jeudi 11 février 2010

L'anti-manifeste

Dans la crainte de dérapages autant à droite qu’à gauche, des tenants de la laïcité ouverte et plurielle sonnaient le tocsin en publiant récemment un Manifeste pour un Québec pluraliste. Repoussant autant les nationalistes rétrogrades que les tenants d’une laïcité stricte et obtuse dans l’espace public québécois, ces libéraux, inquiets de voir leur pouvoir s’effriter auprès de l’État, crient au loup. Ils n’ont pourtant rien à craindre, en tout cas rien qui justifie une telle alarme. La commission Bouchard-Taylor, l’interculturalisme, le consensus social sur les valeurs communes québécoises, la mise sur pied d’un cours d’éthique et de culture religieuse (ECR), etc., leur mettent le vent en poupe. Il est vrai que dans le cas de « l’affaire ECR» - pour reprendre la belle expression de Louis Cornellier -, les tenants du pluralisme se sentent, avec raison, gênés d’imposer ce cours à une majorité de parents qui n’en veulent pas. On peut comprendre que ces libéraux sentaient le besoin de réaffirmer que leur intransigeance se fait au nom de la pluralité et de la plus pure égalité. Robespierre ne faisait pas mieux, lui qui, au nom de la liberté, justifiait la terreur.

L’obsession des libéraux, autant les pluralistes que les plus rigides, est la neutralité en matière de valeurs et de conceptions de la vie bonne. Comme aimait à dire Voltaire : « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que puissiez exprimer votre point de vue ». De son côté, Pierre Elliot Trudeau se plaisait à répéter que l’État n’a pas à mettre son nez dans nos chambres à coucher, exprimant ainsi le caractère de la vie privée. La religion est une affaire strictement privée et, en ce sens, l’État n’a pas à favoriser une religion plus qu’une autre. Tout ce que l’État libéral a à cœur, c’est la promotion et le respect des droits de la personne ; le reste – le plus important, c’est-à-dire le bonheur et ce qui y conduit – relève du discours personnel que chacun puise à la source des philosophies et des religions. Un État libéral qui gouverne une société pluraliste ne doit pas tomber dans le paternalisme en dictant à ses citoyens ce qu’ils doivent penser ou croire. Il a le devoir d’intervenir dans le secteur économique, mais pour ce qui concerne la culture et le mode de vie de ses citoyens, il doit rester « à l’extérieur de la chambre à coucher ».

Je m’inscris en faux contre l’apparente neutralité de l’État. Je soutiens que, malgré les apparences du contraire, l’État libéral des pluralistes et des stricts n’est pas neutre au plan des valeurs et des conceptions de la vie bonne.

Prenons le cas du mariage de conjoints de même sexe. À mon sens, on ne peut pas juger du mariage homosexuel sans se prononcer sur ce qu’est le but ou la finalité du mariage, même lorsqu’on invoque l’égalité de tous devant la loi en soutenant que le refus du mariage entre conjoints de même sexe constitue une discrimination intolérable. Or, le débat concernant le mariage gai est fondamentalement un débat de nature morale quant à savoir si les unions gaies et lesbiennes méritent la même reconnaissance étatique que le mariage hétérosexuel. La question morale est donc celle de savoir si le mariage homosexuel mérite la reconnaissance honorifique que l’État confère au mariage hétérosexuel.

Les libéraux, évidemment, contournent la question faisant valoir qu’il ne s’agit pas de se prononcer sur le sens ou la finalité du mariage, mais de juger si les droits des personnes en cause sont lésés. En interdisant le mariage de conjoints de même sexe, l’État semble exercer de la discrimination envers certains de ses citoyens. Leurs droits à l’égalité devant la loi et celui de la liberté de choix paraissent en effet brimés. En somme, les gens devraient avoir le droit de se marier avec qui ils veulent.

À bien y réfléchir, toutefois, ce raisonnement n’est pas valable. De la prémisse qui dit que les gens doivent exercer leur autonomie et leur libre choix, on ne peut conclure de manière suffisante qu’ils devraient se marier avec qui ils veulent. À ce compte, en effet, on pourrait tout aussi bien admettre que les gens peuvent se marier avec plusieurs conjoints ou même avec des membres de leur propre famille, ou encore avec des animaux, voire des végétaux ou des minéraux, dans la mesure où il ne s’agit que d’exercer leur libre choix.

La question morale demeure entière : le mariage homosexuel est-il légitime, ce type d’union mérite-t-il la reconnaissance de l’État ? Pour se sortir de cette impasse, les libéraux invoquent l’idée que le mariage est une institution qui change en fonction des temps et des lieux. Ils en appellent donc au relativisme moral. Ils font valoir que le mariage peut aussi être envisagé comme un engagement de fidélité entre deux partenaires – homosexuels ou hétérosexuels, peu importe. Or, par ce type de raisonnement, le libéral prend position sur la finalité ou le but du mariage, c’est-à-dire qu’il sort de sa neutralité apparente pour affirmer la légitimité morale du mariage homosexuel. Adieu neutralité!

Est-il possible de se sortir de cette pluralité de conceptions du mariage ? Oui, répondent les libéraux du Manifeste pour un Québec pluraliste en adoptant une position plurielle ouverte. Ce pluralisme est tout simplement consternant. Il tourne en rond. Dans les cours 101 de philosophie, on appelle cela le « sophisme du cercle-vicieux ».

L’éthique du pluralisme libéral n’est pas une éthique de la vertu, mais une éthique axée sur les droits. J’ai cependant un mal inouï à admettre l’idée qu’il puisse s'agir d’une « éthique ». On n’y enseigne aucune vertu digne de ce nom. Même si, selon Rawls, la justice est la vertu première des institutions sociales, il ne s’agit en aucune façon de la vertu du même nom, mais d’un simulacre de vertu.

L'analyse précédente vaut aussi pour le cours ECR. Ce cours origine du Rapport Proulx sur la place de la religion à l’école. Encore là, on pose que l’école doit respecter les droits de la personne, notamment l’égalité fondamentale des citoyens et citoyennes devant la liberté de conscience et de religion. La conclusion du dit Rapport coule, semble-t-il, de source : l’État doit s’abstenir de prendre position en faveur ou en défaveur de l’une ou l’autre des religions ; il ne doit pas favoriser l’enseignement d’une quelconque confession religieuse.

Encore une fois, notons-le, nous sommes devant une question morale que contourne habilement le libéral en se rabattant sur la fameuse neutralité de l’État. Mais il n’échappe pas à la question morale touchant la finalité de l’éducation religieuse publique. En proposant que l’école n’enseigne pas des croyances religieuses mais uniquement des connaissances religieuses, sans engagement ni du professeur ni des élèves, le libéral sort de sa neutralité apparente pour affirmer la finalité d’un enseignement culturel des religions. La forme austère et rigoureuse du Rapport laisse croire qu’il s’agit d’une décision objective établie sur la base de règles de l’art, et qu’aucune position morale n’est adoptée. Toute baigne dans la neutralité la plus trompeuse. Aussi, au nom de l’absolue égalité de tous devant la loi, depuis septembre 2008, tous les jeunes du Québec doivent suivre les cours ECR. Et vive le pluralisme !