jeudi 23 décembre 2010

DÉBOULLONNAGE DU GRAND MYTHE MODERNE: LE DARWINISME. Compte rendu de lecture de David Stove, Darwinian Fairytales, Selfish Genes, Errors of Heredity, and Other Fables of Evolution, (Encounter Books,1995)

Pour supporter sa propre histoire chacun y ajoute un peu de légende.
Marcel Jouhandeau


Sale temps pour les darwiniens

Un jour, une étudiante m’interpella en pleine classe: «Monsieur, vous qui dites être croyant, pourquoi nous enseignez-vous la théorie de l’évolution de Darwin?» Bien qu'un peu brutale, la question méritait une réponse: «Il n’y a pas incompatibilité entre le darwinisme et le christianisme, le catholicisme en particulier; seuls les fondamentalistes religieux – les «créationnistes» - rejettent le darwinisme; or, je ne suis pas fondamentaliste; donc, pas créationniste. Par «créationnisme», on doit entendre la doctrine religieuse qui admet que le récit de la création que l’on trouve dans la Genèse est littéralement vrai (par exemple, le monde et toutes les espèces animales furent créés en six jours par Dieu il y a environ dix mille ans.)» Ma réponse trop dense suscita plus de questions chez l’étudiante qui, dès lors, me demanda avec insistance: «Pourriez-vous m’expliquez davantage, je ne comprends pas!» Ce que je fis instamment et, en guise de résumer, voici quelle fut ma réponse.



«Chez les catholiques, il y a belle lurette que le récit de la Genèse – le premier livre de la Bible -, comme tout autre texte biblique d’ailleurs, n’est plus lu et compris au sens littéral. Contrairement au protestantisme, qui ne jure que par mot d’ordre de Luther de la Sola Scriptura, le catholicisme n’a jamais privilégié une lecture littérale des textes bibliques. C’est ainsi que, du moins pour un catholique, «l’image» qui se trouve toujours au-delà de la lettre du récit biblique de la création signifie que «Le Créateur n’est pas seulement celui qui agit à un instant initial, mais l’Être dont la volonté créatrice fait exister tout être à chaque instant, l’être qui conduit l’histoire de l’univers et des hommes, non pas nécessairement par des interventions expresses et répétées, mais déjà et surtout par l’existence qu’il donne et qu’il soutient dans sa volonté créatrice, selon les modalités qu’il détermine.» (C. Montenat, L. Plateaux, P. Roux, Pour lire la création dans l’évolution, Cerf, 1988, p. 13.) Cette lecture intelligente, c'est-à-dire «symbolique», du récit de création avait reçu l’aval de Jean-Paul II qui, dès 1981, avait déclaré :

L’Écriture sainte veut simplement déclarer que le monde a été créé par Dieu et, pour enseigner cette vérité, elle s’exprime avec les termes de la cosmologie en usage au temps de celui qui écrit […] Tout autre enseignement sur l’origine et la constitution de l’univers est étranger aux intentions de la Bible : celle-ci ne veut pas enseigner comment a été fait le monde, mais comment on va au ciel. (Cité dans Jacques Duquesne, Dieu, malgré tout, Stock/Plon, Le livre de poche, 2005, note 4, p. 178-179.)

Par cette déclaration, le précédent pape reconnaissait que la Bible ne constitue pas un traité scientifique et, partant, son rôle n’est pas de dire la vérité, mais le sens de la vérité. Tant et si bien qu’en 1996, le même pape déclarait devant l’Académie pontificale des sciences :

De nouvelles connaissances conduisent à reconnaître dans la théorie de l’évolution plus qu’une hypothèse. … La convergence, nullement recherchée ou provoquée, des résultats de travaux menés indépendamment les uns des autres, constitue par elle-même un argument significatif en faveur de cette théorie [de l’évolution]. (Ibid., p.130)

Je ne suis pas créationniste, poursuivais-je, bien que je sois croyant. J’entretiens cependant de sérieux doutes au sujet de la vérité du darwinisme. En somme, je serais sur ce point, comme on dit souvent à la blague, «plus catholique que le pape»! Ces doutes au sujet de la vérité du darwinisme - vérité que le pape semble pour sa part admettre - se sont pour ainsi dire cristallisés à la lecture d’un essai remarquable dû à la plume d’un philosophe australien, du nom de David Stove (1927-1994). L’ouvrage s’intitule Darwinian Fairytales (Les contes de fées darwiniens). Publié un an après la mort de l’auteur, l’ouvrage n’a toujours pas été traduit en français. J’ai vainement espéré qu’il le fut en 2009, année marquant les 150 ans de la publication de l’Origine des espèces (1859), devenu un classique incontournable de la science moderne - «pour comprendre la vie», ajouta un journaliste. Je m’explique mal cette lacune. J’espère qu’on aura le courage de le publier prochainement en français, tout comme d’ailleurs de cette autre critique dévastatrice du darwinisme, What Darwin got Wrong de Jerry Fodor (assisté par M. Piattelli-Palmarini, 2010), philosophe américain de renom.

Encore une fois, je tiens à préciser qu’on peut être anti-darwinien et être croyant, ou non-croyant, et non-créationniste. David Stove et Jerry Fodor ne sont pas croyants; a fortiori, ils ne sont pas créationnistes. Moi, je suis croyant mais pas créationniste. En somme, ce serait un sophisme du faux-dilemme de dire : «si tu n’es pas en faveur de Darwin, t’es forcément un croyant et, pire encore, un créationniste!». Les choses sont parfois plus complexes qu’on ne le croit…

Venons-en donc à l’ouvrage de Stove et à sa critique du darwinisme, vous comprendrez entre autres pourquoi le pape qui, comme moi, n’admet pas le créationnisme, n’a pas raison d’admettre non plus le darwinisme.

L’ouvrage de Stove comporte onze essais. Il m’est impossible d’en faire le compte rendu complet. Chaque chapitre constitue, comme je viens de le dire, un essai autonome en lui-même; il n’est donc pas nécessaire d’avoir lu les dix premiers essais pour comprendre le dernier. Le premier, toutefois, sans aucun doute le plus percutant, est incontournable. Il s’intitule «Darwinism’s Dilemma», qu’on pourrait traduire littéralement par «Le dilemme du darwinisme»; mais cette traduction littérale est fautive car il ne s’agit pas à proprement parler d’un «dilemme», mais d’une contradiction à laquelle est confrontée le darwinisme. Une meilleure traduction serait peut-être «la contradiction du darwinisme» ou, pour faire plus savant – plus kantien -, «l’antinomie du darwinisme».

Quelle est donc la fameuse contradiction à laquelle se voit confronter le darwinisme? Le tout premier paragraphe l’énonce :

If Darwin’s theory of evolution were true, there would be in every species a constant and ruthless competition to survive : a competition in wich only a few in any generation can be winners. But it is perfectly obvious that human life is not like that, however it may be with other species.

Voici, schématiquement, en quoi consiste la «contradiction du darwinisme». Deux prémisses sont nécessaires.

(1) La théorie de l’évolution de Darwin (le darwinisme, pour faire court) affirme qu’à l’intérieur de chaque espèce, dont l’espèce humaine, il existe entre les membres une lutte perpétuelle et impitoyable pour leur survie, dont rare sont ceux et celles qui, à chaque génération, en survivent.

(2) Or, on constate que (1) n’est pas le cas pour l’espèce humaine.

Conclusion : Le darwinisme est certainement faux.


Afin de lever la contradiction du darwinisme, Stove présente trois solutions que les darwiniens ont tenté d’apporter. Il baptise de trois noms pittoresques, dignes des contes de fées, trois solutions qui furent proposées depuis la parution de L’origine des espèces jusqu’à aujourd’hui pour résoudre la contradiction du darwinisme: celle de l’Homme des Cavernes (the Cave Man way out); de l’Homme Radical (the Hard Man); enfin, celle de l’Homme Mou (Soft Man). Chacun de ces types d’Homme caractérise les réponses qui furent offertes pour résoudre la contradiction. Stove montre que chacune de ces solutions, au lieu de remédier à la contradiction, au contraire, la raffermit. Examinons à tour de rôle chaque de ces solution.

1.- L’Homme des Cavernes

Cette solution consiste à admettre que le darwinisme avait cours à une époque reculée, à l’époque de l’Homme des Cavernes. Stove écrit:

In the olden days (this story goes), human populations always did press relentlessly on their supply of food, and thereby brought about constant competition for survival among the too-numerous competitors, and hence natural selection of those organisms which were best fitted to succeed in the struggle for life… But our species (the story goes) escaped long ago from brutal régime of natural selection. We developped a thousand forms of attachment, loyalty, cooperation, and unforced subordination, every one of them quite incompatible with a constant and merciless competition to survive. We have now had for a very long time, at least locally, religions, moralities, laws or customs, respect for life and property… (p. 4)

En somme, la solution avancée par celle de l’Homme des Cavernes est en réalité celle du mythe «libéral» du fameux «contrat social» faisant appel, avant la vie en société, un «état de nature» où l’existence humaine fut «solitaire, misérable, dangereuse, animale et brève», comme le décrivait déjà Thomas Hobbes (Léviathan I, 13).

Malheureusement, la solution de l’Homme des Cavernes ne constitue pas du tout une solution puisqu’au contraire elle met davantage en évidence la contradiction du darwinisme. En effet, le darwinisme «is a universal generalization about all terrestrial species at any time», de sorte qu’en affirmant que le darwinisme n’est pas vrai pour aujourd’hui en ce qui concerne l’espèce humaine (ou pour toute autre espèce), ou depuis la soi-disante sortie de l’Homme des Cavernes de l’état de nature, alors il faut admettre que la théorie de l’évolution n’est pas vraie, point à la ligne. Comme l’écrit très justement Stove : «If Darwin’s theory of evolution is true, no species can never escape from the process of natural selection.» (p. 4)

Par ailleurs, il faut convenir que l’existence de l’espèce humaine dans le fameux «état de la nature», dans sa version hobbesienne ou darwinienne, est hautement exagérée et fort peu probable. Une forêt de pins ou une population de morues peut vivre sans coopération aucune, mais des êtres humains ne sauraient y survivre sans coopération. Le mythe libéral de l’Homme des Cavernes constitue notre mythe chéri. «By now it is enshrined in a thousand cartoons and comic-strips [songeons à la célèbre télésérie Les Pierreàfeu], and it is as immovable as Christmas.» (p. 5)

2- L’Homme Radical

Passons à présent à la seconde solution envisagée par les darwiniens, celle de l’Homme Radical. Alors que l’Homme des Cavernes tergiverse, l’Homme Radical, comme son nom l’indique, prend le taureau par les cornes. Stove écrit :

He says that the Darwinian theory of evolution is true without exception, and it is just to bad for any appearances, that there are or may be in human life, which contradict that theory. They must be delusive appearances, that’s all. Underneath the veneer of civilization, the Hard Man says, and even under the placid surface of everyday domesticity, human life us really just as constant and fierce a struggle for survival as is the life of every other species. (p.  10)

On aura reconnu là le «darwinisme social» dont Thomas Henry Huxley (1825-1895) et Herbert Spencer (1820-1903) en sont les figures de proue. Le premier fut surnommé le «bouledogue de Darwin». Huxley ne faisait pas dans la dentelle : la lutte pour la survie n’est pas une lubie théorique car elle se déroule ici et maintenant, sous nos yeux, c’est-à-dire dans l’Angleterre victorienne des années 1890, où près de 5% des plus pauvres anglais luttent alors pour leur survie alimentaire. Stove ironise à peine en faisant remarquer qu’Huxley étend cette lutte à l’espèce humaine dans son ensemble. Cherchant des exemples illustrant le darwinisme, Huxley pointe du doigt entre autres les luttes coloniales auxquelles se livrent les empires britanniques, français et allemands. Passons…

En fait, ce ne sont pas tant les luttes réelles que les hommes mènent à tous les jours qui alimentent la foi d’Huxley dans le darwinisme que les tentatives d’occulter et d’amoindrir ces luttes que constituent les soins de santé, l’éducation et l’assurance-emploi prodigués par l’État-providence. Voilà ce qui est parfaitement déplorable et condamnable, selon Huxley, car il s'agit  «to prevent the inevitable being led astray!» (p. 11). En somme l’État interfère avec le processus de sélection naturelle; ce qui est parfaitement immoral, toujours selon Huxley. C’est là qu’Herbert Spencer entre en scène avec son ouvrage, The Man versus the State (1884), qui devint la bible des grands capitalistes américains, John D. Rockeffeler (1839-1937) et Andrew Carnegie (1835-1919) en tête. C’est aussi à cette même époque qu’apparaissent les premières théories eugéniques sous la plume du cousin de Charles Darwin, Francis Galton. Darwin ne sort nullement blanchi de ce radicalisme triomphant, en particulier touchant l’eugénisme, Stove citant des passages incriminants de la Descendance de l’homme. (p. 16-17)

Ce qui est particulièrement navrant dans la solution préconisée par l’Homme Radical, c’est qu’elle prétend lutter contre tout ce qui s’oppose à l’inévitable! Quelle futilité! Il est en effet parfaitement vain de s’opposer à ce qui, de toute façon, doit se produire. Stove écrit :


…I will say that the inevitable cannot – logically cannot – be led astray. If (for example) hospitals and unemployment relief really do interfere with or negate the processes of competition and natural selection, then those processes are not inevitable. If they are inevitable, then they really are inevitable, and there is not the smallest need for anyone to exert himself to prevent their being interfered with or negated. In particular there is no need for, and indeed no sense in, Hard Men writing books in order to warn us of biological dangers of interfering with those processes. You cannot interfere with inevitable processes. (p. 12)

Stove dévoile une absurdité au cœur de l’Homme Radical que le jeune Popper avait, lui, relevé au sein même de la théorie marxiste. Toutes deux en effet consistent «en une prophétie historique, combinée avec un appel implicite à la loi morale suivante : Appuyez l’inévitable!» (Karl Popper, La quête inachevée, Pocket, 1994, p. 44.)

Si Huxley fut le bouledogue de Darwin, Richard Dawkins en est actuellement sans contredit le rottweiler. Stove consacre de nombreuses pages à ce pitbull darwinien. Il le considère comme l’exemple achevé de l’Homme Radical. Sa tâche ne consiste pas tant à justifier la contradiction du darwinisme qu’à nous la faire entrer de gré ou de force dans la gorge. Les fanatiques ne sont pas toujours ceux à qui l’on pense.



3- L’Homme Mou

La réponse de l’Homme Mou à la contradiction du darwinisme n’en constitue pas véritablement une : c’est l’aveu implicite qu’il n’y a pas de contradiction parce qu’on l’ignore ou feint de l’ignorer. Cette ignorance est celle de la vaste majorité d’entre nous qui admettons sans trop de difficultés l’essentiel de la doctrine darwinienne, et qui condamnons, toutefois, non sans une certaine sévérité, les extravagances de l’Homme Radical, du darwinisme social et de son eugénisme en particulier. Stove dit que l’Homme Mou c’est d’abord Darwin lui-même, ce personnage timide, réservé, sensible, secret en dernier analyse, fuyant la controverse comme la peste, préférant l’étude minutieuse et calme de ses bestioles et de sa flore, loin des furies qu’il a pourtant suscitées.

L’image rassurante qui se dégage de Darwin lui-même, un peu sombre, vieillit, un tant soit peu inquiet, comme désillusionné, est celle de l’Homme Mou que nous sommes, acceptant, comme une lettre à la poste, la contradiction pourtant flagrante que recèle la religion mythique de l’Homme Moderne, la nôtre, celle de l’Homme Mou.»


J’espère que le compte rendu succinct du premier essai de Darwinian Fairytales ne gâchera pas votre Réveillon des fêtes. Mon souhait est que ce conte de fées vous appâte et vous mette en appétit pour dévorer les autres contes de fées darwiniens du fabuleux conteur que fut David Stove.

En tout cas, je puis vous assurer que l’étudiante parue entièrement satisfaite de ma réponse. Par ailleurs, en tant que croyant catholique, je souhaite vivement que Benoît XVI révise les positions de l’Église sur le sujet.