format de poche en 2005. Une traduction française fut immédiatement entreprise sous le titre De l’art de dire des conneries et fut publié aux Éditions 10/18 un an plus tard.
(2) Ibid., p. 64-65.

mercredi 29 septembre 2010

ACTUALITÉ DE JEAN GUITTON. Le silence sur la vérité

Go the bloody hard way.
Ludwig Wittgenstein



Jean Guitton

Un auteur que nous ne lisons plus, c’est bien ce catholique que fut Jean Guitton, décédé en 1999 à l’âge vénérable de 98 ans. Le philosophe français est pourtant l’auteur d’une série d’ouvrages remarquables par leur lucidité.

Dans une société libérale comme la nôtre, où la diversité des croyances et des valeurs règne en maître, «la tolérance, l’ouverture à l’autre, le respect des opinions d’autrui, la recherche de la coexistence pacifique, du compromis historique, ont remplacé fort heureusement les conduites d’intolérance, de mépris pour l’autre, de proscription, d’exil et d’ostracisme», écrit Guitton(1). Or, aujourd’hui, la tendance s’est inversée, et ce sont les catholiques qui font objet de mépris et d’exclusion.(2) Aux yeux de plusieurs, les scandales sexuels affligeant l’Église catholique marqueraient la fin de cette institution tout aussi moribonde qu'immorale. Au Québec, les anticléricaux qui, entre autres, condamnent la «grande noirceur» des années marquées par le duplessisme, appellent de leurs vœux une charte sur la laïcité. Marie-Michelle Poisson, présidente du Mouvement laïque québécois, jette l’anathème sur Charles Taylor, notre philosophe national, en raison de ses positions «anti-Lumières» et catholiques.(3) Déjà, en son temps, on jeta l’anathème sur Guitton. «Un de mes maîtres me disait, écrit-il, qu’il acceptait toutes les philosophies, à l’exception de la ‘philosophie chrétienne’ : le chrétien ne peut pas rechercher sincèrement la vérité, puisqu’il la possède déjà.»

Un philosophe chrétien constitue pour plusieurs une sorte d’oxymore. Bertrand Russell (1870-1970) soutenait par exemple que Thomas d’Aquin (1225-1275), sans doute le plus grand penseur de l’Église catholique, ne méritait pas le titre de philosophe. «On trouve, écrit Russell, chez Thomas d’Aquin peu de véritable esprit philosophique.», lit-on dans la monumentale Histoire de la philosophie occidentale (1945), et le philosophe britannique d’ajouter :

Contrairement au Socrate de Platon qui allait là où l’argument le conduisait, Thomas d’Aquin ne recherchait rien puisqu’il connaissait d’avance la vérité, celle de l’Église catholique. Or, l’admission d’une vérité connue au préalable n’est pas de la philosophie. Je ne puis donc admettre qu’il mérite d’être placé au même niveau que les meilleurs philosophes, tant en Grèce que dans les temps modernes.

Le jugement de Russell a fait par la suite autorité. Il est pourtant curieux, si Russell a raison, que tous les philosophes modernes aient remué ciel et terre pour réfuter la philosophie thomiste. Par ailleurs, contrairement à la rumeur qui circule, c’est l’Aquinate qui, sur plusieurs points centraux, a établi la doctrine de l’Église catholique plutôt qu’il dût s’y conformer. Enfin, il est hautement probable que l’énormité du jugement (un préjugé) de Russell concernant Thomas d’Aquin comme philosophe s’explique par son athéisme radical. Il semble clair que ce que Russell reproche à l’Aquinate, à savoir qu’il soutient des arguments dont la conclusion est déjà établie d’avance, Russell lui-même tombe sous le coup de sa propre condamnation. Lord Russell maniait comme pas un l’art de se tirer dans le pied.

Guitton était-il donc intolérant parce que catholique? Il répond sans ambages: «…tout homme digne de ce nom est comme moi intolérant, c’est-à-dire intransigeant sur l’essentiel… Ce caractère d’intransigeance que je me reconnais, je l’honore chez mes adversaires.» (Ibid., p. 76). Guitton ne transigeait pas par exemple sur la vérité. À cet égard, donc, il avoue «être intolérant» - ce qui est proprement odieux aux oreilles d’un libéral. Il s’en explique dans le deuxième chapitre de son ouvrage Silence sur l’essentiel portant sur la vérité. Pourquoi le monde contemporain, se demande Guitton, a-t-il abandonné la vérité? Voici son explication.

Lorsque nous avons éliminé la vérité dans son sens objectif, alors nous pouvons honorer d’autant plus la vérité subjective : illusion délicieuse qui nous fait vivre, qui nous permet de nous supporter les uns les autres. Ne cherchons plus l’accord du sujet avec un objet; en revanche, cherchons l’accord du sujet lui-même. Appelons cela : la sincérité. Et, donc, à la recherche des critères de vérité, substituons la recherche des critères de sincérité. À la vérité d’une loi imposée de dehors substituons la vérité intérieure, changeante avec les personnes. Et appelons désormais tolérance ce respect mutuel de nos contradictions, qui procure à la fois la paix intérieure et le confort. (Ibid., p. 23-24)


Ce que décrit ici Guitton c’est précisément le socle sur lequel repose la société libérale moderne où la vérité se trouve sacrifiée au profit de la sincérité. Guitton embrassait de son regard pénétrant le sens de notre existence «libérale». «Je suis ici au cœur des problèmes fondamentaux.», note-t-il.(Ibid. p. 27)  Face à cette désaffection envers la vérité, Guitton, le chrétien, ne défend pas la vérité pour l’imposer à l’autre, mais pour s’unir à lui. «Ce que je possède, ce que tu cherches avec espoir ou désespoir, je désire te le transmettre – non pour te condamner, mais pour nous unir.» En effet, si, comme croyant, le chrétien a un devoir de vérité, il a surtout un devoir de charité consistant dans le partage avec l’autre de la vérité. À ce propos, Thomas d’Aquin tenait la charité – aujourd’hui, nous parlons plutôt de solidarité – comme la plus importante des trois vertus dites théologales, avec la foi et l’espérance. En fait, c’est par la pratique de la charité (grec: agapè), selon l’Aquinate, que la foi (grec: pistis) se révèle excellente (grec: aretè, excellence). Saint Paul va jusqu’à dire que «quand j’aurais la foi (pistin) la plus totale, celle qui transporte les montagnes, s’il me manque la charité (agapèn), je ne suis rien.» (1 Corinthiens 13 2).

Guitton ne sera pas le seul à souligner que la sincérité a aujourd’hui remplacé la vérité. Le philosophe américain Harry G. Frankfurt proposera une analyse similaire, plus percutante encore à plusieurs égards. Ainsi, dans son essai retentissant De l’art de dire des conneries (On Bullshit), on lit :

La prolifération contemporaine du baratin (bullshit) a des sources encore plus profondes dans les diverses formes de scepticisme qui nient toute possibilité d’accéder à une réalité objective et par conséquent de connaître la nature véritable des choses. Ces doctrines «antiréalistes» sapent notre confiance dans la valeur des efforts désintéressés pour distinguer le vrai du faux, et même dans l’intelligibilité de la notion de recherche objective. Cette perte de confiance a entraîné un abandon de la discipline nécessaire à toute personne désireuse de se consacrer à l’idéal d’exactitude, au profit d’une autre sorte de discipline : celle que requiert l’idéal alternatif de sincérité. Au lieu d’essayer de parvenir à une représentation exacte du monde, l’individu s’efforce de donner une représentation honnête de lui-même. Convaincu que la réalité ne possède pas de nature inhérente, qu’il pourrait espérer identifier comme la véritable essence des choses, il tente d’être fidèle à sa propre nature. C’est comme si, partant du principe qu’être fidèle à la réalité n’a aucun sens, il décidait d’essayer d’être fidèle à lui-même… La sincérité, par conséquent, c’est du baratin (bullshit).(4)


Le baratin, d’après Frankfurt, doit être distingué du simple mensonge. Le baratineur (bullshitter) ne cherche pas tant à dire le faux, mais il ne vise pas non plus le vrai. En fait, le baratin serait une espèce particulière de mensonge, même si ce n’est pas à proprement parler un mensonge en bonne et due forme. Donnons quelques exemples de baratin tiré à chaud de l’actualité afin d’illustrer ce dont il s’agit.

Dans le dossier de l’exploitation des gaz de schiste, les représentants de l’industrie pétrolière et gazière, dont le gouvernement du Québec et André Caillé, ne désirent en aucune manière un moratoire sur l’exploitation gazière. Le gouvernement ainsi qu’André Caillé souhaitent tout simplement poursuivre l’exploitation déjà en marche des gaz de schiste. Ils ne désirent pas connaître la vérité à ce sujet. Leur défense de l’industrie gazière constitue un exemple éloquent de baratin. Ils ne se soucient guère de la vérité, voire même de la cacher. Ce n’est pas là leur intention. En ce sens, ce ne sont pas tant des menteurs que des baratineurs. N’allons donc pas condamner André Caillé comme fieffé menteur puisqu’il est très sincère dans sa démarche. Son intention n’est pas de mentir, de dire le faux; son intention, qui est très sincère, est de lever tous les obstacles entravant le développement de l’industrie des gaz de schiste, développement qui est présenté comme un train en marche qui ne peut s'arrêter. Il est vrai que le développement de cette industrie a le vent dans les voiles. Le gouvernement Charest et Caillé ne nous mentent pas à cet égard. Ils bluffent cependant en nous laissant croire que puisque c’est ainsi, que le train de l’exploration gazière est en marche, il est parfaitement aberrant de l’arrêter dans sa course irrépressible.

Donnons un dernier exemple de baratin. Considérons le slogan publicitaire du magasin de détail Canadian Tire : «Pour les jours comme aujourd’hui». La publicité ne ment pas, car on doit entendre «aujourd’hui» comme étant n’importe quel jour, n’importe quand quand vous venez au magasin. Il est toujours bon de consommer, en somme. La publicité comporte évidemment un trucage mais pas dans l’intention de mentir ou de cacher la vérité. L’intention est de nous faire croire que c’est toujours le moment tout désigné pour consommer; que si le consommateur a quelques hésitations à cet égard, elles doivent se dissiper puisqu’une sorte de configuration stellaire est toujours propice à l’achat.

Cette culture du baratin, omniprésente, procède de la sincérité laquelle est devenue, dans nos sociétés libérales, l’héritière par défaut de la vérité. La société libérale ne cultive pas tant le mensonge que le baratin. Les discours ronflants faisant l’éloge des droits de la personne, de la primauté de la personne contre la collectivité, de la tolérance, du respect de soi et des autres, constituent le baratin libéral courant.

Qu’il me soit permis d’évoquer encore une fois dans ce carnet de blogueur un seul cas, celui du nouveau cours d’Éthique et de culture religieuse (ECR), mis en place depuis septembre 2008. On n’a pas, en effet, de plus bel exemple illustrant le baratin de la culture libérale qui brille par sa démission devant la vérité et dont la marque de commerce est celle d’un souci inversement immodeste pour la sincérité.

Au nom du respect de soi et des autres, la vérité ainsi que sa recherche sont exclues du programme ECR. Ce que l’on recherche à faire dans ce programme, c’est d’amener l’élève à identifier ses valeurs et ses croyances et à reconnaître celles des autres. En somme, l’élève doit se respecter tout en respectant les autres, le pari étant que l’on pourra de la sorte assurer le bien commun, le vivre-ensemble, la coexistence pacifique. Pas le bien vivre-ensemble et le bonheur qui l’accompagne, puisque le bonheur est l’affaire privée de chacun. Or, cet objectif central d’ECR repose sur la prémisse centrale libérale de la sincérité à l’égard de soi, de ses valeurs et de ses croyances, la vérité étant exclue du processus. Ce qui compte, en bout de piste, c’est la sincérité et l’adhésion à celui ou celle que l’on est. C’est le Connais-toi toi-même socratique déchargé de l’éprouvante épreuve de la vérité. La seule exigence, c’est que celui ou celle que l’on est en toute sincérité et authenticité doive respecter ce que les autres sont. Voilà l’idéal libéral où la sincérité joue un rôle central. Or, tant qu’on ne passe pas par le test de la vérité, l’idéal libéral reste du baratin.

André Caillé et le gouvernement Charest ont le droit de croire en toute sincérité au développement de l’industrie gazière du schiste, tout comme les citoyens ont le droit de penser sincèrement que cette industrie va à l’encontre des valeurs de sécurité des gens et du respect de l’environnement. Voilà l’idéal libéral de la sincérité à l’œuvre. Or, sans un moratoire sur la question de l’exploration des gaz de schiste, tout ce débat n’est que du baratin.

Guitton était-il intolérant en étant intransigeant à l’égard de la vérité ? Du point de vue libéral, certes, il l’était puisqu’il prétendit posséder la vérité au lieu de se suffire à croire en toute sincérité à ce à quoi il adhérait. Mais le point de vue libéral n’est que du baratin sans plus. Si, comme l’écrit Frankfurt, «le baratineur dissimule le fait qu’il accorde peu d’importance à la véracité de ses déclarations: nous ne devons pas deviner que son but ne consiste ni à dire des vérités ni à les cacher», le baratineur libéral, au fond, croit détenir la vérité, tout en faisant silence sur elle. Il n'y a pas de baratin plus sordide que celui-là.

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NOTES

(1) Jean Guitton, Silence sur l’essentiel, Desclée de Brouwer, 1986, p. 75.
(2) Pour le cas particulier de la France, on consultera René Raymond, Le christianisme en accusation. Entretiens avec Marc Leboucher, Desclée de Brouwer, 2000.
(3) Marie-Michelle Poisson, «Malaise avec Charles Taylor», dans le site du MLQ à http://www.mlq.qc.ca/cite-laique/numero-10/malaises-avec-charles-taylor/
(4)Harry G. Frankfurt, De l’art de dire des conneries, 10/18, p. 73 à 75.