mardi 4 décembre 2018

De Robert Nozick à René Bolduc


Monsieur Bolduc,


J’ai lu avec intérêt votre lettre que George Orwell adresserait à Donald Trump.[1]   1984, ma lettre se veut laudative à l’endroit du 45e président des États-Unis élu le 8 novembre 2016.
Pour ma part, je vous adresse une lettre d’outre-tombe de Robert Nozick (1938-2002). Contrairement à la vôtre où vous prenez fait et charge contre Trump à la lumière d’une compréhension fautive ou fort discutable du roman

Un professeur de philosophie à l'Université de Montréal, Michel Seymour, a déclaré au lendemain de la victoire de Donald Trump : « Le peuple américain aura préféré élire une ordure plutôt qu'une femme » (Le Journal de Québec, 11 novembre 2016). Seymour ne fut pas le seul a fustigé Trump, le traitant de tous les noms. Des démocrates américains déclenchèrent des émeutes anti-Trump, scandant les mots « not my president » (« pas mon président »).

L'heure fut au deuil, à panser la cicatrice. Les partisans démocrates vomirent leur venin. La blessure faisait mal, douloureusement mal. La défaite fut cruelle. On cherche désespérément à comprendre. On tire sur tout ce qui bouge. En vain.

Ici aussi, au Québec, l'affliction était aussi grande. L'establishment de gauche s'explique mal ce qui a bien pu se passer. Il ne l'a pas pu venir. Les médias ne comprenaient rien à leur déroute. La victoire de Trump fut pourtant jugé impossible, logiquement impossible. Ce monstre de l'incorrectitude politique est une véritable calamité.

Ce sont toujours les autres qui sont responsables. Ces « ignares » d'Américains qui votèrent pour Trump. Ces gens sans éducation faisant preuve d'ignorance crasse. Ces rednecks qui sont encore à croire au créationnisme, à Dieu et à la Bible. Ces antimodernes qui ne suivent pas la marche irrésistible de l'Histoire allant inexorablement vers la Raison et la Science…

François Cardinal (La Presse+, 13 novembre, « J'adore les gens peu instruits! ») justifie l'élection du mal-aimé américain par le fait qu'une grande proportion de la base électorale de Trump ne serait pas éduquée. En votant pour Trump, ses électeurs n'auraient pas voté intelligemment, et cela s'expliquerait par le manque d'éducation. Je n'y vois pour ma part qu'une simple corrélation et non une cause. Ne dit-on pas, dans le même registre, que les croyants sont statistiquement parlant non-éduqués? Donc, l'élimination de la croyance religieuse passerait obligatoirement par l'éducation. C'est le rêve du siècle des Lumières. On peut toujours rêver!

Je veux bien que Trump ne soit pas ce qu'on peut appeler un ange. Mais de là à le traiter d'« ordure », comme le fait Seymour, c'est une autre paire de manches. Ces gauchistes disent en somme que cet homme-là, Donald Trump, étant une ordure, n'a plus le droit à liberté d'expression. Il faut le faire taire à tout prix!

Dès lors, il faut réaliser qu’on se transforme précisément en Big Brother dictant ce qu'il convient de dire et de ne pas dire dans une démocratie libérale. Partisan avoué de mon collègue à Harvard, John Rawls, Seymour invoque son mentor pour exclure Trump et ses sectateurs de l'« espace public ». On n'est pas loin d'une sorte de sainte Inquisition. Trump est tenu comme un détestable « hérétique » de la social-démocratie.

Dans sa lettre George Orwell (René Bolduc) se dit de gauche, socialiste. Dès lors, Big Brother devient le détestable Bonhomme Sept Heure de droite. Or, bien qu’Orwell a pu être d’allégeance « socialiste » en particulier, il renvoya dos à dos la gauche et la droite, se définissant plutôt comme un « anarchiste tory ».[2] Or, dans le mot « anarchiste », je reconnais mon interrogation de départ voulant que « la question fondamentale de la philosophie politique… celle qui précède toutes les questions sur la façon dont l’État devrait être organisé, porte sur l’existence même d’un État, quel qu’il soit. Pourquoi ne pas avoir l’anarchie ? » (Anarchie, État et Utopie, publié en 1974).

Mon livre, Anarchie, État et Utopie a fait couler beaucoup d’encre dans le monde anglophone. J’y défends une philosophie libertarienne, où la liberté, et non l’égalité, est la valeur première. Je répondais à mon collègue du département de philosophie à Harvard, qui, dans Théorie de la justice, publié 3 ans plutôt que mon essai, défend une philosophie politique opposée à la mienne, celle de la justice sociale basée sur la valeur sacro-sainte de l’égalité. On peut dire que les Démocrates optent farouchement pour Rawls. Pour ma part, je crois me reconnaître chez Donald Trump, contrairement à la plupart des Républicains, au sens où Trump a, comme moi, ainsi qu’Orwell, une crainte tout à fait légitime de l’État, quel qu’il soit.

Qui est donc Donald Trump? Les médias bien-pensants démocrates, bref, tous ces fameux « experts » qui pullulent dans les médias, n'ont rien compris aux électeurs américains qui portèrent au pouvoir Donald Trump. Ce qui a joué en faveur de son élection, c'est justement ce que l'électeur type de Trump déteste au plus haut point, à savoir l'hypercompétence que représente Hillary Clinton. La candidate défaite symbolise la quintessence de ces agents fédéraux qui veulent, selon l'électeur type trumpien, embrigader la sacro-sainte LIBERTÉ des citoyens américains. Pour ces derniers, selon la jolie formule du regretté Pierre Falardeau, la liberté n'est pas une marque de yogourt.

Tant qu'on n'aura pas compris cette réalité fondamentale culturelle américaine, on n'aura rien compris au raz-de-marée qu'a constitué l'élection de Donald Trump à la présidence.

Pour fixer les idées, j'irai du côté du cinéma américain. J'épinglerai un célèbre réalisateur qui fut aussi un acteur remarquable: Clint Eastwood. Je songe en tout particulier à la série-culte Dirty Harry (Harry le charognard), dans laquelle Eastwood joue le rôle de l'inspecteur Harry Callahan. Qui est ce Harry Callahan? Un être taciturne, solitaire, rebelle, doué d'un sens aigu de la justice, obstiné, parfois obtus, toujours en rébellion contre ses supérieurs, eux qui représentent l'ordre, la norme, le « manuel d'instruction »; bref, la Loi.

L'inspecteur Callahan a un rapport ambigu avec la loi, ainsi que tout cette multitude de petits règlements aussi pitoyables que farfelus. Callahan entre toujours en conflit avec ses supérieurs sur des questions légales. Il doit se plier aux techniques policières, lesquelles s'adossent aux chartes de la personne. L'inspecteur Callahan est un représentant de la loi, certes, mais il est surtout un adepte de l'« auto-justice ». Callahan ne fait pas confiance au système de judiciaire. Ses supérieurs lui répètent ad nauseam: « Harry. on en a assez de vos méthodes... Vous ne pouvez pas aller quelque part sans déclencher un massacre. Essayez de vous tenir tranquille et sachez que vous n'avez qu'une chose à faire : obéir aux ordres!» Mais l'intéressé, c'est immanquable, se rebiffe toujours.

Donald Trump, c’est Callahan devant les chefs symbolisés par Hillary Clinton et Washington. Tout comme Callahan, Trump enfreint les ordres des représentants de l'État fédéral. L'inspecteur a un sens instinctif du danger, inexplicable et infaillible. Ses supérieurs lui reprochent d'ailleurs de ne tenir compte que de son instinct au détriment des preuves et des faits (evidence, facts). D'où, en ce qui concerne l'administration Trump, les « faits alternatifs » décriés avec horreur par ses opposants.

Tout ce qui vaut pour l'inspecteur Harry Callahan, vaudrait donc pour Donald Trump. Lui aussi a une attitude ambivalente à l'égard de la loi, plus précisément envers l'État. Trump va au-delà de l'État. Comme disait Louis XIV, L'État, c'est moi ! En fait, l'État - les supérieurs de Trump-Callahan - brime Trump dans sa liberté. Non pas qu'il soit injuste, ou qu'il souhaite être injuste, mais il veut lui-même faire justice. Ce point est d'une importance décisive si l'on souhaite saisir quoi que ce soit de la posture du 45e président.

Cette philosophie est celle du libertarisme que j’ai défendu dans mon livre cité précédemment. Et je crois bien qu’Orwell lui aussi, entant qu’anarchiste tory, serait d’accord avec moi sur ce point fondamental, et que votre la lettre contre Trump prenant appui sur l’auteur de 1984, passe parfaitement à côté de la plaque.



[1] René Bolduc, Sincèrement vôtre. Petite introduction épistolaire aux philosophes. Montréal, Les Éditions Poètes de brousse, 2018, pp. 161-168.
[2] Voir Jean-Claude Michéa, Orwell, Anarchiste tory, Climats, 2000.

mercredi 7 novembre 2018

La lutte en vue de la sérotonine. - À propos de Jordan B. Peterson, 12 règles pour une vie


L’essai de Jordan Peterson, 12 règles pour une vie[1], connaît actuellement un succès planétaire. Chez Peterson, les babines marchent avec les bottines. Il met en pratique les règles de vie élaborées dans son essai.

Je me suis arrêté à la première règle de vie : Tenez-vous droit, les épaules en arrière, tant le texte de l’auteur suscite des interrogations fondamentales, de nature philosophique, voire métaphysique. Car il s’agit bien d’une conception de la nature humaine prenant sa source dans la biologie évolutionniste. C’est ce point fondamental de l’essai de Peterson qui me laisse fort perplexe. Le problème, en résumé, c’est le passage de la biologie à la morale. Ce que depuis David Hume (1711-1776) l'on désigne comme étant la « guillotine de Hume » interdisant la nécessité d’un ‘doit’ à partir d’un ‘est’, comme il est usuel de l’évoquer. Mon père - il va de soi - fut mon géniteur. C’est un fait. Ce dont Hume conteste la légitimité, c’est qu’on ne saurait passer de ‘Mon père est mon géniteur’ à ‘Mon père doit s’occuper de moi, son enfant’. Aucun fait, aussi évident soit-il, ne saurait donner lieu à une affirmation en matière de moralité.

Dans le premier chapitre, présentant la première règle de vie, Peterson parle abondamment des homards, ces crustacés qui vivaient il y a plus de trois cent cinquante millions d’années. Les humains auraient hérité, au plan biologique, de ces antiques animaux. Plus précisément, notre cerveau, plus élaboré que celui d’un homard, ne fonctionnerait toutefois pas différemment fondamentalement de celui de nos vieux ancêtres crustacés.

Le nerf de la guerre, c’est la production de la sérotonine, ce neurotransmetteur du bonheur dans le cerveau. La quête du bonheur serait donc liée à la sérotonine. C’est le passage de l’une à l’autre que la guillotine de Hume condamne. Comment, en somme, peut-on conclure que la quête de la sérotonine constitue en même temps la quête du bonheur ? Car la sérotonine, comme tout autre élément matériel du cerveau, ne pense pas. L’être humain, de son côté, pour être heureux, épanoui, doit penser. Problème redoutable, constituant le mystère philosophique par excellence.

D’où la phrase d’une profondeur abyssale qu’énonce Peterson en page 69 de son essai : « Se lever physiquement implique aussi se lever métaphysiquement ».

J’entends cette phrase, pour ma part, comme signifiant : le spirituel survient sur le physique, en ce sens que le plan de l’activité biologique fait émerger l’activité spirituelle; bref, l’esprit. L’esprit n’est pas le cerveau; mais sans le cerveau, pas d’esprit. L’esprit serait au cerveau, ce que la pomme est au pommier. Sans pommier, pas de pomme. Cela va de soi.  Mais ne réduisons pas la pomme au pommier, ni non plus, comme le font les défenseurs du matérialisme, n'identifions pas la pomme au pommier.

Peterson serait partisan du dualisme métaphysique : nous serions un être corporel engendrant l’être spirituel que nous sommes, sans que le spirituel se réduise à la matière cérébrale. Par ailleurs, ce dualisme défend que le corps et l’esprit ne seraient pas séparés comme le prône le dualisme de Platon et de Descartes, mais fusionnés pour ainsi dire l’un à l’autre. Peterson rejoint, je pense, la doctrine hylémorphique d’Aristote touchant la nature de l’âme (et du corps).

La notion d’esprit exige réhabilitation. Ça urge. Le matérialisme contemporain, ayant le vent dans les voiles, ne croit pas à l’esprit. Ils nient l'existence de l'esprit, réduisant toute activité spirituelle au comportement de la matière.

Le philosophe qui soit allé aussi loin que nous y invite Peterson, c’est le britannique, Thomas Hobbes (1588-1679). Dans son immense traité de philosophie politique, Léviathan, Hobbes écrit ses mots aux accents métaphysiques et tragiques :

…je place au premier rang, à titre de penchant universel de tout le genre humain, un désir inquiet d’acquérir puissance après puissance, désir qui ne cesse qu’à la mort.[2]

Bien avant Zarathoustra, donc, Hobbes avait pressenti la Volonté de puissance que Nietzsche plaçait au cœur de l’être humain. Mais comme le fit remarquer le Père Sertillanges

Dire que la vérité ne vaut que comme conquête et le bien que comme satisfaction d’un pouvoir, c’est nier l’un et l’autre au profit d’une possibilité sans substance. L’homme, selon le cœur de Nietzsche est puissant; bien; mais que va-t-il faire ? Devenir plus puissant ? En vue de quoi ?...[3]

Autant chez Hobbes que chez Nietzsche, il n’y a pas de finalité à l’exercice de la puissance. Ce qui est ‘bon’, ‘bien’, c’est l’exercice pur de la toute-puissance. Il n’y a ni plaisir ni bonheur comme terme, comme but. On peut sans doute l’admettre pour les animaux, mais pour l’homme ?

Dans la Cité de Dieu, au livre XIX, chapitre XII, saint Augustin évoque Kakos, l’être méchant par excellence. Augustin écrit : « … si sauvage, si féroce qu’il soit, tant de férocité n’a d’autre but que la paix de sa vie et l’intérêt de sa conservation. » Autrement dit, personne n’agit pour acquérir la domination pure et simple – mais en vue du bonheur, quel que soit la signification que nous associons au bonheur.

La modernité a récusé tout recours à la finalité, au but, à la direction des choses et des êtres. Le sens s’en est allé. Les philosophies de l’absurde, ainsi que le postmodernisme, font partie de notre décors mental. Jordan Peterson s’élève à sa manière pour contrer le chaos spirituel dans lequel les hommes s’enlisent actuellement. Mais il faudra bien plus qu’une leçon sur les homards pour que nous puissions relever la tête. Il faudra redécouvrir la métaphysique, le seul moyen de nous lever debout.

Il faut réhabiliter la métaphysique, la science des sciences. La modernité rejeta la métaphysique au nom de la métaphysique elle-même car bon nombre de scientifiques et de penseurs font du matérialisme le fondement de la science.

Le biologiste français, Jacques Monod, dans son célèbre essai Le hasard et la nécessité (1970) éjecte hors de la science les fameuses causes finales chez Aristote. Il n’y aurait, selon le biologiste, que des causes efficientes ou motrices. Monod reconnaît toutefois que la nature offre de multiples exemples d’êtres vivants ayant des comportements téléologiques, au sens où ils obéissent à des finalités, à des projets, des plans ou encore des desseins. Pour le scientifique, la méthodologie de la science adhérant au postulat de l’objectivité exclut la téléologie, la science de la finalité. Quant au fameux postulat de l'objectivité, précise Monod, il s’agit d’un « postulat pur à jamais indémontrable, car il est évidemment impossible d’imaginer une expérience qui pourrait prouver la non-existence d’un projet, d’un but poursuivi, où que ce soit dans la nature. » (Le hasard et la nécessité, p. 38)

Quoi qu’il en soit, Aristote, sur ce point, ne s’enfarge pas dans les fleurs du tapis. Il écrit par exemple au tout début de L’Éthique à Nicomaque : «… le Bien (agathôn) est ce à quoi toutes choses tendent.» (1, 1094a 1). Le bien de tout être, en somme, sa raison d’être, consiste dans son épanouissement. Le bien est donc de nature objective. Il est à la source de toutes valeurs. Loin d’Aristote, l’idée moderne selon lequel le bien résiderait en nous, soit dans notre pensée, soit dans notre sensibilité. Le bien constitue pour ainsi dire l’être par lequel tout être trouve son accomplissement.

Les homards veulent la suprématie, le pouvoir sur les autres. Parce que cela fait partie de leur constitution ontologique, c’est-à-dire de leur être. Chacun, donc, lutte pour la survie. Chacun recherche le pouvoir afin de se maintenir en vie; plus précisément, être.

Pourquoi les choses sont ainsi et pas autrement ?, se demandait jadis Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716), dans ses Principes de la Nature et de la Grâce fondés en raison (1714) : «…pourquoi il y a plutôt quelque chose que rien ?... suppposé que des choses doivent exister, il faut qu’on puisse rendre raison, pourquoi elles doivent exister ainsi, et non autrement. » C’est l’interrogation la plus philosophique – métaphysique – qui ait jamais été posée.

C’est un « fait métaphysique » que les êtres luttent pour l’existence. Même la théorie des espèces de Darwin par la sélection naturelle présuppose ce fait métaphysique qui n’est pas le fruit de l’évolution mais le premier moteur pour ainsi dire de l’évolution.

Ainsi, lorsque Peterson déclare : « Se lever physiquement implique aussi se lever métaphysiquement. », il faut comprendre que l’évolution de l’être humain est précédée par une réalité de type métaphysique qui n’est pas soumise à l’évolution et que présuppose l’évolution. Se lever métaphysiquement, c’est cesser d’attendre de la science notre raison d’être.[4] En somme, c’est la redécouverte de la philosophie, c’est-à-dire la réflexion sur le sens des choses.




[1] Jordan B. Peterson, 12 règles pour une vie. Un antidote au chaos, Paris, Lafon, 2018.
[2] Thomas Hobbes, Léviathan ou Matière, forme et puissance de l’État chrétien et civil, Livre 1, 11, Paris, Gallimard,2000, p. 187.
[3] A. D. Sertillanges, Le christianisme et les philosophies. Les temps modernes, Paris, Aubier, 1941, p. 438.
[4] Ce que propose malheureusement Daniel Baril dans Tout ce que la science sait de la religion, PUL, 2018.

vendredi 2 novembre 2018

Williams James et la légitimité de la croyance religieuse

NOTE LIMINAIRE : Le billet qui suit est un ''Devoir de philo'' en réponse au Devoir de philo de Daniel Baril intitulé '' La science et la religion s’affrontent dans la recherche de la vérité '' paru le 27 octobre 2018 dans Le Devoir. J'ai soumis le texte qui suit au directeur de ces pages, Robert Dutrisac qui a refusé sa publication. Au-delà des raisons formelles, dont le fait qu'on ne saurait publié un Devoir de philo qui réplique à un autre Devoir de philo, je tiens pour ma part qu'il s'agit encore une fois de raisons purement idéologiques qui repoussent systématiquement les idées antiprogressistes, de droite, et favorables à la religion (chrétienne). Ce qui ne doit guère étonner puisqu'au Québec la domination des idées progressistes dans l'univers intellectuel est aujourd'hui sans partage.


William James (1842-1910)
La gouverneure générale Julie Payette a suscité la controverse, l’an dernier à la même époque, en déclarant ce qui suit à laConférence sur les politiques scientifiques canadiennes :
« Pouvez-vous croire qu'encore aujourd'hui, dans une société instruite et malheureusement dans certains gouvernements [...] nous soyons encore en train de débattre et de nous demander si la vie est le résultat d'une intervention divine ou si elle résulte d'un processus naturel ou encore moins, oh mon Dieu, d'un processus aléatoire ? »
Dans son discours, Mme Payette, une ancienne astronaute diplômée en génie informatique, s'est demandée comment il est possible que certaines personnes croient encore qu'une « intervention divine » soit à l'origine de la vie ou que la personnalité soit déterminée par l'astrologie. Comme si la croyance chrétienne était parfaitement irrationnelle à l'égal de l'astrologie! Je suis croyant, de confession catholique, et trouve blessant qu'une responsable politique, représentant apparemment tous les Canadiens, amalgame l'astrologie à la foi chrétienne.

En fait, aujourd’hui, toute croyance est déclarée suspecte. Elles sont a priori jugées de mauvais alois. Le mot ‘croyance’ renvoie désormais à la détestable croyance religieuse. Comme s’il n’y avait que des croyances de type religieux ! Dans ce Devoir de philo, je ferai appel à un philosophe américain, l’un des fondateurs du ‘pragmatisme’, William James (1842-1910) afin de réhabiliter les droits de la croyance de la foi chrétienne. Je répliquerai au Devoir de philo de Daniel Baril La science et la religion s’affrontent dans la recherche de la vérité en prenant pour figure de proue Bertrand Russell.

Il est de bon ton aujourd’hui de penser qu’un philosophe n’est pas là pour croire, ni pour faire croire, mais pour penser et faire penser. C’est là une lubie la mieux partagée au monde (pour paraphraser Descartes au sujet de la raison). Le philosophe qui croit, dit-on encore, cesse de penser. Il bascule alors dans le mode obscur de la croyance qui ne permet en aucune manière de connaître, c’est-à-dire de trouver la vérité. Pour Baril, tout comme pour Russell, les religions ne sont que systèmes de croyances, aucune espèce de vérités et, donc, de connaissances, ne peuvent en être extraite.

Avec Russell, ainsi d’ailleurs pour la pensée moderne en général, les religions sont toutes mises sur un même un pied d’égalité : des croyances aussi loufoques que la croyance en une théière chinoise en orbite autour de la terre. Pourtant, pour quiconque connaît la religion chrétienne, croyance et foi ne sont pas exactement identiques. Les juifs du temps de Jésus croyaient certes en leur Dieu-YHWH. Jésus n’est cependant pas venu les convaincre de croire en YHWH mais d’avoir foi en lui. La foi est, donc, un engagement, mais d’abord une relation entre des personnes. Par exemple, les partisans de Québec Solidaire croient en Manon Massé parce qu’à leurs yeux la chef de QS est digne de confiance, digne donc de foi. La foi n’est donc pas qu’une croyance - aussi débile qu’on voudra. En christianisme, la foi est conçue comme une vertu dite ‘théologale’, par opposition aux vertus cardinales. Qui dit vertu, dit quelque chose d’ardue, qui engage dans une relation personnelle avec autrui - mon épouse, un chef d’un parti politique, ou Dieu.

Dans notre belle modernité, où tout est nivelé par le bas, dont la foi, il eut toutefois des voix discordantes qui se firent entendre. William James fut l’un d’eux. James est l’auteur d’un important essai, La volonté de croire (The Will to Belief, publié en 1897). En fait, le titre de l’essai n’est pas des plus heureux. Il aurait dû s’intituler, Le droit de croire. La croyance religieuse n’est pas un objet soumis à la volonté, bien que la foi implique une décision libre. Ce que veut montrer James, c’est que la foi n’est pas une lubie, mais une  attitude parfaitement légitime à adopter. L’essai pose la question « Avons-nous le droit de croire que Dieu existe ? », et non pas si Dieu existe.

Dans sa préface, James égratigne au passage les intellectuels de son temps, nourris de la science, atteints d’une sorte de maladie ou d’impuissance à croire : « …cette faiblesse est déterminée par l’idée, soigneusement entretenue, d’une prétendue évidence scientifique dont la possession écarterait tout danger de naufrage dans la recherche de la vérité. » Les Russell et les Baril de ce monde sont ici pointés du doigt. Pour eux, croire paraît être une maladie virale dont il faut absolument se prémunir. Pour cela, il faudrait se coller le plus près possible sur les vérités de la science; il n’y en aurait pas d’autres en dehors d’elle. On désigne usuellement par le nom de « scientisme » cette position épistémologique, dont le mot d’ordre pourrait se résumer par la formule : Hors de la Science, point de salut ! Il s’agit, en somme, d’une sorte de puritanisme profane, plus précisément d’un rationalisme pur et dur.

William James plaide pour sa part pour un empirisme radical, l’exact opposé du rationalisme de Russell. La croyance religieuse – la foi – n’a rien de parfaitement obscure. Elle résulte d’une expérience spirituelle que James analyse en profondeur dans Les formes multiples de l’expérience religieuse. Essai de psychologie descriptive (1905). Au départ, note James, la personne vit un mal-être lancinant qui débouche, ensuite, sur la délivrance. Dans La volonté de croire, William James énonce trois critères permettant à coup sûr d’indiquer si une croyance est bel et bien de nature religieuse.

1) D’abord, la croyance en question doit être vivante. La croyance loufoque qu’évoque Russell touchant la fameuse théière en orbite autour de la terre est tout, sauf vivante. De même pour la croyance en Zeus, même si la mythologie grecque fait partie de la culture occidentale classique. On parle en ce sens du grec ancien comme langue morte; même chose pour la religion des anciens Grecs. Au contraire, la foi en Jésus Christ demeure toujours vivante, malgré un recul notable depuis le siècle des Lumières. Par ailleurs, si une croyance religieuse est vivante, c’est qu’elle propose un salut vis-à-vis la réalité de la mort. Nous sommes mortels, et c’est d’ailleurs devant la réalité de la mort que les religions se distinguent quant à leur proposition de salut. La théière de Russell n’offre aucun salut, c’est pourquoi elle n’est pas vivante.

2) Corolairement, une croyance vivante devient importante. En effet, une croyance vivante est, par implication, importante. Si une proposition de salut est vivante, au sens où elle constitue une réponse à la mort, la croyance religieuse devient éminemment importante. Et si elle est importante, on peut dire que la croyance en question devient hautement signifiante. Une croyance religieuse, par conséquent, donne sens, une direction, un but, une finalité, c’est-à-dire une raison d’être (à la mort en particulier). La science n’offre pas de sens aux phénomènes naturels. Elle offre une explication de type causal, point à la ligne. Et nous pourrions dire qu’il s’agit d’une cause efficiente ou motrice, pour employer la terminologie d’Aristote touchant les quatre types de cause que le Stagirite distinguait. La cause dite ‘finale’ fut exclue de la science moderne expérimentale. C’est ici le point de fracture entre l’ancienne science des sciences – la métaphysique – et la science moderne laquelle usurpa son titre à la métaphysique.

3) Enfin, une croyance pour être religieuse doit être obligée. Au sens où croyant ou athée, je suis interpellé par elle. Même le sceptique (athée ou agnostique) se trouve interpellé par la croyance en question. Il doit y répondre positivement ou négativement. Dans le second cas, on a raison de le désigner comme ‘incroyant’ ou ‘non-croyant’. Il refuse l’option. Encore une fois, même s’il refuse l’option, il est pour ainsi dire mis en demeure d’y répondre. Et encore ici, la croyance en une théière autour de la terre, n’est pas une croyance obligée.

Cela posé, William examine ensuite de manière critique l’Éthique de la croyance (1877) de William Kingdon Clifford (1845-1879). Dans ce fameux texte, l’auteur écrit : « On a tort, partout, toujours et qui que l’on soit, de croire quoi que ce soit sur la base d’éléments de preuve (evidence) insuffisants. » De son côté, James imagine la situation périlleuse suivante.

Supposez par exemple que je gravisse une montagne et que je me trouve à un moment donné dans une situation telle qu’un saut dangereux demeure ma seule chance de salut. Faute d’expérience antérieure, mes aptitudes à exécuter ce périlleux exercice n’apparaissent pas avec évidence; mais l’espoir et la confiance en moi-même me donnent la certitude que je ne manquerai pas mon but et communiquent à mes muscles la vigueur nécessaire pour accomplir ce qui, à défaut de ces émotions subjectives, eût été probablement impossible. Supposez au contraire que la peur et la méfiance l’emportent; ou supposez encore qu’ayant précisément lu l’Éthique de la croyance [de Clifford], je considère comme un péché d’agir sur une hypothèse qu’une expérience préalable n’a point validée – j’hésiterai alors si longtemps alors si longtemps qu’à la fin, épuisé et tremblant, je m’élancerai dans un moment de désespoir, manquerai mon élan et roulerai dans l’abîme.[1]

Si, dans une telle situation, je m’en remets au principe de Clifford énoncé précédent, alors, nous dit James, la seule possibilité, c’est de mourir lamentablement sur place, aucune évidence ne m’autorisant à réaliser avec succès le saut en question. Le principe de l’éthique de la croyance de Clifford est, on le constate, fort exigeant, voire impossible à réaliser dans bon nombre de cas. Je connais des amateurs de hockey, partisans du Canadien de Montréal qui, l’an dernier, espérait jusqu’à la dernière minute, que leur club favori fasse les éliminatoires. Peine perdue, aurait dit Clifford ! Espoir vain, car il ne reposerait sur aucune évidence suffisante. En fait, si l’on devait suivre la recommandation de Clifford, le monde s’écroulerait rapidement.

Clifford ne fut pas le dernier à proposé son principe éthique de la croyance. Bertrand Russell proposa lui aussi un tel principe au tout début de ses Essais sceptiques : «… il n’est pas désirable d’admettre une proposition quand il n’y a aucune raison [ground] de supposer qu’elle est vraie. » Dans Pourquoi je ne suis pas chrétien (1959), Lord Russell énonce le même principe : « L’habitude de fonder les convictions sur des preuves [evidence], et de ne leur accorder de certitude que dans la mesure où elles sont garanties [warrants] par des preuves [evidence], guérirait, si elle devenait générale, la plupart des maux dont souffrent l’humanité. »

Encore, une fois, s’il fallait s’en tenir strictement à la proposition de Russell, l’humanité serait mise à mal. Par ailleurs, l’objection que l’on adresse à Russell ainsi qu’à Clifford, c’est que l’‘évidence’ de leur principe demeure insuffisante. Il s’agit, en somme, de vœux pieux, au demeurant purement subjectifs, ne reposant sur aucun fait.

Se pourrait-il que la lieutenant gouverneure, Julie Payette, soit tombée dans le piège ouvert par Clifford et Russell ? Posé la question, c’est y répondre. On ne peut que lui proposer de lire impérativement La volonté de croire de William James.[2]




[1] William James, La volonté de croire, Paris, Les empêcheurs de tourner en rond, 2005, p. 118.
[2] Pour aller plus loin, j’invite le lecteur à lire mon essai Du fiabilisme. La garantie métaphysique de la foi, Connaissances et Savoirs, 2017.

vendredi 28 septembre 2018

Pourquoi j'ai voté pour le Parti conservateur du Québec


Au moment d’écrire ces lignes, je suis plongé dans la lecture d’un livre biblique, le Qohélet. C’est un étrange écrit. Il détonne avec le reste des livres qui composent la Bible. Mais il est drôlement intéressant. Il interroge ce qui fait le bonheur. Tout le monde connaît sans doute le second verset : « Vanité des vanités, dit Qohélet [l’Écclésiate], tout est vanité ! » Les hommes passent, le monde, le jour, la vie, la joie, le travail; bref, la condition humaine étant ce qu’elle est, tout passe. Les experts exégètes qui se penchent sur ce texte vieux de 25 milles ans, présentent d’autres traduction à la place du mot ‘vanité’ (hébreux, hével). Ma préférence va pour le mot ‘impuissance’ : « Impuissance de la puissance, tout est impuissance. »

Les progressistes carburent, eux, aux changements, au progrès, à la nouveauté. Le changement est toujours sur leurs lèvres. Qui est contre le changement ? Qui houspille contre le progrès ? Le progressiste a le vent dans les voiles. Au contraire, le conservatisme a mauvaise presse. John Stuart Mill (1806-1873), député whig au Parlement de Londres déclarait : « Le parti conservateur [tory] est, de par sa composition même, le parti le plus stupide.»[1] Dans la joute parlementaire, on peut croire que le mot était de bonne guerre. Appeler à nuancer ses propos, Mill signa et persista: «Ce que j’affirmai, c’était que le parti conservateur, de par la loi de sa constitution, était nécessairement le plus stupide parti. Et je ne retire pas cette affirmation; mais je ne voulais pas dire que les conservateurs sont généralement stupides; je voulais dire que les gens stupides sont généralement conservateurs. »[2]

Les démocrates (les progressistes) aux USA se plaisent à qualifier Donald Trump de stupides – pour ne pas dire autres choses de plus méchant encore.

Qohélet, un sage conservateur, ne fait que reconnaître la sagesse du monde, à savoir: plus ça change, plus c’est pareil. Qu’à va-t-on passer à autre chose ? Va-t-on en finir un jour avec le progressisme, en reconnaissant, une fois pour toutes, ce qui demeure à travers le changement ? Sans le réaliser, nous sommes les adeptes de Héraclite d’Éphèse qui, il y plus de 25 milles ans, affirmait que tout change. Or, pour pouvoir dire que tout change, il faut bien qu’il y a des choses qui demeurent, non ? Le philosophe grec errait. Qohélet, de sa Palestine, lui répond : tout coule, mais quelque chose demeure : YHVH.

Au Québec, depuis 1960, le progressisme à mis K.O. le conservatisme. Nous avons diabolisé le conservatisme en noircissant à grands traits l’Union Nationale de Maurice Duplessis. La Grande Noirceur.

Manon ‘Marxisme’ Massé affirme que la lutte contre le réchauffement climatique est celle du socialisme. Je ne comprends pas. Celui ou celle qui se déclare maintenant socialiste, c’est ceux qui luttent contre les changements climatiques ? N’est-ce pas ce que font Couillard et Macron ? Sont-ce dès lors deux adeptes du socialisme, contrairement à Trump qui n’y croit pas ? Manon Massé mélange plus qu’elle n’éclaire.

Ce qui m’afflige plus que tout, ce sont ces jeunes qui boivent à l’ivresse les paroles de cette communicatrice hors-pair. Les jeunes, on le sait, carburent aux changements. Ils ont l’esprit tendu vers les promesses révolutionnaires de l’héraclitéenne. Le conservatisme, c’est pour les vieux, les vieux réac, assis sur leur derrière, confortablement, détestant profondément le changement. C’est là une attitude progressiste par excellence.

Adrien Pouliot, chef du parti conservateur du Québec, n’a pas la cote. On comprend. Pour les progressistes, qu’ils soient libéraux, caquistes, péquistes ou solidaristes, le PCQ constitue un véritable dinosaure. Une sorte d’extra-terrestre, quoi !

Cependant, il y a de ces progressistes qui, tel le cinéaste Bernard Émond, ne sont pas du tout prêt à embrasser les diktats progressistes ‘main stream’. Il y a quelque chose à conserver d’important. Quoi ? La religion catholique, par exemple, qui a tant marqué le Québec, ou plutôt le Canada français. Émond se désole de cette perte incommensurable. Sa trilogie des vertus théologales en témoigne.

Les progressistes athées et agnostiques militent farouchement pour qu’on enlève le crucifix pendu au mur de l’Assemblée nationale, posé là par l’Union nationale de Duplessis. Pourtant, Maurice Duplessis voulait par là faire une pied-de-nez aux progressistes libéraux d’Ottawa ne jurant que par la couronne britannique adepte de l’anglicanisme. Nous, de la province du Québec, nous ne nous agenouilleront jamais devant la couronne d’Angleterre soumise à l’anglicanisme. Nous sommes catholiques, et la croix est le symbole des premiers chrétiens (ainsi que les poissons). Il est vrai que la croix n’est pas le symbole officiel de l’Église catholique, mais elle autorise sa désignation. Les progressistes, eux, veulent bannir de l’Assemblée nationale, ce symbole par trop orienté vers le catholicisme. C’est d’ailleurs l’un des objectifs principaux du Mouvement laïque québécois : éradiquer à jamais le catholicisme de la mémoire du Québec.

De toute façon, qui a peur du PCQ ? Il n’est même pas dans la course. Personne n’en entend parler. Si personne n’en parle, alors quoi ? Qohélet est un livre de la Bible, et personne ne le lit plus - ou presque. Il se pourrait qu’un jour on le redécouvre, et qu’on se dise : « Vraiment, ce livre est important; il nous parle aujourd’hui, même s’il a été rédigé il y a des lunes. ».

Idem pour le parti conservateur. Au Royaume-Uni, 75% du temps, ce parti fut au pouvoir au XXe siècle. En 1979, lorsque Margaret Thatcher pris le pouvoir, pendant toute une décennie, elle dénationalisa ce que le Labour Party avait nationalisé ce qui conduisait le Royaume-Uni sur une pente fatale.

Manon ‘Marxiste’ Massé fera dans la nationalisation. Allons-nous, ainsi, glisser sur une pente fatale ?



[1] John Stuart Mill, Autobiographie, Paris, Aubier, 1993, p. 235.
[2] John Stuart Mill, Autobiographie, Paris, Aubier, 1993, p. 235. Mill répondait directement à Sir John Pakington.