lundi 16 août 2010

ECR propose-t-il une éthique des droits ou une éthique du bien commun?

Le Québec s’est doté en 1975 d’une Charte des droits et libertés de la personne. Il y a cependant une incohérence flagrante dans le Préambule de la Charte québécoise. D’une part, on lit :

Considérant que tout être humain possède des droits et libertés intrinsèques, destinés à assurer sa protection et son épanouissement ;

Cet attendu énonce que tout être humain, dont les Québécois, possèdent des droits inaliénables. Ces droits sont généralement conçus comme étant de nature «déontologique». Par ce terme, «on entend une éthique qui soutient que certains actes sont moralement obligatoires ou prohibés, sans égards pour leurs conséquences dans le monde.»(1) Les fameux droits de la personne, énoncés dans la Charte québécoise, répondent donc à une éthique déontologique, (ou, plus simplement, le «déontologisme»).

D’autre part, il est plus loin écrit dans la même Charte:

Considérant que les droits et libertés de la personne humaine sont inséparables des droits et libertés d’autrui et du bien-être général;

Ce dernier attendu va à l’encontre du déontologisme précédemment énoncé en ce qu’il fait appel au bien-être général, c’est-à-dire à une éthique «conséquentialiste». Dans une éthique conséquentialiste, en effet, le bien consiste dans l’exécution d’une action qui produit «les meilleures conséquences, ou le moins de conséquences malheureuses».(2) Si les droits sont bel et bien de nature déontologique, l’exercice des droits, lui, affecte le bien-commun, si cher au conséquentialisme. L’article 9.1, de la Charte québécoise vient renforcer ce point :
Les libertés et droits fondamentaux s’exercent dans le respect des valeurs démocratiques, de l’ordre public et du bien-être général des citoyens du Québec.

D’un point de vue logique, le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il y a là un problème. Tout ce passe comme si le législateur, voulant sauver la chèvre et le chou, se laisse une porte de sortie afin de suspendre les droits de la personne quand bon lui semblera au nom de l'ordre public. C’est d’ailleurs ce qu’il fera en 1970, lors de la crise d’octobre, en promulguant la loi de triste mémoire sur les mesures de guerre.

Sourcilleux, parfois scrupuleux, les philosophes condamnent tout amalgame ou tout compromis avec le diable entre déontologisme et conséquentialisme. À ce propos, il convient de rappeler que John Rawls élaborera sa philosophie politique en mettant au départ au pilori «l’hideux serpent de l’utilitarisme», pour reprendre l’expression de Kant. «Chaque personne, écrit-il, possède une inviolabilité fondée sur la justice qui, même au nom du bien-être de l’ensemble de la société, ne peut être transgressée.»(3)

Aux yeux de Rawls, les failles criantes de l’utilitarisme en matière de justice seraient criantes. Par exemple, pour assurer le plus grand bonheur au plus grand nombre (le bien), les partisans de l’utilitarisme sont prêts, dans certains circonstances, à sacrifier les droits de la personne. Pour l’utilitarisme, ce qui prime sur tout, c’est le bien commun. Bref, l’utilitarisme fait dériver le juste du bien commun (du bonheur général). Rawls rejette l’utilitarisme et inverse la donne : le juste ayant désormais priorité sur le bien. En d’autres termes, pour savoir ce qui est juste, il convient, selon Rawls, de ne pas tenir compte des conceptions de la vie bonne de chacun mais des charges qui reviennent à chacun. Rawls qualifie cette conception de la justice d’équité. S’il faut limiter la liberté de certains, c’est pour accroître la liberté des autres. «La liberté ne peut être limitée qu’au nom de la liberté elle-même» , écrit Rawls avant d’ajouter : «… une inégalité des libertés doit être acceptable pour les citoyens ayant une moindre liberté.» (4) En d’autres termes, s’il doit y avoir des inégalités au plan des libertés, celles-ci doivent favoriser l’accessibilité à une plus grande liberté. Des inégalités au plan économique, par exemple, entraînent des inégalités au plan des libertés. D’après Rawls, les inégalités économiques sont acceptables puisqu’elles favorisent une plus grande liberté à ceux qui en ont moins. Chez Rawls, ce n’est jamais en fonction du bien commun que les libertés sont limitées, mais en vue de l’équité.

Le programme ECR n’échappe pas au débat entre déontologisme et conséquentialisme. Il est consternant de noter que les finalités du programme d’ECR combinent allégrement déontologisme et conséquentialisme. Mis à part les libéraux, qui a sérieusement cru qu’ECR était neutre sur le plan éthique et politique?

On lit dans la présentation du programme :

La reconnaissance de l'autre et la poursuite du bien commun constituent les deux grandes finalités de ce programme. Elles sont interdépendantes et communes à l'éthique et à la culture religieuse.(5)

Il ne faut pas être grand clerc pour comprendre que la première des deux finalités d'ECR fait appel à une éthique des droits, c’est-à-dire au déontologisme. En effet, «la reconnaissance de l'autre est liée au principe selon lequel toutes les personnes sont égales en valeur et en dignité...», ce qui veut dire que la valeur et la dignité en question sont les droits de la personne inscrits dans la Charte québécoise. La seconde finalité, la poursuite du bien commun, en relation d’interdépendance avec l’autre finalité, fait, elle, appel au conséquentialisme puisque le déontologisme devrait entraîner des conséquences heureuses au plan du bien commun. Les concepteurs du programme ECR jugent donc que le bien-fondé des droits se trouve dans leurs conséquences favorables eu égard au bien-être commun. Kant et Rawls rageraient d’entendre de tels propos abscons puisque, pour eux, les droits trouvent leur unique justification en eux-mêmes, indépendamment de leurs conséquences pour le bien-être commun.

Le courant d’Éducation à la citoyenneté qui, aujourd’hui, a le vent dans les voiles, est également grevé par le même amalgame antithétique. Pourquoi enseigner la citoyenneté? «Pour reproduire le lien social et renouveler le vivre-ensemble», répond André Duhamel, l’un de ses fervents promoteurs.(6) Le déontologisme sert les fins du conséquentialisme. En fait, ce que les experts en éducation ont finalement réalisé, c’est que l’exercice des droits conduit à l’individualisme, au désengagement et au cynisme face aux institutions civiques, sociales et politiques. En outre, devant la nouvelle donne du pluralisme grandissant dans nos sociétés, il faudrait apprendre à vivre ensemble. D’où l’idée de corriger le tir par une éducation fondée sur une éthique des droits. La gageure c’est, qu’en rappelant aux jeunes leurs droits et obligations, ils deviendront de meilleurs citoyens, mais surtout que l’éthique des droits – le déontologisme – est la meilleure éthique qui soit. Ici, le conséquentialisme sert les fins du déontologisme.

Il ne faut pas s’étonner outre mesure de l’amalgame incohérent qui est fait du déontologisme et du conséquentialisme autant dans la Charte québécoise que dans ECR dont il n’est que l’excroissance. Après tout, ce sont des philosophies morales et politiques certes opposées, mais appartenant à la même famille libérale. Aussi pour juguler les crises qui secouent perpétuellement les démocraties libérales, il n’est pas surprenant de constater que tous les moyens soient bons pour les libéraux. À moins qu’on s’avise qu’il faille dépasser le clivage déontologisme \ conséquentalisme et essayer une autre voie pour la philosophie morale et politique. Pourquoi ne pas revenir à Aristote?  Ceux et celles qui lisent ce blogue, comprennent que c’est cette voie que je tente d’explorer.

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(1) André Berten, «Déontologisme», in Monique Canto-Sperber, directrice, Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, PUF, Paris, 1996, p. 378.
(2) Voir Philip Petitt, «Conséquentialisme», in Monique Canto-Sperber, directrice, Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, PUF, Paris, 1996, p. 313.
(3) John Rawls, Théorie de la justice, Seuil, 1997, p. 29-30.
(4) Ibid., p. 287.
(6) André Duhamel, Enseigner et éduquer à la citoyenneté, sous la direction d’André Duhamel et France Justras, Presses de l’Université Laval, 2005, p. 2.