mercredi 2 octobre 2013

AYN RAND CONTRE LA GUILLOTINE DE HUME: LE RETOUR DE LA VÉRITÉ INFLATIONNISTE


Qu’est-ce que la vérité?, demanda Ponce Pilate à Jésus. Ce dernier venait de l’informer qu’il était venu rendre témoignage de la vérité. (Jean, 18 37-38). Jésus dit, en somme, non pas qu’il est la vérité, mais qu’il en est le témoin. Certes, l’évangéliste Jean fait dire à Jésus ces mots : «Je suis le chemin, la vérité, la vie» (14 6). L’évangéliste présente Jésus moins comme La Vérité que comme son «témoin», tel au tribunal, celui qui, de manière indépendante, énonce des «faits objectifs» (pléonasme).

            Le vingtième siècle en philosophie fut le siècle «déflationniste» de la vérité. «Être vrai» n’est pas prédicat comme les autres (être grand, être long, être rouge, être gentil, etc.). Être vrai, c’est simplement asserter - comme disent les philosophes analytiques – que p. Tout comme Kant avait soutenu que l’existence n’est pas un prédicat, de même pour la vérité. «Le Père Noël porte une barbe blanche» est de bon aloi; mais pas «le Père Noël existe», et pour la même raison que «La phrase ‘Le Père Noël existe’ est vrai».

            David Hume a soutenu ce que Max Black a appelé la «Guillotine de Hume»[1] : on ne saurait conclure un «doit être» à partir de «ce qui est». «Ce qui est», selon Hume, c’est la vérité; les faits. Or, ceux-ci seraient parfaitement neutres au plan des valeurs; un fait, quel qu’il soit, ne contenant aucune valeur. Par exemple, supposons qu’il soit vrai que je sois le père d’un enfant. Alors, d’après Hume, je ne puis déduire de cette vérité que j’aie le devoir de prendre soin de mon enfant. Un «père» n’est, dans les faits, qu’un géniteur. Dans notre culture, nous ajoutons l’obligation aux géniteurs de s’occuper de leur progéniture. En somme, c’est nous qui ajoutons au fait – à la vérité – une valeur, c’est-à-dire un devoir.

Ainsi, la vérité avec Hume devient parfaitement neutre au plan des valeurs. La gravitation paraît agir dans tout l’univers; il n’y a rien de bien ou de mal là-dedans. Les faits sont les faits, point à la ligne. Au siècle des Lumières, la vérité amorça sa descente sur la pente déflationniste. Hume alla jusqu’à dire que «Il n’est pas contraire à la raison de préférer la destruction du monde entier à une égratignure de mon doigt.»[2] Pour Hume, une égratignure à mon doigt ainsi que la destruction du monde entier sont de l’ordre des faits. Comme tels, c’est-à-dire en tant que faits, ils sont neutres sur les plan des valeurs. Bien sûr, il serait déraisonnable de préférer le second plutôt que le premier. Toutefois, selon Hume, la raison et la déraison ne sont pas de l’ordre des faits, mais de celui des préférences, c’est-à-dire des valeurs. La vérité, elle aussi, est de l’ordre des faits, pas des valeurs. Une vérité en vaut une autre. Il n’y a pas (plus) de hiérarchie entre les vérités. 2 + 2 = 4; la gravitation est universelle; tous les êtres humains naissent libres et égaux; Jésus de Nazareth a vécu en Palestine du temps des empereurs Auguste et Tibère; nous sommes mardi; j’ai une égratignure à un doigt; un jour, je vais mourir, etc. : voilà toutes des vérités à mettre sur un même pied.

On lit dans un ouvrage de philosophie analytique portant sur la morale: «Le problème central en philosophie de la morale est celui communément connu sous le vocable du problème est-devoir [is-ought problem]. De quelle façon ce qui est le cas [la vérité] est-il lié à ce qui doit être – le jugement de fait au jugement moral?»[3] L’ombre de la Guillotine de Hume planait toujours sur la philosophie morale anglo-saxonne jusqu’au moins au début des années 1970. Les choses ont bien changées depuis lors. Principalement sous l’impulsion d’un essai percutant d’Elisabeth Anscombe, «Modern Moral Philosophy», datant de 1958. En gros, la philosophe britannique rejetait les interrogations morales remontant à Hume ayant trait à celle du devoir ou de l’obligation morale absolue pour revenir, en deçà de Hume, à Aristote et à son éthique des vertus.

Or, une philosophe américaine, Ayn Rand (1905-1982), d’origine russe, peu connue du public savant, élabora une métaphysique d’inspiration aristotélicienne qu’elle baptisa du nom d’éthique objectiviste.[4] Ayn Rand écrit : «Le fait qu’une entité vivante est détermine ce qu’elle devrait faire. Voilà pour la question entre ce qui ‘est’ et ce qui ‘devrait être’.»[5] En quelques mots, Rand dispose du problème humien entre ce qui est et ce qui doit être.

La vie, en effet - ce qui est donc - commande ou ordonne ce qu’il faut ou ce qui est requis pour assurer la vie du vivant. «La vie d’un organisme, lit-on encore, est sa norme d’évaluation : ce qui la favorise est bon, ce qui la menace est mauvais[6] Toutes les valeurs, connues traditionnellement, telles la raison, la liberté, la justice ainsi que les autres vertus découlent de ce qui est, à savoir la vie. Pour Ayn Rand, il n’y a rien au-delà de la vie. Pas de Dieu ou de Bien en soi. «Métaphysiquement, la vie est le seul phénomène qui a une fin en soi : une valeur acquise et maintenue par un constant processus d’action.»[7]

Rand réhabilite à la fois la raison et la vérité. De subjective qu’elle fut depuis Hume, elle devint objective. Il est parfaitement rationnel de préférer une égratignure à mon doigt plutôt que la destruction du monde. La raison se trouve désormais établie dans ses droits puisqu’elle assure la vie. Or, la raison, du moins chez Rand, n’est pas automatique. «Penser n’est pas une fonction automatique», écrit-t-elle.[8] En un autre sens, nous n’avons pas le choix de penser, mieux, de raisonner, car le choix inéluctable est celui entre la vie ou la mort.

La raison est optimiste. Elle assure que le monde dans lequel nous vivons est intelligible et bienveillant. Ici encore, la raison chez Rand dispose de l’impossibilité de passer du «ce qui est» à «ce qui doit être». Hume, ainsi que la modernité, se retourne dans sa tombe.

Si la modernité a vu la déflation de la vérité, avec Rand on assiste à son inflation. Terminée l’égalité des vérités. Exit aussi la Guillotine de Hume. Les vérités prennent de la valeur et se hiérarchisent toujours en fonction de la valeur ultime et première, la vie. Un abîme sépare désormais une simple égratignure à mon doigt et la destruction du monde entier, car dans le second cas je ne peux vouloir rationnellement la destruction de toute vie, à commencer par la mienne. Ainsi, les vérités se hiérarchisent-elles en fonction de la raison, laquelle repose ultimement sur l’apport inestimable qu’elle offre à la vie.



[1] Max Black, «The Gap Between ‘is’ and ‘should’», in W. D. Hudson, The Is/Ought Question. A collection of papers on the central problem in Moral Philosophy, Londres, Macmillan, 1969, p. 99-113.
[2] David Hume, Traité de la nature humaine, Livre II, Section III.
[3] W.D. Hudson, éditeur, The Is-Ought Question. A collection of papers on the central problems in Moral Philosophy, Macmillan, Londres, 1969, p. 11.
[4] Ayn Rand, La vertu d’égoïsme, Les Belles Lettres, 1993, p. 19-92. Texte d’une conférence donnée en février 1961.
[5] Ibid., p. 32.
[6] Ibid., p. 31
[7] Ibid., p. 31-32.
[8] Ibid., p. 43.