samedi 21 février 2015

LE DÉSIR DE LA MODERNITÉ


En toute chose il faut considérer la fin.

La Fontaine, Le renard et le bouc


Aristote (384-322 avant J.-C) ne plaît pas à la modernité, loin de là ! Il fut l’ennemi public numéro un. Voici quelques citations vilipendant le maître du Lycée.

Rien de plus faux ou de plus hasardé que la plupart des notions reçues, soit en logique, soit en physique, telles que celles de substance, de qualité, d’action, de passion, et la notion même de l’être; tout cela ne vaut rien, absolument rien. (…) toutes les notions dont on a fait usage jusqu’ici sont autant d’aberrations (écarts, erreurs); aucune n’a été extraite de l’observation et de l’expérience par la méthode convenable.

Francis Bacon, Nova Organum, I 15-16

[J]e crois qu’en matière de philosophie naturelle, on ne peut rien dire de plus absurde que ce qu’on appelle maintenant la Métaphysique d’Aristote, ni de plus opposé au gouvernement que ce qu’il dit dans ses Politiques, et rien de plus ignorant qu’une grande partie de son Éthique.

Thomas Hobbes, Léviathan, IV, 45.

La pure pensée logique ne peut nous apporter aucune connaissance sur le monde empirique; toute connaissance de la réalité part de l’expérience et y aboutit. […] Parce que Galilée a vu cela et en a rabâché les oreilles du monde scientifique, il est le père de la physique moderne – et, somme toute, de la science moderne.

Albert Einstein[1]

Comme tous les grands innovateurs des temps modernes, [Darwin] dû lutter contre l’autorité d’Aristote. Aristote... représenta l’un des plus grands malheurs pour l’humanité. La logique qui s’enseigne encore aujourd’hui dans les universités est pleine d’absurdités, et Aristote en est le responsable.

Bertrand Russell, The Scientific Outlook (1931)

Les historiens de Galilée – et les historiens de la science en général – attribuent aux expériences de Pise une grand importance; ils y voient habituellement un moment décisif de la vie de Galilée: le moment où celui-ci se prononce ouvertement contre l’aristotélisme et commence son attaque publique de la scolastique; ils y voient également un moment décisif de l’histoire de la pensée scientifique: celui où, grâce justement à ses expériences sur la chute des corps effectués du sommet de la Tour penchée, Galilée porte un coup mortel à la physique aristotélicienne et pose les fondements de la dynamique nouvelle.

Alexandre Koyré, Études d’histoire de la pensée scientifique (1966)

…sitôt que j’eu acquis quelques notions générales touchant la physique et que, commençant à les éprouver en diverses difficultés particulières, j’ai remarqué jusqu’où elles peuvent conduire et combien elles diffèrent des principes dont on s’est servi jusqu’à présent, j’ai cru que je ne pouvais les tenir cachées sans pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer autant qu’il est en nous le bien général de tous les hommes. Car elles m’ont fait voir qu’il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie, et qu’au lieu de cette philosophie spéculative [la philosophie thomiste] qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, l’air, des astres, des cieux et tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseur de la nature.

René Descartes, Discours de la méthode, Sixième partie

 

Les penseurs modernes - avec Descartes en tête dans la dernière citation - n’auront de cesse de s’attaquer à la « scholastique » professant les enseignements de l’Église catholique. Tous appellent de leur vœu la naissance de la science moderne expérimentale, dont Galilée montrait la voie. Pour se faire, ils s’en prennent donc à l’autorité de l’Église – en gros, à Aristote et à Thomas d’Aquin (1225-1274).

Thomas Hobbes (1588-1679), pour sa part, n’y va pas de main morte. Selon lui, Aristote aurait tout faux. Prenons Hobbes au mot, et voyons quelle fut « l’erreur » qu’aurait commise Aristote concernant le « désir » - où ce qu’on désignait plus proprement à l’époque par « passion ».

Dans un ouvrage datant de 1640 - onze ans avant le Léviathan, son chef-d’œuvre - Hobbes écrit :

… ‘plaisir’, ‘amour’, ‘appétit’, qui sont aussi appelés ‘désir’, sont différents noms pour différentes considérations de la même chose.[2]

Hobbes poursuit :

Chacun, pour sa propre part, appelle ce qui lui plaît et lui est réjouissant ‘BIEN’ et ‘MAL’ ce qui lui déplaît.[3]

Dans Léviathan, on lit cette célèbre phrase :

…je place au premier rang, à titre de penchant universel de tout le genre humain, un désir inquiet d’acquérir puissance après puissance, désir qui ne cesse seulement qu’à la mort.[4]

Nietzsche ne dira pas mieux. Le désir de puissance serait inscrit au cœur de l’humain. Ce désir fondamental qui anime l’homme n’a rien de moral ou d’immoral. Il est, point à la ligne, parce que des êtres en sont animés. Le surhomme nietzschéen vit au-delà du bien et du mal. Aux yeux de Hobbes et Nietzsche, il est bon et bien d’être au-delà du bien et du mal. La raison répugne à cette contradiction manifeste. Mais Hobbes et Nietzsche n’en ont cure.

Pour sa part, saint Augustin s’est plus à imaginer l’être le plus immoral qui soit, Kakos.[5] L’être le plus monstrueux qui se puisse exister, le plus destructeur, vise quelque bien, la paix pour lui-même, voir sa propre conservation, même que le moyen qu’il prend soit parfaitement déraisonnable parce que destructeur. Ainsi, Kakos recherche, malgré sa férocité sans nom, le bien. Personne n’échappe au bien. Ni Kakos, ni le surhomme nietzschéen. On peut certes mal aimer, mais on désire toujours ce qui nous paraît être bien; et ce qu’on désire, c’est toujours en définitive le bien.

On qualifie la position hobbesienne en philosophie de « subjectivisme ». Le subjectivisme conteste «qu’il existe soit une réalité, soit des valeurs indépendantes du sujet connaissant. »[6] C’est la vieille doctrine de Protagoras d’Abdère, sophiste grec (IVe siècle avant J.-C.) « L’homme est la mesure de toutes choses », qui refait surface chez Hobbes. Descartes, en établissant son fameux Cogito (le Je pense, donc je suis) inscrivait la philosophie moderne sur la pente du subjectivisme. Avec Descartes, nous sommes dans l’ère dite du « Sujet pensant ». Celui de l’idéalisme, forme dérivée du subjectivisme.

Hobbes, en somme, reproche à Aristote de croire qu’une soit-disante réalité extérieure à nous, à notre conscience, puisse exister. Le point de vue d’Aristote a reçu le nom de « réalisme ». » Il faut être drôlement ferré sur le sujet pour contester ce que le sens commun admet volontiers : en dehors de nous, le monde existe, et il exista bien avant que nous soyons. Dans sa Métaphysique, Aristote n’a pas attendu Hobbes pour lui répliquer. Il écrit : « Nous désirons une chose parce qu’elle nous semble bonne, plutôt qu’elle ne semble bonne parce que nous la désirons : le principe, c’est la pensée. »[7] En somme, ce n’est pas parce qu’une chose me paraît bonne, qu’elle est de ce fait bonne. Je peux me tromper ou m’illusionner. La raison me le dicte. Donc, pour Aristote, le bien n’est pas subjectif, mais objectif. Il n’est pas du ressort de l’homme, voire son invention comme sa projection. La philosophie aristotélicienne est réaliste, cela signifie qu’elle pose une réalité – un être – antérieure à la pensée. Hobbes, comme bon nombre de modernes après lui, défend l’ « antiréalisme »: la pensée précède l’être. Descartes ne dira pas autre chose avec son Cogito : je suis (être) dans la mesure seulement où je pense.

            Donc, selon Hobbes et les penseurs modernes, le bien n’a pas de réalité objective antérieure à ce que quelqu’un désire. C’est le subjectivisme en matière de moralité. Bertrand Russell, autre adversaire d’Aristote, souscrit totalement au subjectivisme moral.[8] Lord Russell écrit en effet :

Quand un homme dit : « Ceci est bon en soi », il paraît affirmer un fait, tout comme s’il disait : « Ceci est carré » ou « Ceci est sucré ». Je pense que c’est là une erreur. Je pense qu’il veut dire en réalité : « Je souhaite que tout le monde désire ceci », ou plutôt:« Puisse tout le monde désirer ceci ». Si l’on interprète ses paroles comme une affirmation, il s’agit seulement de l’affirmation de son désir personnel; par contre, si on les interprète d’une façon plus générale, elles n’affirment rien, mais ne font qu’exprimer un désir.

« Puisse tout le monde désirer ce que je désire…» La philosophie moderne se complaît dans ce vœu pieux du bien partagé par toutes et tous. C’est la vertu du consensus. Démocratique. Descartes nous dit, pour sa part, dans le passage cité du Discours de la méthode, qu’une « loi » l’oblige pour ainsi dire à veiller au bien général de l’humanité. Descartes a inventé, avant Bentham et Mill, l’Utilitarisme, une autre philosophie qui part du subjectivisme, en particulier des plaisirs et des déplaisirs de chacun et chacune.

            Pour Aristote et Thomas d’Aquin, une chose nous semble bonne et, donc, aimable, parce qu’elle est l’est (ou paraît l’être) et non parce qu’elle nous plaît. Toute la différence du monde tient à cela. Cette distinction cruciale rappelle celle évoquée dans l’Euthyphron de Platon où Socrate demande à Euthyphron, qui plaide que la piété plaît aux dieux parce qu’ils l’aiment : « Est-ce que le pieux est aimé par les dieux parce qu’il est pieux, ou est-ce parce qu’il est aimé d’eux qu’il est pieux ? »[9] Cette question demeure l’un des questions philosophiques les plus judicieuses et spectaculaire qui ait jamais été posée. Et Socrate de conclure ensuite concernant la piété : « C’est donc parce qu’il est pieux qu’il ait aimé, et non parce qu’il est aimé qu’il est pieux. » (10d). Le bien, en somme, est désiré par nous parce qu’il est bien et non parce que nous en ressentons le désir. Hobbes, tout comme Russell, erre donc en soutenant que le bien n’est bien que parce que nous le désirons.

            Pour la plupart des gens aujourd’hui, lorsqu’ils parlent du désir, ils évoquent un puissant sentiment personnel, difficilement exprimable, voire incommunicable, souvent violent à la fois, qui enivre et déstabilise la raison. Le désir, sentiment puissant, paraît en effet déraisonnable. Il oppose radicalement la raison à la passion; la tête au cœur, pour ainsi dire. L’amour n’appartient pas au monde lui-même, c’est-à-dire à l’ensemble des faits neutres et objectifs de la nature. L’amour appartient au contraire à l’univers intérieur personnel, subjectif et privé, source des valeurs.

            La conception du désir qui est la nôtre propose donc une métaphysique dualiste. D’une part, il y a la raison, neutre et objective, que la science explore et, de l’autre, les sentiments de nature subjective ou personnelle. Or, cette conception du désir est notre héritage de la métaphysique dualiste hérité du cartésianisme. La métaphysique dualiste de notre conception du désir est donc impensable sans le rationalisme et le romantisme qui l’a suivi pour le critiquer. On juge de même de la musique selon la métaphysique dualiste de la raison, d’une part, opposée, d’autre part, aux passions.

            Le champion de la métaphysique dualiste c’est bien entendu Descartes. Il opposa l’âme, siège de la raison, au corps, objet de la science et siège des passions ou des sentiments. La musique, par exemple, doit être étudiée par la physique du son et la théorie musicale des harmonies; les impressions, perceptions sensibles, ressenties par les sons dans l’âme ne peuvent en aucun cas faire l’objet d’une étude scientifique. Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), philosophe romantique, contestera la primauté de la raison dans la musique, et fera du sentiment l’objet premier et fondamental de l’art des Muses.

La mélodie en imitant les inflexions de la voix exprime les plaintes, les cris de douleur ou de joye, les menaces, les gémissements; tous les signes vocaux des passions sont de son ressort.[10]

Le philosophe de Genève définissait par-là ce qu’allait être notre conception de la musique : l’expression de sentiments ou d’émotions dont la raison est, par conséquent, exclue. Aujourd’hui encore, nous convenons volontiers que la musique n’est qu’expression de sentiments qui n’a rien à voir avec la raison. La musique est foncièrement déraisonnable.

            Il va également de même pour l’amour : il n’est que l’expression de sentiments ou d’émotions aveugles, déraisonnables.

La métaphysique dualiste cartésienne remonte au rationalisme de Platon.

Dans le dialogue de Platon, Phèdre, l’âme y est comparée à un chariot attelé à deux chevaux, l’un fougueux et brutal (les passions, les désirs, etc.), l’autre docile et doux (la volonté); enfin, le cocher conduisant le char représente la raison. S’il n’en tenait qu’au cocher, il irait tout droit vers le ciel qui l’attire. L’amour du Bien, en effet, le tire vers le haut. Le bon cheval (la volonté) s’y soumet volontiers, car la volonté est rationnelle à la différence des désirs et des passions. Aussi, le second cheval n’entend que satisfaire ses désirs et ses plaisirs. Il tire donc le chariot vers le bas; vers les plaisirs terrestres éphémères. Le cocher doit donc fouetter la volonté pour qu’elle fasse entendre raison aux désirs impérieux en les tirant de toute sa force vers le haut.

On comprend immédiatement le problème qui devait se poser à Platon: comment faire entendre raison aux désirs impulsifs, eux, qui ne sont pas du tout dotés de raison ? C’est donc par la force, voire par la violence, qu’il faut dompter les passions. Ceux-ci se trouvent dans le bas-ventre; la volonté dans le cœur, alors que la raison se situe évidemment dans la tête. Cette triple division correspond chez Platon à la triple division en classes dans la société idéale : les dirigeants sont à la tête (la raison) de gardiens (la volonté) qui doivent diriger par la force les citoyens (les désirs anarchiques).

Un autre modèle de la relation entre la raison et les passions fut proposé par l’élève de Platon, Aristote. Le modèle aristotélicien n’est pas dualiste, n’opposant pas radicalement, comme chez son maître Platon, raison et passion.

Dans le second livre de la Rhétorique, Aristote écrit:

…la passion, c'est ce qui, en nous modifiant, produit des différences dans nos jugements et qui est suivi de peine et de plaisir. Telles sont, par exemple, la colère, la pitié, la crainte, et toutes les autres impressions analogues, ainsi que leurs contraires.[11]

Il ne s’agit ici que d’un débrouillissage préliminaire qui mérite des éclaircissements supplémentaires. Il convient, dit Aristote, d’analyser chaque émotion selon des points de vue distincts. Par exemple, dans le cas de la colère : 1) il faut se demander ce que pense les gens en proie à la colère; 2) contre qui nous tombons en colère; et 3) pour qu’elle raison ou motif nous sommes en colère. En somme, pour Aristote, une passion – une émotion, comme la colère – comporte un élément raisonnable ou rationnel au sens où l’émotion n’est pas, comme chez Platon ou Descartes, qu’une pure expression affective sans comporter une raison, voire une intention raisonnable. En d’autres termes, Aristote, contrairement à son maître Platon, ne dissocie en aucune façon, la cognition de l’émotion.

Le maître du Lycée a raison puisque ce sont nos pensées ainsi que nos croyances, visant un certain objet intentionnel, qui justifient une émotion. L’émotion n’est pas qu’un pur cri, qu’un gémissement, une vocifération, etc., comme le croyait le penseur romantique que fut Rousseau. L’émotion est une sorte de pensée, telle une phrase musicale. De la colère, par exemple, Aristote écrit : « La colère sera un désir, accompagné de peine, de se venger ostensiblement d’une marque de mépris manifestée à notre égard, ou à l’égard de ce qui dépend de nous, contrairement à la convenance. » Le mépris injustifié est important pour celui ou celle qui est en colère puisque sans cet élément, il n’y a pas colère, mais seulement expressions exclamatives, telles « Aoutch! », « Ouf ! » « Ayoye !», etc. La colère implique donc la croyance du « patient » à l’effet qu’il ait été traité injustement ou de manière non-méritée.

Évidemment, on dira que le meilleur moyen d’apaiser la colère ou de la faire carrément disparaître, c’est d’examiner si les raisons sont justes ou valables d’entrer en colère. En d’autres termes, il faut se calmer, s’apaiser. J’entre alors dans une « passion » contraire à la colère : le calme ou la tranquillité. J’examine alors les raisons que j’ai d’être colère et de conserver mon calme.

Les passions, on le voit, ne sont que des raisons par lesquelles une personne choisit d’agir. En somme, une passion – une émotion – n’est qu’un certain type de raison. L’opposition traditionnelle remontant à Platon entre raison et passion est donc erronée, car la raison est toujours une forme de passion. Il n’y a pas de raison sans passion.

Pourquoi donc Hobbes tient-il ce qui précède comme une aberration ? La philosophie moderne repose sur un vaste malentendu. Le désir est le lieu des valeurs; celui de la raison est désormais réservé à la science. Descartes et Hobbes triomphent.



[1] Cité dans Timothy Ferris, Histoire du cosmos de l’Antiquité au Bing Bang, Paris, Hachette, 1992, p. 85.
[2] Thomas Hobbes, Éléments de la loi naturelle et politique, Paris, Classiques de Poche, 2003, p. 118.
[3] Ibid.
[4] Thomas Hobbes, Léviathan, Paris, Gallimard, p. 187-188.
[5] Saint Augustin, La cité de Dieu, Livre 19, XII.
[6] Régis Jolivet, Vocabulaire de la philosophie, Emmanuelle Vite, p. 187.
[7] Aristote, Métaphysique, Livre Λ, 1072a 29-30.
[8] Voir de Bertrand Russell, Science et religion (1935), chapitre IX « Science et morale». Traduction française chez Gallimard, Idées, 1971, p. 166-180.
[9] Platon, Euthyphron, 10a.
[10] Jean-Jacques Rousseau, Essai sur l’origine des langues où il est parlé de la mélodie et de l’imitation musicale, Paris, Gallimard, Folio/Essais, 1990, p. 123-124. Je souligne.
[11] Aristote, Rhétorique, Paris, Livre de Poche, 1991, p. 183.