samedi 8 décembre 2012

POURQUOI PAS L'ÉGOÏSME? Mémoire présenté au Sommet de l'éducation


«Il est aisé de manquer la cible; difficile de l’atteindre.»

Aristote, Éthique à Nicomaque

 

 

I

L’être humain est foncièrement moral


         Qu’est-ce que l’éducation? Difficile question. Pour y voir clair, commençons par une expérience fictive de pensée.

         Imaginons un robot immortel et indestructible, une entité qui se meut et qui agit, mais que rien ne peut affecter, endommager, menacer ou détruire. Convenons que cette entité ne chérirait aucune valeur puisqu’elle n’a rien à gagner ni à perdre, rien qui la menace, rien donc qui aille à l’encontre de ses intérêts. Notre robot n’aurait donc ni intérêt ni but dans l’existence.

         Par comparaison, nous, les êtres humains, sommes (hélas!) mortels, destructibles et éphémères en ce bas monde; conséquemment, dans cet espace-temps limité, nous avons des valeurs, des intérêts à satisfaire, des idéaux à défendre, des normes à respecter. Pourquoi? - Parce que nous voulons survivre, pardi! Non seulement survivre, mais bien vivre! Bref, nous voulons être heureux, tout en sachant qu’un jour nous irons, nous ne le savons que trop, au tombeau. Que nous le réalisions ou non, notre intérêt premier est le bonheur. Qui souhaite le malheur? – Personne! Pourtant, à voir agir certains, on peut se demander s’ils sont bien conscients de leur intérêt primordial, c’est-à-dire leur propre bonheur.

         C’est une vérité de La Palice que chacun et chacune d’entre nous vise son propre bonheur dans tout ce qu’il fait ou qu’elle fait ou entreprend.

Imaginons maintenant que notre robot de tout à l’heure –appelons-le Krypto - nous tienne ce discours :

 

Vous, les humains, vous me faites fichtrement rigoler! Vous êtes toujours en train de vous plaindre du Mal et de rechercher le Bien. Vous êtes un mystère pour moi! Cessez donc votre obsession du bien et du mal. Il n’y a que les faits, et les faits ne contiennent aucun bien ou mal, aucune valeur. Vous projetez sur les faits le bien ou le mal. Vous vous illusionnez! Vous êtes responsables de votre état misérable et lamentable.

 

Nous pourrions rétorquer plusieurs choses à Krypto. D’abord, qu’il est parfaitement incohérent. En effet, il nous dit que le bien et le mal n’existent pas mais, du même souffle, il les présuppose lui-même en concluant que nous sommes misérables!

Par ailleurs, plus troublant sans doute, puisque, par nature, rien ne l’intéresse, pourquoi Krypto se soucie-t-il de nous… qui avons des intérêts? Si rien ne l’intéresse, en effet, pourquoi se soucie-t-il de nous? Pourquoi, en somme, prend-il la peine de nous faire la morale?

C’est là où notre perplexité atteint son comble : comment un être immortel et indestructible comme Krypto peut-il avoir une quelconque morale? Car seul le mortel, celui ou celle qui vit et qui meurt, a ce genre de préoccupation intense pour la morale, c’est-à-dire pour ce qui est bien ou mal.

Dernière remarque : comment Krypto a-t-il pu apprendre à parler et à écrire, s’il est vrai qu’il soit par ailleurs dépourvu de tout désir? Mon histoire fictive démontre qu’il n’y a pas d’apprentissage possible et, partant, d’éducation possible, sans que l’être humain soit intéressé non seulement à survivre, mais à être heureux.

Revenons à la question : pourquoi l’éducation? Parce que l’être humain souhaite être heureux! L’éducation est bonne pour lui, car elle lui permet d’assurer non seulement sa survie, mais son bonheur, c’est-à-dire son plein épanouissement.

 

II

Le devoir à l’éducation

         Parmi diverses définitions de l’éducation retenons celle qui dit qu’elle sert à transmettre des connaissances. En vertu de ce que pose le paragraphe précédant, la connaissance est bonne parce qu’elle permet à l’humain d’assurer sa survie et son bonheur. Il serait faux de prétendre que l’être humain a droit à l’éducation parce que l’État la lui doit ou qu’il la mérite. On ne mérite pas l’éducation, on doit l’acquérir – du moins, si l’on souhaite être heureux. Cependant, l’acquisition de la connaissance n’est pas chose aisée. Cela requiert un effort constant et soutenu, car étudier exige beaucoup de temps. Quoi qu’il en soit, pour être heureux, l’éducation – l’acquisition de connaissances – demeure un passage obligé. C’est un devoir – si l’on souhaite être heureux. Contrairement à ce que clamaient les étudiants contestataires de la hausse des droits de scolarité, l’éducation n’est pas un droit. De même pour la liberté. On ne naît pas libre, comme l’affirmait par exemple Jean-Jacques Rousseau, l’auteur du Contrat social. On ne naît pas libre, on le devient; et on le devient par le « travail » d’acquisition de la vertu. Quelqu’un de libre, c’est d’abord une personne courageuse, juste, sage, etc. L’illusion de la modernité est de croire qu’on sort du sein maternel de pied-en-cap avec des droits.

         C’est ce que je défends dans mon essai Le devoir à l’éducation (Accent Grave, 2012). Je ne reprendrai pas l’argumentation qui y est présentée, principalement dans l’introduction.

Nos chartes canadiennes et québécoises mentionnent le droit à l’instruction publique, mais pas le droit à l’éducation, du moins au niveau supérieur de l’enseignement. Un droit est dit universel quand il s’applique à tous les citoyens et à toutes les citoyennes. Or, l’éducation supérieure est le choix de certains ou de certaines, mais pas de tous et de toutes. À moins qu’on veuille dire qu’il s’agit d’une liberté pour certains ou pour certaines d’exercer ce droit? Or, personne, ni aucun groupe, pas même l’État, ne souhaite brimer le désir légitime de poursuivre des études supérieures.
 

III

L’égoïsme : «fort» ou «modéré»


         La conception précédente de l’éducation fait appel à une éthique, celle de l’«égoïsme moral», qui fut défendue en particulier par la célèbre philosophe américaine d’origine russe, Ayn Rand (1905-1982). Évidemment, les mots «égoïsme» et «moral» en feront sourciller plusieurs, peut-être même les feront-ils reculer d’effroi et pousser des hurlements de dégoût. Dans notre siècle, « égoïsme » est en fait un mot honni. Comment est-il possible de lier «égoïsme» et «moralité» puisqu’une personne égoïste, ne cherchant que son propre avantage et son intérêt personnel sans se soucier de celui des autres, est le paradigme par excellence de l’immoralité? Un monstre d’égoïsme est tout sauf une bonne personne.

L’égoïsme moral, que je veux défendre ici, constitue une sorte d’oxymore aberrant. Une contradiction dans les termes.

Pourtant, c’est ce que défend Ayn Rand. À l’évidence, lorsqu’elle parle de «selfishness», d’égoïsme, elle n’emploie pas le terme au sens fort, pour qualifier une personne qui a un amour excessif pour lui-même sans aucune considération pour les intérêts d’autrui. Nous condamnons en effet l’égoïsme au sens fort, c’est-à-dire les attitudes ainsi que les conduites qui manifestent l’attachement excessif à soi-même, ramenant tout à soi au détriment des autres. Ayn Rand ne réfère pas à ce type d’égoïsme, constituant, disons-le, le sens courant du terme. Rand prend le mot «égoïsme» dans son acception, disons modéré, au sens où il s’agit de l’d’une personne qui se consacre à satisfaire ses propres idéaux, son propre projet de vie. En ce sens, on ne peut qu’encourager une telle personne, et le pire qui pourrait lui arriver, c’est qu’elle se sacrifie (qu’elle sacrifie son projet de vie) à celui des autres. Le pire des scénarios pour une personne est de se sacrifier pour le bonheur des autres ou de la société. C’est celui d’une sorte d’écrasement ou d’aplatissement de soi au profit des autres, que l’égoïsme s’oppose à l’altruisme – l’altruisme désignant cette espèce d’«aplaventrisme» de la personne. L’altruisme n’est pas un idéal de vie, mais un idéal de mort. Certes, des gens consacrent leur vie au bien-être des autres. Il peut s’agir là, non pas à vrai dire de l’altruisme, mais de l’égoïsme de bon aloi, au sens où, au fond, ces personnes, en faisant du bien aux autres, se font d’abord et avant tout du bien à elles-mêmes.

Quoi qu’il en soit, si l’être humain veut être heureux, il «doit vivre pour son propre intérêt[1]». Voilà ce que l’auteure d’Atlas Shrugged (La grève[2]) entend par «égoïsme».

Agir pour son propre intérêt ne peut évidemment pas vouloir dire agir selon l’intérêt des autres. Ce serait en effet contradictoire, donc irrationnel. Or, l’égoïsme moral de Rand est aussi un égoïsme rationnel.

Toutefois, en choisissant de vivre, on ne choisit pas de mourir. Il n’y a pas d’autre esquive possible au cruel dilemme auquel l’être humain est confronté. Et Rand d’ajouter :

Vivre pour son propre intérêt, signifie que l’accomplissement de son propre bonheur est le plus haut but moral de l’homme.

Si le but moral de l’être humain consiste à vivre selon son propre intérêt et que, de ce point de vue, l’éducation est primordiale pour son bonheur (sa survie), il s’ensuit que l’éducation constitue une activité hautement morale. C’est le devoir de tout homme, de toute femme, en somme. Évidemment, ce n’est pas tout le monde qui souhaite poursuivre des études supérieures. Les choix sont individuels. Ceux et celles qui décident d’étudier au cégep ou à l’université le font sur une base hautement morale en vue de leur bonheur personnel.

         De leur côté, les partisans du « droit à l’éducation » – et à la gratuité scolaire - réclament à grand cris que les autres (l’État en particulier) paient pour eux. Ayn Rand les qualifierait de cannibalistes moraux : pour que certains puissent vivre, d’autres doivent être altruistes, se sacrifier, c’est-à-dire vivre dans le malheur, peut-être même mourir. Le pseudo-droit à la gratuité scolaire est donc immoral, c’est-à-dire anti-vie, anti-bonheur.

         Les partisans du droit à l’éducation (à la gratuité scolaire) exigent des autres qu’ils se sacrifient pour eux. C’est l’altruisme. Or, l’altruisme est le vice consistant à fuir sa propre responsabilité : être heureux.
 
 

IV

Le cannibalisme de l’altruisme «social»

Dans le premier chapitre de mon essai intitulé Le mythe de la «justice sociale», j’aborde l’idéologie dominante qui a cours actuellement dans la société québécoise, à savoir que tout est «social», dont la morale et, bien entendu, l’éducation. L’éducation «sociale», tout comme les politiques «sociales», la grève «sociale» (ainsi nommée par la défunte CLASSÉ et son désormais célèbre leader, Gabriel Nadeau-Dubois), ou toute autre action dite «sociale», dont la fameuse «justice sociale», désigne un farouche parti-pris en faveur de l’égalité entre tous les citoyens. D’où le non moins fameux concept de social-démocratie, auquel le terme «social» confère davantage… de démocratie, ce dont nous doutons.

Le «social» se substitue donc aujourd’hui à la morale. C’est ce que remarquait le penseur autrichien Friedrich Hayek : «l’adjectif social remplace moral[3]». Le «social» tient lieu de moralité, d’idéal moral; bref, il devient la norme du bien.

Les indignés d’Occupons Wall Street, et leurs adeptes dans d’autres villes, sont devenus les chantres du «social», la nouvelle morale à l’ordre du jour. Tous condamnent la cupidité, l’égoïsme et l’individualisme des riches, effrontément riches[4]. Au fond, tous ces indignés vilipendent l’égoïsme et portent aux nues l’altruisme, ce qui est exactement le contraire de ce que je défendais précédemment en faisant appel à Ayn Rand.

Pourquoi devrait-on être altruiste? Pas pour être heureux, puisque les partisans de l’altruisme ne souscrivent pas au bonheur individuel ou personnel. Vivement, toutefois, le «bonheur collectif» - ou social. En fait, le bonheur a complètement disparu du vocabulaire des défenseurs de l’altruisme.

Nous devrions être altruistes parce que la justice sociale nous y oblige. Le bonheur est secondaire dans cette affaire, selon les altruistes sociaux ; ils font de l’égalité la valeur par excellence. Comme l’écrit joliment Myriam Fahmy : «Et plus d’égalité produit… plus d’égalité[5].» Belle tautologie! Pas plus de bonheur; mais plus d’égalité… Voilà pourquoi nous devrions être altruistes : l’égalité l’ordonne!

Mais pourquoi donc devrions-nous chérir l’égalité? Les altruistes sociaux répondent que les inégalités sociales et économiques sont intolérables. Pourquoi ces inégalités sont-elles si intolérables? Là, le débat risque de s’envenimer et de peut-être mener au pugilat. L’altruiste social laissera conclura finalement que personne ne mérite ce qu’il possède; la société était là bien avant les riches, et c’est à elle qu’ils doivent ce qu’ils possèdent. Donc, il est juste qu’on les dépouille de leurs avoirs pour les redistribuer à ceux qui n’ont rien ou qui ont peu.

Voilà donc pourquoi nous devrions être altruistes : personne ne mérite ce qu’il possède. Celui qu’on considère comme le plus grand philosophe de la politique au XXe siècle, John Rawls (1921-2000), le dit noir sur blanc dans son grand traité Théorie de la justice : «Nul ne mérite sa place dans la répartition des atouts naturels, pas plus qu’il ne mérite sa place départ dans la société[6]

Nous sommes ici au cœur du cannibalisme de l’altruisme social, dont la stratégie consiste à dépouiller les êtres humains de leurs traits de caractère, de leurs talents, de leurs dispositions, bref de leurs qualités humaines qui font qu’ils sont ce qu’ils sont. Ici, le mot de Joseph De Maistre (1753-1821) prend tout son sens : «J’ai vu, dans ma vie, des Français, des Italiens, des Russes, etc.; je sais même, grâce à Montesquieu, qu’on peut être Persan : mais quant à l’homme, je déclare ne l’avoir rencontré de ma vie.» Cela signifie que l’être humain égal à tous les autres est une pure et simple vue de l’esprit. N’empêche que c’est en le dépossédant de ses qualités spécifiques et de ses traits originaux qu’un être humain devient identique à un autre. Il n’existe, par exemple, aucune différence de nature entre moi et Céline Dion; en conséquence, je puis dire que ce que la chanteuse possède, elle ne le mérite pas plus que moi. Née au Québec et éduquée dans ce milieu aux frais de l’État québécois, elle est obligatoirement et « moralement » redevable aux Québécois. Voilà la logique de l’altruiste social.

Le cannibalisme de l’altruisme social, c’est l’abolition des mérites. C’est la raison pour laquelle la justice, selon l’altruisme social, n’est jamais une vertu dont est dotée une personne mais celle d’une société. C’est la société qui est juste; jamais une personne. Belle illusion, car la société est un concept vide; seuls des individus composent le monde humain.

V

Une éducation «égoïste»

Dans la morale égoïste au sens modéré, défini précédemment, il est impératif de rétablir le mérite des gens, c’est-à-dire leurs vertus. Contrairement à l’altruisme social, ce ne sont pas les institutions qui sont justes, mais les personnes. C’est pourtant ce qu’avait compris le philosophe britannique John Stuart Mill (1806-1873):

…la société doit traiter également bien tous ceux qui ont également bien mérité d’elle, c’est-à-dire tous ceux qui ont, de façon absolue, le même mérite. C’est là le principe abstrait le plus élevé de la justice sociale ou distributive; c’est vers cet idéal que doivent converger jusqu’à la limite du possible toutes les institutions et les efforts des citoyens vertueux[7].


         L’éducation est l’une des institutions constituant la société. Aussi évident que cela puisse paraître, il importe de redire qu’une institution n’existe pas sans les personnes qui la composent. L’école vise à former de bonnes personnes, d’excellents êtres humains, des individus qui vont au bout d’eux-mêmes dans le but de leur plein épanouissement, donc, de leur bonheur.

         «Mon métier et mon art, c'est vivre», écrivait Michel de Montaigne (1533-1592). Le métier ou l’art que doit développer l’élève est celui d’être homme (ou femme). Voilà la finalité «humaniste» de l’éducation faisant appel à la morale «égoïste» (au sens modéré du terme). Aujourd’hui, l’altruisme social réduit l’éducation à celle du citoyen ou de la citoyenne, sans aucune référence au bonheur des personnes impliquées. C’est l’éducation à la citoyenneté. Soyez de bons citoyens! Le reste, être une excellente personne, c’est-à-dire l’essentiel, importe peu ou prou.

         À cet égard, le mot du chanteur John Lennon mérite d’être évoqué : «Quand je suis allé à l’école, ils m’ont demandé ce que je voulais être quand je serais grand. J’ai répondu ‘heureux’. Alors, ils m’ont dit que je n’avais pas compris la question. Je leur ai répondu qu’ils n’avaient pas compris la vie.» Le célèbre Beatle avait tout à fait raison : l’éducation, c’est l’éducation à la vie, c’est-à-dire au bonheur. Faire reposer la réussite sur l’obtention d’un diplôme, d’un bout de papier qui officialise le fait que la personne mentionnée a suivi et a satisfait aux exigences du curriculum, c’est se leurrer royalement. Car, au fond, la question essentielle est la suivante : «Es-tu devenu un homme? Es-tu devenue une femme? C’est-à-dire : es-tu vraiment égoïste?» Si la personne ainsi interpellée répond «non», alors c’est qu’elle n’a encore rien compris à la vie.


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[1] Ayn RAND, La vertu d’égoïsme, Les Belles Lettres, 1993, p. 65.
[2] Ayn RAND, La Grève, Paris, Les Belles Lettres, Fondation Andrew Lessman, 2011.
[3] Friedrich von HAYEK, «Social? Qu’est-ce que ça veut dire?» in Essais de philosophie, de science politique et d’économie, Paris, Les Belles Lettres, Bibliothèque classique de la liberté, 2007, p. 358.
[4] Les auteurs de La juste part. Repenser les inégalités, la richesse et la fabrication des grille-pains, (Montréal, Atelier 10, Documents, 2012), David Robichaud et Patrick Turmel écrivent qu’on peut être «effrontément riche». (p. 12).
[5] Myriam FAHMY, «Le mythe d’un Québec égalitaire», in L’état du Québec 2011, Montréal, Boréal, 2011, p. 38.
[6] John RAWLS, Théorie de la justice, Paris, Seuil, 1997, p. 349.
[7] John Stuart MILL, L’utilitarisme, chapitre V, Paris, Flammarion, 1988, p. 153.