dimanche 5 décembre 2010

DÉBOULONNAGE DE LA RELIGION: NATURALISME ET ÉVOLUTIONNISME NE FONT PAS BON MÉNAGE! LA GRANDE ILLUSION DE DANIEL BARIL*

On est injuste envers Descartes lorsqu’on qualifie de peu de sérieux son appel à la véracité de Dieu. En fait, c’est seulement en admettant un Dieu moral et toujours égal à lui-même que la «vérité» et la recherche de la vérité sont a priori capables d’avoir un sens et de promettre le succès. Si ce Dieu est mis de côté, il est permis de poser la question de savoir si d’être trompé ne fait pas partie des conditions de la vie.
Friedrich Nietzsche, Fragments posthumes

Il importe peu de descendre du singe; l'essentiel est de ne pas y remonter.
Richard Wagner

En cette période de réjouissance précédant Noël et le Jour de l’An, il convient de se pencher sur le jeu favori des amateurs de déboulonnage de la morale et de la religion. La cible préférée est le christianisme. Déjà en 2008, notre déboulonneur national, Daniel Baril, y allait d’un petit air profane voulant que «Noël n’a rien de religieux, le sapin non plus» (Le Devoir, samedi 4 décembre 2008).

Dans la cité «libérale» où nous vivons, il faut bien reconnaître que les décorations de Noël, avec leur symbolique chrétienne, voire catholique, en laissent plus d’un mal à l’aise. La rectitude politique exige donc qu’on ne souhaite plus «joyeux Noël», mais «joyeuses fêtes». Le sapin de Noël, sous lequel nos ancêtres logeaient la crèche abritant la «sainte famille», est désormais banni de la cité comme étant irrémédiablement «sectaire».

Les déboulonneurs du christianisme se réjouissent puisque, militant pour une société laïque, ils se repaissent de l’état actuel de décomposition avancée du christianisme. En termes de la science écologique, ce sont des «décomposeurs» (ou «détritivores»).

Nos décomposeurs, donc, du religieux font appel à toute la panoplie des sciences pour parvenir à leur fin laquelle consiste à éradiquer la moindre trace du religieux dans la sphère publique afin de constituer une société purement laïque.

Notre décomposeur national, Daniel Baril, ancien président du Mouvement laïque québécois, est l'un des principaux militants en faveur de la laïcité. Il est connu au sein du Mouvement des Brights.(1) L’auteur fit paraître en 2006 un essai, La grande illusion. Comment la sélection naturelle a créé l’idée de Dieu (Multimondes), où, comme l’indique le titre, l’auteur cherche à montrer que la religion est un phénomène social qui s’explique par la biologie évolutionniste : «…la religion apparaît […] comme un ensemble de règles culturelles et morales prenant racine sur les lois biologiques observables et qui maximisent les chances de survie et de reproduction de l’individu.» (p. 41).

L’explication de la religion que propose Baril est de type évolutionniste en ce qu’elle se fonde sur la théorie de la sélection naturelle de Darwin. Évidemment, au départ Darwin ne cherchait qu’à expliquer l’origine des espèces. Beaucoup d’eau a coulé sous les ponts depuis lors, et bon nombre de chercheurs, brandissant le programme de «naturalisation de l'épistémologie» mis de l'avant par Quine, tentent de transposer la sélection naturelle à des phénomènes culturels, telle la religion. Ces chercheurs ont annoncé la mort de la religion, mais la mauvaise herbe est tenace et, aujourd’hui, «Dieu prend du mieux», comme le dit Baril (titre du chapitre 1). Comment expliquer le phénomène de la croyance religieuse qui, malgré le développement de la science depuis les Lumières, demeurent, semble-t-il, toujours vivace et indéracinable?

Daniel Baril a son explication. La religion, en effet, et a fortiori, la croyance religieuse, présente un avantage adaptatif à l’environnement, et suivant en cela Durkeim, la religion apparaît «comme une expression raccourcie de la vie collective toute entière» (p. 41). En somme, «la religion est un épiphénomène de nos dispositions sociales et collectives». (p. 101-102)

Baril s’empresse immédiatement de rassurer ses coreligionnaires athées qu’expliquer ainsi que la religion possède une base biologique fondée sur la sélection naturelle, ne signifie pas pour autant que la croyance religieuse soit vraie.

…si la croyance religieuse est un avantage et qu’elle favorise la survie de l’individu, est-ce à dire que la religion est une bonne chose, voire que Dieu existe ? Qu’on se rassure. L’approche évolutionniste retenue ne soutient aucunement cette logique. Il n’y a pas de religion naturelle, mais des fondements naturels de la morale et de la religion. (p. 5)

Comme on le voit, l’explication du phénomène religieux que propose Baril veut que la religion soit une sorte de voile faisant illusion ; elle nous invite à croire à une réalité «transcendante» illusoire qui cache sa source véritable dans sa fonction sociale adaptative. En somme, le croyant serait victime à son insu d’une sorte d’aveuglement créée de toutes pièces par la biologie afin d’assurer sa survie. Apparemment, Baril déboulonne le mécanisme du «faire-croire».

Dans toutes ses tentatives naturalistes d’expliquer la religion par autre chose qu’elle-même, outre la thèse réductionniste voulant que la religion s'explique autre chose qu'elle-même, il y a cette thèse récurrente suivant laquelle la croyance religieuse n’est pas tant fausse qu’illusoire, chimérique, trompeuse, etc.

Pour Freud, par exemple, «[les croyances religieuses] sont des illusions, la réalisation des désirs les plus anciens, les plus forts, les plus pressants de l’humanité; le secret de leur force est la force de ces désirs.»(2) Par ailleurs, «l’illusion n’est pas nécessairement fausse, c’est-à-dire irréalisable ou en contradiction avec la réalité.», écrit le fondateur de la psychanalyse. La croyance en Dieu viserait, selon Freud, à satisfaire des besoins vitaux et puissants de sécurité, d’affection, de protection : Dieu-Père est l’illusion que le croyant invente pour satisfaire des besoins humains viscéraux. Cependant, on ne peut, dit Freud, prouver que les croyances religieuses sont fausses : «On ne peut pas plus les réfuter que les prouver.» ; on peut cependant expliquer le mécanisme qui fait d’elles des illusions. C’est exactement la même posture épistémologique qu’adopte Baril à l'égard de la croyance religieuse.

Au fond, l’objection qu’adresse Daniel Baril à la croyance religieuse, c’est qu’elle ne serait pas produite par des facultés cognitives fonctionnant adéquatement visant la vérité puisqu’elles seraient pour ainsi dire déviées de leur trame normale, afin d’assurer la vie en groupe. Baril écrit ailleurs :

L’intentionnalité que les croyants voient dans la vie montre que nous percevons et comprenons notre environnement à travers des facultés intellectuelles qui ont été sélectionnées pour gérer des rapports sociaux. Ce prisme déformant nous fait voir du social là il n’y en a pas ; c’est la source de notre anthropomorphisme intuitif difficilement répressible. (3)


En somme, selon Baril, nos facultés cognitives nous joueraient des tours en nous incitant a attribué à Dieu une existence, alors que Dieu n’est pas. Il irait donc de soi que lorsque quelqu’un croit en Dieu ses facultés cognitives ne fonctionnement pas adéquatement. Ainsi, la croyance en Dieu ne présenterait aucune garantie puisqu’elle est le produit de facultés cognitives déficientes dont le but normal consiste à engendrer des croyances vraies.

Baril fait appel à un mécanisme biologique qui nécessairement produit de croyances illusoires, c’est-à-dire fausses. C’est là, cependant, une affirmation gratuite faisant appel à la croyance que Dieu ne peut exister.

Pour pouvoir affirmer en effet qu’il est vrai que Dieu n’est pas, il faut que nos facultés cognitives fonctionnent correctement. Comment, dès lors, Baril peut-il assurer, lui qui adhère à la théorie de l’évolution de Darwin, que ses facultés cognitives fonctionnent correctement? Le problème en effet est que les croyances humaines produites par la sélection naturelle ne visent pas la vérité, mais l’adaptabilité et, donc, la survie, point à la ligne.

«Le cerveau est une machine à générer des croyances», affirme le professeur James Alcock, spécialiste de la psychologie de la croyance à l’Université York, à Toronto. « Le cerveau, poursuit le psychologue, a évolué de façon à favoriser la survie de l’espèce, pas pour chercher la vérité.» (4) 

Darwin fut le premier à s’inquiéter du problème: l’évolution assure-t-elle des croyances vraies? Dans une lettre écrite à un ami, William Graham, le 3 juillet 1881, un an avant sa mort, on lit :

Pour moi, le doute horrible surgit toujours quant au fait de savoir si les croyances de l’homme, qui se sont développées dans l’esprit d’animaux inférieurs, sont de quelque valeur ou fiables. Qui voudrait faire confiance aux croyances d’un singe, à supposer que des croyances existent dans son esprit? (5)


En somme, si l’on adhère à la théorie de l’évolution de Darwin, comme Baril, alors la croyance que le naturalisme est vrai et, donc, que Dieu n’est pas, n’est pas du tout assurée.

Voilà, en gros, l’objection percutante que le philosophe chrétien américain, Alvin Plantinga, a adressée au naturalisme.(6) La conclusion de l’objection de Plantinga veut donc que quiconque admet le naturalisme, il devrait l’abandonner s’il admet également l’évolutionnisme de Darwin. Il s’ensuit donc que le naturalisme «s’auto-défait» et, par conséquent, il ne peut être rationnellement admis.

L’alternative, pour le philosophe chrétien, c’est de croire que les facultés cognitives humaines résultent d’un processus évolutionnaire régi par Dieu de telle manière que leur fonction garantit que ces facultés produisent des croyances non seulement adaptatives mais véridiques. En somme, dans une épistémologie fiabiliste auquel adhère Plantinga, la croyance religieuse est plus fiable que celle du naturalisme parce qu’elle offre une garantie que l’autre n’a pas.(7)

On peut, si l’on veut, s’amuser à déboulonner (ou «décomposer») la religion chrétienne (ou une autre) en montrant qu’elle repose sur des mécanismes faisant illusion. Cependant, comme on vient de le voir, l’amalgame de la théorie de l’évolution et du naturalisme tire sur le tireur. Les adeptes de ce jeu à double-tranchant devraient y songer deux fois avant de poursuivre leur entreprise, et commencer par répondre à l’objection puissante de Plantinga. Bien sûr, les adeptes de l’évolutionnisme à la Darwin tiennent cette théorie comme la mieux fondée qui soit en science. Sans être pour autant partisan du créationnisme ou du dessein intelligent, on a élevé des objections très sérieuses contre la théorie de l’évolution de Darwin. Je pense en particulier au philosophe australien, David Stone, qui, dans Darwinian Fairytales (1995) (autre ouvrage percutant sur lequel je reviendrai dans un prochain billet), s’est amusé avant sa mort à déboulonner ce qu’il convient de considérer comme la «religion» de l’homme d’aujourd’hui, à savoir l'évolutionnisme darwinien. L’entreprise de déboulonnage, comme on le voit, se joue à deux. Sur ce, Joyeux Noël!

NOTES

* Ce texte reprend une communication soumise à la Société de philosophie du Québec pour son congrès de l'ACFAS en 2010 portant sur le naturalisme. Mon texte fut refusé. On se demande souvent pourquoi la vie philosophique au Québec est si pauvre. L'évidence saute pourtant aux yeux. Je me console en n'attendant rien de nos «grands frères» universitaires qui empoisonnent l'exercice libre de la philosophie.
(1) Ce mouvement regroupe des individus qui adoptent une posture « naturaliste », c'est-à-dire libre de tout élément surnaturel ou religieux; les brights fondent leur éthique et leur comportement sur une conception naturaliste de l’univers. Le sérieux problème auquel est confronté l'adepte du naturalisme c'est précisément de savoir ce qu'est le «naturalisme». Voir Normand Baillargeon, Là-haut, il n’y a rien. Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée, PUL, collection Quand la philosophie fait pop !, 2010, p. 49-53. Voir aussi mon compte-rendu de l'ouvrage de Baillargeon dans ce blogue.
(2) Sigmund Freud, L’avenir d’une illusion, PUF, 1971, p. 43. Publié originalement en 1927.
(3) Daniel Baril, «Darwin et l’immortalité (de l’idée) de Dieu», Le Devoir, 28-29 avril 2007. Je souligne «prisme déformant».
(4) Cité dans Québec Science, Noémi Mercier, «Pourquoi on croit», avril 2008, p. 22.
(5) Cité dans James Beilby. Naturalism Defeated? Essays on Plantinga’s Evolutionary  Argument against Naturalism, Cornell University Press, 2002, p.3. 
(6) L’argument de Plantinga est paru en 1991 dans la revue Logos sous le titre «An Evolutionary Argument against Naturalism». Il est repris dans le recueil de Beilby cité dans la note précédente.
(7) Voir Alvin Plantiga, Warranted Christian Belief, Oxford University Press, 2000. Cette oeuvre est majeure, mais personne n'en parle et ne veut en parler.