jeudi 6 mai 2010

BERNARD ÉMOND. L'AGNOSTIQUE SENTIMENTAL

Chères amies, chers amis de Sophia
Il y a un certain temps je n'ai pas fait paraître de billet, le dernier remontant au 17 mars dernier. Pendant tout ce temps, je fus accaparé par l'écriture d'un livre que je viens de soumettre à divers éditeurs québécois. Le titre: En quête de l'excellence. Après Rawls, Aristote. Le livre traite de l'éthique des vertus d'Aristote appliquée au contexte québécois. Cela ne surprendra pas mes lecteurs assidus puisque depuis un certain temps tous mes billets tournaient autour de ce qui constitue le sujet de mon futur livre. J'espère avoir de bonnes nouvelles des éditeurs d'ici peu.

Pour vous donner un petit avant-goût de l'ouvrage à paraître, en voici un extrait où j'aborde la spiritualité du cinéaste québécois Bernard Émond.
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Le cinéaste Bernard Émond se dit agnostique(1). Il rejette l’étiquette d’athée. Le cinéaste serait plutôt favorable, dit-il, à une approche théologique appelée «apophatique» voulant que Dieu ne soit pas connaissable de manière positive. La théologie apophatique déclare qu’on ne peut dire de Dieu que ce qu’il n’est pas; en lui-même, il demeure «inconnaissable». C’est là le fameux mystère de l’être. André Comte-Sponville adopte cette voie : c’est la spiritualité sans Dieu.(2) Le mystère de l’être, c’est la fameuse question de Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716) soulevée dans ses Principes de la Nature et de la Grâce fondés en raison (1714): «…pourquoi il y a plutôt quelque chose que rien ?... suppposé que des choses doivent exister, il faut qu’on puisse rendre raison, pourquoi elles doivent exister ainsi, et non autrement.» Si Dieu existe, pourquoi doit-il exister? Quelle est la raison d’être de son existence? Pourquoi Dieu existe? À ces questions l’athée ne trouve aucune réponse valable. L’adepte de la théologie apophatique, tel Bernard Émond, ne propose pas non plus de réponse, mais il n’est pas pour autant athée. «Dieu» ne serait qu’un nom vide, car il ne désigne aucun être; au mieux, il évoquerait le sentiment d’une présence, trop souvent silencieuse aux yeux du cinéaste devant les calamités et les souffrances sans nom qui affligent l’humanité.

Dans Heureux sans Dieu, diverses personnalités québécoises témoignent de leur « incroyance », ou de leur « athéisme », ou encore de leur « agnosticisme ». Le sujet paraît piégé au départ car, sans couper les cheveux en quatre, il faudrait savoir, au plan conceptuel, ce que désignent précisément ces termes qui se présentent, prima facie, comme synonymes.

À cet égard, l’historien et du sociologue des sciences, Yves Gingras, dans « Le pari de la raison », avance une distinction conceptuelle fort intéressante entre l’agnosticisme et l’athéisme. Il affirme d’entrée de jeu : « Je suis rationnellement agnostique, mais existentiellement et affectivement athée. »(3) Malheureusement, l’auteur est peu loquace en ce qui concerne la distinction qu’il évoque sans l’élucider, alors même que, selon lui, « tout le brouhaha intellectuel sur la question des rapports entre la science et les religions et le flot d’encre qui a coulé sur ce sujet depuis quelques années s’expliquent d’abord par l’entretien de ces confusions conceptuelles. »

Peut-on être à la fois athée et agnostique? Gingras pense que oui, car pour lui, l’athéisme origine des sentiments contrairement à l’agnosticisme qui fait appel à la raison. Je ne suis pas de cet avis: on est athée vis-à-vis une certaine conception ou définition de la divinité ou de Dieu, et les sentiments sont ici secondaires. L’athéisme n’est pas qu'«une simple question de feeling». En réalité, l’athée ne croit pas en une certaine proposition à l’égard d'une (ou de plusieurs) divinité; de ce fait, il entretient une certaine croyance, vraie ou fausse, même si elle est négative. Par exemple, j'adore Homère, et ce qu'il raconte au sujet des divinités olympiennes m'exhalte. Cependant, je ne crois pas en Zeus, Apollon, Athéna, etc. Les sentiments que j’éprouve à l’égard de ces divinités importent peu. Il est clair que je suis athée, pas du tout agnostique, vis-à-vis l’existence des divinités de l’Olympe. Je ne crois pas en leur existence, un point c’est tout. Ce n’est pas une affaire de sentiment, mais d’attitude propositionnelle, comme disent les philosophes analytiques. Ma croyance est liée vis-à-vis un certain contenu propositionnel (à savoir que Zeus, Athéna, etc. existent) que je juge être faux. Or, si je suis athée vis-à-vis l’existence des divinités grecques, je ne suis pas pour autant agnostique à leur égard.

On peut être athée à l’égard de l’existence du Dieu de la tradition judéo-chrétienne tel qu’il est présenté en particulier en théologie naturelle. Cette approche fournit des preuves rationnelles remontant aux fameuses cinq voies de Thomas d’Aquin.(4) Or, les trois attributs traditionnels de Dieu, soit l’omnipotence, l’omniscience et la bienveillance suprême, paraissent incompatibles entre eux. C’est la raison pour laquelle je me déclare athée à l’égard de la définition traditionnelle du Dieu de la tradition judéo-chrétienne. Toutefois, il se peut qu’il existe une autre conception de Dieu qui soit exempte de contradictions. En ce sens, je puis être agnostique sans être athée. Par conséquent, l’agnosticisme n’implique pas l’athéisme. En outre, contrairement à ce que pense Yves Gingras, l’athéisme n’a rien à voir avec les sentiments, mais plutôt avec l’absence de bonnes raisons de croire au Dieu chrétien tel qu'il est défini en théologie naturelle.

Contrairement à l’athée, l’agnostique est susceptible de modifier ses vues. Je reste personnellement ouvert à la possibilité d’une autre conception du Dieu judéo-chrétien, et j’épouserai l’athéisme, dans la mesure où l'on me fournirait des preuves contraires à son existence ou encore si l'on réfute les preuves traditionnelles remontant à Thomas d’Aquin.

Pour sa part, le philosophe britannique Anthony Kenny va plus loin dans la conceptualisation de l’agnosticisme en distnguant deux types d’agnosticisme: le nécessaire et le contingent.(5) L'adepte de l’agnosticisme nécessaire croit que l'esprit humain, par sa nature même, en particulier en raison des limites de la raison, ne pourra jamais établir des preuves de l’existence de Dieu. Emmanuel Kant (1724-1804) est sans contredit le plus illustre représentant de ce type d’agnosticisme. Kenny, lui, est cependant d’avis que les objections de Kant devant les preuves en faveur de l’existence de Dieu ne tiennent pas la route. Comte-Sponville est du même avis puisqu'il affirme :


«Qu’il n’y a pas de preuve de l’existence de Dieu, qu’il ne peut y en avoir. Tant pis pour les dogmatiques, La métaphysique n’est pas une science. La théologie, encore moins… C’est qu’aucune science n’atteint l’absolu – ou qu’aucune, en tout cas, ne l’atteint absolument. »(6)


Le pessimisme de Kant ainsi que de ses épigones contemporains à l’égard des capacités humaines en théologie naturelle est typique de la démarche du siècle des Lumières : l’explication scientifique du monde peut fort bien se passer de Dieu. La métaphysique et la théologie sont obsolètes. Une fois posée les limites de la raison humaine, les fameuses preuves de l’existence de Dieu deviennent caduques.
Toutefois, le problème qui se pose à ceux et celles qui brandissent la science comme rempart contre la théologie naturelle ou l’irrationalisme, c’est le suivant : pourquoi le monde est-il explicable? Ou encore : pourquoi les lois de la nature sont-elles ainsi et pas autrement? On revient ainsi à la fameuse question philosophique par excellence de Leibniz : Pourquoi les choses sont-elles ainsi et pas autrement? Le partisan de l’agnosticisme nécessaire peut bien refuser de répondre à ce genre de question qualifiée d’«absolue», il n’en demeure pas moins qu’elle constitue, qu’il le veuille ou non, une interrogation parfaitement légitime, à moins de la frapper, comme le faisait le positivisme logique sur toutes les questions «métaphysiques», de non-sens pur et simple. Or, la question de l’existence de Dieu est du même ordre que celle de Leibniz. Pourquoi Dieu existerait?, demande l'incroyant. Parce que l'existence de Dieu est nécessaire, répond le croyant.
Daniel Baril, dans La grande illusion. Comment la sélection naturelle a créé l’idée de Dieu, croit pouvoir être en mesure d’expliquer, à l’aide de la théorie de l’évolution de Darwin, appliquée à la psychologie et à la société, comment l’idée de Dieu constitue ce que depuis Richard Dawkins (Le gène égoïste, 1976) on appelle un «mème». Alors qu’un gène «encode», comme disent les généticiens, pour une protéine, le mème (du grec, mimesis) est une unité de transmission par le langage ou tout autre outil symbolique à des fins sociales. Un mème, c’est une sorte d’idée fixe, tel un air bien connu particulièrement entêtant, qui permet la survie des gènes. L’idée de Dieu ne serait que l’un des plus puissants «mèmes» que l’humanité ait jamais inventé pour assurer sa survie. C’est ce qui explique que Baril ne se dit pas du tout agnostique mais farouchement athée, car l’agnosticisme, selon lui, fait la part encore trop belle à l’hypothèse de Dieu. Quelle que soit en effet la définition qu'on en donne, Dieu n’est pas, soutient l’athée. C’est pourquoi l’athéisme constitue une position beaucoup plus radicale que l’agnosticisme, même du type nécessaire, de sorte qu'un gouffre semble séparer l’athée et l’agnostique. En réalité, il n’y a pas de véritable différence de nature entre l’athéisme et l’agnosticisme nécessaire au sens où tous deux sont confrontés à l’objection évoquée précédemment. À supposer en effet que l’idée de Dieu soit bel et bien inventée par les hommes afin de favoriser leur cohésion sociale, laquelle assure leur survie, la question leibnizienne subsidiaire se pose toujours : Pourquoi est-ce ainsi et pas autrement ? Pourquoi y a-t-il de l'être et pas plutôt rien? Pourquoi Dieu existerait, s'il existe? Pourquoi n'existe-t-il pas, s'il n'existe pas? Évidemment, l’athée frappera de non-sens ces questions, alors que le croyant y verra une interrogation légitime, inaccessible à la science mais assurément accessible à la métaphysique et à la théologie, et dont la réponse se résume à : Dieu est nécessairement. L’athée répliquera : pourquoi alors Dieu existe-t-il? La réponse du croyant : l’existence de Dieu est nécessaire.
Dire, en effet, que Dieu n’est pas, c’est comme dire que le cercle est un carré. Traditionnellement, et en particulier depuis la fameuse preuve «ontologique» de l’existence de Dieu d'Anselme de Cantorbery (1033-1109), il est entendu que l’existence fait partie de l’essence même de Dieu. C’est pourquoi, il ne peut en être autrement de l'existence de Dieu : son existence est nécessaire. Et si l’homme a «inventé» Dieu - ce fameux «mème», pour reprendre l'expression de Dawkins - c’est qu’il ne pouvait faire autrement, puisque Dieu existe nécessairement. Comme le disait sarcastiquement à sa manière Voltaire : si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer... Tôt ou tard, l'homme devait en arriver à Dieu c'est-à-dire comme l'être dont l'essence, entre autres, est d'exister. Si l'idée de Dieu a pu servir à assurer la survie de l'homme, tant mieux, mais cela ne signifie pas pour autant qu'elle fut inventée par lui de toutes pièces. Ceux qui, comme Dawkins et Baril, raisonnent de la sorte commettent le sophisme connu sous la formule latine de post hoc ergo propter hoc, c'est-à-dire, littéralement, «après la chose, donc à cause de la chose»: l'idée de Dieu a permis la survie; donc, l'idée de Dieu fut inventée...
S'il est vrai que la science est en mesure d’expliquer la cause ou l’origine de l’idée de Dieu, elle n’est cependant pas en mesure d’en expliquer la finalité, car elle rejette l'idée de cause finale. L’athéisme et l’agnosticisme moderne récusent évidemment la notion de «cause finale» en science. Aristote, le concepteur de la «cause finale» à côté des causes «efficientes», «formelles», «matérielles», ne concevait pas, lui, d’explication valable, pleine et entière, sans les quatre types de cause. En rejetant hors d’elle la cause finale, la science moderne, à laquelle l’agnosticisme nécessaire autant que l’athéisme font appel, se trouve donc à rejeter hors d’elle-même l’idée de Dieu. Voilà comment – en paraphrasant ici le titre d’un ouvrage de Claude Tresmontant – se pose aujourd’hui le problème de l’existence de Dieu.
Si la science a rejeté la notion aristotélicienne de cause finale, devons-nous conclure que c’est parce qu’elle n’est pas utile à la survie de l’humanité? Il y aurait long à dire sur toute l’entreprise naturaliste qui a actuellement le vent en poupe et qui domine la conception que l’on se fait de la science. Alvin Plantinga a proposé un argument dévastateur contre le naturalisme associé à l’évolutionnisme. (Voir James Beilby  Naturalism Defeated? Essays on Plantinga’s Evolutionary Argument against Naturalism, Cornell University Press, 2002.) Le naturalisme rejette l’idée que les choses possèdent une fin (une cause finale) en vue de laquelle elles sont faites. En particulier, la capacité humaine de connaître n’a pas pour fonction propre de connaître la vérité. Donc, en rejetant l’idée de fonction propre, le naturalisme rejette la possibilité de connaître.
Pour le naturalisme, tout ce que nous croyons proviendrait de la lutte pour la survie de l’espèce. Comme l’explique un spécialiste de la psychologie de la croyance, le professeur James Alcock, «Le cerveau est une machine à générer des croyances. Il a évolué de façon à favoriser la survie de l’espèce, pas pour chercher la vérité.» (Cité dans Québec Science, avril 2008, vol 46, no. 7; article signé Noémi Mercier, «Pourquoi on croit», p. 22.) L’enfant qui se brûle la main sur la cuisinière conclut que la cuisinière a provoqué sa douleur: il n’y touchera plus. Sa croyance suivant laquelle les cuisinières sont une source de douleur se gravera dans son esprit. Est-ce vrai ou faux ? Peu importe. Le point important, c’est le mécanisme d’apprentissage du danger. Un ami suicidaire vous téléphone alors que vous pensiez justement à lui ; vous concluez qu’il a impérativement besoin de vous, alors que ce n’est pas le cas. Vous sortez miraculeusement indemne d’un accident et vous vous mettez à croire en Dieu. Dieu existe-t-il ? Peu importe. Vous vous méfiez des prêtres catholiques en raison des scandales sexuels qui secouent l’Église. Vous croyez que tous les prêtres sont des abuseurs. Est-vrai? Peu importe.
Si nos croyances, dont celle concernant l’existence de Dieu, favorisent la survie, alors la question de leur vérité ou de leur fausseté ne se pose pas puisque ce qui importe, c’est la survie. Qu’en est-il maintenant de l'idée suivant laquelle nos croyances favorisent la survie? Est-elle vraie ou fausse ? Le naturalisme associé à l’évolutionnisme jette le discrédit sur nos capacités cognitives, car elles ne sont pas fiables. Pour sortir de cette situation difficile, pouvons-nous prouver que nos capacités cognitives sont fiables? Si nous voulions prouver que la raison ne trompe pas, il faudrait supposer que la raison ne trompe pas. La même impossibilité logique condamne d'avance la tentative de prouver que nos facultés cognitives sont fiables. En cherchant à prouver qu’elles le sont, nous admettons au départ ce que nous cherchons à établir. Infernal cercle vicieux. Ainsi, selon Plantinga, le naturalisme associé à l’évolutionnisme est foncièrement irrationnel. L’athéisme de Dawkins et Baril qui carbure au naturalisme évolutionniste roule donc sur une parfaite illusion.
Devant ces impasses, Kenny propose à une voie modérée: l’agnosticisme contingent. Un partisan de l’agnosticisme contingent soutient la position suivante : «Je ne sais pas si Dieu existe. Après tout, il n’est pas impossible qu’un jour on sache qu’il existe. Pour le moment, je n’ai aucune raison m’autorisant à croire que cela ne sera pas possible.»(7)
L’agnosticisme contingent comporte trois avantages par rapport à l’athéisme : 1) il est davantage ouvert et plus respectueux des opinions des gens; 2) c’est une croyance raisonnable même si elle peut s’avérer fausse; enfin 3) l’agnosticisme contingent n’exclut pas la prière. Examinons brièvement ces trois avantages à tour de rôle.

Bon nombre d’athées pensent que les croyants sont des personnes irrationnelles, un brin tordues. C’est l’avis par exemple de Richard Dawkins exprimé en exergue de l'ouvrage collectif Heureux sans Dieu.(8) Reproduisons cette citation :


«Il est réaliste, courageux et merveilleux de vouloir être athée. […] L’athéisme est presque toujours la marque d’une saine indépendance d’esprit et, à vrai dire, d’un esprit sain.»


La déclaration de Dawkins est toutefois ambiguë. D’une part, il n’y a pas de mal à s’afficher athée; c'est un geste courageux et digne. C’est, d'autre part, une toute autre affaire que de déclarer que l’athéisme est la marque d’un esprit sain, car cela implique alors que l'on  n'a que du mépris pour ceux et celles qui ne sont pas athées.(9)

Selon le philosophe chrétien Alvin Plantinga, l’objection que l’on adresse à la croyance en Dieu depuis le siècle des Lumières tient moins à la fausseté de celle-ci qu'au fait qu'elle est le signe d’une perturbation ou d’un dysfonctionnement intellectuel sérieux; dans tous les cas, elle est irrationnelle, injustifiée, inacceptable.(10) Or, d’après Plantinga, la croyance en Dieu est fiable même si elle ne repose pas sur des preuves ou des arguments irréfutables.(11) Puisqu'elle est fiable, la croyance en Dieu est nettement préférable au naturalisme qui, comme on l'a vu, n'est pas du tout fiable.

De son côté, Kenny pense que la croyance en Dieu n’est pas justifiée - tout comme d’ailleurs la croyance contraire que Dieu n’est pas. Toutefois, celui qui croit en Dieu n’est pas irrationnel même si cette croyance peut un jour s’avérer fausse. En effet, une croyance peut être rationnelle tout en étant fausse. Kenny donne l’exemple d’une personne qui se croirait en parfaite santé sous prétexte qu'elle a reçu deux diagnostics d’oncologues l’assurant qu’elle n’a pas le cancer. Même si sa croyance est fausse, elle est rationnelle: deux diagnostics le prouvent.

Selon Kenny, puisque la croyance en Dieu est rationnelle, même si on ne sait pas si elle vraie (ou fausse), il est légitime de l’enseigner. Pour lui, il n’est pas souhaitable de s’opposer à l’éducation religieuse des jeunes. La formation des enfants s’avère en effet une tâche incomplète sans récits fondateurs et rites, dont ils sauront, à l'âge adulte, faire la part des choses.(12) «[…] Rejeter les récits religieux ne signifie pas nécessairement leur rejet pur et simple. […] Il n’y a rien d’irrationnel chez le croyant qui fréquente son église, sa synagogue ou sa mosquée, tout comme il n’y a rien d’irrationnel à militer à l’intérieur d’un parti politique ou d’une communauté civile.»(13)

Enfin, aussi étonnant, voire paradoxal, que cela puisse paraître, l’agnosticisme contingent de Kenny laisse place à la prière. Prier Dieu pour que son existence devienne claire, n’est pas si irrationnel qu’il le paraît de prime abord. Après tout, celui ou celle qui crie à l’aide alors qu’il n’y a personne aux alentours agit de manière parfaitement rationnel. L’agnostique aussi demande de l’aide afin qu’on l'éclaire, que Dieu existe ou non. Si Dieu existe, Il lui répondra.

L’agnosticisme contingent de Kenny paraît aller comme un gant à Bernard Émond, même si, pour le cinéaste, son agnosticisme ne fait en aucune manière appel à l’absence de raisons mais plutôt à un vague sentiment d’une présence silencieuse.

Pour la vaste majorité des gens, la croyance, qu’elle soit religieuse ou autre, exprime de manière essentielle un sentiment. Ce n’est pas faux mais, dans l’acte de croire, le sentiment est secondaire. Cette conception «sentimentale» de la croyance fut celle de David Hume (1711-1776). Dans son fameux Traité de la nature humaine, le philosophe écossais soutient que :


«… la croyance, évidemment, consiste non dans la nature ni dans l’ordre de nos idées, mais dans la manière dont nous les concevons et dont nous les sentons (feel) dans l’esprit. Je ne peux, je l’avoue, expliquer parfaitement ce sentiment (feeling), cette manière de concevoir. Nous pouvons employer des mots qui expriment quelque chose d’approchant. Mais son véritable nom, son nom propre, c’est croyance (belief); ce terme, chacun le comprend suffisamment bien dans la vie courante. En philosophie, nous ne pouvons rien faire de plus que d’affirmer que l’esprit sent (felt) quelque chose qui distingue les idées du jugement des fictions de l’imagination. Cela leur donne plus de force et d’influence; les fait apparaître de plus grande importance; les imprime dans l’esprit; et les constitue comme principes directeurs de toutes nos actions.» (14)


En somme, pour Hume, la croyance n’est qu’un sentiment – un feeling – qui met en évidence nos idées qui, elles, sont ternes, blafardes ou neutres. L’acte mental de croire est en lui-même lumineux; il fait briller nos idées. Le croire n’a rien de rationnel; il n’est qu’une passion, pas une raison, Une passion, telle la croyance, n’est ni raisonnable, ni irraisonnable; elle est, point à la ligne. Hume poursuit:


«Une passion est une existence primitive ou, si vous le voulez, un mode primitif d’existence et elle ne contient aucune qualité représentative qui en fasse une copie d’une autre existence ou d’un autre mode. Quand je suis en colère, je suis actuellement dominé par cette passion et, dans cette émotion, je n’ai pas plus de référence à un autre objet que lorsque je suis assoiffé, malade ou haut de plus de cinq pieds. Il est donc impossible que cette passion puisse être combattue par la vérité et la raison ou qu’elle puisse les contredire; car la contradiction consiste dans le désaccord des idées, considérées comme des copies, avec les objets qu’elles représentent.»


D’où sa phrase célèbre : «La raison est, et elle ne peut qu’être, l’esclave des passions; elle ne peut prétendre à d’autre rôle qu’à les servir et à leur obéir.»(15) ; à laquelle s'ajoute: «Il n’est pas contraire à la raison de préférer la destruction du monde entier à une égratignure de mon doigt.» En d’autres termes, mes croyances ne sont pas rationnelles en soi; la raison peut seulement me dire comment les satisfaire. Ainsi, pour Hume, la raison est de nature purement instrumentale, n’ayant d’autre but que de permettre de satisfaire des désirs. C’est pourquoi, il affirme qu’elle ne peut être que l’esclave des émotions et des désirs. Aussi, pour modifier une croyance, il faut une autre croyance plus forte que celle qui domine.

Il est fort intéressant de noter que Hume opère en philosophie un renversement radical par rapport, entre autres, à Platon. Pour le maître de l’Académie, l’excellence (aretè) consiste à dominer ses désirs à l’aide de la raison. Au contraire, pour le philosophe écossais, la raison ne peut être soumise qu’aux désirs; jamais elle ne parvient à les dominer, sauf si un autre désir plus puissant parvient à déloger celui déjà en place et à s’imposer, jusqu’au moment où autre désir réussisse à assurer son hégémonie, et ainsi de suite. Comment, demande Hume, la raison pourrait-elle triompher des désirs puisqu’elle n’est elle-même qu’un désir pâle et sans vigueur? On n’a pas certainement pas fini de comprendre la révolution radicale qu'opère Hume dans la  philosophie moderne. Il est le précurseur de tous ceux qui, par la suite, se feront les critiques acerbes des pouvoirs de la raison et les chantres de la déraison.

Bien avant lui, Pascal définissait la foi (chrétienne) par les raisons du cœur (Pensées # 423), donc essentiellement comme étrangère à la raison. Contrairement à Pascal, l'agnostique Hume n’avait pas le sentiment requis par la foi. (...)
C’est à la conception humienne de la croyance comme sentiment que bon nombre d’entre nous font implicitement appel lorsqu’il est question de la croyance religieuse. Bernard Émond n’y échappe pas puisque son agnosticisme est essentiellement affaire de sentiment.

Dans ses entretiens avec Simon Galiero, le cinéaste évoque le fait qu’il y bien des choses dont on ne peut plus parler aujourd’hui.(16) De religion, entre autres. Non pas du catholicisme, mais de la religion comme lien entre les gens et une culture commune, à une tradition, à un vivre-ensemble qui ne se résume pas simplement à assurer la cohésion sociale. C’est pourquoi le réalisateur fut amené à revisiter – ou dépoussiérer - dans ses films, La neuvaine, Contre toute espérance et La donation, trois vertus catholiques, la foi, l’espérance et la charité.

La religion – l’étymologie le dit, du latin, religare, lier –, c’est d’abord, pour Émond, un lien entre les humains, une façon de bien vivre ensemble, c’est-à-dire la meilleure façon d’entrer en relation les uns avec les autres. C’est ce que veut montrer sa trilogie cinématographique sous forme d’allégories mettant en relief les vertus théologales.(...)
Le cinéaste agnostique n’entend donc pas rétablir le catholicisme,  mais souhaite surtout éclairer ce qu’il y a de précieux dans notre tradition religieuse. Comme il le dit lui-même, il entend exprimer le sentiment


«…de quelque chose qui nous dépasse, de quelque chose de plus grand que nous… Ce quelque chose de plus grand peut se trouver dans les valeurs humaines, la solidarité, la générosité, la justice. On peut trouver que ces valeurs sont dignes de foi et qu’il vaut la peine de s’engager et même de donner sa vie pour elles.»(17)


Ce que Bernard Émond désigne ici par «valeurs», ce sont clairement des vertus, des excellences (en grec, aretè). En somme, ce à quoi adhère le cinéaste, ce à quoi s’abreuve sa spiritualité, ce sont les vertus. Dans la religion, comme religare, c'est-à-dire comme lien puissant rassemblant les humains, il y a les excellences qui révèlent quelque chose d’extraordinaire, de beau, de grand, de sacré, pour lesquelles «il vaut la peine de s’engager et même de donner sa vie pour elles.»

L’historien des religions Mircea Eliade(18) a proposé le terme de «hiérophanie» (du grec hieros, sacré, et phanein, se manifester) pour désigner l’irruption du sacré dans la vie de tous les jours. Il n’y a aucun doute que pour Bernard Émond les manifestations d’excellence dans le quotidien de petites gens sont hiérophaniques. L’excellence, en effet, n’est jamais loin du sacré. Pour Aristote aussi, une vie d’homme consacrée à l’exercice de l’excellence est certainement de l’ordre du divin en nous. (19)

Bernard Émond souscrit à la voie apophatique et bien qu’il s’évertue à dire qu’il ne parle pas de Dieu, il en est partout question dans les films admirables qu’il réalise. Sa démarche artistique pointe vers Dieu. Comme disait Wittgenstein, Dieu ne se dit pas, mais se montre assurément. Inutile cependant d’en appeler au sentiment du sacré; les excellences suppléent à l’absence et pointent en direction du divin.

NOTES
 
(1) Voir Bernard Émond, in La quête spirituelle : avec ou sans Dieu?, Les conférences du Centre culturel chrétien de Montréal, Fides-MédiasPaul, 2010, p. 28.
(2) André Compte-Sponville, L’esprit de l’athéisme. Introduction a une spiritualité sans Dieu, Albin Michel, 2006.
(3) Daniel Baril et Normand Baillargeon, directeurs, Heureux sans Dieu. Des incroyants, des athées et agnostiques, témoignent, VLB éditeur, 2009, p. 50.
(4) Voir Anthony Kenny, « Agnosticism and Atheism » in J. Cornwell et M. McGhee, Philosophers and God. At the Frontiers of Faith and Reason, Continuum, Londres, 2009, p. 117-118. Pour les cinq voies de Thomas d’Aquin, voir Somme Théologique, 1 Question 2, article 3.
(5) Je suis ici l’auteur dans son essai donné en référence dans la note précédente.
(6) André Comte-Sponville, op. cit., p. 104.
(7) Voir Kenny, op. cit,. p. 112.
(8) En page 7 dans le mot de Présentation des directeurs Daniel Baril et Normand Baillargeon.
(9) Dawkins n’y allait de main morte en déclarant ailleurs : «Vous ne courez aucun danger en soutenant que lorsque, vous rencontrez quelqu’un qui ne croit pas en l’évolution, cette personne est ignorante, stupide ou dérangée (ou malveillante, mais je ne veux pas m’engager dans ces considérations).» (New York Times, 9 avril 1989, section 7, p. 34.) Dan Dennett non plus n’est pas tendre pour ceux et celles qui doutent de la théorie de l’évolution de Darwin : «Pour le dire carrément mais sans risque de se tromper, quiconque aujourd’hui doute que la variété de la vie sur cette planète est le produit du processus de l’évolution est tout simplement ignorant – qui n’a pas d’excuse, dans un monde où trois personnes sur quatre ont appris à lire et à écrire. (Darwin est-il dangereux?, Odile Jacob, 2000, p. 52.)
(10) Voir Alvin Plantinga, Warranted Christian Belief, Oxford, 2000.
(11) Dans le chapitre qui fait suite à celui-ci, je développe plus en détails l'argumentaire de Plantinga.
(12) Voir Kenny, op. cit., p. 123.
(13) Ibid.
(14) David Hume, Traité de la nature humaine, Aubier Montaigne, 1956, p. 173-174.
(15) Ibid., p. 524.
(16) Simon Galiero rencontre Bernard Émond, La perte et le lien. Entretiens sur le cinéma, la culture et la société, Montréal, Médiaspaul, 2009, p. 133.
(17) Bernard Émond, in La quête spirituelle, op. cit., p. 37. Je souligne.
(18) Mircea Eliade, Le sacré et le profane, Paris, Gallimard, 1965.
(19) Aristote, Éthique à Nicomaque, X, 7. Évidemment, Aristote fait référence à la vie intellectuelle car l’intellect est, selon lui, la partie de l’âme la plus noble chez l’être humain. D’autre part, en X, 8 Aristote affirme que la vie du phronimos, de l’homme prudent, est la plus admirable. La controverse depuis lors consiste à réconcilier les deux vues d’Aristote concernant la vie épanouissante (eudaimônia).