jeudi 4 mars 2010

L’affaire du niqab et l’éthique des vertus

«On ne naît pas vertueux, on le devient.»
Terturllien
L'entêtement de la jeune égyptienne, expulsée du cours de francisation du cégep Saint-Laurent par le ministère de l’Immigration et des Communautés culturelles, parce qu’elle tenait mordicus à porter son niqad et à ne jamais se dévoiler devant des hommes, a ravivé la controverse au sujet des fameux accommodements raisonnables. On croyait à tort que la Commission Bouchard-Taylor avait éradiqué le mal. Chaque nouveau cas d’accommodement déraisonnable nous replonge dans le même psychodrame, la même perplexité. Les gens attendent de l’État québécois des balises, des consignes claires ; bref, du prêt-à-penser. Les tenants d’une laïcité stricte, par exemple, appellent de leurs vœux une charte de la laïcité pour mettre fin à toute ambiguïté possible à cet égard. Les «pluralistes» leur répondent qu’il convient d’être tolérant et ouvert, qu’il est vain de vouloir se braquer, etc. Gérard Bouchard, par exemple, déclarait que l'affaire de l’immigrante égyptienne est un exemple évident d’accommodement déraisonnable où il y a collision frontale entre le droit à la liberté de conscience et celui de l’égalité homme-femme ; or, la commission qu’il présidait en compagnie de Charles Taylor, proposait de reconnaître la primauté de l’égalité homme-femme, comme valeur québécoise commune, par rapport à la liberté de conscience et de religion. Le problème, c’est que le gouvernement Charest tarde à suivre la recommandation.

Pour ma part, je suis d’avis que, même avec l’imprimatur de l’État, les cas d'accommodements déraisonnables continueront malgré tout à nous hanter. Pourquoi donc ?

La réponse est simple. La cause de nos malheurs et des nos désarrois actuels provient du système moral dans lequel nous vivons, c'est-à-dire d’une morale fondée sur des droits. La finalité d’une éthique des droits, c’est de conférer la dignité aux hommes et aux femmes (voire bientôt aux animaux et même à la nature). Rappelons que le recours au droit à liberté de conscience et de croyance visait, à l’origine, à assurer aux adeptes d’une religion l’exercice de leurs cultes et de leurs pratiques religieuses sans crainte d’être pourchassés ou exterminés. Par exemple, les massacres sanglants opposant catholiques et protestants, autant en France qu’en Angleterre, aux XVe et XVIe siècles, conduisit à cette «évidence» que constitue le droit à la liberté de conscience et de croyance. Avec le temps, ce droit semble devenu un acquis inviolable, de sorte que celui ou celle qui en est détenteur a tendance à croire qu'il peut tout exiger de l’État. C’est l’effet pervers auquel conduit l’éthique des droits. Aujourd’hui, parce que tout le monde réclame ses droits «naturels et inaliénables» du seul fait d’être humain, on assiste à une pléthore de cas aberrants dans lesquels nous nous embourbons, comme celui dont nous avons été récemment témoins ; des cas patents de non-sens, mais qui, malgré tout, risque de se reproduire sans cesse.

Pour sortir de cet enfer moral, il faudra un jour avoir le courage de passer à une autre éthique - ou de revenir, comme je le propose, à une éthique des vertus. Qu'est-ce à dire?

Une éthique des droits répond à la question : «Que dois-je faire ?» Sa réponse : Fais aux autres ce que tu voudrais qu'ils te fassent. Tu veux par exemple pratiquer ton culte ? Alors, laisse autrui pratiquer le sien ! D’où naît le droit à la liberté de croyance.

Naïma, l’immigrée d’origine égyptienne, ayant le statut de résidente permanente au Canada, réclame haut et fort son droit à la liberté de croyance. Nous nous indignons devant l’entêtement de la jeune femme, alors que les autorités ont essayé tous les accommodements possibles.

Personne n’osera dire toutefois que Naïma est une personne détestable, vicieuse et malveillante. Ces qualificatifs ne se disent plus ; ce sont des mots tabous, politiquement incorrects. Tout au plus avouera-t-on frileusement que la jeune femme est déraisonnable dans son inflexibilité. Dans une éthique des droits, il n’y a ni vertueux ni vicieux, mais seulement des personnes «raisonnables» et «déraisonnables». Ces qualificatifs sont significatifs de la place centrale qu’occupent la raison et la déraison dans une telle éthique¸, car elle remonte au siècle des Lumières, le siècle de la Raison par excellence.

La question centrale de l’éthique des vertus n’est pas «Que dois-je faire ?» ou «Quelle est la bonne conduite à adopter ?», mais «Quelle sorte de personne dois-je devenir ?» Dans une éthique de la vertu, on se demande quels traits de caractère rendent une personne bonne ? Socrate, Platon, Aristote, Thomas d'Aquin ensuite, répondaient d’une voie unanime : une bonne personne en est une qui est vertueuse. Il y a des personnes que nous recherchons, d’autres que nous évitons parce que les premières présentent des vertus, les autres, des vices.

Dans une récente et rare intervention, Lucien Bouchard disait s'opposer à à l'introduction d'une « police du voile ». Selon lui, la question de la laïcité de l'État est exagérée, la laïcité n'étant ici pas menacée. Et Bouchard de renvoyer à un homme admirable par la vertu, René Lévesque : « Je pense à René Lévesque. René Lévesque, c'était l'homme de la générosité. Il ne se posait pas de questions comme ça. Il n'avait pas peur de voir arriver les immigrants », a rappelé l'ancien Premier ministre.

Les propos de Lucien Bouchard vont dans le sens de l’éthique de la vertu. Si René Lévesque était admirable par sa générosité de coeur - comme l'est d’ailleurs la vaste majorité des Québécois -, les gens que nous admirons et louons sont des femmes et des hommes généreux et accommodants. Par opposition, nous détestons et évitons les gens chiches, mesquins, bornés et étroits d’esprit. Mais qui osera le dire ?

Ce ne sont certainement pas les pluralistes aux lunettes roses qui auront ce courage, tant la culture des droits les tient à sa merci. Un jour, peut-être, lorsqu’ils en auront plus qu’assez des limites étroites dans lesquelles l’empire des droits les tient, ils pourront appeler un chat un chat et, conséquemment, dire qu’un tel est vicieux et malveillant.