samedi 8 août 2009

Harry Potter et l’énigme des émeraudes vleues

La chouette d’Athéna ne s’envole qu’au crépuscule.
Hegel


Êtes-vous un Moldus ou un sorcier ?
La philosophie débute par l’émerveillement, déclarait Aristote. Les enfants aiment s’émerveiller : ce sont des philosophes-nés. J.K. Rowling l’a bien compris, les aventures d’Harry Potter en témoignent éloquemment. Bien entendu, les histoires fantastiques d’Harry Potter ne sont pas des traités de métaphysique pure et dure. En revanche, elles soulèvent des interrogations cruciales appartenant de plein droit à la métaphysique en nous invitant à voir la réalité courante sous un jour très différent. C’est ce que le philosophe Nelson Goodman (1906-1998) va nous permettre d’apprécier.
Le monde magique de J. K. Rowling roule sur la distinction de nature entre les Moldus – les humains comme vous et moi – et les Sorciers. Le jour de ses onze ans, Harry Potter apprend, à sa grande stupéfaction, qu’il appartient à cet autre Monde, celui des Sorciers, où il est reconnu comme le plus célèbre d’entre eux ! Or, en posant cette distinction radicale entre notre monde et celui des sorciers, J.K. Rowling engage son lecteur à croire en l’existence dans tout l’univers d’une réalité vraie et supérieure : celle du Monde des Sorciers, où Poudlard constitue le lieu par excellence. C’est ce que les philosophes appellent un «engagement ontologique». En somme : dites-moi ce à quoi vous croyez et je vous dirai en quoi consistent vos «engagements ontologiques», c’est-à-dire les choses dont vous acceptez la réalité. L’«ontologie» est ce domaine de la métaphysique qui traite de ce qui existe réellement, ultimement. Vous croyez encore au Père Noël ? C’est l’un de vos engagements ontologiques. Croyez-vous comme Harry qu’un boa constrictor soit un animal intelligent qui puisse parler ? C’est pourtant l’un des engagements ontologiques d’Harry.
Évidemment, une fois refermée Harry Potter, le lecteur rejette tous ces «engagements ontologiques». Nous savons tous en effet qu’il ne s’agit que de littérature et, donc, selon la sagesse populaire, il n’est question que de pures fictions n’ayant d’autre réalité autre que l’imaginaire débordant de l’auteure, J. K. Rowling.
Sans trop savoir toutefois comment l’expliquer, nous admettons que le monde dans lequel nous vivons obéit à des lois naturelles. Les hiboux, par exemple, ne transportent jamais de courrier. Au contraire, notre expérience répétée de ces volatiles en font plutôt des rapaces nocturnes : ils ne parlent pas mais hululent. Nous posons donc une distinction de nature entre eux et nous. Or, quand nous posons une telle distinction de nature, nous nous engageons ontologiquement en croyant, hors de tout doute, que les animaux sont radicalement distincts des humains, tout comme les sorciers le sont des Moldus, du moins selon J.K. Rowling.
Depuis Aristote, les philosophes admettent l’existence d’espèces naturelles. Ainsi, par exemple, nos concepts d’animal, de végétal et de minéral, correspondent bel et bien à des réalités et, qui plus est, à des réalités différentes tout simplement parce qu’elles possèdent une nature différente que décrivent les lois naturelles. On peut bien appeler l’eau, water, wasser, agua, etc., il n’en demeure pas moins que l’eau a une nature chimique qui n’est pas celle du hibou, d’un homme ou d’une émeraude.
Il s’est pourtant trouvé un Moldus, Nelson Goodman, pour remettre en question l’existence bien découpée des espèces naturelles existant indépendamment de nous et objectivement dans le monde. Goodman conteste qu’il existe un monde tout fait (ready-made) attendant que nous découvrions les propriétés réelles qui le décrivent. Pour ce philosophe, il serait erroné de croire qu’une réalité existe en dehors de nos systèmes symboliques à l’aide desquels nous pouvons parler de cette réalité. Ceux qui croient le contraire sont qualifiés de «réalistes» ; les autres, comme Goodman, sont appelés «antiréalistes». Goodman préfère pour sa part le titre d’«irréaliste», et il se pourrait fort bien que les sorciers de Poudlard soient tous adeptes de l’irréalisme sans trop le savoir. C’est ce que nous allons voir.


L’étrange affaire des émeraudes vleues
Pourquoi sentons-nous qu’il existe une nette différence entre les deux assertions qui suivent: «L’eau gèle à 0 degré Celsius» et «Les présidents des États-Unis sont des Blancs» ? Depuis l’élection de Barak Obama, la seconde assertion est désormais fausse. Tout de même, avant cette élection historique, tout le monde admettait son bien-fondée sur la base de ce que les philosophes appellent l'«induction». Même en nous reportant au temps de Bush, nous sommes portés à poser une nette distinction entre les deux assertions précédentes en invoquant, dans le premier cas, qu’une loi de la nature la supporte, contrairement à la seconde qui ne repose que sur l’expérience répétée passée.
Goodman conteste cette différence : tous les prédicats («être gelé», «être président des USA», «être vert», «être grand», etc.) sont légitimement «projetables» dans le futur. Pour prouver sa thèse, Goodman inventa un étrange prédicat «être vleu» (contraction de vert et de bleu) qu’il définit ainsi :
Une chose est «vleue» si, ou bien
1) elle est examinée avant le 1er janvier 1992 et qu’elle soit verte ;
ou bien
2) elle est examinée après le 31 décembre 1991 et se trouve être de couleur bleue.
Ainsi, avant 1992, des milliers d’émeraudes furent observées et l’on découvrit qu’elles étaient toute de couleur verte. Par conséquent, cette expérience répétée supporte la projection suivante :
Toutes les émeraudes sont vertes.
Or, de la même manière, c’est-à-dire à l’aide du même support expérientiel, on peut également affirmer :
Toutes les émeraudes sont vleues.
Nous sommes au premier de l’an 1992. Une émeraude est logée dans une boîte celée. Je fais la prédiction qu’elle sera verte puisque toutes celles examinées jusqu’ici se sont révélées être de la même couleur. Ou encore, on peut dire qu’elle est «vleue» sur la base du même support observationnel. Or, si, en ouvrant la boîte et observant sa couleur, l’émeraude se trouve être vleue, elle sera non pas verte mais bleue ! Par conséquent, le raisonnement précédent prouve que, d’un point de vue purement logique, il est aussi légitime de dire que l’émeraude dans la boîte sera bleue ou verte, même si cette prédiction va pourtant à l’encontre de notre intuition suivant laquelle l’émeraude sera verte plutôt que bleue.
À ce point, il est compréhensible que le lecteur houspille et proteste faisant valoir que le concept «vleu» est fort étrange et que l’argument de Goodman apparaît comme une sorte de «catch-22» dont seul un philosophe a l’art de forger.
À la défense de Goodman, il faut redire que ce philosophe n’est pas un de ces sorciers de Poudlard qui, d’un coup de baguette, fait apparaître un argument fallacieux comme étant vrai. Il n’est qu’un Moldus qui, avec tout le sérieux du monde, nous demande simplement de considérer, qu’à strictement parler, il n’y a pas plus de raison de préférer la projection du prédicat «vert» à celle de «vleu». Depuis 1954, année où Goodman publia ce qu’il a baptisé «La nouvelle énigme de l’induction»
[1], les philosophes s’arrachent les cheveux afin de résoudre cette fameuse énigme.
Quoi qu’il en soit, la seule raison qui nous pousse, en fait, à préférer le prédicat vert à celui, plutôt étrange, certes, de «vleu», c’est que nous sommes davantage habitués à décrire le monde avec le premier plutôt qu’avec l’autre. C’est ainsi que nous faisons d’habitude; mais nous pourrions faire autrement. Ce qui signifie que «la réalité» se trouve intimement liée à notre façon de la décrire. C’est la thèse de l’irréalisme goodmanien. Notre langage dessine une manière de faire des mondes.

Harry Potter serait-il un «Molcier» ?
Dans ses romans, J. K. Rowling pose une distinction radicale entre les Moldus et la fraternité des Sorciers. Cette distinction capture-t-elle une réalité bien tranchée au couteau? Non, répondrait Goodman. Adoptons donc le paradoxe des émeraudes vleues à ce nouveau cas d’engagement ontologique. Pour ce faire, inventons le prédicat «Molcier» (contraction de Moldus et de sorcier) qu’on définit ainsi :
un être est «Molcier» si, ou bien
1) il est examiné avant le 1er janvier 1992 (date anniversaire présumée des onze ans d’Harry Potter) et on trouve qu’il est un Moldus (humain);
ou bien
2) il est examiné après le 31 décembre 1991 et se trouve être un sorcier.
Ainsi, avant 1992, des milliers de Moldus furent observés et l’on découvrit alors qu’ils sont tous effectivement des humains, pas des sorciers. Par conséquent, cette expérience répétée supporte la projection suivante :
Tous les humains sont des Moldus.
Or, de la même manière, c’est-à-dire à l’aide du même support expérientiel, on peut également affirmer :
Tous les humains sont des Molciers.
Nous sommes le 31 décembre 1991. Sachant la définition précédente d’un Molcier, si l’on avait demandé alors à Harry Potter s’il est bel et bien un Moldus, il aurait répondu affirmativement. Ou encore, il aurait dit en toute légitimité que, s’apprêtant à fêter ses onze ans, il est aussi un Molcier, encore une fois sur la même base observationnelle. Or, à minuit, le 1er de l’an 1992, Harry apprend d’Hagrid qu’il est un sorcier. Harry est donc à la fois un Moldus et un sorcier ! Ce qui est incompatible.
Le raisonnement goodmanien précédent prouve que, d’un point de vue purement logique, il est aussi légitime de dire qu’Harry Potter est un Moldus et un sorcier, même si cette prédiction va à l’encontre de l’intuition de Harry suivant il est un Moldus plutôt qu’un sorcier.
Il serait donc légitime d’affirmer qu’Harry est à la fois Moldus et sorcier, même si ces deux prédicats paraissent s’exclure, toujours selon J.K. Rowling. L’auteure a ainsi projeté dans l’univers romanesque notre pratique habituelle consistant à opposer diamétralement nos concepts, ceux-ci devant décrire de soi-disantes réalités bien distinctes.
Au fond, Goodman était-il un sorcier ?

Une manière de faire des mondes
Nelson Goodman fut autant philosophe des sciences que de l’art. Son magnum opus, Languages of Art (1968), est éloquent à cet égard, et demeure un classique incontournable de la philosophie de l’art au XXe siècle. Contrairement à d’autres qui, dans ce domaine, n’en ont que pour l’émotion, l’expression, l’expérience ineffable des profondeurs, etc., l’œuvre de Goodman a permis d’instaurer des standards de rigueur. On aime opposer science et art, comme s’il existait une différence de nature entre les deux. Encore une fois, ce genre d’opposition ne décrit qu’une version du monde parmi bien d’autres possibles. Une œuvre comme Harry Potter propose en somme un redécoupage de la réalité et, en ce sens, elle mérite toute notre réflexion. Ce n’est pas parce qu’il s’agit de «littérature fantastique» qu’elle n’offre aucun intérêt d’un point de vue scientifique ou philosophique, au contraire. C’est une manière de faire des mondes. C’est pas sorcier!


[1][1] Nelson Goodman, Fact, Fiction and Forecast, 1954, chapitres 3 et 4. Trad. franç. Faits, fictions et prédictions, éd. Minuit, Paris, 1984.

La crise financière. Karl Popper, fossoyeur du marxisme

Une histoire de spectres
Un sceptre hante actuellement le monde : la crise financière. Ce spectre en ressuscite un autre : celui du marxisme. La crise financière mondiale ébranle en effet le capitalisme, et la «go-gauche» voit dans cette crise l’opportunité inespérée de condamner à nouveau frais l’hideuse vipère que constitue à leurs yeux le système capitaliste. En somme, la crise actuelle confirmerait la doctrine marxiste. N’a-t-on pas vu pas en effet l’État américain sauver in extremis le système bancaire américain, nationalisant deux agences fédérales de financement de crédit hypothécaire, comparable à notre SCHL, Fannie Mae et Freddie Mac ? Du jamais vu. Quel retournement spectaculaire de situation ! Qui aurait pu oser penser que l’Oncle Sam, ce paradis du laissez-faire économique, en appellerait aux deniers de l’État pour assurer la survie du système financier essentiel à l’économie capitaliste ? En définitive, pense-t-on, Marx avait raison. N’écrivit-il pas avec Engel ce passage prophétique du Manifeste du Parti communiste (1848): «Par quel moyen la bourgeoisie surmonte-telle ses crises ? … En préparant des crises plus étendues et plus violentes encore… Elle produit avant tout ses propres fossoyeurs. Sa chute et la victoire du prolétariat sont également inévitables.» (je souligne) «Nous l’avions toujours su…», se réjouissent aujourd’hui les adeptes du marxisme.
Au cœur de la pensée marxiste de l’histoire se trouve donc une dimension clairement «prophétique». Pourtant, Marx n’a cessé de qualifier sa doctrine de l’histoire de «scientifique». L’auteur du Capital croyait en effet que les sociétés humaines sont gouvernées par des lois «d’une nécessité de fer» dont il prétend par ailleurs en être le découvreur. Marx se croyait le Newton ou le Darwin des sciences sociales. C’est cette prétention à la scientificité que le philosophe des sciences, Karl Popper (1902-1994), a contesté. Ce billet lui est consacré.

Misère de l’historicisme
Popper s’est attaqué à une certaine conception erronée de l’histoire, baptisée d’«historicisme», qui veut que l’avenir peut être prédit de manière inéluctable à partir de «lois» ou des «tendances générales» qui sous-tendraient les événements passés.
Pour fixer les idées sur ce qu’on doit entendre par conception «historiciste» de l’histoire, rappelons la déclaration de Stephen Harper, reprise ensuite par Jean Charest et Michaël Jean, à l’occasion du lancement des fêtes en France, en mai 2008, marquant le 400e anniversaire de la fondation de la ville de Québec : «La fondation de Québec est aussi la fondation de l'État canadien. La gouverneure générale [Michaëlle Jean] est la successeure aujourd'hui de Samuel de Champlain, le premier gouverneur du Canada.», avait alors déclaré Stephen Harper. Donc, selon l’historicisme inavoué de notre Premier ministre, puisque la Nouvelle-France deviendra le Canada en 1867, Champlain a non seulement fondé Québec, mais le Canada. Ce raisonnement est évidemment fallacieux parce que rien n’assurait que la fondation de Québec allait donner naissance par la suite au Canada. Il y a là un télescopage fallacieux d’événements. L’historicisme, au contraire, soutient mordicus que le premier événement – la fondation de Québec – devait nécessairement conduire au second – c’était inéluctable. En 1608, le Canada n’existait pas. On s’entend là-dessus. Comme dit Popper, «l’avenir est ouvert», c’est-à-dire indéterminé. Au contraire, pour le partisan de l’historicisme, l’avenir est «fermé» au sens où le futur est déjà déterminé d’une certaine manière. Ainsi, pour l’historiciste, déjà en 1608, le Canada existait de façon virtuelle pour ainsi dire. C’est un peu comme pense le partisan pro-vie : parce qu’un fœtus deviendra une personne, il l’est déjà au moment de la conception; par conséquent, on ne doit pas l’avorter car alors on tuerait une personne. Marx adhérait à l’historicisme parce qu’il croyait avoir découvert les «lois inexorables de la production capitaliste» devant conduire à la destruction du capitalisme afin de donner naissance au communisme.
À l’âgé de dix-sept ans, le jeune Popper devint membre du Parti communiste viennois. Un événement tragique allait le placer devant un déchirant dilemme moral qui remis en question sont adhésion au communisme. Des jeunes communistes comme lui furent tués lors d’une escarmouche avec la police. D’une part, les autorités marxistes exigeaient que la «lutte des classes» doive être intensifiée afin d’accélérer l’avènement du communisme; donc, bien que la révolution fasse quelques victimes, le capitalisme, lui, en a bien plus sur la conscience… D’autre part, des vies furent supprimées, et Popper ne parvenait pas à faire taire sa conscience morale. Ce douloureux dilemme l’amena à soumettre le marxisme à un sérieux examen critique «comme devait le faire quiconque avant d’accepter une croyance qui justifie ses moyens par une fin quelque peu éloignée.», raconte Popper dans La quête inachevée. Plus tard, Popper découvrit que le marxisme est une pensée dogmatique et pseudo-scientifique. Voyons comment il en vint à cette étonnante conclusion.

Le critère de démarcation
Un second événement majeur marqua Popper alors étudiant à l’Université de Vienne. En mai 1919, deux expéditions britanniques confirmèrent les prévisions d’Einstein concernant la courbure des rayons stellaires à proximité du Soleil et ce, à partir de la théorie générale de la relativité d’Einstein laquelle constitue un progrès décisif par rapport à celle de Newton touchant la gravité. Ce succès expérimental permit à Popper de répondre à la question qu’il se posait alors : quand doit-on conférer à une théorie un statut scientifique? ou : existe-t-il un critère permettant d’établir le statut scientifique d’une théorie? La réponse de Popper fut la suivante : le critère de scientificité d’une théorie réside dans la possibilité de l’invalider, de la réfuter ou encore de la «falsifier». C’est ce critère qui permet d’établir ce qui est proprement scientifique et ce qui n’en a que l’apparence. La possibilité de falsification constitue donc le critère de démarcation entre science et pseudo-science. C’est ce qui explique que la philosophie de la science de Popper a reçu le nom de «falsificationnisme». En somme, pour être déclarée scientifique, une hypothèse doit être falsifiable, c’est-à-dire qu’il doit exister des observations qui seraient susceptibles de contredire l’hypothèse si ces observations se révéleraient vraies. S’il n’y a pas d’observations susceptibles de la contredire, l’hypothèse est infalsifiable et elle n’est que pseudo-scientifique.
Voici un horoscope tiré d’un journal :
«Capricorne – Vous pouvez avoir de la chance dans les paris.»
L’horoscope est infalsifiable, car si je parie aujourd’hui, je peux gagner, énoncé qui reste vrai que je parie ou non, et si je parie, je puis gagner ou non.
Un grande chaîne de commerce [Canadian Tire] présente comme slogan publicitaire: «Pour les jours comme aujourd’hui». Le slogan ne veut rien dire et est infalsifiable.
Considérons un autre exemple : «Il pleuvra». Cet énoncé est assurément vrai car, bien qu’il soit possible qu’il ne pleuve pas pendant un siècle, il pleuvra bien un jour. Selon Popper, ce n’est pas la vérité qui intéresse la science, mais la falsifiabilité. Comment montrer que cet énoncé est susceptible d’être faux? Le contenu informatif de l’énoncé est si pauvre qu’il nous importe peu. Il en va de même de cet autre énoncé, tout aussi vide, «Il pleuvra ou il ne pleuvra pas» : impossible de le falsifier puisqu’il restera vrai qu’il pleuve ou non. Par contre, l’énoncé «Il pleuvra demain à Montréal en matinée; en tout, 20cm sont prévue» est falsifiable et, donc, il comporte un contenu proprement informatif : s’il ne pleut pas à Montréal demain matin, l’énoncé sera réputé faux; donc il est falsifiable. Considérons un dernier exemple un peu loufoque mais réel tiré de l’histoire des sciences.
En regardant la lune dans son télescope, Galilée remarqua qu’il y avait des montagnes et des cratères. Il considérait que cette observation constituait une réfutation de la croyance remontant à Aristote suivant laquelle la surface de la lune était lisse. Galilée venait ainsi de falsifier une thèse d’Aristote. Toutefois, un contemporain de Galilée, disciple d’Aristote, Ludovico delle Colombe, considérait que l’observation en question était erronée car il objectait, qu’en fait, il se trouvait à la surface de la lune une substance invisible qui remplissait les vallées, de sorte que la lune, même si on y voyait des montagnes ainsi que des cratères, était en réalité parfaitement lisse… Selon le critère de Popper, l’hypothèse de delle Colombe ne peut être retenue comme scientifique puisqu’elle est parfaitement infalsifiable.

Le marxisme infalsifiable
Muni de son critère de falsifiabilité des théories scientifiques, Popper s’est demandé si la théorie marxiste était véritablement scientifique, c’est-à-dire si elle est falsifiable. Sa réponse, qu’il expose de long en large dans Misère de l’historicisme (1944-45) et La société ouverte et ses ennemis (1945), fut un non catégorique. Dans un autre ouvrage, Conjectures et réfutations (1963), Popper écrit : «Nul marxiste ne pouvait ouvrir de journal sans trouver à chaque page des faits qui venaient confirmer sa manière d’interpréter l’histoire…»
Le marxisme prédit que le capitalisme connaît nécessairement des crises économiques de plus en plus graves. Il semblerait que la prédiction marxiste soit falsifiable puisque, dès lors, il suffit de montrer que le capitalisme n’a subi aucune crise. Ce qui est faux puisque nous en serions à la deuxième crise majeure en comptant celle de la Grande Dépression de 1929. Évidemment, toute la question reste de savoir ce qu’il faut entendre par «crise», car tous les experts s’entendent pour dire qu’il ne faut pas confondre la Grande Dépression avec la crise financière d’aujourd’hui qui, même si toutes deux affectent en priorité le monde de la finance, elles ne sont pas des crises de l’économie capitalisme en elle-même au sens où ce n’est pas l’économie réelle qui est affectée mais un de ses secteurs, certes important, celui de la finance. On ne saurait dire, par ailleurs, que la crise financière actuelle est plus grave que celle de 1929. En fait, cette dernière a permis de réformer le capitalisme par la création de «l’État providence», de sorte que la dangerosité de la crise actuelle se trouve contenue. Enfin, dans toutes les sociétés, comme dans toutes les familles, il y a des crises et déclarer qu’il y en aura, c’est énoncé une lapalissade. La prédiction marxiste concernant les crises est comparable à un oracle d’une naïveté désarmante : «Prolétaires de tous les pays, sachez qu’il pleuvra!» - «Oui, mais quand, où, quelle quantité de précipitation est-il prévue, etc.», aimerait-t-on répliquer.
Le partisan de l’explication marxiste répondra que toutes les crises du capitalisme ont pour cause l’avidité et la cupidité et que ce sont ces tares qui sont à l’origine de la bulle immobilière actuelle. Le capitalisme, continue-t-il, génère ces attitudes voraces qui mettent en danger le sort de toute la planète. Une fois passée au communisme, le capitalisme enterré, ces tares que la cupidité et l’avidité du gain cesseront d’accabler l’humanité, conclut-on en brandissant le point au ciel.
Voilà une autre prédiction. Est-elle falsifiable? Difficilement. Plus que partout ailleurs, lorsque Marx se prononce sur ce que sera la fameuse société communiste, on nage dans la plus pure prophétie. C’est le Royaume des cieux sur terre…
Comment réfuter la prédiction suivant laquelle, une fois le communisme instauré, les hommes et les femmes ne seront plus égoïstes, avides et cupides, comme ils le sont actuellement dans le système capitaliste? Si l’on pose qu’il n’y aura plus de conflits de classe et, donc, de recherche de l’intérêt personnel dans la société communiste, alors, évidemment, il coule de source que les hommes devront forcément être altruistes et généreux. Le marxisme paraît encore une fois infalsifiable.

Post hoc ergo propter hoc
Une vieille légende chinoise raconte que lors d’une éclipse de lune, un dragon s’empare de la lune pour la dévorer. C’est pourquoi les Chinois lançaient des feux d’artifices afin d’effrayer et d’éloigner la créature maléfique. Leurs efforts furent toujours couronnés de succès, puisque la lune réapparaissait toujours! Donc, conclurent-ils, les feux d’artifices causent le retour de la lune. Évidemment, pour falsifier leur hypothèse, les anciens Chinois auraient pu tenter de s’abstenir des feux d’artifice pendant l’éclipse de lune, mais quel risque à prendre! C’est pourquoi la légende est infalsifiable, comme le sont d’ailleurs toutes les légendes. De plus, cette légende chinoise illustre de manière éloquente un raisonnement sophistique que les philosophes du moyen-âge ont baptisé en latin de post hoc ergo propter hoc, qu’on peut rendre en français par «après la chose, donc à cause de la chose».
Le secrétaire général du Parti communiste britannique, Robert Griffiths, déclarait pour sa part en novembre 2008, que «Le capitalisme avait promis un monde de paix et de prospérité après la chute du communisme et ce n’est pas ce qu’on voit.» Conclusion : le communisme est source de paix et de prospérité, contrairement au capitalisme. C’est bien ce qui arrive quand on cesse de lancer des feux d’artifices : le dragon du capitalisme s’empare de la lune. Le problème, nous rappelle Popper, c’est que la déclaration du secrétaire du Parti communiste britannique, comme toutes les légendes, demeure infalsifiable.

lundi 3 août 2009

Descartes a marché sur la Lune. 40e anniversaire de la marche par l'homme sur la Lune

Voyage dans la Lune
On fêtait, le 20 juillet dernier, les 40 ans du premier homme qui posa le pied sur la Lune. Ce qu’on ne sait pas, c’est que Cyrano de Bergerac y déjà était allé, il y a environ 350 ans.
Cyrano de Bergerac n’est pas seulement le personnage fictif de la pièce portant le même nom d’Edmond Rostand. Savinien de Cyrano de Bergerac fut un écrivain français, né en 1619 et mort en 1655, auteur d’un Voyage à la Lune.[1] Ce Cyrano était ce qu’on appelait à l’époque un «libertin». Un libertin, c’est le plus souvent un libre-penseur qui nourrit des opinions et des croyances différentes de celles prônées à l’époque par l’Église, la «Scolastique»[2] issue d’Aristote, et le pouvoir monarchique entre les mains du cardinal Mazarin.
Grâce à une machine de son invention, Cyrano, pourchasser par les représentants de l’ordre qui veulent le griller sur le bûcher pour ses délires hérétiques, voyage jusqu’en Nouvelle-France puis, sur la place Québec, s’élance sur sa machine spatiale jusqu’à la Lune où il lui arrive toutes sortes d’aventures plus extravagantes les unes que les autres. Le voyage se termine par une rencontre, (non plus sur la Lune mais sur le Soleil!), avec deux philosophes réputés de l’époque, un italien, Tommaso Campanella, emprisonné depuis 30 ans à Paris et mort en 1639, et René Descartes (1596-1650), le philosophe que tous connaissent qui, au moment où Cyrano rédige ses voyages fictifs, jouit d’une grande notoriété.

René Descartes et Galileo Galilei
Tout le monde connaît Descartes, du moins tous connaissent la phrase sans doute la plus fameuse de toute la philosophie: Je pense, donc je suis. Elle est tirée d’un ouvrage devenu par la suite un classique incontournable de la philosophie moderne : le Discours de la méthode. Pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences. Descartes publia cet ouvrage de façon anonyme en 1637. Pourquoi anonyme? Parce que la censure sévissait en France. L’Église catholique, en effet, suspectait tout écrit pouvant contrevenir à ses enseignements, car depuis ses démêlés avec le Protestantisme, l’Église ne souhaitait plus que naisse en son sein d’autres doctrines «hérétiques» [3].
Descartes avait raison de craindre la condamnation par l’Église de son Discours. En 1630, il entreprit la rédaction d’un volumineux ouvrage ayant pour titre Le Monde (pas le journal!). Or, en apprenant en 1633 la condamnation par le tribunal d’Inquisition - organisme judiciaire de l’Église - du célèbre mathématicien italien Galilée (1564-1642), Descartes retira de chez l’éditeur l'ouvrage alors sous presse.
Dans ce fameux Le Monde - que Descartes ne publiera pas de son vivant, tout comme Cyrano ne publiera pas le Voyage dans la Lune - Descartes y professe entre autres choses que la terre est en mouvement autour du soleil. Horreur et damnation! Galilée lui-même fut condamné par le tribunal d’Inquisition pour avoir enseigné la même thèse «hérétique» dans son ouvrage Dialogue sur les deux grands systèmes du monde (1632). Les Saintes Écritures n’affirment-elles pas en effet que Josué immobilisa, avec l’aide de Yahvé-Dieu, le soleil dans sa course (Josué 10 12-13)? Qui est-il ce Galilée pour contredire ainsi la parole de Dieu! Mais ce qui indigna l’Église, ce n’est pas tant que Galilée contredise sur ce point la Bible, qui est Parole de Dieu, mais que le personnage dénommé Simplicio (autrement dit, le simplet) qui, dans le Dialogue est le porte-parole de la philosophie naturelle d’Aristote, est tourné en ridicule. Celui qu’on désignait par l’expression «Le Philosophe» se trouvait tourné en dérision. Non seulement Galilée discrédite la Bible, il ridiculise en plus Aristote, le penseur des penseurs. Galilée risquait d’être déclaré anathème. Il adjura ses convictions hérétiques et fut condamné par le tribunal ecclésiastique à terminer ses jours... chez lui. La légende veut qu’au sortir du tribunal inquisitoire, Galilée ait laissé tomber «…et pourtant elle (la Terre) tourne.» L'Eglise catholique le réhabilitera en 1992.


La nouvelle science : Galilée et Descartes contre Aristote
Pendant que Galilée croupissait chez lui, tout l’Europe lisait avec avidité son Dialogue. Or, même en séquestrant Galilée chez lui, l’Église ne pouvait éviter le raz-de-marée de la nouvelle science qui envahissait l’Europe entière.
Descartes – pour revenir à lui - ne souhaitait pas subir le même sort que son collègue italien. Il voyagea un peu partout en Europe. Surtout, il réfléchit à la façon d’établir les bases de la nouvelle science. En accord avec Galilée contre Aristote, Descartes ne croit pas que la physique doive découvrir la fin pour laquelle chaque chose est faite. Exemples. Suivant Aristote, les objets lourds, telle une pierre, sont faits pour tomber vers le sol, car c’est leur «lieu» propre. Aussi, toujours suivant Aristote, le feu monte car sa nature est la même que celle des cieux qui sont faits de feu et d’éther. On peut bien rigoler aujourd’hui de ces explications fantaisistes et naïves. Elles ont pourtant dominé l’Occident jusqu’à Newton.
Contre Aristote, Galilée exigeait qu’on procède à des expérimentations. Aristote, par exemple, soutenait qu’il est du sens commun qu’un corps plus lourd tombe plus rapidement qu’un corps plus léger. Galilée soumis alors la thèse d’Aristote au test de l’expérience. Il laissa tomber des objets de différents poids du haut d’une même hauteur. Stupéfait, il nota qu’ils arrivent tous au sol en même temps! Ce qui signifie que leur poids n’a rien à voir avec la vitesse de chute et ce, contrairement à ce qu’affirme Aristote. Inconcevable : Le Philosophe pouvait être dans l’erreur! Galilée prouva encore qu’Aristote se trompait au sujet de la surface des astres : ses surfaces devaient être parfaitement lisses puisque ces corps appartiennent à des régions plus parfaites, soutenait le Philosophe. Or, en braquant sa lunette d’approche sur la lune, Galilée observa qu'elle présentait une surface irrégulière faite de creux et d'aspérités. L’expérience réfutait encore une fois Aristote.


Descartes contre Galilée
Dans le merveilleux monde de la nouvelle science qui prend alors son essor, tous les hardis chercheurs ne sont du même avis sur tout. Galilée exige que les assertions scientifiques reposent sur l’expérimentation. Descartes n’en est pas du tout convaincu. Pour lui, seules les mathématiques sont fiables. Il reprend à son compte le fameux mot de Galilée lui-même qui, dans l’Essayeur (1623), écrivait: «La nature est un grand livre dont la langue est celle des mathématiques.» Pour réfuter Galilée, Descartes propose cette expérience de pensée. Supposons un morceau de cire d’abeille franchement cueilli. Ce morceau présente diverses sensations aux sens: un goût, une odeur, une couleur, une forme ainsi qu’un volume. Faisons maintenant fondre la cire. On constate que notre morceau de cire perd toutes ces qualités sensibles; mais, on en conviendra, c’est toujours la même masse de cire. Descartes conclut que les sensations n’appartiennent pas à la matière et qu’elles sont relatives à nous. La matière n’est donc qu’une étendue mesurable, c’est-à-dire mathématisable. Elle possède un poids, un volume ou forme quelconque, c’est-à-dire des propriétés mathématiques. Quant à ses autres propriétés, la couleur, la température, la saveur, etc., elles ne lui appartiennent pas.

Matière ou esprit?
La physique, donc, pour Descartes, étudie seulement les propriétés mathématiques de la matière, pas ses propriétés sensibles ou psychologiques relatives à notre constitution sensorielle.
Pour Descartes, on ne peut pas étudier mathématiquement la conscience humaine comme la physique ou la chimie peuvent le faire pour la matière. Ainsi, Descartes est conduit à distinguer la matière, d’une part, de l’esprit, de l’autre, qui sont ainsi conçus comme deux ordres de choses radicalement distincts. C’est ce qu’on appelle le «dualisme» cartésien. Le fameux Je pense, donc je suis de Descartes, sert de prémisse sur laquelle repose le dualisme. En effet, selon Descartes, c’est parce que je pense que j’existe, et non pas parce que j’ai un corps produisant diverses sensations ou pensées. Les sens peuvent me tromper; mais il ne peut se faire que je me trompe puisque, même si cela était vrai, je penserais tout de même.. C’est là, la conclusion de la seconde méditation de ses Méditations métaphysiques (1641).
Sur toutes ces questions Galilée n’a, pour sa part, rien à dire. On ne sait pas trop comment chez lui l’expérimentation et les mathématiques sont interreliées. Il ne fait que critiquer Aristote, en lui opposant à la fois le rôle déterminant de l’expérimentation et des mathématiques. Descartes, lui, présente un tableau d’ensemble de l’architecture de la science. Descartes était d’avis que toutes les disciplines scientifiques formaient un tout : elles s’intègrent à un grand arbre de la connaissance, dont les branches, issues du tronc solide de la physique, se ramifient en toutes sortes de sciences particulières qui, toutes, obéissent à un même ensemble de principes fondamentaux. «Ainsi toute la philosophie est comme un arbre, dont les racines sont la métaphysique, le tronc est la physique, et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences, qui se réduisent à trois principales, à savoir la médecine, la mécanique et la morale…», écrit-il dans la préface aux Principes de la philosophie (1644).
Aujourd’hui, la neurologie semble donner tort à Descartes, car dans son étude du cerveau humain elle postule que les activités cérébrales donnent naissance à la conscience. En d’autres termes, sans cerveau pas de conscience. Il semble donc que la neurologie souscrive, non pas au dualisme, mais au monisme matérialiste. Dans l’état actuel de la science, il semble que le matérialisme ait le vent dans les voiles.
Reste que pour la physique actuelle, l’univers n’est qu’une étendue mathématisable. Pascal s’effrayait devant l’infinité de l’univers. Les astronautes s’ébahissent devant la beauté de notre planète bleue vue de l’espace. Ces impressions ne sont pas la science, nous dit Descartes. La raison est mathématique, insensible, froide et instrumentale. La matière, dira Einstein, n’est que E = mc2, rien de plus. Bien que la physique de Descartes soit aujourd’hui obsolète, l’idée que la physique ne soit que mathématique est toujours prégnante.
Le seul point où Descartes se trouve en désaccord avec la science contemporaine – et il est considérable, il faut en convenir - c’est qu'il est dualiste alors que la science est matérialiste. Quand je dis matérialiste, j'entends par-là que la seule chose qui existe partout est la matière. L’idée qu’il existe quelque chose comme des «esprits» en plus dans l’univers, sur la Terre en particulier, est une illusion. Pour le matérialisme, l’esprit, en effet, ne serait qu’un terme obsolète désignant des réactions électro-chimiques dans le cerveau, tout comme le tonnerre et la foudre ne sont que d’immense décharge électrique.
Pour Descartes, la Lune n’est qu’une toute petite partie de la matière qui peuple l’univers. À ce titre, elle ne présente aucune différence essentielle avec notre bonne vieille planète, la Terre. Celui ou celle, donc, qui a marché sur la Terre, aura marché sur la Lune. La seule véritable différence, aux yeux de Descartes, entre la Lune et nous, c’est que nous, terriens, nous savons «clairement et distinctement» qu’il n’y a aucune différence entre deux morceaux de matière – terrestre ou lunaire -, parce que nous, nous savons qu’il existe une différence radicale entre la matière et l’esprit.



[1] Le titre exact est Les états et empires de la lune et du soleil, ouvrage paru après la mort de l’auteur en 1657.
[2] L’ensemble des connaissances, à la fois philosophiques et théologiques, fut appelé « scolastique » (du latin scola, école).
[3] Le mot «hérétique» vient du grec hairesis, choix. Celui qui choisit, l’hairetikos, sa doctrine ou sa croyance, ne le peut puisque la vérité religieuse est une et universelle (catholikos).

dimanche 2 août 2009

Un artiste est-il au-delà du bien et du mal ? Le cas de Michael Jackson

Le Roi de la Pop n’est plus. Ses fans sont entrés dans le douloureux processus du deuil, après la mort inopinée de leur idole, le 25 juin dernier. Pour les autres, il est sans doute encore trop tôt pour aborder certaines questions intimes, dévoilant le côté sombre de la personnalité de ce colosse aux pieds d’argile.
Afin de respecter la peine et le chagrin des uns et des autres, on abordera ici le cas de Michael Jackson sous une perspective générale, c’est-à-dire philosophique: un artiste est-il au-delà du bien et du mal ?
À cet égard, le cas le plus éloquent est sans contredit le fameux documentaire de la cinéaste allemande, Leni Riefenstahl (1902-2003), Le Triomphe de la Volonté (1934), un film de propagande nazie, produit sur l’ordre d’Hitler, dont les mérites cinématographiques sont incontestables alors qu’au plan moral le film est condamnable puisque ses images sublimes font l’apologie du nazisme. Leni Riefenstahl fut donc une brillante cinéaste qui mit son talent au service du mal ; son film - ainsi qu’Olympia, un film sur les Jeux Olympiques de 1936 - constituent à la fois du grand art et une honte au plan moral. C’est pourquoi, en raison son caractère immoral, bon nombre considèrent que les films de Leni Riefenstahl sont mauvais.
Pour d’autres, au contraire, les œuvres d’art sont indépendantes de la morale : un film ou une œuvre musicale, disent-ils, n’est ni moral ou immoral ; la pièce musicale est bien écrite ou mal composée, un point c’est tout. Les films de Riefenstahl sont grandioses et géniaux. Il en va de même des albums et des clips-musicaux de Michael Jackson, notamment le clip Thriller. Des millions de gens, jeunes ou vieux, connaissent ses pas de danse, dont le Moonwalk, qui devint sa signature.
D’autres, enfin, moins radicaux, pensent qu’on peut séparer le jugement esthétique du jugement moral de sorte qu’on peut admirer une œuvre uniquement pour son côté esthétique. Bon nombre d’entre nous sont de cet avis. Sur le plan esthétique, Michael Jackson est rien de moins qu’un génie ; sur le plan moral, c’est-à-dire sur le plan de la vie privée du personnage, le Roi de la pop est un… monstre. Mais son génie artistique est tel qu’il tend à couvrir ou à justifier, dans une certaine mesure, sa débilité morale.
La notoriété du chanteur explique qu’il soit est mal venu de chercher à lever le voile sur ses qualités morales. On nous lance alors à la figure cette objection : «qui es-tu pour juger les autres ? T’es pas le bon Dieu pour te permettre de dénoncer la paille qui est dans l’œil de l’autre, alors que, dans le tien, il n’y a rien de moins qu’une grosse poutre !»


Le relativisme moral est un subjectivisme moral
Ce genre de remarque est habituel. Il témoigne du relativisme ambiant prégnant dans nos sociétés concernant la morale. Qui peut bien savoir ce qui est bien ou mal pour tout le monde? Puisque «Dieu est mort», et que nous nous sommes débarrassés avec un certain mal des religions, la morale est désormais du ressort de chacun. C’est une «private affair».
Tout se passe comme si nous portions des «lunettes morales» au travers lesquelles nous regardons le monde. Il serait erroné de considérer une valeur comme un «objet» dans le monde, tout comme les tables ou les électrons. En somme, la valeur, comme le bien, le beau, le bonheur, la justice, etc., n’est que le fruit de ce que nos «lunettes morales» nous présentent. Si nous étions en mesure de retirer ces lunettes – c’est-à-dire de faire abstraction pour un instant de notre éducation, de note culture, de nos préférences, etc. - nous verrions le monde tel qu’il est en lui-même et constaterions alors qu’il ne contient aucune valeur. Tel est du moins ce que prétendent les partisans de l’anti-réalisme. David Hume (1711-1776) de même que Bertrand Russell (1872-1976) sont les plus célèbres défenseurs du «modèle-de-la-lunette» touchant les valeurs.
Bertrand Russell fut pour ainsi dire le Voltaire anglais du XXe siècle. À la suite de Hume, Russell reprend le flambeau de l’anti-réalisme. En matière de morale, Russell défend ce qu’on appelle le «subjectivisme moral». D’après Russell, les jugements de valeur morale ne sont que l’expression sous forme déguisée des sentiments subjectifs, personnels, d’approbation ou d’aversion. Ainsi celui ou celle qui critique la vie «dissolue» de Michael Jackson ne ferait rien d’autre que de désapprouver sa conduite.
Dans un ouvrage datant de 1935, intitulé Science et religion, Russell défend ainsi le «subjectivisme moral» :

«Quand un homme dit : « Ceci est bon en soi », il paraît affirmer un fait, tout comme s’il disait : «Ceci est carré » ou « Ceci est sucré ». Je pense que c’est là une erreur. Je pense qu’il veut dire en réalité : « Je souhaite que tout le monde désire ceci », ou plutôt:« Puisse tout le monde désirer ceci ». Si l’on interprète ses paroles comme une affirmation, il s’agit seulement de l’affirmation de son désir personnel; par contre, si on les interprète d’une façon plus générale, elles n’affirment rien, mais ne font qu’exprimer un désir. Le désir lui-même est personnel, mais son objet est universel. C’est, à mon avis, ce singulier enchevêtrement du particulier et de l’universel qui a causé une telle confusion en matière de morale.»

Ainsi, celui ou celle qui dit : «Michael Jackson fut un être immoral.», n’exprimerait au fond qu’un souhait, un désir, jamais un fait; quelque chose comme : «Je souhaite que tout le monde pense comme moi à ce propos.»; ou «Puisse tout le monde être de mon avis!». Au fond, le subjectivisme moral, nous amène à concevoir les jugements de valeur comme de simples expressions exclamatives. Par exemple : «Michael Jackson est un pédophile.», signifierait en réalité «Qu’on le condamne!».
N’est-ce pas là, ce que les partisans du relativisme disent lorsqu’ils affirment que le bien et le mal sont du ressort de chacun de nous? Ainsi le relativisme en matière de moralité serait en réalité un adepte du subjectivisme moral. Si c’est le cas, Bertrand Russell aurait exprimé ce que tout le monde pense tout bas quant à la nature de la morale.
L’objection sérieuse que l’on présente usuellement contre le subjectivisme moral, c’est qu’il n’est lui-même qu’une expression subjective et n’offre donc aucune raison valable d’y souscrire. Le subjectivisme moral proclame en somme ceci : «Vive la liberté d’expression en matière de moralité!» De plus, il faut remarquer que toute expression subjective est, comme disent les philosophes, «incorrigible». En d’autres termes, quand j’exprime un jugement de valeur, telle «Vive la pédophilie!» ou «Abats la pédophilie!», je ne puis me tromper; je suis infaillible. Or, tout le monde admet que personne n’est infaillible. Il s’ensuit que le subjectivisme moral n’est pas acceptable. Enfin, nous disons que lorsqu’une personne soutient que la pédophilie est condamnable et qu’un autre pense le contraire, il y a un désaccord. Or, si le subjectivisme moral est vrai, alors il n’y a plus de désaccord moral, car les gens ne font qu’exprimer des souhaits et désirs divergents. En somme, pour le subjectivisme moral, il n’y a jamais eu de désaccords moraux. Ce qui est faux. Donc, le subjectivisme est certainement incorrect.


Le réalisme moral
Comme le subjectivisme moral présente des failles évidentes, peut-être qu’il conviendrait d’opter finalement pour son contraire, le réalisme moral. Celui-ci voit dans l’ordre que présente la nature la source du bien, et aller à l’encontre de cet ordre naturel, c’est mal agir. Ce n’est pas nous, les êtres humains, qui créons ou inventons le bien et le mal, car la nature et son ordre objectif existent à l’extérieur de nous et de notre conscience subjective.
Le écologistes qui oeuvrent à la protection de la nature et qui recherchent les formes de développement respectant l’environnement sont, sans trop le réaliser, des «réalistes moraux» en ce qu’ils conçoivent la nature (l’environnement) comme un ordre objectif qui est bon en lui-même, qui existe bien avant l’apparition de l’homme sur terre et qu’il se doit de respecter. Le fondateur de l’éthique écologique, Aldo Leopold, écrit :

«Une chose est juste lorsqu’elle tend à préserver l’intégrité, la stabilité et la beauté de la communauté biotique. Elle est injuste lorsqu’elle tend à l’inverse.»[1]

Cette phrase écrite en 1948 est au cœur de «l’éthique de la terre» (land ethic) défendue les partisans de l’écologisme. Avec l’éthique de la terre, nous assistons à un retour au réalisme moral.
Bien avant Aldo Leopold, des philosophes, parmi lesquels Emmanuel Kant (1724-1804) et plus récemment Robert Nozick (1938-2002), rejettent cette conception des valeurs. Pour ces philosophes, défenseurs du «réalisme moral», les valeurs existent bel et bien objectivement en dehors de nous; elles font partie pour ainsi dire de «l’ameublement du monde». Un viol, par exemple, est une action mauvaise et injuste en elle-même. Le mal en question est qu’il porte atteinte à la dignité de la personne. Ou encore, le mal réside dans les conséquences objectives nuisibles et néfastes qu’il entraîne. D’après le réalisme moral, le mal, tel le viol, constitue une «réalité objective», quelles que soient par ailleurs nos opinions personnelles à cet égard. Ainsi, toujours selon le réalisme moral, ce n’est pas nous, les êtres humains, qui créons ou inventons le bien et le mal. Ce sont des «réalités» existant à l’extérieur de nous, c’est-à-dire en dehors de nos sentiments, ou de notre conscience. Que nous existions ou non, le bien et le mal existent, indépendamment de nous. En somme, le bien et le mal sont des réalités objectives qui ne dépendent pas de nous.

Un artiste est-il au-delà du bien et du mal?
Revenons à notre point de départ : un artiste est-il au-delà du bien et du mal? Si l’on répond oui, alors il y a de forte chance que l’on soit partisan du subjectivisme moral, avec les failles qu’il comporte. Si, par ailleurs, vous êtes partisan de l’écologisme, vous avez un problème de cohérence. Au contraire, si l’on est un adepte du réalisme moral, on pensera qu’un personne, artiste ou pas, n’est pas au-delà la morale, car celle-ci existe indépendamment de nous, comme un mur sur lequel le contrevenant doit un jour ou l’autre se buter. Artiste ou pas, la pédophilie c’est condamnable car la dignité des enfants existe indépendamment de nos désirs.




[1] Aldo Leopold, Almanach d’un comté des sables, Paris, Garnier-Flammarion, 2000, p. 283.