vendredi 28 août 2009

La défaite du pluralisme et la garantie de succès de l’exclusivisme chrétien (dernier de trois billets)

Soyez toujours prêts à justifier votre espérance devant ceux qui
vous en demandent raison. Mais que ce soit avec douceur et crainte.
1 Pierre, 3 -15





J’ai mentionné dans le précédent billet que le pluralisme de Berlin constitue la version la plus articulée (et surtout la plus critiquée) qu’on puisse trouver. Évidemment, on peut ne pas souscrire au pluralisme berlinien tout en étant adepte du pluralisme. Il doit en effet exister plusieurs versions du pluralisme, sans quoi un pluralisme unique s’auto-réfuterait. On peut également rejeter le pluralisme de Berlin au nom d’une forme de monisme. L’exclusivisme chrétien de Plantinga constitue une forme de monisme, et c’est ce monisme que je vais défendre dans ce billet. Il apparaît que les libéraux qui défendent le programme d’Éthique et de culture religieuse (ECR) font appel à la notion de pluralisme chez Berlin. J’ai établi dans le précédent billet que le pluralisme berlinien constitue un «défaiseur» (defeater) du libéralisme. C’est-à-dire que l’admission de la notion de pluralisme berlinien constitue une contre-évidence pour le libéralisme. Je vais montrer dans le présent billet que le pluralisme ne peut être vrai puisqu’il présente un grave paradoxe, de sorte que le pluralisme ne peut être vrai. L’exclusivisme chrétien offre pour sa part une garantie de fiabilité. Il faut donc préférer l’exclusivisme chrétien au pluralisme. Or, puisque ECR fait appel au libéralisme pour l’apprentissage du pluralisme, et puisque le pluralisme et le libéralisme présentent de très sérieuses lacunes au plan logique et conceptuel, ce programme est mal conçu sur le plan philosophique. Il faut donc l’abandonner et revenir au programme d’enseignement religieux de jadis.


Contingence du pluralisme
Pour réfuter le pluralisme de Berlin, il ne serait pas suffisant de montrer que l’expérience enseigne que les conflits de valeurs se résolvent très souvent. Rappelons que, selon Berlin, les conflits de valeurs, sont par nature insolubles. La thèse de Berlin sur les valeurs est une thèse qui se veut métaphysique en ce sens qu’elle porte sur la nature ou le sens des choses en général. En d’autres termes, le monde est ainsi fait, nous dit Berlin, que les valeurs sont incommensurables et irréconciliables. Citons à ce propos cette phrase capitale tirée de son essai «Deux concepts de liberté» : «Que nous ne pouvons tout avoir est une vérité non pas contingente mais nécessaire».[1] Prenons le temps de nous arrêter afin de prendre toute la mesure de cette déclaration.
La phrase de Berlin est tout sauf claire. Elle pose problème à plus d’un titre. D’abord, Berlin nous parle de la «vérité». Il n’est plus question ici de valeur, mais de vérité, le maître mot de toute la philosophie. De plus, il n’est pas seulement question de vérité, mais de vérité nécessaire. Le pluralisme des valeurs de Berlin se transforme en un pluralisme épistémique.[2]
On peut légitimement se demander si un pluraliste est autorisé à énoncer des vérités et, qui plus est, des vérités nécessaires. Berlin nous dit que la vérité en question (qu’on ne peut tout avoir) est nécessaire, c’est-à-dire non-contingente. La distinction entre vérité contingente et vérité nécessaire est bien connue des philosophes.
Par exemple, que l’être humain ait dix doigts dans les deux mains, est une vérité contingente, c’est-à-dire une vérité qui aurait pu être autre, l’humain aurait pu avoir dans chaque main 6 doigts au lieu de 5. Rien n’obligeait apparemment à ce que les premiers hommes aient cinq doigts plutôt que 6 ou 10. Ainsi un énoncé contingent comme l’être humain a dix doigts est vrai, mais aurait pu être faux. De même, «Barak Obama est l’actuel président des États-Unis» est un énoncé contingent qui aurait pu être faux si John McCain avait été élu à la dernière présidentielle américaine.
Maintenant, 10 – 5 = 5 est une vérité nécessaire, car il est inconcevable que 10 – 5 n’égale pas 5. Il est logiquement impossible que 10 – 5 ≠ 5. En d’autres mots, il n’est pas possible que 10 – 5 ait pu donner autre chose que 5. Qu’on ne puisse tout avoir, selon Berlin, est au même titre une vérité nécessaire. Il est logiquement exclu qu’on puisse tout avoir. L’énoncé de Berlin se veut une vérité nécessaire concernant les valeurs tout comme un énoncé mathématique portant sur les nombres. On conviendra toutefois qu’il est nettement moins évident de penser qu’il est nécessaire qu’on ne puisse pas tout avoir que de penser que 10 – 5 = 5.
Pourquoi est-il nécessaire qu’on ne puisse pas tout avoir? Pourquoi n’aurions-nous pas tout? Les faits et l’expérience humaine le démontrent abondamment : l’être humain est limité et restreint dans ses choix. Les valeurs sont ainsi faites qu’on ne peut en préférer l’une aux détriments des autres, répond de son côté Berlin. Nécessairement, par conséquent, conclut Berlin, on ne peut pas tout avoir. Or, j’ai dit dans le billet précédent que l’argument qu’invoque Berlin en faveur du pluralisme, c’est la condition humaine, en somme l’expérience.
Le raisonnement de Berlin conduisant à sa thèse voulant qu’on ne peut pas tout avoir est une vérité nécessaire, est la suivante:

Prémisse : L’expérience des hommes indique qu’il ne peut pas tout avoir.
Conclusion : Nécessairement, l’homme ne peut tout avoir.

Même un débutant en logique observera aisément que ce raisonnement n’est pas valide car d’une vérité contingente (la prémisse) on ne peut logiquement déduire une vérité nécessaire (la conclusion). En d’autres termes, une induction n’est jamais certaine à 100%. C’est une loi élémentaire de logique.
La conclusion est que le pluralisme de Berlin est une vérité contingence, c’est-à-dire qu’il aurait bien pu en être autrement.


Le paradoxe du pluralisme
Mais il y a plus. Je vais montrer que le pluralisme de Berlin renferme un grave paradoxe. On vient d’établir que le pluralisme berlinien est (au mieux) une vérité contingente. Or, si la vérité est une valeur, alors la vérité doit être elle aussi plurielle, si le pluralisme dit vrai. Il s’ensuit que la vérité doit être irréductible et insoluble, du moins si on admet encore une fois que le pluralisme soit vrai. Le pluralisme est dès lors confronté au paradoxe suivant : s’il est vrai, alors il est faux; et s’il est faux, il est vrai.
En effet, s’il est vrai qu’il existe plusieurs vérités incompatibles et insolubles, alors il est faux que le pluralisme soit vrai puisqu’il n’y a pas de vérité qui soit vraie de manière absolue, pas même le pluralisme. De sorte qu’en soutenant qu’il dit le vrai, le pluralisme est un monisme. S’il est faux que le pluralisme soit vrai, alors il est vrai! Mais s’il est vrai, il est faux! Le pluralisme se bute sur une incohérence inhérente. Il n’énonce qu’un simulacre de vérité.
Dans ces conditions, il reste à examiner si le christianisme offre une vérité qui, à défaut d’être certaine à 100%, offre à tout le moins une garantie de fiabilité.



L’exclusivisme chrétien
Depuis Platon, les philosophes ont eu tendance à préférer le monisme. L’argument est que toutes les choses bonnes doivent être compatibles entre elles, ce qui conduisit, par exemple, Platon, à admettre l’existence de la Forme du Bien subsumant toutes les autres Formes des choses bonnes; les choses justes, par exemple, relevant de la Forme du Bien. Ainsi, selon Platon, le Bien constitue l’idée la plus générale qui soit et aussi la plus réelle. Nul doute que l’élève de Socrate constitue le champion de tous les monismes.
Le christianisme, c’est connu, fut fortement marqué par le platonisme. On songe en particulier à saint Augustin (354-430), évêque d’Hippone. Le Dieu chrétien est un Dieu en qui tout bien se résume et émane. Le monde créé par Dieu est donc bon. Les humains aussi. Le christianisme enseigne le monisme moral : il n’y a qu’un seul bien, et ce bien est Dieu. Le grand problème que rencontre le christianisme, c’est le mal. C’est l’objection très sérieuse qui remonte à Épicure : Si Dieu est parfaitement bon, pourquoi alors le mal existe-t-il? Dieu, qui est Amour, comme l’enseigne encore le christianisme, doit désirer éliminer le mal. De deux choses l’une, ou bien Dieu n’a pas le pouvoir d’éliminer le mal, auquel cas il n’est pas tout-puissant; ou bien, il ne désire pas l’éliminer, auquel cas il est méchant. Comment dédouaner Dieu? Le christianisme enseigne que le mal origine de l’humain – d’«Adam»- qui fut créé libre de faire ou non le bien. Plantinga répond en écho:

Dieu peut créer des créatures libres, mais il ne peut pas être la cause de ce qu’elles ne fassent pas ce qui est bien ou les déterminer à ne faire rien d’autres. Car s’il agissait ainsi, ces créatures ne seraient, après tout, pas si libre que cela; elles ne feraient pas le bien librement.[3]

On ne saurait dire : Dieu nous a donné la liberté pour le servir. En tout cas, il faudrait ajouter, pour le servir avec amour, c’est-à-dire librement.


La liberté-alliance
Mais, Dieu, dans sa préscience divine, ne devait-il pas savoir que l’humain allait «pécher», c’est-à-dire faire le mauvais choix? Oui et non. C’est la contrepartie de la liberté![4] Et c’est encore, comme chez Berlin, la liberté qui est au cœur du débat. Attention, cependant. Chez Berlin, ce n’est pas la liberté de choix de l’humain qui engendre les conflits des valeurs qui affligent notre monde, puisque ceux-ci, comme nous l’avons dit, existent indépendamment de nous, de manière objective (c’est d’ailleurs pourquoi le pluralisme de Berlin est qualifié d’objectif). Dans l’enseignement chrétien, tout se passe comme si la faute – la liberté humaine – est source d’erreur, de conflits, alors que la réalité, elle, telle que créée par Dieu, en est exempte.
Mais le christianisme admet aussi une conception radicalement différente de Dieu, de sa relation avec l’homme, du mal, etc. C’est cette conception qu’il faut privilégier. Commençons par Dieu. Dieu est essentiellement un Dieu-amour, celui que Jésus a révélé. Ce Dieu est d’une certaine manière impuissant, ou mieux, il se fait impuissant par amour de notre liberté. Comme l’écrit Jacques Duquesne : «Si Dieu n’a pas empêché Auschwitz, ni aucun génocide, ni aucun malheur du monde, ce n’est pas qu’il ne le voulait pas, c’est parce qu’il ne le pouvait pas.» Pourquoi donc ne le pouvait-il pas? Toujours en raison de notre fameuse liberté que Dieu a conféré aux hommes![5] En effet, un Dieu-amour doit se limiter, car «si j’aime, je suis dépendant de l’aimé(e).»[6] De cette manière, Dieu ne pouvait pas ne pas se faire homme dans la personne de Jésus de Nazareth. Pourquoi? Parce que l’amour est plus fort que tout.
Selon cette conception d’un Dieu-amour impuissant par nécessité de respecter notre liberté, le monde n’a pas été créé par Dieu en six jours. Comme l’écrit encore très justement Jacques Duquesne :

…la Création est une histoire en train de se faire. Dieu n’a pas fabriqué le monde comme un artisan fabrique un objet; même si cet artisan y met beaucoup de lui-même, comme on dit, même s’il y consacre le meilleur de lui-même, cet objet devient tout à fait indépendant de lui-même. Ils se séparent. Bien souvent, notre artisan ignorera même la destinée de cet objet auquel il a consacré tant de soins. La Création au contraire n’est pas terminée. Elle est en train de se faire. Elle est maintenant l’œuvre de deux associés, Dieu et l’Humanité. C’est pourquoi la Bible parle de leur Alliance.[7]

Au plan métaphysique, il s’ensuit que l’univers créé n’est pas irrémédiablement conflictuel, comme le soutient Berlin. Pour respecter la liberté humaine, Dieu n’a pas créé un monde parfait au départ, «ready-made». La perfection est à venir, comme Dieu lui-même, selon la formule liturgique : «Gloire au Père, au Fils et au saint Esprit, au Dieu qui est, qui était et qui vient.» Le défi de Dieu, c’est d’allier notre liberté à la sienne afin de parachever la Création qui reste inachevée et imparfaite.


La garantie épistémique de l’exclusivisme chrétien
C’est sur la base du précédent modèle moniste chrétien que Plantinga assure que lorsque nos facultés cognitives oeuvrent en alliance avec Dieu (sous l’instigation en particulier de l’Esprit saint), dans un environnement approprié, conçu suivant un plan visant à engendrer des croyances vraies, alors nos croyances sont garanties et sont donc fiables. Dit autrement, nous avons l’assurance que lorsque nous agissons librement en alliance avec l’Esprit saint de Dieu, nous pouvons résoudre des conflits qui, autrement, restent insolubles.
Le christianisme admet donc, comme le pluralisme, l’existence d’un monde empreint et hanté par des conflits apparemment incommensurables et insolubles. Mais à la différence du pluralisme de Berlin, le christianisme enseigne que l’Alliance Dieu-homme permet de résoudre ces conflits. Rien ne garantit en effet à 100% la foi du chrétien. Après tout, il s’agit d’une question de foi! Si la foi était certitude, alors seuls les imbéciles seraient athées. Mais l’incroyant est loin d’être un imbécile. Comme tout être intelligent, il ne demande qu’à croire en Dieu dans la mesure où il serait rationnel d’y croire. Or, d’après ce qui précède, je pense qu’il devrait y croire parce que le christianisme offre une garantie, ce qui n’est pas le cas pour le pluralisme. Le pluralisme athée de Berlin présente un pessimisme indépassable, mais surtout, il est foncièrement paradoxal; par conséquent, il est assurément faux. De son côté, le Christianisme offre un optimisme, une espérance, et il présente une garantie de vérité, contrairement au pluralisme.

Veut-on enseigner aux jeunes le vrai ou le faux? Enseigner le pluralisme, c’est enseigner en somme une pensée paradoxale et, donc, certainement fausse. Au contraire, enseigner le christianisme, c’est enseigner une religion qui offre, à défaut de la certitude, une garantie de vérité. L’exclusivisme chrétien, comme on l’a vu dans le premier de ces trois billets, est parfaitement légitime sur le plan moral et épistémique.

Voilà donc les raisons qui me conduisent à penser qu’il faut impérativement abolir le programme ECR, et remettre en place l’enseignement religieux catholique dans nos écoles.





[1] Isaiah Berlin, Éloge de la liberté, Presses Pocket, 1990, p. 216.
[2] L’adjectif «épistémique» est un néoligisme qui se rapporte à l’épistémologie. L’«épistémologie» (du grec épitémè, science, savoir) est cette displicine de la philosophie qui étudie la possibilté de la connaissance. Puisque la connaissance implique la vérité, l’épistémologie s’occupe également de la notion de vérité.
[3] Alvin Plantinga, The Nature of Necessity, Notre Dame, 1974, p. 166. Ma traduction.
[4] Le récit biblique n’est pas pour autant dédouaner des contradictions qu’il recèle. Par exemple, dans le récit biblique «de la chute d’Adam et Ève», c’est le serpent qui séduit Ève et l’invite à manger du fruit interdit. Dieu créa donc une créature mauvaise, le serpent, qui fut cause de la faute d’Adam. Conclusion : Dieu n’est pas parfaitement bon, puisqu’il a créé des créatures qui se révèlent maléfiques! Pour bon nombre de chrétiens, il n’y a rien de scandaleux dans le fait que Dieu soit «imparfait» comme on le verra dans la suite. Voir par exemple Jacques Duquesne, Le Dieu de Jésus (Grasset, 1997).
[5] Jacques Duquesne, op. cit., p. 97.
[6] Ibid., p. 98.
[7] Ibid., p. 94. Souligné dans le texte.

mardi 25 août 2009

Prendre au sérieux le pluralisme du programme d'Éthique et de culture religieuse


La liberté des uns dépend des limites que s’imposent les autres.
Isaiah Berlin, «Two Concepts of Liberty»





Le pluralisme en question
Dans le billet précédent, j’ai plaidé en faveur de l’exclusivisme chrétien. J’ai établi sa légitimité autant sur le plan moral qu’épistémique. Selon moi, il est préférable de partir de l’exclusivisme chrétien pour aborder ensuite le pluralisme, contrairement à la position qui anime le programme d’Éthique et de culture religieuse (ECR) qui vise l’apprentissage du pluralisme. L’exclusivisme chrétien permet de mieux préparer les jeunes Québécois à penser avec une pensée pluraliste. L’argument est que, même si l’exclusivisme chrétien ne peut justifier ses croyances, il offre néanmoins une garantie de fiabilité. En d’autres termes, il est préférable d’adhérer à une croyance fiable que de pas avoir de croyance du tout, car c’est sur la base de l’adhésion à des croyances fiables qu’il devient possible de comprendre les autres croyances et, partant, de mieux se comprendre soi-même.
L’idée reçue qui circule au sujet du pluralisme, c’est qu’il existe plus d’une valeur (pluralisme moral), ou plus d’une vérité (pluralisme épistémique). Très souvent, on confond le pluralisme avec une position différente, le relativisme, qui allègue que toutes les valeurs (relativisme moral) ou toutes les vérités (relativisme épistémique) se valent, qu’il n’y a pas de valeur ou de vérité qui soit supérieure aux autres. Le pluralisme signifie quelque chose de différent. Il affirme que toutes les valeurs ou toutes les vérités ne se valent pas (le pluralisme est donc différent du relativisme) et, par ailleurs, il affirme que certaines valeurs (ou vérités) entrent irrémédiablement en conflit.
Comme l’écrit Hilary Putnam : «Le pluralisme est l’un des sujets les plus importants et les plus difficiles de notre temps.»
[1] Dans ce billet, je voudrais présenter et examiner de manière critique la version du pluralisme proposée par celui qui, au XXe siècle, à élaborer et défendu avec vigueur le pluralisme des valeurs, le philosophe britannique d’origine russe, sir Isaiah Berlin (1909-1997). Quand il est question du pluralisme, celui de Berlin demeure incontournable. Bien sûr, il existe bien d’autres versions du pluralisme que celui de Berlin, puisqu’en vertu du pluralisme lui-même, il doit en exister une pluralité de versions. Je montrerai que l’exclusivisme chrétien est assez proche d’un certain point de vue de la notion du pluralisme chez Berlin tout en étant radicalement différent d’un autre point de vue. Selon moi, l’exclusivisme chrétien est préférable au pluralisme de Berlin. C'est ce que je montrerai dans le prochain billet. Après avoir présenté succinctement le pluralisme de Berlin, je montrerai qu’il entre directement en contradiction avec le libéralisme. Or, comme nous le verrons, le programme d’ECR repose sur le libéralisme. Par conséquent, le pluralisme de Berlin est incompatible avec le programme d’ECR, de sorte que, ce programme est vicié dans sa conception même, et qu’il doit être abandonné.


Un pluralisme tragique
Un Québécois catholique interviewait un jour un moine bouddhiste en lui demandant si le fait qu’il soit né catholique constituait une malchance. Le moine répondit avec tact en disant que la vie présente d’un homme correspond à la vie qu’il menait antérieurement. Le Québécois conclut qu’il avait mal vécu dans une vie antérieure pour renaître au Québec en un chrétien catholique. Un prêtre qui se trouvait à la même tribune que le moine répondit que, de son point de vue, la foi est une grâce de Dieu, de l’Esprit saint en particulier. L’interviewer poussa un soupir de soulagement en entendant cette réplique car, dès lors, il se sentit comme un enfant particulièrement choyé par Dieu.
Pour le moine bouddhiste, nous payons en cette vie pour les mauvaises conduites d’une vie antérieure. La principale valeur que prône le moine bouddhiste est celle de la juste rétribution : tu as commis tel délit en cette vie, tu paieras implacablement ta dette dans une autre existence. La valeur que proclame le catholique est, au contraire, l’absolue liberté de Dieu et de son amour.
Pour un partisan du pluralisme comme Berlin, les valeurs du bouddhisme et du catholicisme sont conflictuelles, irréconciliables et irréductibles. Aucune n’est meilleure ou supérieure à l’autre. Les deux s’affrontent directement de manière insoluble.
Autre exemple de pluralisme irréconciliable ou «incommensurable» pour employer le vocable de Berlin. La Charte québécoise des droits et libertés de la personne (1975), à l’article 41, stipule que «Les parents… ont le droit d’exiger que, dans les établissements d’enseignement publics, leurs enfants reçoivent un enseignement religieux ou moral conforme à leurs convictions…». L’État québécois ne peut honorer ce droit dit «socio-économique» en raison du fait qu’il reconnaît au préalable la liberté fondamentale de religion (article 3). C’est d’ailleurs la conclusion du rapport Proulx, suivant laquelle, l’article 41 est incompatible avec l’article 3 reconnaissant à tous les citoyens du Québec la liberté de religion. Voilà donc un autre exemple illustrant le pluralisme.
Le pluralisme berlinien est donc tragique. Comme on le verra plus après, l’idéal d’une société libérale parfaitement tolérante et harmonieuse comme le proclament les chantres libéraux aux lunettes roses constitue une pure illusion. La vie d’une démocratie libérale abonde en drames où des valeurs que nous chérissons sont sacrifiées sur l’autel du libéralisme. Le pluralisme de Berlin n’est pas un optimisme digne de Pangloss. L’idée donc que les valeurs, dans une société libérale, soient résolubles (ou « accommodables », pour emprunter un terme à la mode) constitue une belle illusion dont bon nombre de libéraux se plaise à entretenir.
Berlin n’a jamais consacré une étude approfondie au pluralisme, son thème de prédilection. Il en traite à l’occasion, principalement dans la dernière section de son fameux texte, «Two concepts of Liberty» (1958), intitulée «L’un et le multiple». Les deux concepts de liberté, «négative» et «positive», l’engage au pluralisme des valeurs. Quelle est cette distinction qu’opère Berlin dans l’idée de liberté?
Je suis libre « négativement » dans la mesure où personne ne vient me gêner dans mon action. Lorsque je traverse au feu vert de circulation, j’exerce ma liberté «négative» au sens où les automobilistes doivent me céder le passage. Les droits à la vie, à la liberté et à la propriété sont aussi « négatifs » en ce sens : personne ne doit empêcher quiconque de les exercer. Respecter la vie de l’autre : c’est ne pas lui porter atteinte; respecter sa liberté : c’est ne pas l’entraver dans ses actes et ses choix; respecter sa propriété : c’est ne pas lui prendre contre sa volonté ce qu’il possède ou encore, ne pas limiter l’usage qu’il peut en faire. Ainsi, ces droits négatifs commandent à tous les citoyens de même qu’à l’État de ne pas accomplir des actions qui entraveraient l’exercice de ces droits par leurs détenteurs.
Par ailleurs, je suis libre « positivement » lorsque les autres font quelque chose pour que je puisse accomplir mon action. La liberté d’être éduqué est une liberté positive en ce sens que nous devons tous contribuer à mettre en place les conditions nécessaires permettant l’éducation de tous et chacun. Les droits dits « positifs », tels les droits à l’éducation, à la santé, à l’emploi, à un revenu minimum, à l’aide sociale, à l’entraide, etc., commandent aux citoyens ainsi qu’à l’État d’accomplir des actions qui permettent à ceux qui en sont reconnus détenteurs de les exercer pleinement. Ces droits sont aussi appelés, droits « socio-économiques ». Ils sont apparus vers la seconde moitié du XXe siècle avec le développement de l’État providence. Ces droits sont rarement inscrits dans les chartes des droits et libertés, car leur mise en œuvre dépend de facteurs aléatoires, notamment des capacités économiques de la société. Par exemple, un État qui inscrirait le droit au travail dans sa charte s’exposerait à des poursuites judiciaires de la part de tous les chômeurs!
Berlin donne un sens «métaphysique» à la liberté positive qu’il rejette par ailleurs, privilégiant la liberté négative. Être libre au sens positif, c’est désirer être son propre maître. Or, si je dois être mon propre maître, la question se pose au préalable de savoir qui je suis au sens vrai du terme. Dans le courant de la philosophie rationaliste remontant à Platon, mon véritable « moi » s’identifie à la raison; mon « faux » moi, ce sont les désirs et les passions. Par conséquent, si je veux devenir mon propre maître, il faut que j’aspire à me soumettre à la raison et soumettre également les autres à la raison. Dès lors, je sais mieux qu’eux ce à quoi ils aspirent sans le savoir : « Il m’est alors aisé de me concevoir comme contraignant les autres pour leur bien, dans leur intérêt et non le mien.», écrit Berlin.
[2] On connaît la suite:

« Sitôt que je me place dans cette perspective, je peux me permettre d’ignorer les désirs concrets des hommes ou des sociétés, les intimider, les opprimer, les torturer au nom de leur ‘vrai’ moi, convaincu que quelle que soit la fin qu’ils poursuivent (le bonheur, le devoir, la sagesse, une société plus juste, leur épanouissement personnel), celle-ci n’est pas différente de leur liberté, c’est-à-dire du libre choix de leur ‘vrai’ moi, même si ce dernier reste souvent enfoui et inexprimé.»
[3]


En somme, la liberté positive conduit au despotisme. Robespierre, Hitler, Staline, Mao, etc., se reconnaissent dans ce lugubre portrait. Chez les philosophes, adeptes de la liberté positive, Berlin range tous les grands philosophes rationalistes, à commencer par Platon jusqu’à Hegel et Marx.
Berlin n’a pas cherché à concilier les libertés positives et négatives, car cette entreprise est celle du monisme qui, à la différence du pluralisme, exècre la diversité et plaide en faveur d’une unité rationnelle derrière la diversité apparente des valeurs. Berlin, quant à lui, se satisfait de prendre acte de l’existence de valeurs conflictuelles. D’où son pluralisme à visage humain qui reconnaît simplement que cette situation est constitutive de la condition humaine : «La condition humaine étant ce qu’elle est, écrit Berlin, les hommes sont condamnés à faire des choix et ce… en vertu d’un fait par nature incontournable, à savoir que les fins sont parfois antagoniques : on ne peut tout avoir.»
[4]
D’après Berlin, le concept négatif de la liberté est préférable à l’autre. Son argument en faveur du concept négatif ne fait évidemment pas appel à la raison, puisque la raison est mis hors-jeu, mais à l’expérience. Notre condition nous obligeant à faire des choix, autant opter pour le concept de liberté qui exclut l’éventualité redoutable de l’autoritarisme.


L’antagoniste radical du libéralisme
Optant pour la liberté négative, et rejetant la liberté positive, Berlin est demeuré un partisan du libéralisme. Il semblerait donc que le pluralisme, du moins celui de Berlin, soit compatible avec le libéralisme. Malheureusement, Berlin a été peu bavard sur ce point crucial. Après avoir cherché à donner raison à Berlin, son critique britannique, John Gray, a montré plus récemment que le pluralisme de Berlin est en réalité incompatible avec le libéralisme.
[5] Si Gray a raison, il y a aussi incompatibilité entre le programme ECR et le pluralisme, puisque le programme en question, comme je le montrerai, repose sur une conception libérale.
Le libéralisme est une philosophie politique moniste. Que ce soit sur la base d’un système de droits, ou de principes de justice comme chez Rawls, le penseur libéral entend résoudre ou arbitrer les différents conflits survenant au sujet des différentes conceptions de «la vie bonne». Comme dit le slogan rawlsien, «le juste a priorité sur le bien».
[6] Le libéral se drape de «l’ouverture» à la différence, au pluralisme, à la tolérance. C’est là cependant l’un des plus grands mythes de toute la modernité! Le libéralisme est foncièrement moniste, pas du tout pluraliste. Il laisse entendre qu’il l’est ou qu’il veut le devenir, mais il cache son monisme intransigeant derrière un système de droits ou de principes de justice.
Voyez, par exemple - un exemple parmi tant d’autres – le cas évoqué plus haut du droit à l’enseignement religieux et moral énoncé dans la Charte québécoise des droits et libertés de la personne (article 41). L’État libéral gère si bien ce conflit de droits qu’il brime purement et simplement le droit des croyants à recevoir l’enseignement religieux qu’ils réclament de droit! Tolérant, l’État libéral? Une farce grossière! Il se réfugie derrière l’existence d’autres droits jugés plus fondamentaux, en l’occurrence celui de la liberté de religion, pour soustraire le droit à l’enseignement religieux et moral. Et quand l’exercice d’un droit menace soi-disant l’intérêt public, l’État invoque alors la clause de L’exercice des libertés et droits fondamentaux (article 9.1 de la Charte québécoise) où il est stipulé que «Les libertés et les droits s’exercent dans le respect des valeurs démocratiques, de l’ordre public et du bien-être général des citoyens du Québec.» Voilà une procédure nettement conséquentialiste dans sa mouture, parfaitement contraire à la nature déontologique des droits! Qui peut oser encore croire que le libéralisme soit une philosophie politique parfaitement cohérente!
En fait, le libéralisme donne raison au pluralisme : le «bateau libéral» fuit de toutes parts; d’innombrables conflits de valeurs sont résolus arbitrairement, contrairement à ce que prétend le libéralisme. Une chose demeure : les conflits de valeurs existent malgré la mascarade moniste des solutions libérales.
En fait, le libéralisme ne peut tout simplement pas admettre le pluralisme car ce sont des philosophies politiques radicalement contraires. Il suffit d’une simple réflexion pour comprendre ce point crucial. Si Berlin dit vrai, c’est-à-dire si les conflits de valeurs sont insolubles, alors aucune autorité politique ne peut avoir de bonnes raisons d’imposer à qui que ce soit une solution à ces conflits qui, par nature, sont insolubles. Ce qui signifie qu’un État libéral devrait s’abstenir de légiférer, c’est-à-dire d’exister. Voilà l’objection centrale, selon Gray, du pluralisme contre le libéralisme. Alors, le libéral qui veut intégrer le pluralisme doit cesser de rêver. Il doit abandonner le libéralisme s’il veut véritablement épouser le pluralisme.



Le libéralisme du programme ECR
Dans l’introduction à Éthique, culture religieuse, dialogue, Georges Leroux écrit :

L’école laïque n’est pas en effet l’école de ceux qui ont renoncé à la religion et qui tolèrent en les méprisant ceux qui lui conservent une place dans leur vie; elle est l’école du respect de la liberté de religion et de la liberté de conscience de tous. L’athéisme et l’agnosticisme y trouvent une place aussi légitime que la croyance. La démocratie à l’école est à ce prix, et tous les arguments qui, déjà, dans le rapport Proulx, montraient l’importance de cette neutralité dans une société pluraliste nous apparaissent aujourd’hui comme des arguments déterminants.
[7]

On ne peut pas trouver plus belle profession de foi au libéralisme que ce passage. La neutralité accueillante à la diversité dont se drape le libéral est ici éloquente. Tous les conflits réels entre les divers protagonistes sont ici balayés sous le tapis de la neutralité apparente du respect des libertés de conscience et de religion. Ces droits sont conçus comme soustraits aux conflits. Ils les transcendent.
En bon programme de facture libérale, le cours ECR va donc chercher à colmater arbitrairement les conflits insolubles que posent le pluralisme en ramenant constamment l’élève aux balises inviolables mais arbitraires que sont les droits de la personne. Les plus lucides des élèves ne manqueront d’observer que la résolution de ces conflits est arbitraire et que ce programme est lui-même foncièrement arbitraire. Ils arriveront au collégial avec une pensée plus confuse encore que celle avec laquelle nous arrivent nos étudiants actuels.

Dans le prochain billet, je montrerai pourquoi l’exclusivisme chrétien est préférable au pluralisme.



[1] Hilary Putnam, «Forword» à Pluralism. The Philosophy and Politics of Diversity. M. Baghramian et A. Ingram, éditeurs, Routledge, Londres, 2000, p. XI.
[2] Isaiah BERLIN, « Deux conceptions de la liberté », in Éloge de la liberté, chapitre 3, Presses-Pocket, 1990,
p. 167-218. Je déplore la traduction française du titre, car il s’agit bien de concept et non de conception, laquelle renvoie à la subjectivité humaine. Les concepts, pour Berlin, tout comme les valeurs d’ailleurs, sont objectives.
[3] Ibid., p. 181.
[4] Isaiah Berlin, op. cit., Introduction, p. 47.
[5] John Gray, «Where Pluralists and Liberals Part Company», in Pluralism. The Philosophy and Politics of Diversity. M. Baghramian et A. Ingram, éditeurs, Routledge, Londres, 2000, p. 85-102. Dans Berlin (Fontana, 1995), Gray fait tout en son pouvoir pour soutenir l’indéfendable. Il s’est ensuite ravisé dans l’article mentionné.
[6] John Rawls, Théorie de la justice, chapitre 1, section 6.
[7] Georges Leroux, Éthique, culture religieuse, dialogue. Arguments pour un programme, Fides, 2007, p. 16.