
On ne peut
douter de l’intérêt marqué et profond que Leroux porte au pluralisme. On sent
la passion qu’il l’anime. Leroux est un démocrate dans l’âme pour qui la
liberté de conscience et de religion est fondamentale. Comme disait Voltaire
(ou ce qu’on aime à lui faire dire) « Je ne suis pas du
tout d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’à la mort s’il
le faut pour que vous ayez le droit de le dire. » C’est, pourrions-nous
dire, le credo politique de Leroux. Toute sa démarche s’inscrit dans
un courant aujourd’hui omniprésent de la démocratie et de la laïcité. Leroux,
comme ses acolytes, est un fils du siècle des Lumières. En fait, il faut faire
de Leroux un disciple de Voltaire lequel écrit dans son Dictionnaire
philosophique (1764), à l’entrée « Secte » : «
Or qui jugera de ce procès [entre deux personnes professant des croyances
contraires ou différentes] ? Qui décidera entre ces deux énergumènes ? L’homme raisonnable,
impartial, savant d’une science qui n’est pas celle des mots; l’homme dégagé
des préjugés et amateur de la vérité et de la justice; l’homme enfin qui n’est
pas bête, et qui ne croit point être ange. »[1]
L’homme raisonnable qu’évoque
ici Voltaire est celui à qui Leroux aimerait que nos jeunes ressembla.
Jusque-là, je pense, tout le monde en conviendra. Sauf que, subrepticement,
Leroux nous fait avaler, sans mot dire, la philosophie rationaliste sur
lequel repose son projet d'éducation au pluralisme.
Georges
Leroux se dit « communautarien » (voir p. 24). Je n’en crois pas un mot. Leroux
est plutôt adepte de la philosophie politique rationaliste de
John Rawls, auteur du livre fameux Théorie de la justice
(1971). Pour Rawls, le pluralisme s’impose, non seulement de fait, mais de droit. Dans la
« position originelle sous le voile d’ignorance » nous aurions en
effet convenu que tous doivent disposer de la liberté de penser et de
croire. Dès lors, peu importe ce que l’un dit croire ou penser, il a la liberté
de le faire – dans la mesure, évidemment, où il n’entrave pas l’autre de faire
de même. Voilà le « contrat social » assurant le pluralisme de droit.
L’éducation doit suivre ce contrat social assurant le pluralisme. C’est ce que
propose Leroux ni plus ni moins. Pour se faire, l’éducation doit donc veiller à
affiner la raison – « la chose du monde la mieux partagée », écrivait Descartes
dans le Discours
de la méthode – afin d’évaluer de l’universalité d’une croyance par rapport
à une autre, car la raison vise l’universelle.
Le philosophe
britannique, Michael Oakeshott (1901-1990), publiait en 1947 un texte percutant
« Le rationalisme en politique ».[2]
Je crois qu’on peut dire que la philosophie politique au XXe siècle est
rationaliste. La philosophie politique de celui qu’on tient comme le plus grand
de tous sur le sujet, John Rawls, est donc rationaliste de part en part. Leroux
admet que sa réflexion sur le pluralisme fut influencée par celle de Rawls.
Michael
Oakeshott montre, de son côté, que la très mal-aimée de la philosophie
politique rationaliste, c’est la tradition, plus
précisément
l’autorité. Le penseur rationaliste, écrit Oakeshott
…défend (il est toujours en train de défendre)
l’indépendance de l’esprit en toutes les occasions, la pensée libre de toute
obligation envers quelque autorité que ce soit exceptée celle de la « raison ».
Les circonstances du monde moderne [et Dieu sait que Leroux sait décrire l’état
irrespirable de l’éducation cléricale catholique dans lequel baigna son
éducation supérieure] l’ont rendu batailleur : il est l’ennemi de
l’autorité, du préjugé, de ce qui est simplement traditionnel, coutumier ou
habituel. Son attitude mentale est à la fois sceptique et optimiste :
sceptique, parce qu’il n’a pas d’opinion, d’habitude, parce qu’il n’y a rien
qui soit fermement enraciné ou largement accepté qu’il n’hésite à mettre en
question et à juger par ce qu’il appelle sa « raison »; optimiste, parce que le
rationaliste ne doute jamais de la puissance de sa « raison » (lorsqu’elle est
proprement appliquée) pour déterminer la valeur d’une chose, la vérité d’une
opinion, ou le caractère approprié d’une action. En outre, il est renforcé par
une croyance en une « raison » commune à toute l’humanité, faculté commune
d’examen rationnel, qui est le fondement et l’inspiration de
l’argumentation : sur sa porte est écrit le précepte de Parménide – Juge
par une argumentation rationnelle.
Le programme
d’enseignement de la philosophie au collégial, dont Georges Leroux fut l’un des
concepteurs de premier plan, embrasse le credo rationaliste. La détestable
pensée thomiste, soi-disant dogmatique et fermée sur le monde moderne, fut
l’objet des attaques et de l’ire des jeunes penseurs rationalistes. Pierre
Després, pour l’un, prend fait et cause pour les penseurs « libéraux »
(rationalistes) qui revendiquèrent alors une pensée autre que la pensée
chrétienne catholique.[3]
Ces penseurs, influencés par le siècle des Lumières, revendiqueront, il va sans
dire, la raison, en lieu et place de la détestable autorité qu’exerça
soi-disant alors l’Église catholique. Georges Leroux sera du nombre. Il mène
depuis lors le combat qui a porté ses fruits et dont ses collègues bénéficient
aujourd’hui. La philosophie thomiste n’est plus enseignée aujourd’hui, autant
au collège qu’à l’université. Elle n’est plus qu’un vestige oublié, abandonné
et enterré, en tout cas totalement absent de l’espace publique, réfugié dans
les églises qui se vident. Le rationalisme crie sa victoire et poursuit son
combat niveleur. C’est le combat de Leroux.
En 1976,
j’entrais au cégep du Vieux Montréal, inscrit au programme de philosophie (qui
n’existe plus aujourd’hui). Je n’apprenais qu’à lire et à analyser que des
discours syndicaux afin de montrer la « déviance » idéologique des syndicats
selon une perspective marxiste. J’ai au moins appris que le dogmatisme n’était
pas le seul fait de l’Église catholique mais de toute pensée rationaliste, dont
le marxisme. Ce fut un temps de ténèbres pour la philosophie et son
enseignement. Je n’avais rien appris de la philosophie et des grands
philosophes (sauf Descartes avec l’inoubliable Josiane Ayoub, cette bonne
adepte des Lumières qui nous apprenait à lire Descartes à l’aide d’une lunette
marxiste). Malgré ces temps sombres de vaches maigres, je lisais par moi-même,
comme autodidacte, entre autres un livre du Père Antonin-Gilbert Sertillanges
(1863-1948), dominicain, La vie
intellectuelle. Son esprit, ses conditions, ses méthodes (1944). Je lus
également les dialogues socratiques de Platon ainsi que les œuvres de mon
philosophe préféré à l’époque, le danois Soren Kierkegaard. Du livre du Père
Sertillanges, une phrase m’était restée, gravée en mémoire: « Pour juger vrai, il
faut être grand. » (p. 33)
Comment
devenir grand dans une éducation qui vous ratatine au lieu de vous élever ?
Car, aujourd’hui je le sais, le rationalisme nivelle vers le bas. Au lieu
d’élever l’homme à sa dignité, il le rabaisse. Ne suivons pas les avis de ceux
et celles qui nivellent vers le bas. Ne suivons pas l’avis de Georges Leroux.
Lui, il a reçu une éducation de premier ordre. Aujourd’hui, il tente de nous
convaincre que nos jeunes devraient se contenter de la liberté; mais c’est se
satisfaire de peu. Faisons-lui un joli pied de nez en revenant à la tradition
et à l’autorité.
[2] Disponible
en ligne en traduction française: http://www.cairn.info/revue-cites-2003-2-page-121.htm
[3] Cf. Pierre Desprès, « Le rapport
Parent. Un changement de paradigme pour la philosophie (1963-1967)», in L’enseignement de la
philosophie au cégep. Histoire et débats, PUL, 2015, p. 13-14.