Si bon nombre d’étudiants-es saluent l’appui de leurs
professeurs dans l’actuel conflit des droits de scolarité, un aussi grand
nombre dénoncent cette appui. Ils ne comprennent pas le parti-pris de leurs
maîtres. La lettre parue dans La Presse
du 9 mai dernier, cosignée par 307 professeurs, ne les aide malheureusement pas
à comprendre le geste singulier des professeurs. Je vais tenter d’expliquer
pourquoi ces étudiants-es ont raison de contester l’action des enseignants, de
sorte qu’ils ont parfaitement raison de la dénoncer.
Bien que la jeunesse d’aujourd’hui paraisse plus dégourdie
que nous l’étions ou, en tout cas, que ne l’étaient nos parents, il ne faut jamais
perdre de vue que les jeunes adultes de maintenant sont en pleine formation. Certes,
ils ne sont pas encore des adultes parfaitement mures, malgré toutes les
apparences qu’ils donnent parfois étonnamment du contraire. Les adultes qu’ils
rencontrent dans les salles de classe continuent à exercer sur eux une
influence. Qu’on le veuille ou non, leurs professeurs constituent des modèles
de vie d’adulte auxquels ils peuvent s’identifier ou, du moins, se mesurer.
Nos collègues, revendiquant un
devoir de participation dans le conflit, oublient cette vérité de La Palice de
la psycho-pédagogie. Pour eux, les jeunes adultes à qui ils enseignent sont,
comme on dit, majeurs et vaccinés. Toutefois, au plan de toute bonne pédagogie,
il est impératif de prendre en compte de la réalité maturationnelle des jeunes
adultes. La prise de position des professeurs semblent les trahir, tout en
trahissant leur approche pédagogique faisant fi de la réalité psychologique des
jeunes adultes.
On me répliquera qu’en prenant
ainsi position, les professeurs confrontent les étudiants-es à la «vraie» vie
adulte, plus précisément à vie politique qui semble, selon eux, imprégner tout
l’existence humaine. Pour eux, il n’y aurait pas de véritable coupure entre la
vie étudiante et la vie de citoyen engagé, de sorte que l’enseignement appris
en classe doit être confronté au «réel» sous peine de n’avoir aucune valeur. Il
y a là une position «épistémologique» et didactique contestable. En tout cas,
l’analogie entre les théories scientifiques et l’éducation évoquée par les
auteurs, du fait que les deux doivent être confrontées à l’expérience, paraît
pour le moins discutable. John Dewey aurait sans doute applaudit à cette idée
(voir Démocratie et éducation et Expérience et éducation), mais le pragmatisme
de Dewey ne constitue pas sûrement pas une vérité absolue en la matière puisqu’elle
se trouve fortement contestée par d’autres écoles en pédagogie. Il m’apparaît
donc malvenu, voire incongru, d’engager les étudiants sur une voie pédagogique
contestée. Un souci d’objectivité – de neutralité – minimale commande plutôt à
l’enseignant de ne pas orienter, voire diriger, les étudiants dans une voie qui
peut s’avérer un cul-de-sac. Restons humbles tout en évitant la témérité. En
tant que pédagogue, exerçons notre devoir de réserve.
Le devoir de réserve est le même
que celui qu’un juge observe. Il s'agit d'un devoir de neutralité d'opinion.
Notons qu’il s’agit d’un devoir et, par conséquent, d’un exercice de la
volonté. Ce type de disposition s'apprend. Par le passé, on le désignait sous
le vocable de «vertu», voire d’«excellence». C’est qu’il y a des degrés dans
l’exercice de ce devoir; on peut être plus ou moins neutre ou impartial.
L’idéal reste toujours à atteindre. Toutefois, les cas exemplaires de personnes
neutres, impartiales, forcent l’admiration et suscitent l’imitation. Aristote,
dans l’Éthique à Nicomaque, le
premier, en a fait la théorie, l’éthique des vertus. Pour lui, la prudence ou
la sagacité (phronèsis) paraît être
la vertu par excellence. Mes collègues auraient tout avantage à relire
Aristote.
En tant que professeur de
philosophie, j'ai le devoir d'exposer le plus clairement et le plus
objectivement possibles diverses positions sur tout sujet controversé - et,
Dieu sait qu'en philosophie, les sujets sont éminemment controversés. En tant
que citoyen, par ailleurs, j'ai le droit à la libre expression. Les auteurs du
texte confondent le devoir de neutralité et le droit à libre expression.
Par ailleurs, dans une certaine mesure,
le débat sur la laïcité rejoint celui sur le devoir de réserve. Bon nombre de mes
collègues sont de farouches partisans de la laïcité mur-à-mur. Pour ce qui est du
devoir de réserve, c’est pour eux une toute autre affaire. Curieux.
Récemment, j’ai formé sur
Facebook le groupe Profs contre la grève.
Il veut simplement rappeler à la
conscience des professeurs militant activement du côté des étudiants contestant
la hausse, supportés également par leurs puissants syndicats, leur devoir de
réserve dans ce conflit. A-t-on déjà vu lors d'une élection «Profs en faveur de
QS ou du PQ ou du PLQ»? Avec en sus, propagande et endoctrinement en classe?
J'ose croire que non, car plusieurws auraient décrié avec raison leur
action. Cela vaut également pour le conflit actuel.
En fait, Profs contre la grève ou Profs
contre la hausse recèle une sorte de contradiction, voire un oxymore.
Toutefois, Profs contre la hausse
oblige à sortir de notre mutisme afin de rappeler à nos confrères leur devoir
de réserve. Si cela vaut la peine, cela vaut bien une contradiction.