vendredi 5 novembre 2010

La naissance de la rationalité: invention ou découverte?

Les philosophes grecs ont-ils «inventé» ou «découvert» la rationalité? J’ouvre un manuel d’enseignement de la philosophie pour le premier cours au collégial, celui d’Alain Bellemare (Genèse dela rationalité occidentale. De Thalès à Platon. Gaétan Morin, 1997), et je lis :

«La pensée rationnelle, la rationalité, (…) a été inventée par les Grecs au VIe siècle avant notre ère.» (p. 32)

La thèse de l’auteur veut que la vie en régime démocratique, régime politique inventé également par les Grecs et instauré dans des cités grecques, explique l’invention de la rationalité. (L’auteur écrit bien «inventée» et non «découverte».)

Cette thèse bien connue est reprise de l’anthropologue et historien français Jean-Pierre Vernant (1914-2007), spécialiste de la Grèce ancienne (consultez son classique, Les origines de la pensée grecque, PUF, 1962). Elle est rapidement devenue un dogme en histoire de la philosophie. Pas étonnant donc qu’un confrère la reprenne à son compte, et qu'elle soit présentée dans un manuel d'enseignement. Pourtant, elle comporte de sérieuses failles. Je vais me contenter d’en soulever une seule de nature épistémologique.

D’abord, il faut dire qu’il était de bon ton, surtout en France à l’approche de mai ’68, d’ébranler les convictions académiques universitaires en montrant que cette vénérable discipline universitaire qu’est la philosophie s’explique, comme tout phénomène de société, par les sciences humaines. On prenait alors conscience que la philosophie possède un sous-bassement historique, social et politique. En somme, on pensait ramener sur terre les spéculations boursoufflées des philosophes.

Dans la perspective des sciences humaines, la philosophie devient un phénomène empiriquement observable, tout comme Mircea Éliade l’avait fait de son côté pour la religion.

Or, voici le problème épistémologique qui se pose. Les sciences humaines adoptent, en la présupposant, une position épistémologique sur la connaissance, en l’occurrence sur la connaissance historique. De sorte qu’elles ne peuvent prétendre à la parfaite neutralité au plan philosophique en justifiant qu’elles n’avancent que des «faits». Dans le cas qui nous occupe, celle de la naissance de la rationalité, il s’agit d’une explication de type empiriste. Alain Bellemare (reprenant grosso modo Vernant), par exemple, nous dit que c’est l’expérience qu’ont fait les Grecs (pas tous, bien sûr) de la démocratie qui engendra la rationalité. Du même manuel, je cite encore :

«…la rationalité se développe en Grèce dans le terreau du débat démocratique. Et il semble normal [par induction] qu’ayant pris l’habitude de l’argumentation rationnelle pour ce qui est des enjeux de la vie politique, les Grecs [pas tous!] transposent cette habitude au-delà de la sphère politique, dans l’étude de la Nature, dans la réflexion sur le sens de la vie humaine. (p. 40)

Le partisan empiriste de l’histoire va donc conclure que la rationalité - la raison - fut par conséquent «inventée» par les penseurs grecs. Car la raison résulte de l’expérience politique des Grecs. Dans cette perspective empiriste, il n’est pas question de dire que la raison existait préalablement à l’expérience. Ce serait là un sacrilège. Il n’est pas non plus question d’admettre que l’expérience ait «découvert» la raison comme existant pour ainsi dire préalablement à l’expérience. Autre anathème de la pensée empiriste. Le mot «découverte» signale en effet que quelque chose existait déjà, était caché ou dissimulé, qu’on l'a ensuite «dé-couvert» ou révélé au grand jour.

Comme on sait, en épistémologie, le rationalisme s’oppose à l’empirisme. Le rationalisme croit que la raison est antérieure à l’expérience. Pour un partisan rationaliste de l’histoire, ce n’est pas l’expérience qui inventa la raison, mais la raison elle-même qui se révèle à nous. La philosophie rationaliste de l’histoire de Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831) en constitue sans doute le modèle le plus achevé. Dans la perspective rationaliste, la raison n’est pas du tout «inventée» mais «découverte» ou, mieux, «révélée».

Je conclus ce trop bref billet en souhaitant vivement que les adeptes des sciences humaines, que ce soit les historiens, les sociologues, les anthropologues, etc., s’interrogent sur la conception épistémologique à laquelle ils souscrivent sans trop le réaliser avant de déclarer que ce sont les «faits» qui parlent d’eux-mêmes.

Sartre se plaisait à dire que nous sommes condamnés à la liberté. Nous pouvons aussi affirmer que nous sommes condamnés à la philosophie au sens où, quoi qu’on dise, quoi qu’on pense, on n’y échappe pas. Il faut seulement le réaliser, et s'efforcer de le dire.

mercredi 3 novembre 2010

LA SOIF DU GAIN

L'avare: Séraphin Poudrier
Aristote - toujours lui... - soutenait que l'État n'existe qu'en vue de la vie bonne. Les libéraux jusqu'à Rawls rejettent cette thèse. La récente crise financière aux USA démontre pourtant noir sur blanc que la cause en est la «cupidité» foncière des banquiers. Désolé de le dire aussi crûment, mais appelons un chat un chat: la cupidité est un vice. La générosité en est la vertu. Or, comme l'État libéral ne souhaite en aucune façon se mêler de morale - même si Obama a vertement sermonné les vilains banquiers américains en condamnant leur avidité -, aucune sanction morale n' a été prise contre les cupides banquiers qui continuent à prospérer grâce aux deniers des payeurs d'impôt et à se verser des salaires et des primes pharaoniques - comme dirait notre Robin des banques national. Le libéralisme politique est franchement la pire chose qui soit. Il justifie, au plan philosophique, le système de la «main invisible» - le capitalisme - qui n'est que perversion. Si le capitalisme est condamnable, le libéralisme constitue la source de cette dépravation qui est celles de la cupidité et de l'avidité. Je soutiens par conséquent que ce qui est condamnable ce n'est pas le capitalisme comme tel mais le libéralisme.


Dans La Duchesse de Langeais, Balzac fait dire à la duchesse devant la cour par trop insistante du marquis de Montriveau: «Taisez-vous, ne parlez pas ainsi ; vous avez l’âme trop grande pour épouser les sottises du libéralisme, qui a la prétention de tuer Dieu». Nietzsche annonça la mort de Dieu; or, le libéralisme l'avait déjà tué. Évidemment, par «Dieu», il faut entendre les belles et les grandes choses, c'est-à-dire les vertus. Mais ce mot de «vertu» sonne mal à nos oreilles de modernes. Il évoque un passé lointain et ténébreux où sévissait l'Inquisition. Il faut pourtant revenir à l'éthique de la vertu car l'âge des ténébres, qui est le nôtre, n'est pas que le titre d'un film.

Verrait-on un État amener ses citoyens à pratiquer la générosité et à condamner l'avidité et la cupidité? Les libéraux que nous sommes criaient à «l'endoctrinement» moral! Comme disait l'autre: «Tout le monde est pour la vertu, mais bien peu la pratique.»