dimanche 30 août 2015

LE PARADOXE DE DIEU. Réplique à Michel Métayer, « Les paradoxes religieux » in Ces paradoxes qui nous habitent (PUL, 2013, p. 241-264)

Dieu créa l’homme à son image, dit la Bible, les philosophes font le contraire, ils créent Dieu à la leur. »
G.C. Lichtenberg



On doit féliciter le professeur de philosophie aujourd’hui à la retraite, Michel Métayer, d’avoir réussi à colliger sous forme d’énoncés paradoxaux les principales objections contre le christianisme. Bon nombre de mes collègues doivent le remercier d’avoir dit tout haut ce que plusieurs d’entre eux pensent tout bas. La suggestion pourrait être faite à mes collègues professeurs de philosophie de rédiger, d’après le dernier chapitre de Ces paradoxes qui nous habitent, une sorte de Déclaration des Philosophes contre la foi religieuse au monothéisme. Pour ma part, je ne signerai jamais une telle Déclaration, non pas seulement parce que je suis croyant, mais parce que ce texte, du moins le chapitre en question de Métayer, contient de sérieuses méprises.

Saint Thomas d'Aquin o.p.
            La première de ces méprises concerne un point méthodologique. Métayer n’entend pas entrer dans ce qu’il appelle « l’écueil intellectualisme » (p. 242), c’est-à-dire – si je comprends bien - dans les discussions techniques visant à résoudre les paradoxes religieux relevés. C'est curieux. Métayer est surtout soucieux d’identifier les problèmes, contradictions, incohérences, paradoxes, etc., pris au pied de la lettre, tels qu’ils se présentent prima faciae. Si un philosophe se souciait de présenter, exemple, le paradoxe logique de Russell (« La classe des classes s’appartient-t-elle ou non à elle-même ? »), il aurait sans à cœur de présenter la solution que Russell lui-même présenta de son paradoxe, à savoir la fameuse « théorie des types ». S’il ne le fait pas, on aurait le droit de blâmer son manque d’esprit critique, vertu par excellence du philosophe. Thomas d’Aquin (1224-1275), le théologien par excellence de l’Église catholique, proposa une série de réponses à la difficile question de de Dieu. Métayer passe cela sous le silence.

            Autre méprise méthodologique. Dieu doit répondre, selon Métayer, à des réquisits humains. Cinq, en fait. Puisque Dieu est l’être suprême inconcevable et incompréhensible, suivant l’auteur, Il doit être… compréhensible pour les humains; … se révéler aux humains; … ressembler aux humains; … interagir avec les humains; … juste et bon dans sa conduite envers les humains. C’est alors un secret de Polichinelle que ces cinq exigences conduiront successivement à cinq beaux paradoxes. Pourquoi ces contraintes imposées à Dieu ? C’est que, selon l’auteur, « l’idée de Dieu est d’une grande abstraction » de sorte qu’il convient de la ramener sur le « plancher des vaches », c’est-à-dire au niveau humain. Nivellement par le bas, pour ainsi dire. Dieu doit donc se plier aux exigences de l’intelligence humaine. Dans Mon testament philosophique, Jean Guitton écrit : « Si Dieu était facile, il serait à portée de main. Il ne serait pas transcendant et ne serait pas Dieu. Mais si Dieu est Dieu, il y a une disproportion entre Lui et nous. Rien d’étonnant à ce que, pour l’apercevoir, nous devions nous dresser sur la pointe de l’esprit.»[1]

Les efforts intellectuels furent remarquables pour se hisser à un horizon où Dieu peut être entrevu. Thomas d’Aquin fut l’un de ceux qui tenta de penser « l’impensable ». Or, Métayer refuse d’examiner ce genre de prouesses intellectuelles. Dommage. Peut-être pense-t-il avec Russell, et bon nombre de mes collègues, que le « Docteur angélique » n’est absolument pas digne d’être tenu comme un véritable philosophe.[2] Lord Russell en effet écrit dans sa monumentale Histoire de la philosophie occidentale (1945):

On trouve chez Thomas d’Aquin peu de véritable esprit philosophique. Il n’agit pas, comme le Socrate de Platon, en suivant l’argument jusqu’à son terme quel qu’il soit. Il ne s’engage pas dans une recherche, dont le résultat est imprévisible. Avant de commencer à philosopher il sait déjà d’avance la vérité: elle est déclarée dans la foi catholique. S’il peut trouver des arguments, en apparence rationnels pour certaines parties de la foi, tant mieux; s’il ne le peut pas, il retombe sur la révélation. Trouver des arguments pour une conclusion fixée d’avance n’est pas de la philosophie mais une plaidoirie spéciale. Je ne puis donc admettre qu’il mérite d’être placé au même niveau que les meilleurs philosophes, tant en Grèce que dans les temps modernes. [3]


Il s’agit là de la part de Russell d’un jugement parfaitement malheureux et inique. Russell, athée avoué et militant, détestait Thomas d’Aquin. Je doute qu’il ait sérieusement lu une seul ligne de la Somme théologique; où s'il a lu l'Aquinate, c'est à travers ses propres lunettes farouchement anti-aristotéliciennes. Russell avait en effet déclaré l’anathème sur la philosophie aristotélicienne et ses successeurs. N’écrivait-il pas cette phrase qui tue au sujet d’Aristote dans The Scientific Outlook (1931): « Aristote, il faut le dire, fut l’un des grands malheurs de l’humanité. »[4]

Thomas d’Aquin fait sien la démarche de la théologie remontant à saint Augustin : Fides quaerens intellectum, la foi cherchant à comprendre.[5] C’est peut-être ce qui offusque tant Russell et ses successeurs. Mais, lui-même, Russell, n’a-t-il pas confesser sa foi dans le logicisme ? N’a-t-il pas consacré un immense volume (les Principia Mathematica) à démontrer que les mathématiques sont réductibles à la logique ? N’y a-t-il pas là une thèse (le logicisme) fixée d’avance ? Par ailleurs, le projet logiciste de Russell et de Frege n’a-t-il pas échoué lamentablement ? En somme, Russell n’a pas à faire la leçon à Thomas d’Aquin lequel, par la méthode de la disputatio, se faisait un devoir de toujours considérer les opinions contraires à la sienne.

Il y a, enfin, une troisième méprise dans le chapitre de Métayer : un paradoxe n’est pas forcément un échec de la pensée, du moins si l’on songe à l’auteur du Tractatus logico-philosophicus, Ludwig Wittgenstein. J’y reviendrai à la fin.

Pour le moment, puisque Métayer n’entend en aucune manière se référer aux solutions « intellectuelles » proposées des paradoxes religieux, je voudrais ici exposer assez succinctement la démarche de Thomas d’Aquin concernant l’épineuse question des « noms de Dieu ».

Les chrétiens comme moi parlent de Dieu comme d’un Père. Notre Credo commence par « Je crois en Dieu, le Père tout-puissant ». Jésus désignait le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, de « Père », au grand dam des juifs radicaux, en particulier les pharisiens (dont saint Paul, ou Saul, faisait partie, avant sa conversion). Il s’agit, il va de soi, d’une métaphore. Dieu n’a rien d’un père qui engendre les hommes selon la génération sexuelle. Cependant, le concept de père a l’avantage d’être signifiant pour le commun des mortels puisqu’il rapproche Dieu d’une réalité humaine fondamentale, la paternité et, avec elle, l’amour d’un père pour ses enfants. Dieu nous aime comme un père aime ses enfants, et bien encore davantage. Il se soucie de nous ; Il est prêt à tout pour notre bonheur. Il a même envoyé parmi les hommes son Fils, Jésus Christ.

La Bible abonde en images métaphoriques touchant Dieu. Dieu est une forteresse, un rocher, un rempart. De même, Dieu se met parfois en colère ; il est un Dieu jaloux ; il ne tolère pas qu’on ne l’aime pas ou qu’on aime d’autres divinités. Par ailleurs, est « miséricordieux », lent à la colère ; Il pardonne nos fautes. Ce ne sont là que quelques exemples de noms ou d’expressions tous aussi métaphoriques les uns que les autres. Comme on sait, la métaphore est une figure de style qui transpose une qualité ou un attribut d’un être appartenant à un autre. L’exemple classique : La neige a recouvert le sol de son blanc manteau. La neige est comparée à un vêtement blanc. Il est littéralement faux de comparer la neige à un vêtement puisque ce sont deux concepts radicalement distincts. Mais la comparaison permet d’exprimer la réalité de la neige. Les croyants expriment la présence de Dieu dans leur vie. Victor Hugo disait : « Tout homme est un livre où Dieu lui-même écrit » L’homme est comparé ici à un livre, et Dieu à l’écrivain. Bien que l’énoncé soit littéralement faux, il contient une part de vérité importante. Tout comme la première phrase de la chanson de Gilles Vigneault Mon pays : « Mon pays ce n’est pas un pays, c’est l’hiver ». La métaphore de la saison hivernale permet au chansonnier de qualifier de manière éloquente l’identité de son pays. Même si l’énoncé est littéralement faux, il comporte une vérité profonde. Il en va de même avec l’énoncé du Credo, Dieu, le Père tout-puissant.

Le langage religieux ne roule pas que sur la métaphore. Thomas d’Aquin identifie trois autres usages du langage religieux, l’usage univoque, équivoque et analogique. Le monde univoque du langage est celui où un prédicat est attribué en toute vérité à un sujet ou un être. Par exemple, Fido est un chien. Ou encore : Ma mère est une femme. Dans ces deux cas, le prédicat désigne proprement l’être ou l’essence du sujet. Or, remarque l’Aquinate, il ne saurait y avoir d’usage univoque dans le cas de Dieu. C’est-à-dire : on ne peut tout simplement pas qualifier la nature de Dieu, ce qu'il est en lui-même, qui demeure parfaitement inconnaissable. Ici, il faut citer ce passage tiré de la Somme théologique :

Nous pouvons le nommer [Dieu] d’après les créatures, mais non pas de telle sorte que nos noms puissent prétendre exprimer l’essence divine telle qu’elle est en elle-même, à la manière dont le mot [le prédicat] homme exprime, par sa signification, l’essence de l’homme telle qu’elle est [dans l’énoncé « Socrate est un homme »] Car ce dernier nom signifie la définition humaine [le concept], qui elle-même déclare l’essence ; en effet, la notion objective que signifie le nom, c’est la définition.

On peut donc dire, en ce sens-là, que Dieu n’a pas de nom [de prédicat ou d’attribut], ou qu’il est au-dessus de nos appellations, parce que son essence, sa nature est au-dessus de ce que nous pouvons comprendre et par suite exprimer.[6]

Donc, il nous impossible à nous les êtres humains de parler de Dieu de manière univoque, c’est-à-dire en le désignant pour ainsi directement, ce qu’il est en lui-même, son essence ou sa nature. Dieu en lui-même nous est parfaitement inconnu. Même la déclaration fondamentale pour un chrétien de saint Jean dans sa première lettre : « Celui qui n’aime pas ne connaît pas Dieu, car Dieu est amour (agapè) » (1 Jn 4 8), ne porte pas sur la nature ou l’essence même de Dieu. En fait, Dieu est l’auteur de l’amour.

En lui-même, Dieu ne correspond à aucun concept. Fido répond au concept d’animal, genre canin. Une mère répond au concept de femme, genre maternel. Dieu ne répond à aucun concept. Il est inclassable. Il n’appartient à aucune espèce, sous aucun genre.

            Le langage religieux est parfois équivoque. Par exemple, dire Dieu est grand est source d’équivoque puisque l’énoncé peut signifier à la fois que Dieu possède une grande taille ou qu’Il est excellent. Généralement, il est aisé de désambiguïser l’énoncé en tenant compte du contexte. Même chose pour Dieu est amour, car le mot « amour » peut avoir plusieurs sens, dont celui d’amour désintéressé (agapè en grec ancien) ou érotique (èros, en grec ancien).

            Entre l’usage univoque et l’usage équivoque, Thomas d’Aquin place l’usage analogique. Si nous pouvons parler de Dieu, dit l’Aquinate, c’est la plupart du temps à l’aide de l’analogie partant de l’expérience humaine. L’analogie est une sorte de métaphore adoucie ou affaiblie, pourrait-on dire. Dans les deux cas, dans l’usage métaphorique et l’usage analogique, une comparaison est évoquée. C’est ce que nous faisons lorsque nous disons par exemple que Dieu est amour, qu’Il est une personne, qu’Il est intelligent, qu’Il est sage, bon, tout-puissant, éternel, omniscient, etc. Si nous sommes dans l’impossibilité de parler de Dieu directement, tel qu’il est en lui-même, dans son essence et sa nature, nous pouvons toutefois en parler à partir de notre expérience d’être corporel limité. Notre intelligence fonctionne à partir de notre expérience sensible, soumise à l’espace et au temps. Si Dieu est éternel, c’est qu’il n’est pas dans le temps, ou soumis au temps ; il est en dehors du temps. Si Dieu est amour, c’est qu’il est par excellence cette vertu, qu’est l’amour désintéressé, l’amour-agapè. Dieu, en somme, constitue la perfection de l’imperfection rencontrée chez les hommes. Certes, des hommes et des femmes ont réalisé en eux, dans leur existence, l’amour-agapè, tel Jésus Christ, et les grands saints. C’est à partir d’eux que nous pouvons dire que Dieu est amour. Si je vois des traces de pas humain dans le sable, j’infère qu’un être humain est passé par là. Lorsque je vois au loin de la fumée, j’infère du feu ou un incendie. J’infère la cause de l’effet. Même chose avec Dieu : par analogie, j’infère Dieu de ces manifestations spatiales et temporelles. Les fameuses « preuves » de Thomas d’Aquin en faveur de l’existence de Dieu ne sont que « voies » inductives menant à Dieu. Ces cinq « voies » ont toutes la même structure : d’un effet, ou d’une série d’effets, je puis en inférer la cause.

            On comprendra que je ne souhaite pas entrer dans l’exposition des cinq voies puisque cela n’entre pas directement dans notre sujet, les paradoxes religieux.

            Prima facie, le paradoxe qu’engendre Thomas d’Aquin lorsqu’il parle de Dieu, c’est que, d’une part, on ne saurait rien dire de Dieu tel qu’il est en lui-même, et, d’autre part, qu’on se permet d’en dire beaucoup à son sujet, à savoir qu’il est éternel, tout-puissant, omniscient, amour, etc. Or, comme nous venons de le montrer, ce paradoxe n’est qu’apparent lorsqu’on néglige les usages univoque et analogique du langage. Rappelons que, du point de vue de l’usage univoque, on ne peut rien dire directement quant à la nature ou l’essence de Dieu ; alors que du vue de l’usage analogique, on peut attribuer à Dieu certaines perfections ou excellences éminentes. Par conséquent, il y a apparence de paradoxe lorsqu’on néglige les distinctions en question, entre les deux usages. D’autant plus que Thomas d’Aquin déclare, sans mentionner qu’il s’agit de l’usage univoque qui ne sera introduit que par la suite dans la Somme théologique, là où est traité les noms divins (Ière partie, question 13, articles 5 et 6) :

Une fois assurés qu’un être est, il reste à se demander comment il est, afin d’en venir à ce qu’il est. Mais à l’égard de Dieu, ne pouvant savoir ce qu’il est, réduits à connaître ce qu’il n’est pas, nous n’avons point à considérer comment il est, mais plutôt comment il n’est pas.[7]

Par exemple, Dieu n’est pas corporel (matériel). Il n’est pas non plus perceptible par les cinq sens. Par conséquent, si Dieu n’est pas matériel, Il doit être spirituel. Du moins, selon l’usage analogique voulant que, dans notre monde matériel soumis à l’expérience, ce qui n’est pas matière est esprit. Il ne faut jamais perdre de vue qu’il s’agit, non pas d’un usage univoque décrivant directement Dieu, mais de l’usage analogique inférant une propriété de Dieu à partir d’êtres de notre monde. En d’autres termes, par analogie avec l’être humain, qui est à la fois corps et esprit, Dieu doit être esprit.

            Évidemment, si l’on est disciple de David Hume touchant la causalité, l’inférence analogique d’une cause par ses effets, constitue une erreur logique sérieuse. Mais c’est là une difficulté qui ne nous concerne pas directement.[8]

            Le langage sur Dieu est donc analogique et non « essentialiste ». Le philosophe contemporain, Ludwig Wittgenstein (1889-1951), a mieux compris que quiconque l’enseignement de Thomas d’Aquin concernant l’usage analogique du langage sur Dieu. Dans un cours portant sur la croyance religieuse, Wittgenstein disait :

Prenez « Dieu a créé l’homme ». Les fresques de Michel-Ange montrant la création du monde. En général il n’y a rien qui explique la signification des mots aussi bien qu’une image, je suppose que Michel-Ange a été aussi bon que quiconque et qu’il a fait de son mieux ; voici son image de la création d’Adam par la Divinité.[9]

Ce sont des images analogiques dirait l’Aquinate. Des images susceptibles de rendre intelligible Dieu à un enfant, voire à un adulte. Évidemment, pour un disciple de Platon, la peinture de Michel-Ange constitue un malentendu funeste qui égare l’intelligence. Elle est littéralement fausse : Dieu n’est pas un vieil homme, arborant une barbe grise et blanche, touffue, couvert d’un léger voile, etc. D’un moins, la peinture éveille-t-elle, ou tente d’éveiller l’idée de Dieu comme du Père céleste, analogie évoquée, le premier, par Jésus lui-même. L’athée ou l’agnostique s’offusque devant une telle image qui n’aurait, selon eux, pour fonction que d’illusionner. Wittgenstein n’est pas d’accord. Les mots, comme les images, les peintures, etc., font un certain usage du langage, et il convient d’identifier cet usage avant de déclarer que ce n’est que du baratin. Dans le Tractatus, Wittgenstein était d’avis que le langage sur Dieu ne se laisse pas dire ; qu’il est dénué de sens. Toutefois, ce langage dénué de sens ne l’est pas tout à fait car il montre ce qui ne peut être dit.

Si paradoxe il y a à affirmer à la fois qu’on ne peut parler positivement de Dieu et qu’on en parle tout de même, de manière indirecte pour ainsi dire, celui-ci n’est pas aussi vilain qu’on serait porté à penser. C’est du moins ce que pensait Wittgenstein. Le paradoxe n’est pas purement et simplement dénué de sens, comme le soutenait les positivistes logiques du Cercle de Vienne. Voici ce que Wittgenstein confiait sur ce point aux membres du Cercle de Vienne :

Il y a en l’homme la tendance à donner du front contre les bornes du langage. Voyez p. ex. lorsqu’on s’étonne de l’existence de quelque chose [l’existence du monde, en particulier]. Cet étonnement ne peut pas s’exprimer sous la forme d’une question et il n’y a pas davantage de réponse. Tout ce que nous sommes en état de dire ne peut être a priori que non-sens. Malgré cela, nous donnons du front contre les bornes du langage. C’est ce qu’a vu Kierkegaard lui aussi et, bien plus, ce qu’il a indiqué d’une manière tout à fait similaire (comme un affrontement au paradoxe)… Mais la tendance, l’affrontement, indique quelque chose ![10]

Pour Thomas d’Aquin et les chrétiens, notre usage du langage sur Dieu, indique le mystère propre de Dieu lui-même, sur lequel on ne peut rien dire. Est-ce là une faute de Dieu ? Une limite à Sa toute-puissance ? Une grande faille dans notre langage ? Laissons donc Dieu être Dieu, et les hommes en parler avec le seul langage qu’ils possèdent, tout en se hissant « sur la pointe de leur esprit ».




[1] Jean Guitton, Mon testament philosophique, Presses de la Renaissance, 1997, p. 33.
[2] Voir Bertrand Russell, Histoire de la philosophie occidentale, chapitre XIII, Paris, Les Belles Lettres, 2011.
[3] Ibid., p. 536.
[4] Bertrand Russell, The Scientific Outlook, Londres, Routledge, 1931, p. 27. Ma traduction. Le philosophe français Jacques Maritain avait une appréciation complètement opposée à celle de Russell au sujet de saint Thomas d’Aquin. Dans ses Éléments de philosophie, Maritain écrit à propos de Thomas d’Aquin : «… par son génie proprement théologique usant de la philosophie d’Aristote comme d’un instrument de la science sacrée, laquelle est en nous ‘comme une impression de la science de Dieu’, il a élevé cette philosophie au-dessus d’elle-même, en l’attirant dans une lumière supérieure qui en fait resplendir la vérité d’une façon plus divine qu’humaine. » (Tequi, 1951, p. 62).
[5] Dans La Trinité, saint Augustin écrit: « La foi cherche, l’intellect trouve; c’est qui fait dire au prophète : « Si vous ne croyez pas, vous ne comprendrez pas. » (Isaïe. 7 9)
[6] Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, Dieu, Tome deuxième, Traduction française de Père Sertillanges o.p., Paris, Cerf, 1956, p. 82-83.
[7] Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ière Partie, Question 3, introduction, Paris, Desclée, 1958, Dieu, tome premier, p. 84.
[8] Je renvoie sur ce point à l’excellent essai de Edward Feser, Aquinas. A Beginner’s Guide, Oxford, Oneworld, 2009.
[9] Ludwig Wittgenstein, Leçons et conversations, Paris, Gallimard, Folio | Essais, 1992, p. 122.
[10] Ibid., p. 155-156.