samedi 14 mai 2011

Le Québec qui philosophe. Louis Cornellier

Cher Louis

Merci pour ta sympathique recension, et de l’avoir insérée dans la suite des efforts québécois pour penser. Penser, et surtout écrire, est fort exigeant, mais combien épanouissant. J’en fais l'une des vertus du philosophe.
Je suis évidemment déçu d'apprendre que mon essai ne t’a pas convaincu de l’importance primordiale de l’éthique des vertus. Si je t’ai bien compris, c’est la démocratie qui reste, pour toi comme bon nombre d’entre nous, l’indépassable, de telle sorte que, bien évidemment, le libéralisme de Rawls reste indépassable. C'est aussi ce dogme inébranlable envers la démocratie qui me permet de comprendre ton soutien intransigeant à l'endroit du fameux cours d'Éthique et de culutre religieuse.

Il me faut donc te convaincre que la démocratie est dépassable. Ce qui n'est pas une mince tâche. Or, la réalité nous a rattrapé le 2 mai dernier démontrant clairement que la règle de la majorité ne réprésente pas du tout «la volonté générale». Par ailleurs, il y a toujours le fameux paradoxe de la démocratie mis en évidence jadis par Richard Wollheim qui attend toujours une réponse (voir mon précédent billet). Enfin, il y a Socrate, Platon et Aristote qui ne prisaient pas particulièrement la démocratie.  À cet égard, un préjugé tenace circule à l'endroit en particulier d'Aristote qui faisait de la démocratie un régime «déviant», «contre-nature». Cela suffit pour jeter le discrédit sur la pensée politique d'Aristote.  Pas étonnant donc que rares sont ceux et celles qui s'intéressent encore aujourd'hui aux Politiques; elles n'ont plus qu'un intérêt historique. Comme je le raconte dans le dernier chapitre de mon ouvrage, c'est Hobbes qui jetta le discrédit sur la pensée politique d'Aristote, et je montre également que les critiques virulentes de l'auteur du Léviathan tombent à plat. Je me réjouis toutefois en pensant que le successeur de Rawls à Harvard, Michael J. Sandel, dans son dernier ouvrage, Justice, prend fait et cause pour la philosophie politique d'Aristote.
Penser est exigeant puisqu’il nous force à remettre en question ce que nous prenons pour acquis. C'est la première vertu du philosophe.La croyance inébranlable en la démocratie fait d'elle l'équivalent de la foi religieuse où toute discussion rationnelle paraît vaine et exclue. Le «fondamentalisme» n'est pas que religieux, mais philosophique également.

Un dernier mot sur le choix des qualificatifs qui termine ta recension qui ne sont pas anodins. «Original et ambitieux», écris-tu. Ce sont bien là des qualités «libérales», mettant l'accent sur l'individualité, mais certainement pas sur des vertus telles la sagesse, la courage, la responsabilité et la véracité.

vendredi 13 mai 2011

LE PARADOXE DE LA DÉMOCRATIE

Poursuivant la réflexion amorcée dans le précédent billet sur la distinction de Popper entre deux sens de la démocratie, il convient de reconnaître un troisième sens, celui qui nous le plus familier aujourd’hui dans nos démocraties modernes et qui n’avait pas cours dans les démocraties anciennes. Si les Tunisiens, les Égyptiens, les Lybiens et les Syriens luttent présentement pour la démocratie au deux premiers sens, celui de la souveraineté du peuple et, surtout, sans doute, du tribunal populaire, la démocratie pour nous correspond davantage à l’exercice des libertés individuelles.
Ce troisième sens de la démocratie procède d’une philosophie politique libérale, le libéralisme politique. La démocratie prend alors un sens «négatif» au sens où l’État doit s’abstenir de dicter à ses citoyens une quelconque conception de la vie bonne. En somme, la finalité de la démocratie c’est la coexistence pacifique des divers groupes ou personnes composant la société. Vivre dans une démocratie, c’est réussir à vivre ensemble, à assurer la cohésion sociale des citoyens qui divergent souvent entre eux sur le plan des valeurs et de la bonne. En somme, un État démocratique n’a pas à imposer des valeurs, sauf celles de la tolérance et du respect de l’autre. Nos démocraties libérales reconnaissent la diversité des valeurs et proclament en conséquence le pluralisme moral : il n’y a pas de valeurs universelles qui fassent consensus, sauf la tolérance et le respect de l’autre, qui restent les seules valeurs «politiquement correctes». Chacun est donc libre de poursuivre son propre projet de vie dans la mesure où il n’empiète pas sur le projet des autres.
Ce qui est inestimable dans une démocratie libérale c’est le choix de vie de chacun. Une démocratie libérale doit tout faire pour protéger ce choix. John Rawls définira d’ailleurs la personne comme essentiellement un être capable de choix. Ses idées, ses valeurs, son identité, importent certes, mais ce qui est suprême bon, c’est qu’il est capable de les choisir. On ne peut pas mieux exprimer l’idéologie libérale.
À mon avis, lorsqu’il est question de nos jours de la «démocratie», c’est précisément ce concept de démocratie libérale que vient immédiatement en tête. Les idées de la démocratie comme «souveraineté du peuple» ou «tribunal populaire», dont nous parlent Popper, marquent une époque ancienne, révolue, du moins dans la plupart des pays occidentaux. Il n’est plus tant question de se prémunir contre les tyrans ou les dictateurs, mais de respecter l’autre et sa différence. Voilà, je crois, ce qui caractérise notre expérience actuelle de la démocratie et qui lui donne tout son sens.
La démocratie n’est aujourd’hui plus conçue une arme de combat, mais une procédure, ou un ensemble de procédures apte à assurer la cohésion sociale, la coexistence pacifique de la diversité marquant les démocraties libérales et son «pluralisme».
Aussi, en démocratie libérale, les élections a suffrage universel, obéissant au principe de la majorité, constituent une procédure qu’aucun démocrate ou libéral ne songerait à remettre en question ou en doute. Et pourtant.... A-t-on oublié que le suffrage universel en démocratie, basé sur la règle de la majorité, a déjà fait l’objet de nombreuses critiques, dont le fameux «paradoxe de la démocratie» mis en évidence par le philosophe britannique Richard Wollheim[1]. À ce que je sache, personne n’a véritablement solutionné le paradoxe de la démocratie soulevé par Wollheim. Dans les quelques lignes qui suivent, je vais l’exposer. Après l’élection que nous venons de vivre, il est de l’intérêt général de réfléchir enfin sérieusement au type de régime politique qui organise nos vies. Ceux et celles qui m’accusent d’être mauvais perdant en blasphémant sur notre sacro-sainte démocratie devraient en lieu et place répondre à Wollheim.
            De quoi s’agit-il donc?
D’abord, Wollheim montre que si la démocratie représente bien l’expression de la volonté populaire - comme lorsqu’on déclare emphatiquement «La démocratie a parlé!»-, alors c’est faux. De plus, l’électeur est confronté au paradoxe suivant: s’il vote pour le parti de son choix et qu’il perde, c’est-à-dire que son choix n’est pas celui de la majorité, alors il ne devrait rejeter le choix qu’il a fait. L’électeur est donc captif de deux positions incompatibles : il tient son choix, qui n’est pas celui de la majorité, comme valable; mais, en bon démocrate, il doit reconnaître que son choix n’est pas valable!
            Examinons le premier point établit par Wollheim qui se veut en somme critique de la règle de la majorité. Supposons trois partis politiques. Les électeurs doivent choisir entre A, B et C. 40% des électeurs votent pour A; 35% pour B, et 25% pour C. D’après la règle de la majorité, le parti A est élu. Or, ceux et celles qui ont choisi B, préfèrent C à A; de même, ceux et celles qui votent C, préfèrent B à A. Manifestement, l’élection de A est loin d’être légitime même basé sur la règle de la majorité. L’élection fédérale du 2 mai dernier en constitue une illustration éloquente. Au lieu de la règle de la majorité, la règle de la pluralité des voix semblent plus raisonnable puisque 60% des voix rejettent le parti A.
            Ce n’est là sans doute qu’une difficulté mineure de la démocratie procédurale. Venons-en maintenant au problème autrement plus sérieux du paradoxe évoqué précédemment.
            L’électeur, donc, vote pour A. Il a de bonnes raisons de penser que A est préférable à B. Or, la majorité vote pour B, «alors l’électeur, s’il est un bon démocrate, semble devoir admettre à la fois que A doit être élu ainsi que B.»[2] Voilà où conduit la démocratie procédurale : à un paradoxe.
            Le problème, en somme, de la démocratie procédurale, réside dans le fait de savoir si la démocratie «représente» bel et bien la volonté populaire ou générale.
39,6% des électeurs ont voté le 2 mai dernier pour le parti conservateur de Stephen Harper; 30,6% pour les néo-démocrates; 18,9% pour les Libéraux et 6% pour le Bloc. Clairement, la règle de la majorité paraît illégitime, si la démocratie doit représenter la volonté populaire ou générale.
            Au Québec, 42,9% des électeurs Québécois préférèrent voter pour les candidats néo-démocrates plutôt que pour ceux du Bloc (23,4%) afin de contrer la menace conservatrice. Les Québécois vécurent dans leur âme le fameux paradoxe de la démocratie : préférant le NPD au Bloc, les Québécois, qui sont de bons démocrates, doivent admettre que leur choix était légitime et en même temps qu’il ne l’était pas. Les électeurs de Laurie-Sainte-Marie ne souhaitaient pas rejeter Gilles Duceppe; pourtant, il a mordu la poussière devant une candidate inconnue.
            À mon sens, la démocratie procédurale nous conduit à davantage qu’à un paradoxe. Je crois qu’il s’agirait plutôt d’une sorte de «Catch-22» - qui emprunte au titre du roman de Joseph Heller. Lors de la Deuxième guerre mondiale, des pilotes d’avion américains ont l’ordre d’atterrir s’ils se croient devenir fous. Or, personne n’est autorisée à atterrir puisque le simple fait de déclarer qu’on devient fou est une preuve de santé mentale! D’autre part, le simple fait de voler en temps de guerre est un signe patent de folie…
            Voter, dans une démocratie procédurale, est un catch-22. Si tu votes pour le parti qui n’obtient pas la majorité, ton vote est légitime et illégitime à la fois; et, pourtant, ton vote est l’expression de la volonté générale. Ces démocrates qui se gargarisent d’expressions comme «la volonté générale», «l’intérêt publique», «le bien commun», «le peuple», etc., n’évoquent, comme le disait si joliment Jeremy Bentham, que des «absurdités montées sur des échasses».


[1] Richard Wollheim, «A Paradox in the Theory of Democracy», in P. Laslett et W.G. Runciman, Philosophy, Politics and Society, 2e série, Blackwell, 1972, p. 71-87.
[2] Ibid., p. 78-79. Ma traduction.