mardi 25 octobre 2011

DIEU AU BANC DES ACCUSÉS

«[Ivan Illicht] pleurait sur son impuissance, son affreuse solitude, la cruauté des hommes, la cruauté de Dieu, l’absence de Dieu. ‘Pourquoi as-tu fait cela ?... Pourquoi m’avoir envoyé ici ?... Pourquoi me tourmenter ?’...»

Léon Tolstoï, La mort d’Ivan Illicht



Ce terrible passage tiré de la nouvelle de Léon Tolstoï La mort d’Ivan Illicht exprime mieux qu’on ne saurait le faire le profond désarroi de ceux ou celles confrontés à la souffrance sous toutes ses formes. Un cri sorti des profondeurs est lancé à la vie et au ciel. À Dieu, surtout, l’impitoyable divinité : ‘Pourquoi as-tu fait cela ?... Pourquoi m’avoir envoyé ici ?... Pourquoi me tourmenter ?’... Même le croyant, tel l’abbé Pierre, lançait le même cri du fond de ses quatre-vingt dix ans : «Je ne suis pas guéri et ne le serai jamais de tout ce lot de souffrance qui accable l’humanité depuis l’origine. J’ai appris récemment qu’environ quatre-vingt milliards d’êtres humains auraient vécu sur terre. Combien on eut une existence douloureuse, ont peiné, souffert…et pour quoi ? Oui, mon Dieu, pour quoi ?»

Le vieux problème de la souffrance et du mal constitue sans doute l’énigme la plus ardu jamais posée à la conscience humaine. C’est aussi évidemment l’argument le plus percutant de l’athéisme visant à nier l’existence d’une divinité parfaitement bon et toute-puissante. Depuis en effet Épicure, la coexistence d'un Dieu bienveillant et tout-puissant et la réalité du mal paraît exclure l’existence de toute divinité définie comme parfaitement bonne et toute-puissante. En effet, comment concilier l’existence d’une divinité bonne et toute-puissante avec la réalité manifeste du mal et de la souffrance si répandue partout sur la terre et ce, depuis la nuit des temps ?

Pourtant, par opposition à l’épicurisme, le stoïcisme a proposé une toute autre lecture du mal et de sa relation avec la divinité. Dans La Providence, Sénèque répond à l’interrogation angoissée d’un ami, Lucilius, qui demande : pourquoi, s’il y a une providence, les gens de bien sont-ils exposés au malheur ? La réponse du philosophe a de quoi surprendre encore aujourd'hui, même si deux mille ans nous séparent de Sénèque: 


Eh bien ! ce sont les sentiments d’un père qu’a Dieu pour les gens de bien, son affection est énergique : ‘Il faut, dit-il, qu’ils aient à se débattre contre le travail, la douleur, tous les préjudices ; c’est le moyen pour eux de devenir vraiment forts.’

«Dieu, dis-je, poursuit le philosophe stoïcien, veille sur ceux-là mêmes dont il veut la perfection.» Sénèque pousse même l’outrecuidance jusqu’à affirmer que celui ou celle qui n’est pas été éprouvé dans sa vie est foncièrement malheureux : «Il n’y a pas à mes yeux d’infortune comparable à celle de l’homme qui n’a jamais été malheureux.» Bénis soit donc, dit Sénèque, la divinité qui éprouve celui ou celle qu’il aime. En fait, c’est par l’épreuve qu’on apprend à se connaître – ce qu’on a dans les tripes comme on dit familièrement. «Il faut, en effet, pour se connaître, s’être mis à l’épreuve.» Le fameux adage socratique n’a pas d’autre sens. Labor optimos citat : la peine appelle à elle les meilleurs. Ignis aurum probat, miseria fortes viros : le feu éprouve l’or, la misère le courage.

Le célèbre lutteur québécois, Maurice «Mad Dog» Vachon, ne disait pas autre chose. «Dans la vie, il faut lutter.», se plaisait à dire le battant québécois.

Nous, comme Ivan Illicht, souhaitons, plus que tout au monde, fuir la souffrance afin de «vivre bien, agréablement». Dans sa nouvelle, Tolstoï veut nous faire comprendre que la douleur lancinante et continuelle dont souffre atrocement son héros constitue en réalité un cadeau béni que la Fortune - comme l’appelle Sénèque - lui offre pour qu’il réalise enfin que le but de la vie n’est pas de vivre agréablement, vivre point à la ligne, mais de bien vivre. Pour cela, il faut s'entraîner, s'exercer pour ainsi dire à la souffrance. Apprendre à l'apprivoiser. Le but de la vie consiste à se perfecftionner, à se transformer pour devenir toujours meilleur. Voilà ce que vise la divinité au moyen de l'affliction. Elle ne vise jamais le mal pour le mal, mais toujours le bien. Le mal, en réalité, n'a pas d'existence propre; il n'est qu'un bien dégradé. 

Aussi, il n’y a pas d’autre école ni d’autre maître que l'épreuve qui puisse nous faire progresser vers le bien. Ainsi, comme un vieux maître, dont les exigences impitoyables paraissent intolérables, l’élève doit apprendre à faire confiance. C’est la dure école de la foi.

Le christianisme, qui prêchera après le stoïcisme, dans tout l'empire romain, un Dieu d’Amour, reprendra à son compte la doctrine stoïcienne de la providence. Il convient de poser une croix une fois pour toutes sur l'idée erronnée que le Dieu de Jésus-Christ est là pour nous rendre la vie agréable - comme le souhaite si vivement Illicht. Le Dieu de Jésus-Christ nous appelle au contraire au bonheur, à la béatitude, en surmontant la mort en Jésus-Christ.

On se méprend donc grandement lorsqu’on croit que le Dieu d’Amour en christianisme soit incompatible avec le mal et la souffrance, telle l’eau qui éteint le feu. La réalité du mal nous obsède tant, comme chez Ivan Illicht, que ce Dieu qui autorise soi-disant le mal, doit sûrement être mauvais et, donc, ne pas exister. En fait, nous vivons dans une civilisation où la mort, la maladie et la souffrance constituent pour chacun d’entre nous un ennemi implacable, terrifiant, déshumanisant, etc., de sorte qu'il faille tout mettre en oeuvre pour le combattre et l'exterminer. Ce fut le rêve de Descartes qui appelait de ses voeux une science (médicale) dont les progrès allaient éradiquer toute souffrance et toute misère humaine. Aujourd'hui, devant l'inévitable, nous en sommes à réclamer haut et fort un droit de mourir.


Après Descartes, nous, modernes, avons cessé de croire en l’existence de ce «Dieu tout Amour» qui n'est soi-disant que chimère. Nous ne méritons «pas ça», comme dit Illicht. Or, comme le héros de Tolstoï, nous savons pertinemment que tout cela n'est que mensonge, que notre civilisation n'est que mensonge «destiné à masquer les questions de vie et de mort». Mais la conscience du mensonge, que nous nous mentons, nous effraie encore plus que la mort elle-même. Notre conviction est que nous vivons bien, c'est-à-dire agréablement; qu'il n'y a rien de meilleur à espérer. Mais tout cela peut «n'être pas ça». Voilà l'Angoisse moderne.