jeudi 12 novembre 2009

Le point de vue de nulle part

(Texte présenté à la Journée Mondiale de Philosophie, le 26 novembre 2009 à l'Uqam)
Les arbres cachent la forêt.
I

Comme la plupart d’entre vous, je suis un libéral. Libéral, au sens large, philosophique, du terme. En tant que libéral, je souscris de tout cœur à toute entreprise visant à assurer non seulement le respect de la diversité morale et religieuse de la société québécoise, mais surtout sa reconnaissance. Je souscris, en particulier, au programme E.C.R. car il vise l’éducation au pluralisme moral.
J’éprouve toutefois d’énormes difficultés au plan logique avec le pluralisme moral que prône le programme en question. Je voudrais vous faire part aujourd’hui de mes interrogations à l’égard du pluralisme et, partant de mes réticences à cautionner l’enseignement à des jeunes en pleine formation d’une conception morale cousue de contradictions.
De quoi s’agit-il lorsqu’on parle de «pluralisme»? En éthique, il s’agit d’une doctrine «selon laquelle il existerait une pluralité irréductible de valeurs morales… qu’il serait vain de vouloir intégrer à l’intérieur d’un schéma unificateur…»[1]
Donc, lorsqu’il est question de pluralisme moral, il est essentiellement question de la philosophie morale et politique du britannique Isaiah Berlin. Dans son fameux texte «Two Concepts of Liberty» (1958), Berlin écrit :

Si comme je le crois, les fins que poursuivent les hommes sont multiples et pas toujours compatibles entre elles, alors l’éventualité de conflits - et de tragédies – ne peut être totalement écartée, que ce soit sur le plan individuel ou social. La nécessité de choisir entre des exigences tout aussi absolues est une dimension inhérente de la condition humaine.[2]

En d’autres termes, pour Berlin, la condition humaine étant ce qu’elle est, les hommes sont condamnés à faire des choix irréductibles et insolubles, de sorte qu’ils leur faut sacrifier des valeurs essentielles au profit d’autres. Bref, on ne peut pas tout avoir. Le pluralisme de Berlin comporte une dimension foncièrement tragique.
Au contraire, dans le langage courant lorsqu’il est question de pluralisme, on entend une sorte de doctrine rose-bonbon qui se veut accueillante de toutes les valeurs et qu’on confond très souvent avec le relativisme où toutes les valeurs se valent.
Bien souvent encore, on adhère immédiatement au pluralisme moral une fois qu’on a reconnu la diversité des cultures, des modes de pensée et de vie des populations qui nous entourent. Mais, comme Hume nous l’a montré, on ne peut passer en toute légitimité d’un «est» à un «doit».
Hilary Putnam a écrit que «Le pluralisme est l’un des sujets les plus importants et les plus difficiles de notre temps.»[3] Je souscris entièrement à cette déclaration.
Si on prend au sérieux le pluralisme de Berlin, on a tôt fait de réaliser qu’il comporte d’importantes failles qui le disqualifient. Évidemment, il existe d’autres versions du pluralisme puisque, par définition, il ne saurait y avoir une seule version du pluralisme puisqu’alors il ne pourrait plus être question de pluralisme mais de monisme. C’est là, comme je vais le montrer, l’une des difficultés du pluralisme au plan conceptuel. Quoi qu’il en soit, la version de Berlin a fait école, et elle demeure jusqu’à ce jour la plus articulée. Je voudrais présenter ici trois objections logiques ou conceptuelles sérieuses qu’on peut adresser au pluralisme de Berlin. (Dans ce qui va suivre, j’utiliserai le terme «pluralisme» pour désigner le pluralisme moral selon la version de Berlin.)


II

1ère objection : le pluralisme n’est pas une vérité nécessaire, mais une vérité contingente
Pour réfuter le pluralisme, il ne suffit pas de montrer que très souvent l’expérience enseigne que les conflits de valeurs se résolvent, car ceux-ci sont par nature insolubles. La thèse du pluraliste est de nature métaphysique. En d’autres termes, le monde est ainsi fait, écrivait Berlin dans le passage précédemment cité, que les valeurs sont incommensurables et irréconciliables : on ne peut pas tout avoir, dit-il. Citons cette phrase-clé tirée de son fameux essai «Deux conceptions de la liberté» : «Que nous ne pouvons tout avoir est une vérité non pas contingente mais nécessaire».[4]
On peut d’abord légitimement se demander si un pluraliste est autorisé à énoncer des vérités et, qui plus est, des vérités nécessaires.
Pourquoi serait-il nécessaire qu’on ne puisse pas tout avoir? L’expérience humaine, répond Berlin, le démontrent abondamment : l’être humain est limité et restreint dans ses choix. L’expérience humaine montre donc que le monde est ainsi fait qu’on ne peut préférer une valeur au détriment des autres.
Un débutant en logique observera aisément que ce raisonnement n’est pas valide car d’une vérité contingente (l’expérience montre que...), on ne peut logiquement déduire une vérité nécessaire (on ne saurait tout avoir); on peut seulement conclure une généralisation inductive. C’est ainsi du moins que sont les choses jusqu’à présent.
Si le pluralisme n’est pas une vérité nécessaire, c’est qu’il est une vérité contingente, c’est-à-dire qu’il en aurait pu être autrement. C’est donc dire qu’un monde moniste est tout à fait concevable et légitime. Conclusion : à strictement parler, on ne voit pas pourquoi nous devrions être pluraliste plutôt que moniste.




2e objection : le pluralisme est paradoxal
J’ai fait remarquer tantôt qu’il est étonnant qu’un pluraliste puisse parler de vérité (et, qui plus, de «vérité nécessaire»). Un pluraliste cohérent doit admettre qu’il existe des vérités divergentes, irréductibles et insolubles. Ce qui conduit le pluralisme au paradoxe suivant.
Si le pluralisme dit vrai, c’est-à-dire qu’il existe une pluralité de vérités divergentes, irréductibles et insolubles. Il s’ensuit aussi que le monisme dit vrai, bien qu’il s’oppose radicalement au pluralisme. C’est donc dire que le pluralisme est faux, puisque le moniste dit vrai, du moins si l’on admet le principe de bivalence. Mais puisque le pluralisme dit le vrai, à savoir qu’il existe une pluralité de vérités irréductibles et insolubles, le monisme est faux.
Le pluralisme est dès lors confronté au paradoxe suivant : s’il est vrai, alors il est faux; et s’il est faux, il est vrai!
En effet, s’il est vrai qu’il existe plusieurs vérités incompatibles et insolubles, alors il est faux que le pluralisme soit vrai puisqu’il n’y a pas de vérité qui soit vraie de manière absolue, pas même le pluralisme. De sorte qu’en soutenant qu’il dit le vrai, le pluralisme est un monisme. S’il est faux que le pluralisme soit vrai, alors il est vrai! Mais s’il est vrai, il est faux! Le pluralisme se bute sur une incohérence inhérente. Bref, il n'énonce, comme toutes les doctrines paradoxales, qu’un simulacre de vérité. Quiconque adhère au pluralisme adhère donc à une doctrine foncièrement illogique.


3e objection : le pluralisme est un monisme qui s’ignore
J’ai dit au tout début que, par définition, le pluralisme doit accepter plusieurs définitions du pluralisme. Pour éviter les objections précédentes, on pourrait vouloir opter pour une autre version du pluralisme que celle proposée par Berlin. Supposons qu’on dise que les valeurs ne sont pas divergentes, irréductibles et insolubles. Comme je le disais plus haut, c’est bien ce à quoi pensent les gens lorsqu’ils parlent de pluralisme : il existe une pluralité de valeurs, de visons ou de conceptions du monde, tout autant légitimes les unes que les autres. Ici, on met de côté la divergence et l’irréductibilité des valeurs. Quand on déclare que toutes les valeurs sont bonnes bien qu’elles soient diverses, c’est dire qu’elles participent du «Bien» qui est dès lors conçu comme étant unique. Mais c’est là la définition même du monisme!
Je crois donc que lorsque les gens disent qu’ils sont en faveur du pluralisme, ils entendent dire exactement le contraire, à savoir qu’ils sont en faveur du monisme.
N’ayons donc pas peur d’appeler un chat un «chat» : appelons le pluralisme, un «monisme» qui s’ignore.


III

Un moine bouddhiste rencontre un prêtre catholique. Après des salutations cordiales, le moine compatit au sort malheureux de son collègue, car être prêtre catholique constitue un sévère karma. Le prêtre rétorqua qu’être catholique et prêtre constitue, au contraire, une grâce divine : loin d'être damné, c'est être particulièrement aimé de Dieu.
La valeur que prône le moine bouddhiste est celle de la juste rétribution : tu as commis tel délit dans une vie antérieure, tu paieras immanquablement ta dette dans une autre existence. La valeur que proclame de son côté le prêtre est l’absolue liberté de l'amour de Dieu . L’amour de Dieu est un don gratuit. Si Dieu est généreux envers nous, c’est bien; s’il le paraît moins, c’est encore bien. Dans les deux cas, que Dieu soit loué!
Dans cette anecdote transparaît un conflit de valeurs irréductibles et insolubles. C’est ce que défend le pluralisme. D’autres, adeptes du monisme, feront valoir qu’un conflit de valeurs est toujours apparent et que derrière lui se cache une valeur unificatrice. C’est une voie possible qu’adopte le monisme.
Le monisme peut aussi se placer à l’intérieur de l’une ou l’autre des religions tout en cherchant à comprendre le point de vue l’autre. Pour bien comprendre l’autre, il faut en effet d’abord bien se comprendre soi-même. C’est ce qu’on pourrait appeler le monisme inclusiviste. Le catholique, par exemple, peut considérer le bouddhiste comme étant lui aussi un enfant de Dieu qui reçoit tout autant la grâce et l’amour de Dieu. Le catholique est un moniste exclusiviste en ce qu’il croit qu’il n’y a pas de véritable salut en dehors de la rédemption en Jésus-Christ. Le Dalaï-lama est tout aussi un moniste exclusiviste. Il prêche que le bouddhiste est la médecine qui convient pour guérir l’humanité de son mal. Il admet pourtant qu’il puisse exister différente médecine adaptée pour différentes personnes; de même, il admet qu’il existe diverses religions adaptées pour différentes cultures. Cependant, le Dalaï-lama reste convaincu que le bouddhiste est la véritable médecine dont a besoin l’humanité.
Qu’on soit catholique, bouddhiste, musulman, juif, etc., le monisme est exclusiviste, en ce sens qu’il prétend qu’il n’y a qu’une seule vérité et que celle des autres est fausse. Il n’empêche que cet exclusivisme puisse se doubler d’un inclusivisme. C’est cette position que je privilégie.
Pour toutes les raisons que j’ai avancées, le pluralisme m’apparaît indéfendable. Car, après tout, c’est le point de vue de Dieu, le point de vue de celui qui est complètement désincarné. C’est le point de vue de nulle part. Et ce qui est de nulle part, ne mène nulle part. Il faut y songer. Surtout lorsqu'il s'agit d'éducation. Car «educare» signifie littéralement conduire au bien.

*

[1] Daniel M. Weinstock, Introduction à Le défi du pluralisme, Lekton, Automne 1993, vol. 3, no. 2, p. 7.
[2] Isaiah Berlin, «Deux conceptions de la liberté» in Éloge de la liberté, Presses Pocket, 1990, p. 215.
[3] Hilary Putnam, «Forword» à Pluralism. The Philosophy and Politics of Diversity. M. Baghramian et A. Ingram, éditeurs, Routledge, Londres, 2000, p. XI.
[4] Isaiah Berlin, Éloge de la liberté, Presses Pocket, 1990, p. 216.

samedi 31 octobre 2009

Grippe A(H1N1) : le principe de précaution


Philosopher, c’est apprendre à mourir.
Montaigne



Se faire vacciner ou non, voilà la question !
Divers sondages laissent entendre que seulement un tiers des Canadiens comptent recevoir le vaccin contre le H1N1. Le vaccin, baptisé Arepanrix, est controversé et suscite de nombreuses interrogations. Arepanrix comporterait des effets secondaires, et on ne l’a pas suffisamment validé. De plus, dans la lignée de la théorie du complot, certains y voient une occasion en or pour la compagnie pharmaceutique Glaxo-SmithKline, productrice du vaccin, pour se remplir les poches. Santé Canada a en effet acheté 50,4 millions de doses à huit dollars l'unité. Il a aussi commandé 1,8 million de doses sans adjuvant. Faites le compte… Enfin, la protection du vaccin n'est pas garantie à 100 %, mais «c'est la meilleure protection que l'on peut se donner à soi et à ceux qu'on aime», rétorquait Bernard Drainville qui, en compagnie du ministre de la Santé, Yves Bolduc, ainsi qu’Amir Khadir, se prêtait à la première séance de vaccination.
Doit-on attendre d’avoir la preuve irréfutable de l’innocuité du vaccin pour décider de se faire vacciner ? Le «principe de précaution», bien connu des écologistes, nous dit que non. Le principe en question, adopté par l’ONU en 1994, stipule que, dans le cas où la santé humaine ou l’environnement peuvent subir des préjudices graves ou irréversibles, on ne doit pas hésiter à prendre des mesures qui permettent d’éviter ce risque, même si les preuves scientifiques ne sont pas totalement probantes.
D’après des sondages réalisés par les groupes environnementalistes Équiterre et Greenpeace Canada, une écrasante majorité de québécois est en désaccord avec la position suivie par le gouvernement conservateur en ce qui a trait au protocole de Kyoto. Lutter dès aujourd’hui contre les changements climatiques apparaît dès lors comme l’application dans le domaine environnemental du principe de précaution. Certes, les prévisions quant aux modifications véritables du climat, leur amplitude ainsi que leur vitesse, restent incertaines. S’il y a des victimes des changements climatiques, il y a aussi des privilégiés qui bénéficieront d’une température clémente. Pourquoi alors devrait-on s’alarmer? Le principe de précaution oblige cependant à penser à long terme en fonction des conséquences s’inscrivant dans une problématique environnementale globale.
Le même raisonnement vaut pour la pandémie actuelle du H1N1. Malgré la virulence apparemment modeste de la maladie, l'Organisation mondiale de la Santé (OMS) à déclarer l'état de pandémie de grippe A(H1N1). Ce virus, en se répandant dans le monde, voit se multiplier les occasions de muter et de se réassortir, et pourrait acquérir, ce faisant, une virulence plus grande que celle observée en avril 2009 au moment de son apparition au Mexique (lors de la première vague). Pour lutter efficacement contre la seconde vague de la pandémie H1N1, les autorités médicales ont mis au point un vaccin. Le principe de précaution devrait inciter tout le monde à se faire vacciner.


Le principe de précaution sous la loupe de Kant et de Mill
Cela étant posé, examinons le bien-fondé du principe de précaution. Nous ferons appel, pour ce faire, à des philosophes, Emmanuel Kant (1704-1804) et John Stuart Mill (1813-1876).
Demandons-nous d’abord pourquoi il faut obéir au principe de précaution. Une réponse rapide consiste à dire qu’il faut lutter contre le virus H1N1. Mais pourquoi faut-il lutter contre le virus ? – Pardi, parce que des vies humaines seront en danger ! - Pourquoi faut-il protéger la vie humaine ? – Parce qu’elle est importante, voyons ! Elle est d’une telle importance, qu’elle est pour ainsi dire sacrée.
Ainsi, la valeur ultime, auquel nous enjoint le principe de précaution, c’est le caractère sacré de la vie humaine. L’obligation d’obéir au principe de précaution découle de cette valeur. Notre devoir consiste donc à tout mettre en œuvre pour protéger la vie contre ce qui peut lui porter atteinte. Pour Kant, ne pas obtempérer au principe de précaution, c’est aller à l’encontre d’un devoir impérieux envers soi-même, qui est celui de préserver sa propre vie ainsi que celle d’autrui.
La philosophie morale de Kant constitue sans aucun doute le modèle parfait d’une conception dite «déontologique». Tout le monde connaît l’expression «code de déontologie». C’est l’ensemble des devoirs qu'impose à des professionnels l'exercice de leur métier. Une théorie morale «déontologique» - aussi appelée «déontologisme - spécifie que le bien suprême, ultime («intrinsèque» pour user du jargon des philosophes), consiste dans l’exercice du devoir lui-même, sans tenir compte des conséquences que l’exécution du devoir peut engendrer éventuellement. Le mot déontologisme vient du grec deon, devoir, et logos, doctrine. Par «déontologisme», «on entend une éthique qui soutient que certains actes sont moralement obligatoires ou prohibés, sans égards pour leurs conséquences dans le monde.» Pour un déontologiste radical comme Kant, le devoir se suffit à lui-même, et supposer qu’effectuer un devoir engendre des conséquences heureuses ou bonnes, de sorte que le bien ne réside pas dans le devoir lui-même mais dans autre chose (par exemple, le plaisir ou le bonheur), c’est une grave erreur. Le devoir se suffit à lui-même ; il est bon en lui-même, point à la ligne.
La formule qui exprime éloquemment le déontologisme est sans doute celle de Pierre Boucher (1622-1717), le fondateur de Boucherville, dont la devise était : «Fais ce que dois, advienne que pourra.» En d’autres termes, n’attendons les conséquences de nos actes pour agir ; agissons, quoi qu’il en résulte. Par exemple, supposons que le vaccin Arepanrix se révèle nocif et comporte des effets secondaires à long terme. Le partisan du déontologisme serait toujours convaincue que c’est ce qu’il fallait faire, car la protection de la vie humaine est impérative et passe toutes les conséquences nuisibles qui pourraient éventuellement s’en suivre.
John Stuart Mill fut le grand adversaire de la morale déontologique de Kant. Mill était, bien sûr, un «utiltariste», plus précisément conséquentialiste. Qu’est-ce à dire ? Dans une morale conséquentialiste, le devoir consiste dans l’exécution d’actions qui produisent les meilleures conséquences, ou le moins de conséquences malheureuses. En somme, pour Mill, le bien ultime, consiste, non dans l’exercice pur et simple du devoir, mais du devoir conduisant au bonheur. Notre seul devoir est celui qui fait le bonheur d’un grand nombre d’autres, disait Diderot. Un déontologisme comme Kant n’en a que pour le devoir ; un conséquentialiste comme Mill, considère que le devoir n’est jamais qu’un moyen menant au bonheur. Or, le bonheur pour Mill, n’est pas le bonheur personnel, mais celui de tous les autres. Si le bonheur des autres veut que je sacrifie mon propre bonheur, je n’ai pas à hésiter un seul instant, répondrait Mill.
Dans le cas de la pandémie qui nous afflige actuellement, il va sans dire qu’un conséquentialiste admet le principe de précaution sur la base uniquement des conséquences funestes qui pourraient s’ensuivre si l’on ne se faisait pas tous vacciner. Déontologiste et conséquentialiste conviennent donc qu’il est de notre devoir de se faire vacciner.
Cependant, alors que le déontologiste admet en soi le principe de précaution, le conséquentialiste l’endosse uniquement dans la mesure où il assure le plus grand bonheur pour le plus grand nombre d’entre nous. Tout dépend pour lui des conséquences. Sont-elles bénéfiques ou néfastes pour les êtres que nous sommes ?
Mill montre, dans son ouvrage Utilitarisme, que la morale déontologique de Kant est en réalité conséquentialiste, puisque tous les devoirs dont parle Kant font appel aux conséquences qui en résultent dans leur accomplissement. Prenons le cas fameux du mensonge. Kant pensait avoir montré qu’on a le devoir de ne jamais mentir, quelles qu’en soient les conséquences. Imaginons le cas suivant. Pour échapper aux assassins qui le poursuivent, ma sœur qui est innocente se réfugie chez moi. Les agresseurs se présentent à ma porte et me demandent : «Ta sœur est chez toi ?». En répondant oui, ma sœur risque probablement d’être assassinée ; en mentant, je sauve la vie de ma sœur. Bien sûr, personne ne souhaite que le mensonge devienne la règle, mais dans ces circonstances similaires, c’est ce qu’il convient de faire. Après tout, qu’est-ce qui est le plus important : dire la vérité ou sauver une vie ? Il est clair que, dans le cas précis, mentir est parfaitement justifié. Pourquoi alors ne pas mentir ?
D’abord, Kant répond, qu’on ne peut jamais être assuré des conséquences qui vont s’en suivre de dire la vérité. Ensuite, lorsque je mens, pense Kant, je veux que tous fassent comme moi, c’est-à-dire mentent, car la rationalité l’exige. Rationnellement, je ne peux vouloir faire x, alors que les autres ne doivent pas faire x. Ce serait en effet incohérent. Donc, si je dois mentir, tous doivent mentir. Dès lors, je ne puis vouloir mentir puisque tous mentent, chacun sachant très bien que je mens. Mentir devient impossible, quelles que soient les conséquences qui en découlent. Notre devoir rationnel, d’après Kant, est de ne jamais mentir.
Mill rétorque à Kant que les conséquences qui résulteraient du fait que tout le monde ment seraient telles que nul ne choisirait de mentir. Ce sont bien les conséquences qui sont décisives en matière de moralité. Considérons à nouveau le principe de précaution. Ce sont les conséquences prévisibles, bien qu’incertaines puisqu’elles ne se sont pas encore produites, qui sont décisives.
L’univers déontologique en est un qui est tout simplement invivable. Ce qu’on doit blâmer ou condamner dans cet univers ce ne sont pas seulement les actions qui engendrent de mauvaises conséquences, mais surtout les intentions de ceux et celles dont les intentions sont malveillantes bien que les conséquences de leurs actions s’avèrent bénéfiques. Par exemple, mon intention est de ne pas me faire vacciner. Je me fiche éperdument du principe de précaution. Par chance, je n’attrape pas le virus H1N1, et ne le transmet donc pas aux autres. Il n’en reste pas moins que, du point de vue du déontologisme, mon attitude est malveillante. Pour Kant, en effet, ma vie, comme celles de tous les autres, est à risque, et je dois vouloir rationnellement que tous, moi inclut, se fasse fasciner. Je suis dès lors incohérent si je ne me fais pas vacciner.
La vie dans un monde déontologique serait par conséquent aussi infernal que celle de l’univers de 1984 d’Orwell où un monstre policier du genre de Big Brother scruterait les moindres replis de nos esprits afin d’y débusquer nos mauvaises intentions. On aboutit de la sorte à une puissante objection de nature conséquentialiste contre le déontologisme. Après tout, on ne saurait être plus vertueux que ne l’exige la vertu.

***



Pour aller plus loin : Ruwen Ogien et Christine Tappolet, Les concepts de l’éthique. Faut-il être conséquentialiste ?, Hermann, 2008.

mercredi 21 octobre 2009

L’athéisme et l’agnosticisme d'après Anthony Kenny

Croire aveuglément demande réflexion.
Raymond Devos
Dans un ouvrage récent, Heureux sans Dieu, diverses personnalités québécoises témoignent de leur « incroyance », ou de leur « athéisme », ou encore de leur « agnosticisme ». Au risque de vouloir couper les cheveux en quatre, le sujet paraît piégé au départ, car il faudrait savoir, au plan conceptuel, ce que recoupent précisément ces termes qui se présentent, prima facie, comme synonymes.
Le texte d’Yves Gingras, « Le pari de la raison » paraît à cet égard prometteur puisqu’il s’ouvre par une distinction conceptuelle entre l’agnosticisme et l’athéisme, le premier relevant de la raison, le second du sentiment. C’est sur cette base que Gingras affirme d’entrée de jeu : « Je suis rationnellement agnostique, mais existentiellement et affectivement athée. »
[1] Malheureusement, l’auteur est peu loquace sur la distinction qu’il évoque au départ sans l’élucider, alors même que, selon lui, « tout le brouhaha intellectuel sur la question des rapports entre science et les religions et le flot d’encre qui a coulé sur ce sujet depuis quelques années s’expliquent d’abord par l’entretien de ces confusions conceptuelles. »
Je fais mienne la remarque d’Yves Gingras et j’entends, dans ce texte, procéder à la clarification des concepts d’athéisme et d’agnosticisme.

L’agnosticisme ou la pensée molle
Peut-on être à la fois athée et agnostique? Gingras pense que oui. Richard Dawkins, le pourfendeur des croyants, pense que non. L’auteur du désormais célèbre Pour en finir avec Dieu écrit :

«Le chrétien de choc qui nous haranguait en chaire dans la chapelle de ma bonne vieille école reconnaissait qu’il avait bien malgré lui une certaine indulgence pour les athées. Eux au moins, ils avaient le courage de leurs convictions erronées. Mais ce que ce prêcheur ne pouvait supporter, c’étaient les agnostiques : des lavettes tiédasses avec leurs niaiseries à l’eau de rose, des mollassons vasouillards insipides et inconstants, toujours à ménager la chèvre et le chou.»
[2]

De son côté, David Hume (1716-1776), n’était pas athée mais agnostique, c’est-à-dire, précisément, sceptique. Tout comme le scepticisme ancien, grec - qu’on désignait par le terme de « pyrrhonisme » -, le maître d’Édimbourg ne se disait pas athée, mais sceptique, au sens où il paraissait impossible à Hume d’établir la vérité ou la fausseté quant à l’existence d’un Être supérieur concepteur du monde. Voilà un élément particulièrement étonnant, voire troublant, quand on sait comment les positions de Philon, ce personnage des Dialogues sur la religion naturelle, paraissent être celles même de l’auteur. Hume brouille davantage les pistes en faisant dire à Philon à la fin des Dialogues: « Être un sceptique philosophe est, chez un homme de lettres, le premier pas le plus essentiel vers l’état de vrai croyant et de vrai chrétien. »
[3] Donc, contrairement à ce que pense Gingras, le scepticisme conduisit Hume à embrasser la foi plutôt que l’athéisme. Le partisan de l’athéisme fera valoir que si Hume avait vécu à notre époque, il va de soi qu’il aurait été agnostique. À strictement parler, on ne peut rien en dire, et l’agnostique, s’il veut être cohérent, devrait se taire sur ce point.
Celui donc qui déclare qu’à l’évidence l’agnosticisme implique forcément l’athéisme, et que l’on peut être à la fois l’un et l’autre, doit répondre aux objections de Hume et Dawkins.

Pour Gingras, l’athéisme ressort des sentiments contrairement à l’agnosticisme qui fait appel à la raison. Je ne partage pas cet avis. On est athée vis-à-vis une certaine conception ou définition de la divinité ou de Dieu. L’athéisme n’est pas qu’une simple question de feeling. L’athée ne croit pas en une certaine proposition à l’égard d’une (ou de plusieurs) divinité. L’athée entretient une certaine croyance, même si elle est négative. Je suis athée (et pas du tout agnostique!) vis-à-vis par exemple l’existence des divinités de l’Olympe. Avec bon nombre d'entre nous, je ne crois pas en Zeus, Apollon, Athéna, etc. Ce n’est pas une affaire de sentiment, mais d’attitude propositionnelle comme disent les philosophes, c’est-à-dire une position vis-à-vis un certain contenu propositionnel. Si je suis athée vis-à-vis l’existence des divinités grecques, je ne suis pas pour autant agnostique sur ce point.
[4]
Le philosophe britannique Anthony Kenny déclare être athée à l’égard du Dieu de la tradition judéo-chrétienne tel qu’il est présenté en particulier en théologie naturelle. L’existence de Dieu, selon la théologie naturelle, fait appel entre autres aux preuves rationnelles remontant aux fameuses cinq voies de Thomas d’Aquin
[5]. Pour Kenny, les trois attributs traditionnels de Dieu, soit l’omnipotence, l’omniscience et la bienveillance suprême, sont parfaitement incompatibles. C’est pourquoi Kenny se déclare athée à l’égard de la définition traditionnelle de Dieu. Toutefois, il laisse la porte ouverte à la possibilité d’une autre conception de Dieu qui soit exempte de contradiction manifeste. En ce sens, « je ne suis pas athée, et je demeure agnostique », écrit-il. Dans son cas, l’agnosticisme n’implique pas l’athéisme, mais l’athéisme implique l’agnosticisme. En outre, l’athéisme n’a rien à voir avec les sentiments, mais plutôt à l’absence de bonnes raisons de croire au Dieu chrétien tel que définit en théologie naturelle.
Contrairement à l’athéisme, l’agnosticisme selon Kenny est transitoire. Il peut, soit se transformer en athéisme, dans la mesure où l’on trouverait des preuves contraires à l’existence de Dieu; ou encore, il se transforme en foi dans le cas où l’on en viendrait à acquérir des preuves de l’existence de Dieu. Quoi qu’il en soit, l’agnosticisme de Kenny mérite qu’on l’examine plus avant tant il jette un éclairage intéressant sur les différences conceptuelles entre athéisme et agnosticisme.


L’agnosticisme de Kenny
Kenny distingue deux types d’agnosticisme, l’agnosticisme nécessaire de l’agnosticisme contingent.
L’agnosticisme nécessaire est la position suivant laquelle l’esprit humain, par sa nature même, de par ses limites en particulier, ne pourra jamais établir des preuves pour ou contre l’existence de Dieu. Kant est sans aucun doute le plus illustre représentant de ce type d’agnosticisme nécessaire. Kenny est cependant d’avis que les objections de Kant contre les preuves en faveur de l’existence de Dieu ne tiennent pas la route. C’est pourquoi Kenny fut conduit à proposer un autre type d’agnosticisme, plus faible, l’agnosticisme contingent.
Un partisan de l’agnosticisme contingent comme Kenny déclare : «Je ne sais pas si Dieu existe. Après tout, il n’est pas impossible qu’un jour on le sache. Pour le moment, je n’ai aucune raison m’autorisant à croire que cela ne sera pas possible.»
[6]
D’après Kenny, l’agnosticisme contingent comporte trois avantages intéressants par rapport à l’athéisme : 1) il est plus ouvert et plus respectueux des opinions des gens; 2) c’est une croyance raisonnable même si elle peut s’avérer fausse; enfin 3) l’agnosticisme contingent n’exclut pas la prière. Examinons brièvement ces trois avantages à tour de rôle.

Bon nombre d’athées sont d’avis que ceux qui croient en Dieu sont des personnes irrationnelles. C’est l’avis par exemple de Richard Dawkins dans une citation mise en exergue au tout début du collectif Heureux sans Dieu.
[7]
Reproduisons cette citation :

«Il est réaliste, courageux et merveilleux de vouloir être athée. […] L’athéisme est presque toujours la marque d’une saine indépendance d’esprit et, à vrai dire, d’un esprit sain.»

La déclaration de Dawkins est ambiguë. D’une part, il n’y a pas de mal à dire à quelqu’un qui hésite à s’afficher athée que c’est là quelque chose de courageux et de merveilleux. C’est une toute autre affaire, d’autre part, que de déclarer que l’athéisme est la marque d’un esprit sain, car alors on a que du mépris pour ceux et celles qui ne sont pas athées.
[8]
Selon le philosophe chrétien Alvin Plantinga, l’objection que l’on adresse à la croyance en Dieu c’est moins qu’elle soit fausse mais qu’elle témoigne d’une perturbation ou d’un dysfonctionnement intellectuel; dans tous les cas, elle est irrationnelle, injustifiée, inacceptable.
[9] Pour Plantinga, la croyance en Dieu est pleinement justifiée même si elle ne repose pas sur des preuves ou des arguments.
De son côté, Kenny pense que la croyance en Dieu n’est pas justifiée - tout comme d’ailleurs la croyance contraire que Dieu n’est pas. Toutefois, celui qui croit en Dieu n’est pas irrationnel même si cette croyance peut un jour s’avérer fausse. En effet, une croyance peut être rationnelle tout en étant fausse. Kenny donne l’exemple d’une personne atteinte d’un cancer qui, pourtant, a reçu deux diagnostics d’oncologues l’assurant qu’il n’a pas le cancer. Même si sa croyance est fausse, elle est rationnelle puisque deux diagnostics l’assurent qu’il n’a pas le cancer.
Puisque la croyance en Dieu est rationnelle, même si on ne sait pas si elle vraie (ou fausse), il s’ensuit, toujours selon Kenny, qu’il est légitime de l’enseigner. Il n’est pas correct de s’opposer à l’éducation religieuse de l’enfant. L’éducation des enfants s’avère en effet une tâche impossible sans récits et des cérémonies, et le développement ultérieur à l’âge adulte consiste à faire la part des choses.
[10] […] Rejeter les récits religieux ne signifie pas nécessairement leur rejet pur et simple. […] Il n’y a rien d’irrationnel chez le croyant qui fréquente son église, sa synagogue ou sa mosquée, tout comme il n’y a rien d’irrationnel à militer à l’intérieur d’un parti politique ou d’une communauté civile.»[11]
Enfin, aussi étonnant, voire paradoxal, que cela puisse paraître, l’agnosticisme contingent laisse un espace à la prière. Prier Dieu pour que son existence devienne claire, n’est pas si irrationnel qu’il le semble de prime abord. Après tout, celui ou celle qui crie à l’aide alors qu’il n’y a personne aux alentours agit de manière parfaitement rationnel. L’agnostique aussi demande de l’aide afin qu’il soit éclairé, que Dieu existe ou non. Si Dieu existe, Dieu lui répondra.


[1] Daniel Baril et Normand Baillargeon, directeurs, Heureux sans Dieu. Des incroyants, des athées et agnostiques, témoignent, VLB éditeur, 2009, p. 50.
[2] Richard Dawkins, Pour en finir avec Dieu, Robert Laffont, Paris, 2006, p. 55. Dawkins fait remonter à Thomas H. Huxley l’invention du mot « agnostique ».
[3] David Hume, Dialogues sur la religion naturelle, douzième partie. Hume ajouta cette phrase avant sa mort en 1776.
[4] Je suis également athée à l’égard de la proposition suivant laquelle Clapton est Dieu, du moins suivant les graffitis inscrits sur les murs de la station de métro Islington à Londres en 1965. Éric Clapton n’est pas un dieu, bien qu’il soit un maître incontesté de la guitar-rock.
[5] Voir Anthony Kenny, « Agnosticism and Atheism » in J. Cornwell et M. McGhee, Philosophers and God. At the Frontiers of Faith and Reason, Continuum, Londres, 2009, p. 117-118. Pour les cinq voies de Thomas d’Aquin, voir la Somme Théologique, 1 Question 2, article 3.
[6] Voir Kenny, op. cit,. p. 112.
[7] En page 7 dans le mot de Présentation des directeurs Daniel Baril et Normand Baillargeon.
[8] Dawkins n’y allait de main morte en déclarant ailleurs : «Vous ne courez aucun danger en soutenant que lorsque, vous rencontrez quelqu’un qui ne croit pas en l’évolution, cette personne est ignorante, stupide ou dérangée (ou malveillante, mais je ne veux pas m’engager dans ces considérations).» (New York Times, 9 avril 1989, section 7, p. 34.) Dan Dennett non plus n’est pas tendre pour ceux et celles qui doutent de la théorie de l’évolution de Darwin : «Pour le dire carrément mais sans risque de se tromper, quiconque aujourd’hui doute que la variété de la vie sur cette planète est le produit du processus de l’évolution est tout simplement ignorant – qui n’a pas d’excuse, dans un monde où trois personnes sur quatre ont appris à lire et à écrire. (Darwin est-il dangereux?, Odile Jacob, 2000, p. 52.)
[9] Voir Alvin Plantinga, Warranted Christian Belief, Oxford, 2000.
[10] Cf. Kenny, op. cit., p. 123.
[11] Ibid.


VIVRE ET LAISSER VIVRE. THOMAS D’AQUIN ET L’EUTHANASIE

Philosopher, c’est apprendre à mourir.
Montaigne
Être ou ne pas être, voilà la question
Deux médecins, X et Y, administrent la même dose massive de morphine à leur patient en phase terminale souffrant affreusement d’un cancer incurable. Les deux mourront sous peu de l’effet puissant des doses de morphine. Nos deux docteurs savent pertinemment que leur patient va mourir. Seul le médecin X tue son patient. Pourquoi le médecin Y ne commet-il pas lui aussi un homicide?
Si on adopte le Principe du double effet, remontant à la Somme théologique de Thomas d’Aquin (1225-1274), alors le médecin Y n’a commis aucun meurtre, même s’il a posé le même geste que le médecin X. Le Principe du double effet énonce qu’une action peut avoir plusieurs conséquences et que ce ne sont pas toutes ces conséquences qui sont visées dans l’action. Le Docteur angélique écrit :

«Un acte peut fort bien avoir deux effets dont l’un seulement est voulu, tandis que l’autre ne l’est pas. Or les actes moraux reçoivent leur spécification de l’objet que l’on a en vu, mais non de ce qui reste en dehors de l’intention, et demeure, comme on le sait, accidentel à l’acte.»
[1]

Ainsi, le médecin Y donne des doses massives à son patient dans le but de soulager ses douleurs. Il n’a pas, en d’autres termes, l’intention de tuer son patient, de sorte qu’il n’est pas coupable d’homicide. Le médecin X, lui, avait l’intention de tuer son patient parce qu’il voulait (disons) faire cesser les souffrances de son patient.
Bon nombre sont (disons-le) d’avis que la ligne démarquant les deux cas est nébuleuse, de sorte que la distinction entre euthanasie active et passive est futile somme toute. Ainsi, pour le président de la Fédération des médecins spécialistes du Québec, le Dr Gaétan Barrette, «endormir» un patient en fin de vie aux prises avec des douleurs intolérables à l’aide de la sédation palliative, c’est poser un geste d’euthanasie. Pas d’accord, répond le Dr Vinay, responsable des soins palliatifs de l’hôpital Notre-Dame du CHUM : «Il n’y a aucune intention de meurtre là-dedans. Il y a l’intention de soulager.»
[2]
L’intention est donc au cœur du débat sur l’euthanasie, et, avec elle, celle d’action. Une des grandes questions philosophiques à ce sujet consiste à démêler l’intention de l’action.
Par «action», les philosophes entendent généralement un geste ou une pensée intentionnelle. L’«action» d’un poison sur un corps, par exemple, n’est pas une action intentionnelle, car l’action du poison ne vise pas à donner la mort. Seul l’être humain, de même que certains animaux, sont capables d’une action intentionnelle comme «tuer». Une action intentionnelle peut coïncider avec le fait de ne rien faire. Être immobile est également une action parce que l’immobilité (pour mieux observer une peinture; pour admirer un paysage magnifique, etc.) implique une intention. D’ailleurs, toute pensée est de nature intentionnelle, c’est-à-dire qu’elle vise quelque chose. Un médecin peut par exemple volontairement cesser un traitement car celui-ci causera la mort de son patient. Cesser un traitement est une action et, qui plus est, une action intentionnelle puisque toute action est par nature intentionnelle. Lorsque je casse par mégarde un oeuf, je n’accomplis aucune action, car je ne vise rien contrairement à ce qui se passe lorsque je casse un œuf pour faire la cuisine. Lorsque je cuisine, j’agis en vue d’un résultat, d’un but (me nourrir, moi ou les autres). Mon action est dirigée vers un but, un accomplissement; elle possède une direction; bref, elle a un «sens».

L’action en question
Cela posé, nous sommes pourtant loin d’être au bout de nos peines, car le concept d’action se révèle particulièrement poisseux. Examinons cette anecdote tirée d’un essai retentissant du philosophe américain Donald Davidson (1917-2003).

«Je tourne l’interrupteur, j’allume la lumière et j’illumine la pièce. À mon insu, j’alerte aussi un rôdeur de ma présence à la maison.»[3]

Pour anodine qu’elle soit, l’anecdote recèle une énigme philosophique redoutable. En effet, aie-je fait quatre choses (tourner l’interrupteur, allumer la lumière, éclairer la pièce, et avertir quelqu’un de ma présence) ou une seule? Bon nombre soutiendront que je n’ai posé qu’une seule action pouvant recevoir par ailleurs plusieurs descriptions différentes. Une seule et même action peut être décrite de diverses façons. D’où la thèse de l’identité des actions que défend entre autres Davidson. Ailleurs, il écrit :

«'Je ne savais pas que le fusil était chargé' correspond à une forme canonique d’excuse. Je ne nie pas que j’ai pointé le fusil et pressé la gâchette, ni que j’ai tiré sur la victime intentionnellement. Il est clair que ce sont deux événements distincts, puisque l’un a débuté un peu après l’autre. Mais quelle est la relation entre le fait de pointer le fusil et presser sur la gâchette, et le fait que j’aie tiré sur la victime? La réponse naturelle, et, je crois, correcte, est que la relation est celle de l’identité.»
[4]
Supposons Gontran qui presse sur la gâchette et tue Alphonse. D’après Davidson et la thèse de l’identité, les deux actes de Gontran – presser sur la gâchette et tuer Alphonse - constituent une seule et même action. Mais ces actions sont-ils véritablement identiques? Voici Gontran tuant Alphonse, et voici la balle qui part du fusil. Peut-on affirmer que le premier acte a causé le second, c’est-à-dire que Gontran tuant Alphonse a causé le coup de feu? Bien sûr que non. Il est en effet plutôt étrange d’affirmer que l’acte consistant à tuer Alphonse ait causé le coup de feu. Voici que Gontran presse sur la gâchette. Il est tout à fait correct d’affirmer que cet acte cause le coup de feu. Par conséquent, l’action de presser sur la gâchette a la propriété de causer le coup de feu, tandis que l’action de tuer Alphonse n’a pas la propriété de causer le coup de feu. Conclusion : puisque les deux actions n’ont pas la même propriété, il s’ensuit qu’elles ne peuvent constituer une seule et même action. Davidson a donc tort.
Il s’ensuit aussi que la thèse de l’identité des actions est fausse. Il nous faut donc envisager la thèse contraire, à savoir la thèse de la multiplicité des actions défendue entre autres par Thomas d’Aquin
[5]. Selon celle-ci, presser sur la gâchette et tuer Alphonse ce n’est pas faire la même chose, mais deux choses distinctes. Dans l’anecdote de tantôt, il y a bel et bien quatre actes différents et distincts, et sans doute bien d’autres encore.
L’un des problèmes auxquels est confronté cette seconde thèse, c’est sa grande prodigalité au plan «ontologique», comme disent les philosophes. L’«ontologie» est ce domaine de la philosophie qui s’interroge sur ce qui existe véritablement. Or, en adoptant la thèse de la multiplicité, on fait croître, comme disent encore les philosophes, «l’ameublement du monde» de manière inconsidérée, et cela pèche contre la fameuse maxime de Guillaume d’Occam, il ne faut pas multiplier les entités sans nécessité.
Quoi qu’il en soit, selon la thèse de la multiplicité de l’action que défend Thomas d’Aquin, lorsqu’un médecin administre des doses massives de morphine à son patient en vue de soulager ses douleurs, il pose une action, et si le patient en meurt, cet événement n’est pas une action dont il est l’auteur. Au contraire, pour le partisan de la thèse de l’identité, notre médecin fait une seule et même action; par suite, il «tue» le patient.

N’est-il jamais permis de se suicider ?

La problématique de l’euthanasie est bien contemporaine. C’est pourquoi Thomas d’Aquin n’en parle pas. Il aborde cependant la difficile question du suicide.
[6] Camus faisait du suicide le seul problème philosophique qui puisse se poser.[7] C’est cependant se donner beaucoup trop d’importance. Les partisans de l’euthanasie réclament un droit à la mort. L’homme moderne se veut souverain sur sa propre personne jusque dans la mort.
Pour le Docteur angélique, le suicide est contre-nature. L’homme, en effet, s’aime naturellement. L’amour de soi est, du moins au départ, si inné et puissant qu’on a toutes les difficultés du monde à aimer les autres. En fait, nous ne savons pas comment aimer celui ou celle que l’on est et, partant, nous n’aimons pas les autres. Il faut d’abord apprendre à s’aimer, et cela veut dire reconnaître et accepter ses propres limites, nos faiblesses, nos misères ; bref, nos manques d’amour. C’est pourquoi Thomas d’Aquin dit que le suicide est d’abord manque de charité envers soi-même.
Le suicide est aussi un manque de charité envers les autres. Contrairement à l’esprit individualiste qui marque nos sociétés modernes, l’homme, selon Thomas d’Aquin, appartient à la société, comme une partie dans un tout. En se suicidant, l’homme qui ne s’aime pas, n’aime pas les autres.
Enfin, celui qui s’aime, aime Dieu, c’est-à-dire son prochain. «Aussi quiconque se prive lui-même de la vie, pèche contre Dieu et la société.»


[1] Thomas D’Aquin, Somme théologique, 2, 2 Question 64, art. 7.
[2] Cité dans Le Devoir du samedi et dimanche 17-18 octobre 2009, Cahier C, p. 1.
[3] Donald Davidson, «Actions, raisons et causes», in Actions et événements, PUF, Épiméthée, 1993, p. 17.
[4] Donald Davidson, «La forme logique des phrases d’action», in Actions et événements, op.cit. , p. 154.
[5] Voir Thomas d’Aquin, Somme théologique, 1 2, Question 7, article 3.
[6] Voir Somme théologique, 2, 2 Question 64, article 65.
[7] Voir Albert Camus, Le mythe de Sisyphe.

vendredi 28 août 2009

La défaite du pluralisme et la garantie de succès de l’exclusivisme chrétien (dernier de trois billets)

Soyez toujours prêts à justifier votre espérance devant ceux qui
vous en demandent raison. Mais que ce soit avec douceur et crainte.
1 Pierre, 3 -15





J’ai mentionné dans le précédent billet que le pluralisme de Berlin constitue la version la plus articulée (et surtout la plus critiquée) qu’on puisse trouver. Évidemment, on peut ne pas souscrire au pluralisme berlinien tout en étant adepte du pluralisme. Il doit en effet exister plusieurs versions du pluralisme, sans quoi un pluralisme unique s’auto-réfuterait. On peut également rejeter le pluralisme de Berlin au nom d’une forme de monisme. L’exclusivisme chrétien de Plantinga constitue une forme de monisme, et c’est ce monisme que je vais défendre dans ce billet. Il apparaît que les libéraux qui défendent le programme d’Éthique et de culture religieuse (ECR) font appel à la notion de pluralisme chez Berlin. J’ai établi dans le précédent billet que le pluralisme berlinien constitue un «défaiseur» (defeater) du libéralisme. C’est-à-dire que l’admission de la notion de pluralisme berlinien constitue une contre-évidence pour le libéralisme. Je vais montrer dans le présent billet que le pluralisme ne peut être vrai puisqu’il présente un grave paradoxe, de sorte que le pluralisme ne peut être vrai. L’exclusivisme chrétien offre pour sa part une garantie de fiabilité. Il faut donc préférer l’exclusivisme chrétien au pluralisme. Or, puisque ECR fait appel au libéralisme pour l’apprentissage du pluralisme, et puisque le pluralisme et le libéralisme présentent de très sérieuses lacunes au plan logique et conceptuel, ce programme est mal conçu sur le plan philosophique. Il faut donc l’abandonner et revenir au programme d’enseignement religieux de jadis.


Contingence du pluralisme
Pour réfuter le pluralisme de Berlin, il ne serait pas suffisant de montrer que l’expérience enseigne que les conflits de valeurs se résolvent très souvent. Rappelons que, selon Berlin, les conflits de valeurs, sont par nature insolubles. La thèse de Berlin sur les valeurs est une thèse qui se veut métaphysique en ce sens qu’elle porte sur la nature ou le sens des choses en général. En d’autres termes, le monde est ainsi fait, nous dit Berlin, que les valeurs sont incommensurables et irréconciliables. Citons à ce propos cette phrase capitale tirée de son essai «Deux concepts de liberté» : «Que nous ne pouvons tout avoir est une vérité non pas contingente mais nécessaire».[1] Prenons le temps de nous arrêter afin de prendre toute la mesure de cette déclaration.
La phrase de Berlin est tout sauf claire. Elle pose problème à plus d’un titre. D’abord, Berlin nous parle de la «vérité». Il n’est plus question ici de valeur, mais de vérité, le maître mot de toute la philosophie. De plus, il n’est pas seulement question de vérité, mais de vérité nécessaire. Le pluralisme des valeurs de Berlin se transforme en un pluralisme épistémique.[2]
On peut légitimement se demander si un pluraliste est autorisé à énoncer des vérités et, qui plus est, des vérités nécessaires. Berlin nous dit que la vérité en question (qu’on ne peut tout avoir) est nécessaire, c’est-à-dire non-contingente. La distinction entre vérité contingente et vérité nécessaire est bien connue des philosophes.
Par exemple, que l’être humain ait dix doigts dans les deux mains, est une vérité contingente, c’est-à-dire une vérité qui aurait pu être autre, l’humain aurait pu avoir dans chaque main 6 doigts au lieu de 5. Rien n’obligeait apparemment à ce que les premiers hommes aient cinq doigts plutôt que 6 ou 10. Ainsi un énoncé contingent comme l’être humain a dix doigts est vrai, mais aurait pu être faux. De même, «Barak Obama est l’actuel président des États-Unis» est un énoncé contingent qui aurait pu être faux si John McCain avait été élu à la dernière présidentielle américaine.
Maintenant, 10 – 5 = 5 est une vérité nécessaire, car il est inconcevable que 10 – 5 n’égale pas 5. Il est logiquement impossible que 10 – 5 ≠ 5. En d’autres mots, il n’est pas possible que 10 – 5 ait pu donner autre chose que 5. Qu’on ne puisse tout avoir, selon Berlin, est au même titre une vérité nécessaire. Il est logiquement exclu qu’on puisse tout avoir. L’énoncé de Berlin se veut une vérité nécessaire concernant les valeurs tout comme un énoncé mathématique portant sur les nombres. On conviendra toutefois qu’il est nettement moins évident de penser qu’il est nécessaire qu’on ne puisse pas tout avoir que de penser que 10 – 5 = 5.
Pourquoi est-il nécessaire qu’on ne puisse pas tout avoir? Pourquoi n’aurions-nous pas tout? Les faits et l’expérience humaine le démontrent abondamment : l’être humain est limité et restreint dans ses choix. Les valeurs sont ainsi faites qu’on ne peut en préférer l’une aux détriments des autres, répond de son côté Berlin. Nécessairement, par conséquent, conclut Berlin, on ne peut pas tout avoir. Or, j’ai dit dans le billet précédent que l’argument qu’invoque Berlin en faveur du pluralisme, c’est la condition humaine, en somme l’expérience.
Le raisonnement de Berlin conduisant à sa thèse voulant qu’on ne peut pas tout avoir est une vérité nécessaire, est la suivante:

Prémisse : L’expérience des hommes indique qu’il ne peut pas tout avoir.
Conclusion : Nécessairement, l’homme ne peut tout avoir.

Même un débutant en logique observera aisément que ce raisonnement n’est pas valide car d’une vérité contingente (la prémisse) on ne peut logiquement déduire une vérité nécessaire (la conclusion). En d’autres termes, une induction n’est jamais certaine à 100%. C’est une loi élémentaire de logique.
La conclusion est que le pluralisme de Berlin est une vérité contingence, c’est-à-dire qu’il aurait bien pu en être autrement.


Le paradoxe du pluralisme
Mais il y a plus. Je vais montrer que le pluralisme de Berlin renferme un grave paradoxe. On vient d’établir que le pluralisme berlinien est (au mieux) une vérité contingente. Or, si la vérité est une valeur, alors la vérité doit être elle aussi plurielle, si le pluralisme dit vrai. Il s’ensuit que la vérité doit être irréductible et insoluble, du moins si on admet encore une fois que le pluralisme soit vrai. Le pluralisme est dès lors confronté au paradoxe suivant : s’il est vrai, alors il est faux; et s’il est faux, il est vrai.
En effet, s’il est vrai qu’il existe plusieurs vérités incompatibles et insolubles, alors il est faux que le pluralisme soit vrai puisqu’il n’y a pas de vérité qui soit vraie de manière absolue, pas même le pluralisme. De sorte qu’en soutenant qu’il dit le vrai, le pluralisme est un monisme. S’il est faux que le pluralisme soit vrai, alors il est vrai! Mais s’il est vrai, il est faux! Le pluralisme se bute sur une incohérence inhérente. Il n’énonce qu’un simulacre de vérité.
Dans ces conditions, il reste à examiner si le christianisme offre une vérité qui, à défaut d’être certaine à 100%, offre à tout le moins une garantie de fiabilité.



L’exclusivisme chrétien
Depuis Platon, les philosophes ont eu tendance à préférer le monisme. L’argument est que toutes les choses bonnes doivent être compatibles entre elles, ce qui conduisit, par exemple, Platon, à admettre l’existence de la Forme du Bien subsumant toutes les autres Formes des choses bonnes; les choses justes, par exemple, relevant de la Forme du Bien. Ainsi, selon Platon, le Bien constitue l’idée la plus générale qui soit et aussi la plus réelle. Nul doute que l’élève de Socrate constitue le champion de tous les monismes.
Le christianisme, c’est connu, fut fortement marqué par le platonisme. On songe en particulier à saint Augustin (354-430), évêque d’Hippone. Le Dieu chrétien est un Dieu en qui tout bien se résume et émane. Le monde créé par Dieu est donc bon. Les humains aussi. Le christianisme enseigne le monisme moral : il n’y a qu’un seul bien, et ce bien est Dieu. Le grand problème que rencontre le christianisme, c’est le mal. C’est l’objection très sérieuse qui remonte à Épicure : Si Dieu est parfaitement bon, pourquoi alors le mal existe-t-il? Dieu, qui est Amour, comme l’enseigne encore le christianisme, doit désirer éliminer le mal. De deux choses l’une, ou bien Dieu n’a pas le pouvoir d’éliminer le mal, auquel cas il n’est pas tout-puissant; ou bien, il ne désire pas l’éliminer, auquel cas il est méchant. Comment dédouaner Dieu? Le christianisme enseigne que le mal origine de l’humain – d’«Adam»- qui fut créé libre de faire ou non le bien. Plantinga répond en écho:

Dieu peut créer des créatures libres, mais il ne peut pas être la cause de ce qu’elles ne fassent pas ce qui est bien ou les déterminer à ne faire rien d’autres. Car s’il agissait ainsi, ces créatures ne seraient, après tout, pas si libre que cela; elles ne feraient pas le bien librement.[3]

On ne saurait dire : Dieu nous a donné la liberté pour le servir. En tout cas, il faudrait ajouter, pour le servir avec amour, c’est-à-dire librement.


La liberté-alliance
Mais, Dieu, dans sa préscience divine, ne devait-il pas savoir que l’humain allait «pécher», c’est-à-dire faire le mauvais choix? Oui et non. C’est la contrepartie de la liberté![4] Et c’est encore, comme chez Berlin, la liberté qui est au cœur du débat. Attention, cependant. Chez Berlin, ce n’est pas la liberté de choix de l’humain qui engendre les conflits des valeurs qui affligent notre monde, puisque ceux-ci, comme nous l’avons dit, existent indépendamment de nous, de manière objective (c’est d’ailleurs pourquoi le pluralisme de Berlin est qualifié d’objectif). Dans l’enseignement chrétien, tout se passe comme si la faute – la liberté humaine – est source d’erreur, de conflits, alors que la réalité, elle, telle que créée par Dieu, en est exempte.
Mais le christianisme admet aussi une conception radicalement différente de Dieu, de sa relation avec l’homme, du mal, etc. C’est cette conception qu’il faut privilégier. Commençons par Dieu. Dieu est essentiellement un Dieu-amour, celui que Jésus a révélé. Ce Dieu est d’une certaine manière impuissant, ou mieux, il se fait impuissant par amour de notre liberté. Comme l’écrit Jacques Duquesne : «Si Dieu n’a pas empêché Auschwitz, ni aucun génocide, ni aucun malheur du monde, ce n’est pas qu’il ne le voulait pas, c’est parce qu’il ne le pouvait pas.» Pourquoi donc ne le pouvait-il pas? Toujours en raison de notre fameuse liberté que Dieu a conféré aux hommes![5] En effet, un Dieu-amour doit se limiter, car «si j’aime, je suis dépendant de l’aimé(e).»[6] De cette manière, Dieu ne pouvait pas ne pas se faire homme dans la personne de Jésus de Nazareth. Pourquoi? Parce que l’amour est plus fort que tout.
Selon cette conception d’un Dieu-amour impuissant par nécessité de respecter notre liberté, le monde n’a pas été créé par Dieu en six jours. Comme l’écrit encore très justement Jacques Duquesne :

…la Création est une histoire en train de se faire. Dieu n’a pas fabriqué le monde comme un artisan fabrique un objet; même si cet artisan y met beaucoup de lui-même, comme on dit, même s’il y consacre le meilleur de lui-même, cet objet devient tout à fait indépendant de lui-même. Ils se séparent. Bien souvent, notre artisan ignorera même la destinée de cet objet auquel il a consacré tant de soins. La Création au contraire n’est pas terminée. Elle est en train de se faire. Elle est maintenant l’œuvre de deux associés, Dieu et l’Humanité. C’est pourquoi la Bible parle de leur Alliance.[7]

Au plan métaphysique, il s’ensuit que l’univers créé n’est pas irrémédiablement conflictuel, comme le soutient Berlin. Pour respecter la liberté humaine, Dieu n’a pas créé un monde parfait au départ, «ready-made». La perfection est à venir, comme Dieu lui-même, selon la formule liturgique : «Gloire au Père, au Fils et au saint Esprit, au Dieu qui est, qui était et qui vient.» Le défi de Dieu, c’est d’allier notre liberté à la sienne afin de parachever la Création qui reste inachevée et imparfaite.


La garantie épistémique de l’exclusivisme chrétien
C’est sur la base du précédent modèle moniste chrétien que Plantinga assure que lorsque nos facultés cognitives oeuvrent en alliance avec Dieu (sous l’instigation en particulier de l’Esprit saint), dans un environnement approprié, conçu suivant un plan visant à engendrer des croyances vraies, alors nos croyances sont garanties et sont donc fiables. Dit autrement, nous avons l’assurance que lorsque nous agissons librement en alliance avec l’Esprit saint de Dieu, nous pouvons résoudre des conflits qui, autrement, restent insolubles.
Le christianisme admet donc, comme le pluralisme, l’existence d’un monde empreint et hanté par des conflits apparemment incommensurables et insolubles. Mais à la différence du pluralisme de Berlin, le christianisme enseigne que l’Alliance Dieu-homme permet de résoudre ces conflits. Rien ne garantit en effet à 100% la foi du chrétien. Après tout, il s’agit d’une question de foi! Si la foi était certitude, alors seuls les imbéciles seraient athées. Mais l’incroyant est loin d’être un imbécile. Comme tout être intelligent, il ne demande qu’à croire en Dieu dans la mesure où il serait rationnel d’y croire. Or, d’après ce qui précède, je pense qu’il devrait y croire parce que le christianisme offre une garantie, ce qui n’est pas le cas pour le pluralisme. Le pluralisme athée de Berlin présente un pessimisme indépassable, mais surtout, il est foncièrement paradoxal; par conséquent, il est assurément faux. De son côté, le Christianisme offre un optimisme, une espérance, et il présente une garantie de vérité, contrairement au pluralisme.

Veut-on enseigner aux jeunes le vrai ou le faux? Enseigner le pluralisme, c’est enseigner en somme une pensée paradoxale et, donc, certainement fausse. Au contraire, enseigner le christianisme, c’est enseigner une religion qui offre, à défaut de la certitude, une garantie de vérité. L’exclusivisme chrétien, comme on l’a vu dans le premier de ces trois billets, est parfaitement légitime sur le plan moral et épistémique.

Voilà donc les raisons qui me conduisent à penser qu’il faut impérativement abolir le programme ECR, et remettre en place l’enseignement religieux catholique dans nos écoles.





[1] Isaiah Berlin, Éloge de la liberté, Presses Pocket, 1990, p. 216.
[2] L’adjectif «épistémique» est un néoligisme qui se rapporte à l’épistémologie. L’«épistémologie» (du grec épitémè, science, savoir) est cette displicine de la philosophie qui étudie la possibilté de la connaissance. Puisque la connaissance implique la vérité, l’épistémologie s’occupe également de la notion de vérité.
[3] Alvin Plantinga, The Nature of Necessity, Notre Dame, 1974, p. 166. Ma traduction.
[4] Le récit biblique n’est pas pour autant dédouaner des contradictions qu’il recèle. Par exemple, dans le récit biblique «de la chute d’Adam et Ève», c’est le serpent qui séduit Ève et l’invite à manger du fruit interdit. Dieu créa donc une créature mauvaise, le serpent, qui fut cause de la faute d’Adam. Conclusion : Dieu n’est pas parfaitement bon, puisqu’il a créé des créatures qui se révèlent maléfiques! Pour bon nombre de chrétiens, il n’y a rien de scandaleux dans le fait que Dieu soit «imparfait» comme on le verra dans la suite. Voir par exemple Jacques Duquesne, Le Dieu de Jésus (Grasset, 1997).
[5] Jacques Duquesne, op. cit., p. 97.
[6] Ibid., p. 98.
[7] Ibid., p. 94. Souligné dans le texte.

mardi 25 août 2009

Prendre au sérieux le pluralisme du programme d'Éthique et de culture religieuse


La liberté des uns dépend des limites que s’imposent les autres.
Isaiah Berlin, «Two Concepts of Liberty»





Le pluralisme en question
Dans le billet précédent, j’ai plaidé en faveur de l’exclusivisme chrétien. J’ai établi sa légitimité autant sur le plan moral qu’épistémique. Selon moi, il est préférable de partir de l’exclusivisme chrétien pour aborder ensuite le pluralisme, contrairement à la position qui anime le programme d’Éthique et de culture religieuse (ECR) qui vise l’apprentissage du pluralisme. L’exclusivisme chrétien permet de mieux préparer les jeunes Québécois à penser avec une pensée pluraliste. L’argument est que, même si l’exclusivisme chrétien ne peut justifier ses croyances, il offre néanmoins une garantie de fiabilité. En d’autres termes, il est préférable d’adhérer à une croyance fiable que de pas avoir de croyance du tout, car c’est sur la base de l’adhésion à des croyances fiables qu’il devient possible de comprendre les autres croyances et, partant, de mieux se comprendre soi-même.
L’idée reçue qui circule au sujet du pluralisme, c’est qu’il existe plus d’une valeur (pluralisme moral), ou plus d’une vérité (pluralisme épistémique). Très souvent, on confond le pluralisme avec une position différente, le relativisme, qui allègue que toutes les valeurs (relativisme moral) ou toutes les vérités (relativisme épistémique) se valent, qu’il n’y a pas de valeur ou de vérité qui soit supérieure aux autres. Le pluralisme signifie quelque chose de différent. Il affirme que toutes les valeurs ou toutes les vérités ne se valent pas (le pluralisme est donc différent du relativisme) et, par ailleurs, il affirme que certaines valeurs (ou vérités) entrent irrémédiablement en conflit.
Comme l’écrit Hilary Putnam : «Le pluralisme est l’un des sujets les plus importants et les plus difficiles de notre temps.»
[1] Dans ce billet, je voudrais présenter et examiner de manière critique la version du pluralisme proposée par celui qui, au XXe siècle, à élaborer et défendu avec vigueur le pluralisme des valeurs, le philosophe britannique d’origine russe, sir Isaiah Berlin (1909-1997). Quand il est question du pluralisme, celui de Berlin demeure incontournable. Bien sûr, il existe bien d’autres versions du pluralisme que celui de Berlin, puisqu’en vertu du pluralisme lui-même, il doit en exister une pluralité de versions. Je montrerai que l’exclusivisme chrétien est assez proche d’un certain point de vue de la notion du pluralisme chez Berlin tout en étant radicalement différent d’un autre point de vue. Selon moi, l’exclusivisme chrétien est préférable au pluralisme de Berlin. C'est ce que je montrerai dans le prochain billet. Après avoir présenté succinctement le pluralisme de Berlin, je montrerai qu’il entre directement en contradiction avec le libéralisme. Or, comme nous le verrons, le programme d’ECR repose sur le libéralisme. Par conséquent, le pluralisme de Berlin est incompatible avec le programme d’ECR, de sorte que, ce programme est vicié dans sa conception même, et qu’il doit être abandonné.


Un pluralisme tragique
Un Québécois catholique interviewait un jour un moine bouddhiste en lui demandant si le fait qu’il soit né catholique constituait une malchance. Le moine répondit avec tact en disant que la vie présente d’un homme correspond à la vie qu’il menait antérieurement. Le Québécois conclut qu’il avait mal vécu dans une vie antérieure pour renaître au Québec en un chrétien catholique. Un prêtre qui se trouvait à la même tribune que le moine répondit que, de son point de vue, la foi est une grâce de Dieu, de l’Esprit saint en particulier. L’interviewer poussa un soupir de soulagement en entendant cette réplique car, dès lors, il se sentit comme un enfant particulièrement choyé par Dieu.
Pour le moine bouddhiste, nous payons en cette vie pour les mauvaises conduites d’une vie antérieure. La principale valeur que prône le moine bouddhiste est celle de la juste rétribution : tu as commis tel délit en cette vie, tu paieras implacablement ta dette dans une autre existence. La valeur que proclame le catholique est, au contraire, l’absolue liberté de Dieu et de son amour.
Pour un partisan du pluralisme comme Berlin, les valeurs du bouddhisme et du catholicisme sont conflictuelles, irréconciliables et irréductibles. Aucune n’est meilleure ou supérieure à l’autre. Les deux s’affrontent directement de manière insoluble.
Autre exemple de pluralisme irréconciliable ou «incommensurable» pour employer le vocable de Berlin. La Charte québécoise des droits et libertés de la personne (1975), à l’article 41, stipule que «Les parents… ont le droit d’exiger que, dans les établissements d’enseignement publics, leurs enfants reçoivent un enseignement religieux ou moral conforme à leurs convictions…». L’État québécois ne peut honorer ce droit dit «socio-économique» en raison du fait qu’il reconnaît au préalable la liberté fondamentale de religion (article 3). C’est d’ailleurs la conclusion du rapport Proulx, suivant laquelle, l’article 41 est incompatible avec l’article 3 reconnaissant à tous les citoyens du Québec la liberté de religion. Voilà donc un autre exemple illustrant le pluralisme.
Le pluralisme berlinien est donc tragique. Comme on le verra plus après, l’idéal d’une société libérale parfaitement tolérante et harmonieuse comme le proclament les chantres libéraux aux lunettes roses constitue une pure illusion. La vie d’une démocratie libérale abonde en drames où des valeurs que nous chérissons sont sacrifiées sur l’autel du libéralisme. Le pluralisme de Berlin n’est pas un optimisme digne de Pangloss. L’idée donc que les valeurs, dans une société libérale, soient résolubles (ou « accommodables », pour emprunter un terme à la mode) constitue une belle illusion dont bon nombre de libéraux se plaise à entretenir.
Berlin n’a jamais consacré une étude approfondie au pluralisme, son thème de prédilection. Il en traite à l’occasion, principalement dans la dernière section de son fameux texte, «Two concepts of Liberty» (1958), intitulée «L’un et le multiple». Les deux concepts de liberté, «négative» et «positive», l’engage au pluralisme des valeurs. Quelle est cette distinction qu’opère Berlin dans l’idée de liberté?
Je suis libre « négativement » dans la mesure où personne ne vient me gêner dans mon action. Lorsque je traverse au feu vert de circulation, j’exerce ma liberté «négative» au sens où les automobilistes doivent me céder le passage. Les droits à la vie, à la liberté et à la propriété sont aussi « négatifs » en ce sens : personne ne doit empêcher quiconque de les exercer. Respecter la vie de l’autre : c’est ne pas lui porter atteinte; respecter sa liberté : c’est ne pas l’entraver dans ses actes et ses choix; respecter sa propriété : c’est ne pas lui prendre contre sa volonté ce qu’il possède ou encore, ne pas limiter l’usage qu’il peut en faire. Ainsi, ces droits négatifs commandent à tous les citoyens de même qu’à l’État de ne pas accomplir des actions qui entraveraient l’exercice de ces droits par leurs détenteurs.
Par ailleurs, je suis libre « positivement » lorsque les autres font quelque chose pour que je puisse accomplir mon action. La liberté d’être éduqué est une liberté positive en ce sens que nous devons tous contribuer à mettre en place les conditions nécessaires permettant l’éducation de tous et chacun. Les droits dits « positifs », tels les droits à l’éducation, à la santé, à l’emploi, à un revenu minimum, à l’aide sociale, à l’entraide, etc., commandent aux citoyens ainsi qu’à l’État d’accomplir des actions qui permettent à ceux qui en sont reconnus détenteurs de les exercer pleinement. Ces droits sont aussi appelés, droits « socio-économiques ». Ils sont apparus vers la seconde moitié du XXe siècle avec le développement de l’État providence. Ces droits sont rarement inscrits dans les chartes des droits et libertés, car leur mise en œuvre dépend de facteurs aléatoires, notamment des capacités économiques de la société. Par exemple, un État qui inscrirait le droit au travail dans sa charte s’exposerait à des poursuites judiciaires de la part de tous les chômeurs!
Berlin donne un sens «métaphysique» à la liberté positive qu’il rejette par ailleurs, privilégiant la liberté négative. Être libre au sens positif, c’est désirer être son propre maître. Or, si je dois être mon propre maître, la question se pose au préalable de savoir qui je suis au sens vrai du terme. Dans le courant de la philosophie rationaliste remontant à Platon, mon véritable « moi » s’identifie à la raison; mon « faux » moi, ce sont les désirs et les passions. Par conséquent, si je veux devenir mon propre maître, il faut que j’aspire à me soumettre à la raison et soumettre également les autres à la raison. Dès lors, je sais mieux qu’eux ce à quoi ils aspirent sans le savoir : « Il m’est alors aisé de me concevoir comme contraignant les autres pour leur bien, dans leur intérêt et non le mien.», écrit Berlin.
[2] On connaît la suite:

« Sitôt que je me place dans cette perspective, je peux me permettre d’ignorer les désirs concrets des hommes ou des sociétés, les intimider, les opprimer, les torturer au nom de leur ‘vrai’ moi, convaincu que quelle que soit la fin qu’ils poursuivent (le bonheur, le devoir, la sagesse, une société plus juste, leur épanouissement personnel), celle-ci n’est pas différente de leur liberté, c’est-à-dire du libre choix de leur ‘vrai’ moi, même si ce dernier reste souvent enfoui et inexprimé.»
[3]


En somme, la liberté positive conduit au despotisme. Robespierre, Hitler, Staline, Mao, etc., se reconnaissent dans ce lugubre portrait. Chez les philosophes, adeptes de la liberté positive, Berlin range tous les grands philosophes rationalistes, à commencer par Platon jusqu’à Hegel et Marx.
Berlin n’a pas cherché à concilier les libertés positives et négatives, car cette entreprise est celle du monisme qui, à la différence du pluralisme, exècre la diversité et plaide en faveur d’une unité rationnelle derrière la diversité apparente des valeurs. Berlin, quant à lui, se satisfait de prendre acte de l’existence de valeurs conflictuelles. D’où son pluralisme à visage humain qui reconnaît simplement que cette situation est constitutive de la condition humaine : «La condition humaine étant ce qu’elle est, écrit Berlin, les hommes sont condamnés à faire des choix et ce… en vertu d’un fait par nature incontournable, à savoir que les fins sont parfois antagoniques : on ne peut tout avoir.»
[4]
D’après Berlin, le concept négatif de la liberté est préférable à l’autre. Son argument en faveur du concept négatif ne fait évidemment pas appel à la raison, puisque la raison est mis hors-jeu, mais à l’expérience. Notre condition nous obligeant à faire des choix, autant opter pour le concept de liberté qui exclut l’éventualité redoutable de l’autoritarisme.


L’antagoniste radical du libéralisme
Optant pour la liberté négative, et rejetant la liberté positive, Berlin est demeuré un partisan du libéralisme. Il semblerait donc que le pluralisme, du moins celui de Berlin, soit compatible avec le libéralisme. Malheureusement, Berlin a été peu bavard sur ce point crucial. Après avoir cherché à donner raison à Berlin, son critique britannique, John Gray, a montré plus récemment que le pluralisme de Berlin est en réalité incompatible avec le libéralisme.
[5] Si Gray a raison, il y a aussi incompatibilité entre le programme ECR et le pluralisme, puisque le programme en question, comme je le montrerai, repose sur une conception libérale.
Le libéralisme est une philosophie politique moniste. Que ce soit sur la base d’un système de droits, ou de principes de justice comme chez Rawls, le penseur libéral entend résoudre ou arbitrer les différents conflits survenant au sujet des différentes conceptions de «la vie bonne». Comme dit le slogan rawlsien, «le juste a priorité sur le bien».
[6] Le libéral se drape de «l’ouverture» à la différence, au pluralisme, à la tolérance. C’est là cependant l’un des plus grands mythes de toute la modernité! Le libéralisme est foncièrement moniste, pas du tout pluraliste. Il laisse entendre qu’il l’est ou qu’il veut le devenir, mais il cache son monisme intransigeant derrière un système de droits ou de principes de justice.
Voyez, par exemple - un exemple parmi tant d’autres – le cas évoqué plus haut du droit à l’enseignement religieux et moral énoncé dans la Charte québécoise des droits et libertés de la personne (article 41). L’État libéral gère si bien ce conflit de droits qu’il brime purement et simplement le droit des croyants à recevoir l’enseignement religieux qu’ils réclament de droit! Tolérant, l’État libéral? Une farce grossière! Il se réfugie derrière l’existence d’autres droits jugés plus fondamentaux, en l’occurrence celui de la liberté de religion, pour soustraire le droit à l’enseignement religieux et moral. Et quand l’exercice d’un droit menace soi-disant l’intérêt public, l’État invoque alors la clause de L’exercice des libertés et droits fondamentaux (article 9.1 de la Charte québécoise) où il est stipulé que «Les libertés et les droits s’exercent dans le respect des valeurs démocratiques, de l’ordre public et du bien-être général des citoyens du Québec.» Voilà une procédure nettement conséquentialiste dans sa mouture, parfaitement contraire à la nature déontologique des droits! Qui peut oser encore croire que le libéralisme soit une philosophie politique parfaitement cohérente!
En fait, le libéralisme donne raison au pluralisme : le «bateau libéral» fuit de toutes parts; d’innombrables conflits de valeurs sont résolus arbitrairement, contrairement à ce que prétend le libéralisme. Une chose demeure : les conflits de valeurs existent malgré la mascarade moniste des solutions libérales.
En fait, le libéralisme ne peut tout simplement pas admettre le pluralisme car ce sont des philosophies politiques radicalement contraires. Il suffit d’une simple réflexion pour comprendre ce point crucial. Si Berlin dit vrai, c’est-à-dire si les conflits de valeurs sont insolubles, alors aucune autorité politique ne peut avoir de bonnes raisons d’imposer à qui que ce soit une solution à ces conflits qui, par nature, sont insolubles. Ce qui signifie qu’un État libéral devrait s’abstenir de légiférer, c’est-à-dire d’exister. Voilà l’objection centrale, selon Gray, du pluralisme contre le libéralisme. Alors, le libéral qui veut intégrer le pluralisme doit cesser de rêver. Il doit abandonner le libéralisme s’il veut véritablement épouser le pluralisme.



Le libéralisme du programme ECR
Dans l’introduction à Éthique, culture religieuse, dialogue, Georges Leroux écrit :

L’école laïque n’est pas en effet l’école de ceux qui ont renoncé à la religion et qui tolèrent en les méprisant ceux qui lui conservent une place dans leur vie; elle est l’école du respect de la liberté de religion et de la liberté de conscience de tous. L’athéisme et l’agnosticisme y trouvent une place aussi légitime que la croyance. La démocratie à l’école est à ce prix, et tous les arguments qui, déjà, dans le rapport Proulx, montraient l’importance de cette neutralité dans une société pluraliste nous apparaissent aujourd’hui comme des arguments déterminants.
[7]

On ne peut pas trouver plus belle profession de foi au libéralisme que ce passage. La neutralité accueillante à la diversité dont se drape le libéral est ici éloquente. Tous les conflits réels entre les divers protagonistes sont ici balayés sous le tapis de la neutralité apparente du respect des libertés de conscience et de religion. Ces droits sont conçus comme soustraits aux conflits. Ils les transcendent.
En bon programme de facture libérale, le cours ECR va donc chercher à colmater arbitrairement les conflits insolubles que posent le pluralisme en ramenant constamment l’élève aux balises inviolables mais arbitraires que sont les droits de la personne. Les plus lucides des élèves ne manqueront d’observer que la résolution de ces conflits est arbitraire et que ce programme est lui-même foncièrement arbitraire. Ils arriveront au collégial avec une pensée plus confuse encore que celle avec laquelle nous arrivent nos étudiants actuels.

Dans le prochain billet, je montrerai pourquoi l’exclusivisme chrétien est préférable au pluralisme.



[1] Hilary Putnam, «Forword» à Pluralism. The Philosophy and Politics of Diversity. M. Baghramian et A. Ingram, éditeurs, Routledge, Londres, 2000, p. XI.
[2] Isaiah BERLIN, « Deux conceptions de la liberté », in Éloge de la liberté, chapitre 3, Presses-Pocket, 1990,
p. 167-218. Je déplore la traduction française du titre, car il s’agit bien de concept et non de conception, laquelle renvoie à la subjectivité humaine. Les concepts, pour Berlin, tout comme les valeurs d’ailleurs, sont objectives.
[3] Ibid., p. 181.
[4] Isaiah Berlin, op. cit., Introduction, p. 47.
[5] John Gray, «Where Pluralists and Liberals Part Company», in Pluralism. The Philosophy and Politics of Diversity. M. Baghramian et A. Ingram, éditeurs, Routledge, Londres, 2000, p. 85-102. Dans Berlin (Fontana, 1995), Gray fait tout en son pouvoir pour soutenir l’indéfendable. Il s’est ensuite ravisé dans l’article mentionné.
[6] John Rawls, Théorie de la justice, chapitre 1, section 6.
[7] Georges Leroux, Éthique, culture religieuse, dialogue. Arguments pour un programme, Fides, 2007, p. 16.

jeudi 13 août 2009

Contre le pluralisme du cours d’Éthique et de culture religieuse. Une défense de «l’exclusivisme chrétien» d’après Alvin Plantinga

On est injuste envers Descartes lorsqu’on qualifie de peu de sérieux son appel à la véracité de Dieu. En fait, c’est seulement en admettant un Dieu moral et toujours égal à lui-même que la «vérité» et la recherche de la vérité sont à priori capables d’avoir un sens et de promettre le succès. Si ce Dieu est mis de côté, il est permis de poser la question de savoir si d’être trompé ne fait pas partie des conditions de la vie.
Friedrich Nietzsche, Fragments posthumes




Le pluralisme en question
Les promoteurs du nouveau cours d’Éthique et de culture religieuse tablent dans leur argumentaire sur les vertus du pluralisme moral et religieux. Par exemple, l’argument central de l’essai de Georges Leroux, Éthique et culture religieuse, dialogue. Arguments pour un programme (Fides, 2007) est, en gros, le suivant : il existe, de facto, un pluralisme dans la société québécoise ; ergo, l’apprentissage du pluralisme moral et religieux dans le dialogue doit être la norme. D’autres prémisses sont invoquées, dont celle voulant que personne ne peut s’ériger en juge des croyances d’autrui ; de plus, le principe d’égalité, au cœur de l’État démocratique québécois, veut que toutes les confessions de foi soient considérées pareillement. Devant ces faits sociaux et ces valeurs partagées par une majorité de Québécois, l’auteur conclut à la nécessité d’une éducation au pluralisme moral et religieux.
À lire la défense de Leroux du programme en question, on a souvent l’impression qu’il commet une erreur de raisonnement, ce que les philosophes désignent sous le nom de «sophisme naturalisme». Leroux semble passer allégrement de ce qui est à ce qui doit être, au sens où la diversité des valeurs et des croyances ambiantes de la société québécoise et de ses institutions laïques est si prégnant qu’il convient d’abouter l’éducation à cette nouvelle réalité sociale non seulement québécoise mais internationale. Dans les faits, le pluralisme paraît être une démarche irrésistible, et chercher à s’y opposer c’est s’engager dans un combat d’arrière-garde. Qui peut sérieusement s’opposer au rouleau compresseur de la laïcité ?[1] Le pluralisme de jure, dont Leroux se fait l’apôtre, consacre ainsi la victoire totale de la laïcité sur le religieux.
On a fait jusqu’ici la part belle au pluralisme. À mon avis, on ne l’a pas encore problématisé, questionné et sondé comme il convient. On tient le pluralisme comme une évidence allant de soi ; il ne s’agit dès lors que de le justifier au plan légal et politique. La question du pluralisme fait songer à l’engouement extraordinaire que connaît aujourd’hui l’écologie. Le débat n’est plus de savoir s’il faut ou non lutter contre les changements climatiques; mais plutôt: comment ne pas être écologiste!
John Stuart Mill était d’avis que lorsqu’on ne connaît que son propre point de vue, on ne le connaît pas ![2] C’est uniquement lorsqu’on connaît le point de vue contraire mieux que ne le connaît notre adversaire, qu’on est en droit de le critiquer. Je soutiens que jusqu’ici on a rien compris à la position «anti-pluraliste», mis au banc des accusés, que nous désignerons ici par «exclusivisme» selon le vocable que lui a prêté le philosophe américain Alvin Plantinga. Partant, on ne connaît pas le pluralisme. J’aimerais dans les lignes qui suivent présenter les objections du principal opposant au pluralisme : l’exclusivisme chrétien d’Alvin Plantinga.[3]


La défense de l’exclusivisme chrétien
Âgé de 77 ans, Plantinga peaufine depuis plus de trente ans une défense au plan philosophique de la foi chrétienne. L’ouvrage que publia l’auteur en 2000, Warranted Christian Belief[4], constitue sans doute son magnum opus. Ce qui est remarquable entre autres chez ce philosophe chrétien, c’est qu’il a cherché à justifier la foi chrétienne non pas sur des bases théologiques, mais essentiellement épistémologiques.
En bon chrétien, Plantinga énonce d’abord deux de ses croyances chrétiennes fondamentales :

(1) Le monde a été créé par Dieu, un être tout-puissant, omniscient et parfaitement bon ; cet être est une personne qui a des croyances, des buts, un plan et possède des intentions ; il est en mesure d’accomplir ses intentions.
(2) L’être humain cherche le salut. Dieu a donné son Fils unique qui, par son incarnation, sa vie, sa mort et sa résurrection offre le salut.

Devant ces croyances chrétiennes, le partisan du pluraliste religieux fait valoir l’objection courante : comment peut-on admettre ces vérités alors qu’il existe bien d’autres confessions religieuses qui proclament des vérités différentes ? Plantinga réplique en appelant un chat un «chat» : seules les croyances chrétiennes sont vraies ; les croyances des autres religions sont fausses. En bonne logique bivalente, si je crois que p, alors je crois que p est vrai ; cela implique logiquement que non-p est faux. Ainsi, l’exclusivisme de Plantinga soutient que seules (1) et (2) sont vraies, de sorte que toutes les autres propositions incompatibles avec elles sont réputées fausses.
Une vaste majorité d’entre nous, même des croyants, condamne l’étroitesse apparente de vue de l’exclusivisme. On le condamne comme étant «arrogant au plan intellectuel», on le fustige en parlant d’«impérialisme», d’«ethnocentrisme», de «religiocentrisme», etc. De plus, il paraît certain que l’exclusivisme est irrationnel, injustifiable, arbitraire, délirant, voire odieux et vil. Il importe de remarquer que ces critiques ne portent pas tant sur les «vérités» de l’exclusivisme, que sur la «posture» elle-même de l’adepte qui l’adopte en proclamant l’universalité de ses croyances.
Plantinga réfute ces accusations portées contre l’exclusivisme. Ces accusations sont de deux types. D’abord, elles sont d’ordre moral : l’exclusivisme ne serait pas correct parce qu’il serait présomptueux et arrogant d’affirmer que les autres confessions religieuses errent. Par ailleurs, l’exclusivisme est irrationnel et injustifié. Voyons comment Plantinga récuse cette double accusation.


Réfutation de l’objection morale
Il faut d’abord s’entendre sur la définition de l’«exclusiviste». Selon Plantinga, un exclusiviste c’est quelqu’un qui admet les propositions (1) et (2) mentionnées (ou toutes autres) comme étant vraies, alors que les autres sont fausses, comme on l’a dit précédemment. S’il croit en la première et la seconde croyances (ou toutes autres propositions), il est aussi convaincu que ceux et celles qui croient en d’autres vérités se trompent et croient ce qui est faux. L’exclusiviste se sent ainsi privilégié de croire en ce qu’il croit. Il croit savoir des choses d’une très haute importance que les autres ignorent et qu’il souhaite partager. Malgré cela, l’exclusiviste a) est informé de l’existence d’autres religions ; b) il sait pertinemment ce qu’il y a de religieux dans les autres religions ; c) sait pertinemment qu’il n’y a pas d’arguments qui puissent convaincre tout le monde des vérités auxquelles il adhère.
L’exclusivisme, tel qu’il vient d’être défini, est-il donc quelqu’un d’arrogant, de «religiocentrique»? Pas vraiment. En tant qu’exclusiviste, il se rend compte qu’il ne peut convaincre les autres, mais continue tout de même à croire ce en quoi il croit. Est-il arrogant de croire ce en quoi il croit de préférence à ce que les autres croient ? Non. Supposons qu’il refuse de croire aux croyances (1) et (2). Est-il encore arrogant ou présomptueux ? Pas davantage.
Supposons maintenant que l’exclusiviste reste neutre vis-à-vis la première et la seconde croyances (ou de toutes autres propositions): il ne les nie pas, ni ne les affirme. Est-il cette fois-ci arrogant et présomptueux ? Apparemment pas, car il n’affirme ni ne nie quoi que ce soit. Mais certains vont alléguer que l’exclusiviste est présomptueux dans la mesure où sa soi-disant neutralité indique que la bonne attitude à adopter c’est la sienne.
Le fait est – ainsi court le préjugé – que l’exclusiviste chrétien (ou de toute autre confession) paraît toujours en faute ; il se trouve dans ce qu’on appelle en anglais «a no-win situation». En réalité, toutefois, lorsqu’on l’examine avec un soin charitable, on ne trouve rien à lui reprocher.
Peut-être, qu’au fond, l’objection morale que l’on adresse à l’exclusiviste, c’est que sa position revient à une forme d’égoïsme : il n’est centré que sur sa personne. On oublie cependant que l’exclusivisme, tel que défini précédemment en a), b) et c), implique qu’il sait que d’autres ont des croyances différentes des siennes ; il le reconnaît ; il les respecte. Ce qui choque, c’est l’affirmation brutale que les autres croyances sont fausses.
On peut, si on le veut, étirer le concept d’égoïsme, pour y faire entrer la croyance à la vérité. Il s’en trouve en effet pour dire que quoi que l’humain fasse ou croit, il agit toujours par égoïsme, tout acte ou toute croyance n’ayant d’importance que pour assurer notre propre survie, entre autres la croyance religieuse qui vise à assurer notre propre vie après la mort. À ce compte, toutefois, personne ne peut être altruiste. Même Mère Teresa, passerait pour la personne la plus égoïste qui ait jamais existé. Évidemment, si l’on vide de son sens le mot «altruiste», alors, son opposée, «égoïsme» perd également tout sens.


Conclusion : on ne peut proprement pas qualifier d’égoïsme le partisan de l’exclusivisme, et on ne voit pas ce qu’il y a d’immoral à l’être.


Réfutation de l’objection épistémique
Au fond, l’objection morale adressée contre l’exclusivisme chrétien ou tout autre, tient à ce qu’il n’est pas en mesure de justifier ses croyances de manière objective et neutre. L’exclusivisme est partial, dit-on. Au pire, c’est un vicieux au plan épistémique. Voilà son grand tort. Plantinga serait immoral parce qu’il n’est pas capable a) d’apporter des preuves convaincantes de ses croyances et, b) parce que beaucoup rejettent ses preuves ; celles-ci résidant en dernière analyse dans l’expérience personnelle qu’on ne serait vérifier de manière indépendante. Examinons à tour de rôle ces objections de nature épistémique.
En premier lieu a), Plantinga enfreindrait le fameux principe de Clifford qui, dans «L’Éthique de la croyance», stipulait

c’est un tort, toujours, partout et pour quiconque de croire quoi que ce soit sur la base d’une évidence insuffisante.[5]

Bien avant Clifford, son compatriote, le grand John Locke (1632-1704), avait lui aussi posé un principe établissant les bonnes et les mauvaises croyances, lorsqu’il énonce, dans le quatrième tome de son monumental Essai sur l’entendement humain (1690), le principe moral suivant

Ne pas soutenir une proposition avec plus de conviction que ne le justifient les preuves sur lesquelles elle est bâtie.

La première et la seconde croyances de Plantinga sont ici mises au banc de l’accusé : ne sont-elles jamais que fantaisies malsaines ne reposant que sur une évidence insuffisante, voire inexistante? À défaut de quoi, ces croyances religieuses ne sont que crédulités dangereuses qui devraient être impérativement éradiquées. Ainsi, l’exclusiviste chrétien serait un délinquant au plan épistémique. Sa posture est comparable à celui ou celle qui croit à l’existence des extra-terrestres et des soucoupes volantes, alors que dans l’état actuel des choses, on ne peut rien affirmer en ce sens.
Le problème, toutefois, qui se pose avec le principe moral de Clifford-Locke, c’est qu’il s’auto-réfute parce qu’il ne satisfait pas lui-même à ses propres exigences! Quelle est, en effet, l’évidence sur laquelle repose la croyance voulant qu’il faille toujours supporter nos croyances par les évidences dont nous disposons? On peut donner deux ou trois bons exemples justifiant le principe en question. Mais, au-delà, il s’agit d’un sophisme, celui de la généralisation hâtive. Pour cette raison, le principe de Clifford-Locke n’est pas justifié.
L’épistémologie de Plantinga est «anti-fondationnaliste»; elle se veut plutôt «fiabiliste».[6] Depuis les Lumières, en fait depuis l’essor de la science expérimentale moderne, la conception fondationnaliste du savoir s’est imposée. La connaissance est conçue comme un édifice à la base duquel se trouvent certaines croyances de base évidentes et incorrigibles. Chez Descartes, les croyances de base évidentes par elles-mêmes ce sont «les idées claires et distinctes», dont le fameux cogito (le Je pense donc je suis). Le principe de Locke-Clifford se veut ainsi un principe fondamental de contrôle des croyances en bonne et due forme. Aussi, certaines croyances n’obéissant pas au principe de Locke-Clifford, en particulier les croyances religieuses, ont perdu leur légitimité de droit. En d’autres termes, il est aujourd’hui parfaitement irresponsable de croire ce que les religions enseignent, dont le christianisme qui a pourtant marqué la civilisation occidentale. Le chrétien est pour ainsi dire mis au banc des accusés et sommé de justifier ses croyances ou de les récuser. Mais le procès est non fondé car il est biaisé par le fait que la poursuite adopte une épistémologie fondationnaliste comme norme de justification des croyances. Alvin Plantinga est le premier a démonté les vices de procédure d’un procès qu’intente depuis plus de trois cent ans les partisans des Lumières à la croyance religieuse. En particulier, il a montré que la norme de justification des croyances se réfute elle-même. En toute légitimité, il peut dès lors rejeter l’épistémologie fondationnaliste. Libérée, une autre voie épistémologique s’ouvre donc pour justifier la croyance religieuse que Plantinga a baptisé d’«Épistémologie réformée».
Puisque les croyances chrétiennes ne peuvent être justifiées ou fondées sur des principes de base, sont-elles au moins fiables. Toute la question est de savoir si les croyances de l’exclusivisme sont fiables ou non. En d’autres termes, les croyances exclusivistes offrent-elles une garantie quant à leur vérité? Oui, répond Plantinga.
D’abord, il faut définir le concept de garantie (warrant). Pour résumer : une croyance possède une garantie pour quelqu’un si et seulement si elle est engendrée au moyen de facultés cognitives fonctionnant correctement, dans un environnement adapté à l’exercice de ces facultés; et, enfin, si ces facultés sont conçues suivant un plan visant à engendrer des croyances vraies.[7] Or, d’après Plantinga, ses croyances satisfont au trois critères précédents d’une garantie; ses croyances sont donc fiables.
Comment au juste? Notons que Plantinga ne fait pas appel à une expérience mystique aussi insondable qu’invérifiable. Toujours d’après ce qu'enseigne le Christianisme, c’est l’Esprit saint qui, œuvrant dans le cœur des hommes, nous ouvre à la confiance nécessaire au bon entendement des Évangiles. Donc, les croyances chrétiennes sont garanties si, évidemment, elles sont vraies. Dès lors, toute la question est de savoir si elles sont vraies. Sur ce point, comme on l’a vu, Plantinga ne pense pas qu’on puisse offrir de preuve fondationnelle puisqu’une telle demande est impossible à satisfaire. (Rappelons que Plantinga rejette le fondationnalisme.) Il n’en demeure pas moins que la première et la seconde croyances de Plantinga offrent une garantie – du moins, en supposant qu’elles sont vraies.
Passons maintenant à l’objection épistémique suivant laquelle beaucoup rejettent les croyances de Plantinga et adhèrent à d’autres croyances religieuses. En somme, l’objection veut que les croyances religieuses soient conditionnées historiquement. Si Plantinga était né en Chine, il serait sans doute taoïste ou bouddhiste ; mais le hasard l’a fait naître en Indiana, aux États-Unis et - ce qui n’est sans doute pas un pur hasard - il est membre de l’église épiscopalienne, tout comme George W. Bush. S’il était né au Québec, il serait peut-être catholique ou athée. Le même raisonnement vaut pour l’esclavage. Bon nombre aujourd’hui pense que l’esclavage est mal ; s’ils étaient nés au États-Unis au dix-huitième siècle, ou à Rome sous les Césars, ils auraient sûrement pensé différemment sur ce point.
À cette objection, Plantinga répond qu’une croyance morale ou religieuse ne perd pas automatiquement sa garantie si elle est crue à différents moments de l’histoire et dans différents coins de la planète. Si les critères de garantie sont satisfaits, et que la croyance est vraie, alors la croyance demeure garantie quelle que soit l’époque et le lieu où je suis né. Pour reprendre le dernier exemple, l’esclavage est mal quel que soit l’époque et le lieu où je vis. Ce qui garantie ma croyance, c’est que chaque humain possède une dignité, et aucun humain ne doit traiter son semblable simplement comme un moyen. Il est vrai que, pour Aristote, l’esclave (doulos) est un instrument (organon).[8] Sur ce point, Aristote se trompait (comme sur bien d’autres points). Il est vrai que le contexte culturel dans lequel il vivait le conduisit à approuver l’esclavage. Mais tous les Grecs n’étaient pas de cet avis, dont Antiphon qui affirmait que l’esclavage résultait de la force.
Venons-en, pour terminer, à ce qui, sans aucun doute, constitue l’objection principale du pluralisme contre l’exclusivisme. Formulons-la ainsi : les croyances religieuses sont sur un même pied quant à la vérité: un chrétien a autant raison d’être dans la vérité qu’un musulman. Plantinga croit que Jésus-Christ est (Fils de) Dieu ; l'ayatollah Sayyid Ali Khamenei, l’actuel Guide suprême d’Iran, croit que Jésus-Christ n’est pas Dieu, il n’est qu’un prophète, et Mahomet est le plus grand des prophètes.
Plantinga ne croit pas pour autant qu’il lui faille abandonner sa croyance parce que tous les deux ont la ferme conviction qu’ils ont raison ; ou encore, que Plantiga doive suspendre sa croyance en attendant qu’il trouve un argument qui convainc qu’ Ali Khamenei se trompe. Plantinga admet cependant qu’il peut bien se tromper ; en tout cas, il ne peut être accusé ni d’irrationalisme ni d’arrogance au plan épistémique. Il croit en toute sincérité que l’Esprit saint, qui œuvre en lui, l’incite à croire qu’il est dans une meilleure posture épistémique que Ali Khamenei. Encore une fois, il peut se tromper, mais il n’est sûrement pas coupable d’adhérer à la vérité que Jésus-Christ est (Fils de) Dieu.


Conclusion
Le pluralisme rejette au départ la vérité ; le chrétien est assuré de posséder la vérité et cherche à la comprendre. C’est le mot fameux de saint Anselme : fides quaerens intellectum: la foi cherchant l'intelligence. Je crois pour comprendre. Plantinga est philosophe d’abord parce qu’il est chrétien. Aussi scandaleux que cela puisse paraître aux tenants du pluralisme, l’exclusivisme est la meilleure voie pour le développement de l’esprit critique car il ne rejette pas au départ l’idée de vérité. Malgré ses positions anti-chrétiennes notoires, Nietzsche avait parfaitement bien compris la démarche épistémologique qui sous-tend l’exclusivisme chrétien (voir la citation mise en exergue). L’exclusivisme chrétien de Plantinga, offre plus de garantie à la vérité, même si on n’est pas en mesure de prouver les croyances fondamentales chrétiennes, tout simplement, comme nous l’avons vu, parce que cette entreprise fondationnelle est illusoire. Pour penser le pluralisme, il faut partir de l’exclusivisme, et non l’inverse, comme le souhaite le programme d’Éthique et de culture religieuse. À mon avis, il n’aurait pas fallu abolir le cours d’enseignement religieux catholique dans nos écoles. À la lumière de ce qui précède, je suis d’avis que le pluralisme religieux sur lequel repose le cours d’Éthique et de culture religieuse est une voie sans issue et conduit tout droit à un échec.



[1] La position de Leroux est plus nuancée, dans la mesure où elle rejette le modèle républicain français d’une laïcité qui «ne se reconnaît aucune mission de transmission des symboles et des normes». Mais, somme toute, l’argumentaire est faible.
[2] John Stuart Mill, De la liberté, chapitre 2, De la liberté de discussion.
[3] Alvin Plantinga, «A Defense of Religious Exclusivism», in James F. Sennett, The Analytic Theist. An Alvin Plantinga Reader, Eerdmans, 1998, p. 187-210. Voir aussi, Warranted Christian Belief, Oxford, 2000, chapitre 13, «Postmodernism and Pluralism», p. 422-457.
[4] Ourvrage faisant suite à deux autres consacrés à la notion épistémique de «garantie» (warrant), Warrant: The Current Debate, et Warrant and The Proper Function, tous deux publiés en 1993.
[5] William Kingdon Clifford (1845-1879), «The Ethics of Belief,» in E.D. Klemke, A D. Kline, R. Hollinger, Philosophy. The Basic Issues. St. Martin’s Press, 1982, p. 45. Ma traduction. Le texte de Clifford paru originalement en 1879 dans ses Lectures and Essays.
[6] Sur ce point, on consultera en français le lumineux petit ouvrage de Roger Pouivet, Qu’est-ce que croire?, Vrin, 2006.
[7] Voir Warranted Christian Belief, chapitre 6.
[8] Voir Aristote, Politiques 1, 1253b, 30.