vendredi 26 novembre 2010

SOCRATE FEIGNAIT-IL D'ÊTRE CROYANT OU ÉTAIT-IL ATHÉE ?

On peut certainement dire que la dimension religieuse de la pensée Socrate intéresse aujourd’hui très peu de philosophes. Cela s’explique en bonne partie parce que nous vivons dans une société laïque libérale prônant la tolérance religieuse. Bien que la religion ait été sous le contrôle de l’État à l’époque, l’Athènes de Socrate condamnait sévèrement les «crimes d’impiété». Vers 430 avant notre ère, suite au décret de Diopeithès, tous ceux qui ne croyaient pas aux dieux, ou qui enseignaient des doctrines relatives aux phénomènes célestes, étaient condamnés pour impiété. Anaxagore de Clazomène, entre autres, le maître et le protégé de Périclès, sera banni d’Athènes pour avoir déclaré que le soleil est une pierre brûlante. Ces attitudes intolérantes, que d’aucuns qualifieraient aujourd’hui de «rétrogrades», sont bien loin de nous. Pour nous, donc, Socrate représente le penseur laïque qui s’est héroïquement opposé aux dictats de la volonté de la majorité, à l’opinion du grand nombre, à la doxa, pour défendre, jusque dans la mort, l’activité philosophique, l’expression ultime de la «liberté de conscience» (= le «Connais-toi toi-même»). Socrate représente donc le modèle du citoyen libéral éclairé. Si vous enseignez Socrate, il est fort à parier que ce soit ce modèle du citoyen laïque et libéral que vous présentez à vos élèves. Il n’y a rien d’étonnant à cela, chaque époque ayant eu son propre Socrate.

Il y eut même un «saint Socrate» puisque jusqu’à la Renaissance les chrétiens feront de Socrate un «proto-chrétien», une sorte de prophète du Christ avant la lettre, un pont en somme entre le paganisme et la chrétienté. En tout cas, pour nous, Socrate reste un athée, au pire un agnostique, qui, lorsqu’il parle de son fameux daimôn, ce n’est qu’ironie de la part de ce grand maître. Au fond, pour bon nombre d’entre nous, Socrate est coupable des accusations portées contre lui, car Socrate feignait simplement de croire aux dieux de la cité; puis, il ne proposait en somme que de remplacer les divinités excentriques de la cité par pour ainsi dire le culte de la Raison. Mais si c’est là le Socrate que vous enseignez, vous avez sans doute du mal à expliquer certains passages-clés de l’Apologie où Socrate affirme très catégoriquement croire aux dieux (par exemple en 35d: « Mais, messieurs les juges, je n’ai sollicité aucune faveur parce que, plus fermement sans doute qu’aucun de mes accusateurs, je crois que les dieux existent. C’est à eux que je m’en remets pour décider, par votre intermédiaire, la meilleure sentence, pour moi comme pour vous. »)

Ailleurs, Socrate tient à se disculper des accusations d’athéisme du fait que les Athéniens l’aient assimilé à tort aux sophistes ainsi qu’aux philosophes de la nature (Apologie 18b-c) qui, eux, affirment ne pas croire aux dieux, ou ne pas tenir compte d'eux. On peut chercher à mettre tout cela sur le compte de l’ironie socratique, mais le prix à payer devient onéreux puisqu’alors l’ironie devient une forme de malhonnêteté, contraire donc à la vertu. Il faut rappeler à cet égard que Socrate dit à ses juges qu’ils doivent juger justement et qu’ils n’entendront de sa part que la vérité (18a et 17b), de sorte que, si effectivement Socrate ironisait systématiquement, il irait à l’encontre du processus judiciaire qu’il tient pour juste; agir de la sorte serait, en somme, parfaitement incohérent. Il faut donc prendre au sérieux le texte de l’Apologie de Socrate.

Cette prémisse étant admise, il faut admettre que Socrate croyait aux dieux, du moins au «dieu» de Delphes, Apollon, lequel lui aurait confié une «mission divine». On pourrait penser que Socrate est à la fois un «traditionaliste» et un «réformateur» en matière de religion. Comme religieux «traditionaliste», Socrate souscrirait aux thèses suivantes: (1) les dieux existent; (2) les dieux sont bienveillants et se soucient du bien-être des humains; (3) ils communiquent avec nous aux moyens d’oracles, des rêves et d’autres signes; (4) la piété exige que nous répondions à leur bienveillance aux moyens de prières, de sacrifices, de fêtes, etc. Par ailleurs, Socrate est un réformateur en ce que sa pratique philosophique (A) devient un exercice de piété; (B) car, comme toute vertu, la piété exige un examen philosophique; de sorte que (C) personne ne peut être pieux à moins de savoir ce qu’est la piété. Comment Socrate est-il parvenu — s’il y est effectivement parvenu — à résoudre l’apparent conflit qui consiste à admettre à la fois les propositions (1) à (4) et (A) à (C)? Comment, en d’autres termes, Socrate a-t-il réussi à concilier la religion traditionnelle et sa démarche «rationaliste»? Les prières, les rites sacrificiels, etc., sont des composants nécessaires de la piété, mais ils demeurent insuffisants. Pour Socrate, donc, la vaste majorité des Athéniens ne respectent pas leurs obligations envers les dieux malgré le fait qu’ils se conforment apparemment aux pratiques religieuses traditionnelles. Il était impérieux, d’après Socrate — qui se faisait le porte-parole «du dieu» — que chaque Athénien procède à un examen critique sur la vertu (la piété n’étant qu’une partie de la vertu). Socrate, condamné pour impiété par ses juges, n’a pas réussi à les convaincre que sa pratique philosophique que lui dictait le dieu était pieuse et qu’elle n’entrait pas en conflit avec la religion de la cité.

Pour ma part, si j’avais été un des 500 (ou 501) juges, j’aurais sans doute reconnu Socrate coupable d’impiété. Dans un article percutant, «The Impiety of Socrates» (Ancient Philosophy, 17, 1997, p. 1-12), le philosophe britannique, spécialiste de la philosophie ancienne, Myles Burnyeat, a dressé des objections sérieuses devant quiconque voudrait disculper Socrate des accusations de Mélétos, Anytos et Lycon, en particulier celle voulant que Socrate ne croit pas aux divinités de la cité. Voici quelques-unes des raisons qui justifient, aux yeux de Burnyeat, la condamnation de Socrate pour impiété.

Supposons donc que nous sommes citoyens athéniens consciencieux qui prenont à cœur notre rôle de citoyen et, donc, de juge. Nous cherchons à déterminer si Socrate a porté préjudice à la cité comme le prétendent ses accusateurs. D’abord Burnyeat fait remarquer un fait en apparence anodin suivant lequel Socrate ne mentionne jamais nommément qu’il croit à Athéna, Zeus, Apollon, etc., les divinités auxquelles croit la cité d’Athènes. Certes, dit Socrate, «... plus fermement sans doute qu’aucun de mes accusateurs, je crois que les dieux existent» (35d), mais il ne nomme pas de manière explicite et précise qui sont ces dieux auxquels il croit de manière plus convaincue que n’importe quel athénien. Certes, Mélétos va trop loin en affirmant que Socrate ne croit en aucun dieu (26b). Mais la question reste de savoir à quel(s) dieu(x) au juste va l’allégeance de Socrate. Certes, Socrate affirme croire sincérement à son daimôn - dont personne ne conteste la légitimité, pas même Mélétos - Socrate croyant en l’existence des dieux (27c). Mais cela ne prouve quand même pas qu’il croit précisément aux divinités de la cité athénienne. Par ailleurs, lorsqu’il est question de l’oracle de Delphes, Socrate ne parle jamais nommément d’Apollon, mais de la Pythie, ou encore il en parle en utilisant l’expression impersonnelle au singulier: «le dieu» (o theos). Cela suggère que peut-être que Socrate a des inclinaisons, non pour le polythéisme de la religion athénienne, mais pour une forme de monothéisme. Par ailleurs, il est très clair que, dans sa défense, par obéissance «au dieu», Socrate défend une nouvelle «pratique religieuse» — c’est-à-dire la philosophie comme examen critique — fort différente de la religion traditionnelle constituée, somme toute, de rites sacrificiels. Au nom encore une fois «du dieu», il accuse même ses concitoyens ainsi que sa cité d’être dans un état déplorable sur le plan moral (29c). Socrate ne se rend pas compte qu’en critiquant la moralité de la cité, il critique en même temps les dieux de la cité. Il semble que le dieu de Socrate caressait un projet systématique de «relèvement moral». La «mission divine» que reçoit Socrate, le service «au dieu», consiste à améliorer la vertu de ses citoyens (30a). Or, il n’y a rien de semblable sur le plan de la rigueur morale chez les divinités grecques. Socrate épouse donc une toute autre divinité que celles des divinités athéniennes. Puis, si la religion traditionnelle était transformée en «pratique philosophique», elle disparaîtrait tout simplement. Il paraît donc impossible de concilier la pratique religieuse nouvelle de Socrate et la pratique traditionnelle.

Les accusateurs avaient donc raison d’accuser Socrate d’introduire de «nouvelles divinités» dans la cité, et que Socrate formait bel et bien la jeunesse à cette nouvelle pratique religieuse et, de la sorte, les «corrompaient». D’ailleurs, quand Socrate déclare que «… plus fermement sans doute qu’aucun de mes accusateurs, je crois que les dieux existent», ce que veut dire Socrate ce n’est pas tant qu’il est plus pieux que ses accusateurs, mais qu’il croit d’une manière différente en autre chose que ce en quoi croient ses mêmes accusateurs.

Enfin, Socrate ne fait-il pas montre d’orgueil (hubris) en disant que seule la vertu conduit au bonheur: «C’est en devenant vertueux que peut naître la prospérité, pour les particuliers, comme pour la cité.» (30b)? Il est clair que Socrate s’attaque ici aux divinités nationales, celles-ci n’étant pas en mesure de permettre aux citoyens de devenir vertueux. En fait, Socrate n’a pas besoin des dieux. Seul l’effort compte à ses yeux. Le seul rôle laissé «au dieu», c’est de protéger le juste en l’informant au moyen de «signes» que certaines situations sont préjudiciables. En réalité, tout compte fait, l’homme vertueux n’a peur de rien, même s’il est mis à mort (29a, 30d). De plus, la cité doit craindre qu’un malheur rejaillisse sur elle advenant qu’elle condamne Socrate-le-juste. Socrate est un cadeau «du dieu». Ne pas l’accueillir, serait funeste pour la cité et ses dieux. Devant cette accumulation de preuves accablantes, on n’a aucune peine à imaginer que les juges du tribunal de l’Héliée ont pu condamner Socrate.

mardi 23 novembre 2010

ROGER SCRUTON À PROPOS DE LA LÉGALISATION DE L'EUTHANASIE

 Il est ridicule de courir à la mort par dégoût de la vie,
surtout quand la mort est devenue nécessaire par le genre de vie qu'on mène.
Épicure


Roger Scruton

Dimanche, 20 novembre 2010. L’agence de sondage Crop révèle que 83% des Québécois se disent favorables à la légalisation de l’euthanasie. Toujours ces fameux sondages… J’ai rédigé ici une lettre ouverte à la Commission spéciale sur la question de mourir dans la dignité qui est demeurée, comme il fallait s’y attendre, lettre morte. Je prédis dans ma lettre que la dite Commission va statuer en faveur de la légalisation de l’euthanasie. Le sondage précède le corbillard où repose le cadavre de l'article 241 du Code criminel canadien.

Or, au hasard de mes lectures, je suis tombé sur un texte remarquable du philosophe Roger Scruton, «Dying Quietly».(1) J’ai pensé d’abord le faire parvenir à la Comission puisqu’il ne s’agit que d’un tout petit texte, mais dense, très dense, ce qui - me disais-je - n’allait tout de même pas faire mourir personne.

Ils se comptent sur les doigts d’une main les auteurs qui, sur le sujet, ne répètent pas à satiété ce qu’on trouve partout ailleurs et qui ne font en réalité qu’alimenter les sondages. Le philosophe britannique, bien connu pour ses positions «conservatrices» en art comme en politique, jette un singulier regard sur la question qui nous turlupine tant actuellement. Qu’on soit ou non d’accord avec ses positions de «droite», «Dying Quietly», est un bijou de philosophie et mérite une lecture lente et méditative. D’emblée, j’annonce qu’il n’est pas question pour moi d’en faire le résumé. Toutefois, afin de vous mettre en appétit, je voudrais commenter un ou deux points particulièrement signifiants.

D’abord, face à des cas patents de souffrances innommables en fin de vie, nos mentalités – que sondent les sondages – endossent, sans hésitation aucune, une conception «utilitariste». Plus précisément, une vaste majorité d’entre nous – non seulement au Québec, mais ailleurs également, dans toutes les démocraties libérales en bonne partie – adoptons une posture «libérale», c’est-à-dire qu’une loi doit être neutre quant aux diverses conceptions de la vie bonne qu’adoptent les citoyens. Ainsi, dans le cas du suicide-assisté, l’article 241 du Code criminel canadien est perçu par bon nombre d'entre nous comme discriminatoire parce que l’article va à l’encontre du droit à la liberté de conscience et de croyance inscrit dans la Charte canadienne des droits et libertés. Aussi, devant cet état de choses, bon nombre en faveur de l’abolition de l’article 241 défendent une «analyse coût-bénéfice», de facture nettement utilitariste, en faveur de l’euthanasie.

L’analyse gestionnaire de type «coût-bénéfice» peut sembler parfaitement justifiée dans le cas de l’euthanasie. Attention, toutefois, nous met en garde Scruton, puisqu’on risque gros à long terme en épousant une telle analyse. En effet, l’abolition de l’article 241,

...will change our collective perception of death. It will instil a habit of calculation where previously only absolutes guided our conduct; and in general it will make death and dying both easier to deal with and easier to bring about. (p. 68)


On pourrait objecter à Scruton qu’il n'évoque qu'un épouvantail, en l'occurrence le sophisme de la pente glissante. Peut-être. Toutefois, prétendre que les seules conséquences sont celles prévues par l’analyse coût-bénéfice – en gros, le patient est soulagé ainsi que ses proches -, c’est faire preuve d’une grave naïveté, pour ne pas dire d’un aveuglement total.

En somme, nous dit Scruton, la conception utilitariste et libérale à laquelle nous semblons souscrire reconfigurerait considérablement à long terme le sens que nous donnons à la vie et à la mort. Or, traditionnellement, la philosophie cherche à comprendre le sens des choses, dont la mort qui oriente nos vies. Scruton écrit :

The task of philosophy is to discover a meaning in death, and to derive from that meaning some guidance as to how we might live our mortality and cease to despair at the thought of it.

Nous n’acceptons plus la mort comme faisant partie intégrante de la vie, dit Scruton.

The first thing that a philosopher is likely to remark upon is the great difference that exists, between a society in which death is accepted and the dead duly catered for, and one in which death is taboo and the dead put out mind. (p. 72-73)

Scruton évoque la perspective à la « première personne» distincte de celle à la «troisième personne». Ma mort est toujours celle d’un autre, jamais la mienne, créant l’illusion de l'inexistence de la mort. La science médicale et ses avancées spectaculaires viennent renforcer cette illusion.

Scruton ne l’aborde pas, mais l’illusion en question est celle produite par le «je», la première personne. L’illusion actuelle de l'inexistence de la mort, celle du «je», fut renforcée - pour ne pas dire créée de toutes pièces- par ce que les philosophes appellent «la modernité» et l’avènement du «sujet». Nous concevons en effet le monde qui nous entoure à la troisième personne ainsi que notre propre mort, jamais à la première personne pour qui la mort est inconcevable. La science décrit l’univers et ce que nous sommes, au plan biologique et physique, toujours à la troisième personne. C’est le «il» ou «lui» qui souffre, qui se dégrade et meurt, pas «moi»; le «je» décide en dernier instance qu'«il» doit cesser d'exister. Nous sommes dualistes comme Descartes l’était, le père de la philosophie moderne. La science, comme le rêvait l'auteur du Discours de la Méthode, nous promettait le bonheur, c’est-à-dire, entre autres, nous délivrer de la mort. Mais le Messie tant attendu ne se pointe toujours  pas à l’horizon.

Malgré ses avancées spectaculaires, qui prolongent la durée de la vie humaine, la science médicale reste impuissante à procurer l’immortalité, de sorte que la mort reste toujours aux aguets, prête à frapper sans coup férir. La sagesse des religions, celle du christianisme en particulier, exhorte à nous préoccuper de la mort dès maintenant. De son côté, la philosophie, Montaigne en tête, nous invite à philosopher, c’est-à-dire à apprendre à mourir. Or, donner un sens à la vie et à la mort, c’est apprendre à mourir.

Quel sens donc donnons-nous aujourd'hui à la mort? C’est d’abord un événement qui ne fait pas partie de la vie, qui appartient à la perspective de la troisième personne, du «il» et non du «je». Il est inconcevable que «je» meurt. Il est aussi intolérable que «il» souffre. Le droit de mourir serait, en somme, le droit respectant les dictats du «je». L’illusion du «je» commande donc le droit illusoire à la mort.

Comme on le voit, Scruton n’est pas un fervent adepte du droit de mourir. Ses arguments me paraissent probants, bien qu'utilitaristes dans leur facture - ce qu'il dénonce par ailleurs. Il y en a un qui me rejoint plus particulièrement, celui concernant l’amour, qui échappe, me semble-t-il, à l'accusation d'être utilitariste puisqu'il porte sur la vertu d'amour. Scruton écrit :

We should not allow the law to shield us from our mortality, or from the fragility without which we could hardly be loved. (p. 77)


Qu’est-ce à dire? L’amour humain est le seul véritable «remède» devant la perte, la dégénérescence et la mort. En prolongeant la vie, comme la science médicale nous y en entraîne, on risque de se retrouver dans une situation pire que la mort, à savoir «the living death of the loveless». (p. 76). En remettant tout entre les mains de la science et du droit, on court le risque de sacrifier, en le vidant de tout son sens, l’amour entre humains. Il n’est pas question de dire que certaines des personnes qui réclament pour leur proche l’euthanasie ne les aiment pas. Il ne s’agit pas de cela. La question est celle de modifier la législation, ce qui risque de modifier notre conception de l'amour des proches en fin de vie. Scruton appréhende que la légalisation de l’euthanasie ou du suicide-assisté ait des conséquences graves par la suite quant à l’affection que nous témoignons vis-à-vis nos proches en fin de vie. Mourir dans la dignité, c’est d’abord et avant tout, mourir tout en sachant que nous sommes éminemment précieux aux yeux de nos proches. Être aimé au-delà de la mort, et malgré elle, voilà qui est beau et grand. (Songeons à l'amour qu'a témoigné et que témoigne encore Chloé Sainte-Marie pour Gilles Carle. L'État québécois devrait honorer sa grande vertu en aidant davantage les «aidants-naturels».) Voilà l'amour. Il est plus fort que la mort. Voilà qui est sublime, sacré.

Sans le réaliser expressément, Scruton en appelle en fait à ces vieilles vertus théologales que sont la foi, l’espérance et la charité, que nous avons – à tort, à mon avis – bannies des affaires de la cité moderne où la science tient désormais le haut du podium. On traduit indifféremment le mot grec agapè par charité ou amour. Saint Paul écrit : «Quand j’aurais la foi (pistin) la plus totale, celle qui transporte les montagnes, s’il me manque l’amour (ou la charité) (agapèn), je ne suis rien.» (1 Corinthiens 13 2). C’est pourquoi Thomas d’Aquin fait de l’agapè – la charité ou l’amour – la vertu théologale par excellence, supérieure aux deux autres, et, à ce compte, à toutes les vertus dites cardinales. (2)

Socrate disait que ce qui importe, ce n’est pas de vivre mais de bien vivre.(3) Si Thomas d’Aquin, reprenant Saint Paul, a raison, alors si je n’ai pas cultivé, au cours de mon existence, l’amour (ou la charité), je suis le plus méprisable des êtres et mon existence a peu de valeur. Dans ce cas, la mort m’apparaîtra comme la pire des calamités. Mais devant les affres aussi terribles de la fin de vie, je réclamerai, en désespoir de cause, le droit de mourir – un peu comme ces malheureux qui, le 11 septembre 2001, n’avaient d’autre choix que de se précipiter du haut des Tours Jumelles. Au contraire, si j’ai cultivé l’amour (agapè), alors j’ai bien vécu et la mort ou la fin de vie n’ébranleront en rien la vertu si chèrement acquise.

NOTES


(1) Roger Scruton, A Political Philosophy. Arguments for Conservatism, Continuum, 2006, le chapitre 4, p. 64-80.
(2)
Thomas d’Aquin, Somme théologique, 2a-2ae, Question 4 article 3.
(3) Platon, Criton, 48b.