samedi 10 août 2013

FIDES QUAERENS INTELLECTUM. FOI ET PHILOSOPHIE

Je crois, donc je comprends.
Saint Augustin

On ne peut vivre sans Dieu parce qu’on ne peut vivre sans amour. Mais peut-on vivre sans philosophie? La réponse affirmative coule de source. Je suis d’avis contraire : nous ne pouvons pas échapper à la philosophie ou, pour reprendre la formule-choc de Jean-Paul Sartre, nous sommes condamnés à la philosophie. «Condamnés» au sens où nous ne sommes pas libres d’accepter ou de refuser la philosophie, tout comme nous ne sommes pas libres d’être aimé.

            Étymologiquement, la philosophie signifie aimer la sagesse. Personnellement, je crois plutôt que la philosophie est la sagesse de l’Amour. Et je prends le terme «amour» au sens où l’apôtre Paul le prend dans son fameux Hymne à l’Amour (1 Corinthiens 13) : «Quand j’aurais le don de prophétie, la science de tous les mystères et de toute la connaissance, quand j’aurais la foi la plus totale, s’il me manque l’amour – agapè dit le texte grec -, je ne suis rien.» Ce texte est puissant et fort, en même temps que sublime et beau! La philosophie ne vaut donc pas grand chose si elle n’est que l’amour de la sagesse. Pour être extraordinaire comme elle l’est, elle doit plutôt consister dans la sagesse de l’amour – sagesse de l’agapè.

            Le mot grec agapè est primordial ici. C'est ce terme qu'emploie Saint Paul. Les latins le traduisirent par caritas; ce qui donna, en français, charité. Or, la charité a une piètre réputation, car on confond trop souvent la charité avec le don fait aux pauvres et aux nécessiteux. Ce qui constitue en réalité une infime dimension de l’amour-agapè. Peut-être la meilleure traduction d’agapè reste don. Donner sans escompter, et surtout donner jusqu’à la l’extrême; à fond. Tel Jésus, qui fit «don» de sa vie pour nous, les hommes, les plus miséreux de l’univers. L’Église dit qu’Il le fit en guise de pardon pour le manque d’amour des hommes. Il faut bien entendre le mot «pardon». Il signifie donner à fond, sans escompter. Bref, le pardon, c’est la perfection ou l’excellence dans le don. Jésus est l’excellence du don. Et il nous laisse comme commandement de faire comme lui, de l’imiter, d’aimer et de pardonner.

            C’est pourquoi, dit-on encore, que Jésus est le modèle de la «vertu» de charité, ou mieux, si l’on préfère, d’amour-agapè. «Vertu», cependant, a également aujourd’hui mauvaise réputation. «Vertu» vient encore du latin «virtus», et traduit le grec arétè, lequel signifie excellence, avant de signifier «force de caractère».

Le philosophe grec Héraclite de la cité d’Éphèse (que Paul connaissait bien puisqu’il adressa une magnifique lettre aux chrétiens de ladite cité), qui vécut au VIe siècle avant Jésus-Christ notre ère, aurait dit : «Le caractère de l’homme est son démon.» Par «démon», Héraclite ne faisait nullement allusion à ce que les premiers chrétiens (qui étaient, soit dit en passant, pour la plupart, des grecs ou parlant grec), à Satan ou au diable. «Daîmon» est le mot par où les Grecs désignaient une divinité. À la différence des païens, les chrétiens croiront qu’il n’y a qu’un seul dieu, et non pas plusieurs (le «polythéisme»), alors que les autres «daîmones» ne sont pas des divinités mais des êtres spirituels mauvais : d’où l’origine chrétienne de «démon». Socrate, c’est bien connu, avait son «daîmon» qui lui indiquait parfois ce qu’il devait faire. Il serait aberrant de croire que le démon de Socrate fut un être maléfique.

Bref, pour traduire convenablement le mot d’Héraclite, «Le caractère de l’homme est son démon», il faudrait dire à peu près ceci : «L’excellence de l’homme est ce qui est divin en lui.» «Excellence», ici, je le rappelle, traduit le latin «vertu». En somme, Héraclite soutenait que la vertu est de nature divine. Rien de maléfique là-dedans, par conséquent.

Chez les Grecs, l’excellence c’est d’abord, évidemment, l’excellence manifestée dans les sports : le champion olympique est admirable d’excellence. Dans la vie de tous les jours, l’excellence c’est pour un Grec l’exercice régulier et patient de bonnes habitudes : le courage, la sagesse, la justice, la tempérance et la piété. Ce qu’on désignera plus tard comme étant les vertus «cardinales». Enfin, je signale que l’exercice régulier de bonnes habitudes (habitus en latin) se disait en grec èthos : habitudes, mœurs, coutumes. D’où notre mot «éthique».

C’est du moins ce que reprend à son compte le philosophe grec Aristote (384-322 avant Jésus-Christ), qui vécut lui environ deux siècles après Héraclite. Dans ses livres portant sur l’éthique, Aristote ne parle que des vertus – des excellences. Contrairement à son maître Platon (427-347 avant Jésus-Christ), l’éthique ne porte pas tant sur ce qui est bien en soi, mais sur l’apprentissage de bonnes habitudes. L’éthique est donc une discipline essentiellement pratique. Nous convenons qu’il existe de belles actions, des conduites admirables, louables et désirables. Le problème «éthique», pour Aristote, n’est pas là. Il consiste à devenir bons; mieux, d’excellences personnes. L’éthique, discipline philosophique, répond à cela. Et, en cette matière, inutile de théoriser en vain comme le fit son maître, Platon. Aristote se moque un peu de lui en écrivant : «Ce n’est pas en effet pour savoir ce qu’est la vertu (arétè = l’excellence) que nous nous livrons à un examen éthique, mais pour devenir bons. Mais voilà! La plupart n’agissent pas ainsi et cherchent refuge dans la théorie, croyant se consacrer à la philosophie et ainsi pouvoir être vertueux. Ils font un peu comme ces malades qui écoutent attentivement les prescriptions de leur médecin, mais ne font rien.» (Éthique à Nicomaque, Livre II)

            Le grand penseur médiéval, le penseur de l’Église catholique, Thomas d’Aquin (1225-1275), qui fut un commentateur génial d’Aristote, ajouta aux vertus dites «cardinales» (le courage, la justice, la sagesse, la tempérance et la piété), trois autres vertus (ou «excellences») qualifiées de «théologales» : la foi, l’espérance et la charité.

            On a vu précédemment ce qu’il en est de la vertu de charité, c’est l’amour-agapè-don. Thomas d’Aquin n’hésite pas, suivant en cela Saint Paul, à placer l’amour-agapè-don au sommet des vertus, théologales tout autant que cardinales. Rappelons le mot de Saint Paul : si je n’ai pas l’amour-agapè-don, je n’ai rien; quand bien même j’aurais la foi [- première vertu théologale -] la plus totale, si je n’ai pas agapè, je n’ai rien! L’excellence de l’amour-agapè-don est donc d’une nature divine. Elle vient de Dieu. C’est une grâce. D’où le qualificatif «théologale» : l’amour-agapè-don vient de Dieu. D’où pourrait-elle donc provenir sinon de la source de l’Amour elle-même, Dieu?

            Le problème avec les vertus, cardinales autant que théologales, vient de ce qu’elles sont éminemment pratiques, comme le soutenait Aristote. J’aurais beau savoir ce que la Loi, ou les règles prescrivent; par exemple, comme chrétien, qu’il faille aimer Dieu de tout son cœur et mon prochain comme moi-même, encore faut-il savoir comment aimer et aussi savoir qui est mon prochain. Les Évangiles, celui de Luc en particulier (chapitre 10 25), font état de la difficulté. Un maître de la loi juive demande à Jésus : qui est mon prochain?, et Jésus de lui raconter la parabole du bon Samaritain. Cela dit, Jésus lui demande ensuite: «Lequel de ces trois hommes te semble avoir été le «prochain» de l’homme attaqué par les brigands?» Et le maître de la loi de lui répondre : «Celui qui a fait preuve de compassion envers lui.» Jésus dit alors : «Va et, toi aussi, fais de même.» Imaginons un moment un maître de la loi franchement obtus qui aurait insisté en demandant : «Seigneur, qu’entends-tu au juste par ‘fais de même’?» Je n'ose imaginer la réponse de Jésus... Nous sommes souvent placés devant des situations de vie si complexe que nous ne savons trop comment agir de la bonne façon – de l’excellente manière -, la vertu d’amour-agapè-don nous faisant alors défaut. Notre seul recours n’est alors que la prière. Nous demandons dans notre prière ce qu’Aristote, le «païen», exprimait si justement : «…faire, quand on doit le faire, pour les motifs, envers les personnes, dans le but et la façon qu’on doit le faire, constitue un milieu et une excellence; ce qui précisément relève de la vertu[1] Il n’est pas étonnant qu’en lisant cela, Thomas d’Aquin ait pratiquement tout repris d’Aristote pour le reporter aux vertus théologales. Ces vertus – ou excellences – sont en effet si élevées, divines en réalité, qu’il faut effectivement demander l’aide à l’Esprit Saint, l’Esprit de Jésus le Ressuscité, pour y voir clair et savoir agir de la manière la plus excellente qui soit. Jésus, en cela comme en tout, demeure notre modèle inégalé.

            Le savoir «éthique» est donc éminemment pratique. Voilà l’éthique des vertus qui remonte à Aristote et que Thomas d'Aquin reprend en la christianisant. Aristote soutenait par ailleurs que toute vertu – ou excellence – constitue un juste milieu en deux vices opposées. Par exemple, le courage représente le juste milieu entre la lâcheté et la témérité. Pour être vertueux, il faut viser en tout le point d’équilibre entre le trop et le pas assez, l’excès et le défaut (ou l'insuffisant). La personne vertueuse, courageuse en particulier, a juste assez de courage; pas trop, cependant, puisqu’alors elle tomberait dans la témérité. Elle a toutefois plus de courage que le lâche qui n’en a pas assez. Par ailleurs, la personne courageuse, disposant d’une vertu cardinale, fait preuve également de foi et d’espérance, donc de vertus théologales. Le lâche désespère; le téméraire est trop optimiste. Par ailleurs, celui qui possède l’excellence de la foi (vertu théologale) sait éviter autant l’incrédulité que la crédulité, deux vices opposés. Celui qui a la foi espère. Il a l’espérance. Celui ou celle qui possède la vertu théologale la plus haute, l’amour-agapè-don, «pardonne tout, croit tout, espère tout, endure tout», comme dit Saint Paul. En lui, sont toutes les autres vertus.

            C’est en réfléchissant sur les Évangiles ainsi que sur la philosophie de l’éthique d’Aristote que Thomas d’Aquin a pu élaborer sa théologie qui constitue encore aujourd’hui la doctrine de l’Église.

            Alors, reposons la question de départ : peut-on vivre sans philosophie? Je rappelle ma position : non, on ne peut vivre sans philosophie. Car vivre sans comprendre ce qu’on fait ou ce à quoi on croit, ce n’est pas bien vivre, c’est-à-dire de la manière la plus épanouit qui soit. Nous ne voulons pas seulement vivre, mais bien vivre. Et pour savoir comment bien vivre, nous n’avons pas le choix, il nous faut philosopher! Même ceux et celles qui refusent de philosopher, philosophent tout de même malgré eux, car ils prétendent ainsi savoir ce que c’est que bien vivre…, même s’ils se trompent.

            Certains me retourneront le jugement sévère que porte Saint Paul contre la philosophie dans sa Lettre aux Colossiens (2 8) : «Veillez à ce que nul ne vous prenne au piège de la philosophie, cette creuse duperie qui se fonde sur les traditions humaines, sur les forces qui régissent l’univers, et non sur le ChristIl faut savoir qu’à l’époque où l’apôtre Paul s’adresse aux Grecs de la cité de Colosse, l’épicurisme et le stoïcisme dominent tout l’Occident, c’est-à-dire l’Empire romain. Il serait aberrant de penser que l’apôtre condamne la philosophie pour toutes les époques, toutes les cultures, selon une lecture littérale inintelligente. La philosophie de Platon est partout présente chez Saint Augustin (354-430 après Jésus-Christ). Celle d’Aristote imprègne la théologie de Thomas d’Aquin, «le docteur angélique», qui deviendra par la suite le Docteur commun de l’Église. Certes, deux ans après sa mort, en France ainsi qu’à Oxford, une partie de la pensée thomiste fut attaquée et condamnée. L’Église de Rome réhabilita pleinement le savant théologien dominicain, frère prêcheur. On dit qu’au concile de Trente, qui se tint entre les années 1545 et 1563, la Somme théologique fut placée à côté de la Bible. Le pape Jean XXII, clôturant le procès de canonisation de saint Thomas d’Aquin le 18 juillet 1323, a dit : «Tous les articles qu’il a écrits sont des miracles.»[2]

Par ailleurs, l’Église a toujours désapprouvé la foi seule, sans l’aide de la raison, de la philosophie en particulier. L’Église ne prêche pas le fidéisme puéril, celui de la foi du charbonnier. Jean Paul II dans la lettre encyclique Foi et Raison a répété ce que ses prédécesseurs, en particulier le pape Léon XIII, ont dit des rapports entre la foi et la philosophie :

…Thomas reconnaît que la nature, objet propre de la philosophie, peut contribuer à la compréhension de la révélation divine. La foi ne craint donc pas la raison, mais elle la recherche et elle s’y fie. De même que la grâce suppose la nature et la porte à son accomplissement, ainsi la foi suppose et perfectionne la raison.[3]


La tradition de l’Église touchant les rapports entre la philosophie et la théologie repose sur la formule latine due à Saint Anselme de Cantorbéry (1033-1109): Fides quaerens intellectum, la foi en quête d’intelligence.

Il n’est pas inutile de rappeler que dans la perspective aristotélicienne qu’adopte le «bœuf muet» (sobriquet attribué au frère Thomas d’Aquin en raison de sa taille corpulente et de son silence), la raison n’est pas une activité désincarnée surplombant le monde, mais surtout une vertu pratique d’hommes en quête de vérité.

Nombreux, toutefois, sont les philosophes qui ont suivi l’avis de Bertrand Russell (1872-1970) concernant Thomas d’Aquin, à savoir qu’il n’est pas du tout un philosophe et qu'il ne doit pas être pas être considéré comme un philosophe en bonne et du forme de la tradition occidentale .[4] À en croire Lord Russell, tout serait fixé d’avance chez Thomas d’Aquin, la foi chrétienne du dominicain étant garante de la vérité. Mais le propos de l’Aquinate n’a jamais consisté à «prouver» les vérités de la foi, mais à montrer qu’elles sont intelligibles eu égard à la raison. Ce qui motive, en fait, le jugement sévère et péremptoire de Russell c’est que Thomas d’Aquin en appel en philosophie à Aristote lequel, aux yeux de Russell, passe «pour la cause de tous les grands maux de la race humaine».[5] Russell n’a, en effet, pas de mots assez forts pour dénigrer Aristote.

Russell, bon athée, pourfendeur des croyants, s’est attaqué à plusieurs reprises aux fameuses «preuves» de l’existence de Dieu.[6] Dans un article non-publié intitulé «Is There a God?» (1952), Russell compare la croyance religieuse à une croyance superstitieuse telle celle voulant qu’une théière tourne en orbite dans la galaxie... Le problème avec cette comparaison grotesque c’est que la foi chrétienne n’est pas une simple croyance et qui plus est, elle n’est pas  une superstition. Bien avant Russell, Voltaire avait déclaré : «La superstition (religieuse) enflamme le monde; la philosophie (la raison) l’éteint.». Or, le coupable ce n’est pas la croyance religieuse, elle-même, mais la peur qui est à la source de tous les fanatismes. La foi chrétienne, comme on l’a vu précédemment, enseigne que croire c’est d’abord une vertu et, d’autre part, que cette vertu est celle de l’amour-agapè-don.

Notre époque se plaît à poser toutes les croyances religieuses sur un même pied  L’éducation à la foi catholique au Québec (dont le fameux cours Éthique et culture religieuse) est devenue une étude des diverses croyances religieuses, dont celles, entre autres, des catholiques. Ce n’est plus une éducation à la foi (catholique), c’est-à-dire à la vertu théologale de la foi, de l’espérance et de la charité, mais à un enseignement moral relativiste. En somme, le cours Éthique et culture religieuse enseigne la croyance relativiste. Mais, c'est là, une autre affaire.

Le terme «croyance», appliquée à la foi chrétienne, est inapproprié car il est réducteur. D’abord, le chrétien est un «témoin». Ce n’est pas un quelconque «croyant». Celui ou celle qui croit à la théière de Russell est tout sauf un «témoin» de la foi. Dans la foi, en effet, il y a un engagement, une réponse à une promesse d’amour. «Il y a de l’amour dans l’air!», comme dit la chanson connue. Avoir la foi, c’est croire en l’amour, s’engager envers l’amour conçu comme don gratuit. La foi, c’est donc croire-en. Le témoin de foi qui déclare dans le Credo «Je crois en Dieu», déclare qu’il compte sur l’amour, sur le rôle fondamental, salvifique, transformateur, rédempteur de l’amour dans l’existence humaine. Cela n’a rien d’une superstition, mais tout d’un appel à l’engagement. Lorsque Jean Paul II lança son fameux «N’ayez pas peur!», il lança le mot du Jésus dans la barque. L’homme de foi de Rome disait, en somme, Faites donc confiance! Il n’y a là aucun appel à la superstition.

Saint Paul avait raison : il faut bien se méfier des philosophes. Pas de tous, cependant. Car il s’en trouve que l’Esprit saint chéri tout particulièrement. Ainsi, Thomas d’Aquin, entre autres, qui puisa chez Aristote des trésors inouïs, insoupçonnés. Mais le théologien frère prêcheur savait comment soutirer les bonnes grâces de l’Esprit saint. Son truc : il priait. Il nous a laissé des prières, dont celle-ci qu’il récitait avant de se mettre à philosopher :

Accorde-moi, Dieu miséricordieux,

de désirer avec ardeur ce que tu approuves,

de le chercher avec prudence,

de le reconnaître avec vérité,

de l’accomplir avec perfection,

à la louange et à la gloire de ton nom.

 

Mets de l’ordre en ma vie;

et donne moi de connaître

ce que tu veux que je fasse,

donne-moi de l’accomplir comme il faut

et comme il est utile à mon salut.

 

Accorde-moi, Seigneur mon Dieu,

une intelligence qui te connaisse,

un empressement qui te cherche,

une sagesse qui te trouve,

une vie qui te plaise,

une persévérance qui t’attende avec confiance,

et une confiance qui te possède à la fin.[7]

 

Non seulement le chrétien ne saurait se passer de philosophie, être chrétien c’est aussi être philosophe, comme le dit excellemment le philosophe oxfordien Brian Leftow : «Je suis philosophe parce que je suis chrétien.»[8] Évidemment, pour les disciples de Russell, la dénomination «philosophe chrétien» constitue une sorte d’oxymore, une odieuse contradiction dans les termes. Admettre l’existence de Dieu pour un philosophe, c’est déjà trop concéder. On peut toutefois  conseiller aux disciples de Russell de prier Dieu, car s’Il existe - comme nous le croyons, nous chrétiens -, le philosophe athée recevra sûrement réponse.

Avec le secours de la prière, le chrétien, comme d’ailleurs tout homme et toute femme, désire mieux se comprendre et comprendre Celui qui l’a créé. Or, le Dieu-créateur est bon. Il est la source de tout bien, étant en lui-même le Bien. Voilà bien des affirmations lourdes de sens que tout chrétien doit chercher à comprendre. Car, d’abord, il se demandera : qu’est-ce que le bien? Ensuite : d’où vient le mal? Si Dieu est le créateur de toutes choses, serait-il donc le créateur du mal? Vastes interrogations! Ce ne sont là que quelques exemples qui taraudent l’esprit de tout homme et de toute femme, chrétien comme non-chrétien. Évidemment, la tradition de l’Église est là pour les y aider à voir plus clair. Par exemple, elle dira, par le biais de Saint Augustin, que le mal n’a pas d’existence réelle, qu’il n’est que privation du bien (privatio boni). En d’autres termes, le mal n’est qu’une dégradation du bien. Mais, alors, demandera-t-on, pourquoi la création comporte-t-elle ainsi une dégradation du bien? Pourquoi le bien n’est-il pas éternellement identique à lui-même. Dieu aurait-il voulu qu’il y ait du mal, même s’il n’en est pas l’auteur? En somme, pourquoi les choses sont-elles ainsi et pas autrement?[9] Voilà sans doute la question philosophique par excellence.

Dans une lettre hallucinante de lucidité, Lettre au général X, écrite un an avant sa mort, Antoine de Saint-Exupéry écrit : «Je hais mon époque de toutes mes forces. L’homme y meurt de soif.»[10] Saint-Ex précise que cette soif en question est celle de spiritualité. «L’homme n’a plus de sens.», écrit-il encore. «Il faut absolument parler aux hommes.» L’urgence que ressentait si profondément l’auteur du Petit Prince est celle de la religion que l’homme moderne a fait disparaître – et souvent, avouons-le, pour de bonnes raisons.

On lit encore dans la même lettre : «Il n’y qu’un problème, un seul : redécouvrir qu’il est une vie de l’esprit plus haute encore que la vie de l’intelligence, la seule qui satisfasse l’homme.» Je crois qu’ici il faut comprendre que la science moderne, qui est devenue notre «religion», notre idéal de vie, est profondément insatisfaisante et que seule la philosophie spirituelle et la religion peuvent remédier à ce vide horrible. Il faut bien admettre que la philosophie moderne est devenue matérialiste. J’en appellerai encore une fois à son apôtre, Bertrand Russell qui, dans un texte datant de 1903, «Profession de foi d’un homme libre», décrit le désenchantement spirituel résultant des «découvertes» de la science moderne où tout sens, toute finalité, a été évacué du monde.

Que l’Homme soit le produit de causes qui ne prévoyaient nullement la fin qu’elles accomplissaient; que son origine, son développement, ses espoirs et ses peurs, ses amours et ses croyances, ne soient rien d’autre que le résultat de collisions accidentelles d’atomes; qu’aucun feu, aucun héroïsme, aucune intensité de pensée et de sentiment ne peuvent préserver une vie individuelle de la tombe; que tous les travaux des âges, toute la dévotion, toute l’inspiration, tout l’éclat de midi du génie humain soient destinés à disparaître dans la vaste mort du système solaire, et que le temple entier de la réalisation de l’Homme doive inévitablement disparaître sous les décombres d’un univers en ruines (toutes ces choses, si elles n’échappent pas à la discussion, sont néanmoins si proches de la certitude qu’aucune philosophie qui les rejette ne peut espérer tenir debout). Ce n’est que sur l’échafaudage de ces vérités, sur le fondement ferme du désespoir inébranlable, que l’habitation de l’âme peut désormais être bâtie en toute sécurité.[11]
 

Devant le vide béant laissé par la science, «…que peut-on, que faut-il dire aux hommes?», demande angoissé Antoine de Saint-Exupéry.[12] Russell, en accord avec les existentialistes, pense qu’il faille accepter et assumer les choses telles qu’elles sont, sans recourir à l’illusion d’un autre monde – le Royaume des cieux chrétien. Ne serait-ce pas là notre liberté d’assumer notre existence dans ce monde réputé absurde? C’est ce que soutiendront avec force Albert Camus (1913-1960) et Jean-Paul Sartre (1905-1980). Pour Camus, la seule question philosophique devient, non plus : pourquoi les choses sont telles sont plutôt qu’autrement, mais désormais: pourquoi pas le suicide?[13] L’auteur de Terre des hommes a donc bien raison d’écrire : «…j’ai l’impression de marcher vers les temps les plus noirs du monde.»[14]

De son côté, l’écrivain britannique, Clive Staples Lewis (1898-1963), auteur du Monde de Narnia, a identifié le poison qui ronge le monde moderne devant lequel Saint-Ex s’indigne. Ce poison, c’est le subjectivisme.[15] Qu’est-ce que le subjectivisme? C’est la doctrine morale voulant que les valeurs, le sens ainsi que la finalité du monde, ne réside à l’extérieur de la conscience de l’homme, mais à l’intérieure de lui, plus précisément dans ses sentiments ou émotions. Russell, encore une fois, est très explicite sur ce point fondamental. Qu’on me pardonne de citer tout au long ce passage de Science et religion  écrit en 1935.

Quand un homme dit : « Ceci est bon en soi », il paraît affirmer un fait, tout comme s’il disait : « Ceci est carré » ou « Ceci est sucré ». Je pense que c’est là une erreur. Je pense qu’il veut dire en réalité : « Je souhaite que tout le monde désire ceci », ou plutôt:« Puisse tout le monde désirer ceci ». Si l’on interprète ses paroles comme une affirmation, il s’agit seulement de l’affirmation de son désir personnel; par contre, si on les interprète d’une façon plus générale, elles n’affirment rien, mais ne font qu’exprimer un désir. Le désir lui-même est personnel, mais son objet est universel. C’est, à mon avis, ce singulier enchevêtrement du particulier et de l’universel qui a causé une telle confusion en matière de morale.

La question deviendra peut-être plus claire si nous opposons une sentence morale à une phrase qui affirme un fait. Si je dis : « Tous les Chinois sont bouddhistes », on peut me confondre en exhibant un Chinois chrétien ou musulman. Si je dis : « Je crois que tous les Chinois sont bouddhistes», on ne peut pas me confondre par des preuves venues de Chine, mais seulement par la preuve que je ne crois pas ce que je dis: car ce que j’affirme ne concerne que mon propre état d’esprit. Si maintenant un philosophe dit : « La beauté est un bien », je peux interpréter sa phrase comme signifiant : « Puisse tout le monde aimer ce qui est beau » (ce qui correspond à « Tous les Chinois sont bouddhistes »), ou « Je souhaite que tout le monde aime ce qui est beau » (ce qui correspond à « Je crois que tous les Chinois sont bouddhistes »). La première phrase [« Puisse tout le monde aimer ce qui est beau »] n’affirme rien, mais exprime un souhait; étant donné qu’elle n’affirme rien, il est logiquement impossible qu’il existe des preuves pour ou contre, ou qu’elle soit vraie ou fausse. La deuxième phrase [« Je souhaite que tout le monde aime ce qui est beau »], au lieu d’être simplement optative, affirme un fait, mais, ce fait concerne l’état d’esprit du philosophe, et on ne peut réfuter cette affirmation qu’en démontrant qu’il n’éprouve pas le désir qu’il prétend éprouver. Cette deuxième phrase n’est pas du ressort de la morale, mais de la psychologie ou de la biographie. La première phrase, qui est bien du ressort de la morale, exprime le désir de quelque chose, mais n’affirme rien.

Si l’analyse ci-dessus est correcte, la morale ne contient aucune affirmation, vraie ou fausse, mais se compose de désirs d’un certain genre, à savoir de ceux qui ont trait aux désirs de l’humanité en général - et des dieux, des anges et des démons, s’ils existent. La science peut examiner les causes des désirs, et les moyens de les réaliser, mais elle ne peut contenir aucune sentence morale proprement dite, parce qu’elle s’occupe de ce qui est vrai ou faux.

La théorie que je viens de présenter est une des formes de la doctrine dite de la “subjectivité” des valeurs. Cette doctrine consiste à soutenir que, si deux personnes sont en désaccord sur une question de valeur, ce désaccord ne porte sur aucune espèce de vérité, mais n’est qu’une différence de goûts. Si une personne dit: « J’aime les huîtres » et une autre « Moi, je ne les aime pas », nous reconnaissons qu’il n’y a pas matière à discussion. La théorie en question soutient que tous les désaccords sur des questions de valeurs sont de cette sorte, bien que nous ne le pensions naturellement pas quand il s’agit de questions qui nous paraissent plus importantes que les huîtres. Le principal motif d’adopter ce point de vue est l’impossibilité complète de trouver des arguments prouvant que telle ou telle chose a une valeur intrinsèque. Si nous étions tous d’accord, nous pourrions dire que nous connaissons les valeurs par intuition. Nous ne pouvons pas démontrer à un daltonien que l’herbe est verte et non rouge. Mais il existe divers moyens de lui démontrer qu’il lui manque une faculté de discernement que la plupart des gens possèdent, tandis que, dans le cas des valeurs, il n’existe aucun moyen de ce genre, et les désaccords sont beaucoup plus fréquents que dans le cas des couleurs. Étant donné qu’on ne peut même pas imaginer un moyen de régler un différend sur une question de valeur, nous sommes forcés de conclure qu’il s’agit d’une affaire de goût, et non de vérité objective.[16]

Un chrétien, soutient C.S. Lewis, n’adhère pas au subjectivisme moral. Il est plutôt partisan de l’objectivisme moral, c’est-à-dire que les valeurs, le sens et la finalité des choses existent objectivement dans la réalité ou le monde extérieur existant en dehors de notre conscience. Un chrétien est l’adepte de ce que les philosophes appellent le «réalisme». En philosophie, le réalisme signifie simplement que ce qui existe, existe et ce, indépendamment de notre pensée. Le contraire du réalisme, c’est l’idéalisme voulant que le monde réel se réduise à des idées. Le subjectivisme est une forme appauvrie d’idéalisme.

Le réalisme remontant à Aristote - toujours lui - pose de l’antériorité de l’être sur la pensée. Comme l’écrit Thomas d’Aquin : «Intellectus autem per prius apprehendit ipsum ens, et secundario apprendit se intelligere ens» (« La pensée appréhende d’abord l’être lui-même, et ensuite elle s’appréhende en train d’appréhender l’être. »)[17] Le philosophe français, René Descartes (1596-1650), au début de l’époque moderne, inversa le principe réaliste : la pensée précède l’être. Du moins, c’est ce que Descartes déduit de son fameux cogito : Je pense, donc je suis. En somme, l’être est du fait que je pense. La philosophie idéaliste de Descartes constitue donc la source vive où s’abreuve le subjectivisme qui domine actuellement la philosophie.

Malgré tout, malgré le subjectivisme contemporain qui nous ronge, l’amour reste, l’amour nous inspire, nous aspire. «Aujourd’hui, bien sûr, continue d’écrire Saint-Ex, toujours indigné, des gens se suicident. Mais la souffrance de ceux-là est de l’ordre d’une rage de dents. Intolérable. Ça n’a point à faire avec l’amour.»[18] L’amour, toujours l’amour! Au moins, c’est ce qu’il nous reste de meilleur. Le sublime! Le sacré! Voilà pourquoi on aura toujours besoin et envie de philosopher, c’est-à-dire d’apprendre de la sagesse de l’Amour.




[1] Aristote, Éthique à Nicomaque, Livre II, 1106b 20.
[2] Cité dans Thomas d’Aquin par Joseph Rassam, Paris, Presses Universitaires de Frances, collection philosophes, 1969, p. 7.
[3] Jean Paul II, Foi et raison, Montréal, Fides, 1998, p. 69.
[4] Voir Bertrand Russell, Histoire de la philosophie occidentale, Paris, Les Belles Lettres, 2011, p. 536.
[5] Bertrand Russell, The Scientific Outlook, Londres, Routledge, 1931, p. 27.
[6] En particulier dans Pourquoi je ne suis pas chrétien (1957).
[7] Jean-Pierre Dubois-Dumée, Écoute Seigneur ma prière. Livre de prières. Desclée de Brouver, 1988, p. 220.
[8] Brian Leftow, «From Jerusalem to Athens», in Thomas V. Morris, God and Philosophers. The Reconciliation of Faith and Reason, Oxford, Oxford University Press, 1994, p. 189. Brian Leftow, né en 1956, enseigne la philosophie chrétienne à l’Université d’Oxford. Il a écrit des essais entre autres sur Saint Thomas d’Aquin et Saint Anselme.
[9] Cette interrogation fut celle du philosophe allemand Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716) dans ses Principes de la Nature et de la Grâce fondés en raison (1714). «…pourquoi il y a plutôt quelque chose que rien ?... suppposé que des choses doivent exister, il faut qu’on puisse rendre raison, pourquoi elles doivent exister ainsi, et non autrement.»
[10] Antoine de Saint-Exupéry, Un sens à la vie, Paris, Gallimard, 1956, p. 225.
[11] Bertrand Russell, «Profession de foi d’un homme libre», in Mysticisme et logique, Paris, Vrin, 2007, p. 66. L’article de Russell est paru originellement en décembre 1903; l’ouvrage de Russell où il fut reproduit date de 1917.
[12] Un sens à la vie, p. 231.
[13] Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe. Essai sur l’absurde (1942).
[14] Un sens à la vie, p. 230.
[15] C.S. Lewis, «The Poison of Subjectivism», in Christian Reflections.
[16] Bertrand Russell, Science et religion, Gallimard, Idées NRF # 248, 1971, p. 175-177.
[17] Thomas d’Aquin, Somme théologique, 1a, q. 16, 4, ad 2um.
[18] Un sens à la vie, p. 230.