jeudi 7 janvier 2016

PLAIDOYER POUR LA TRANSCENDANCE. Introduction : de la science à la métaphysique

Voici l'introduction d'un essai à paraître chez Liber dont le titre est Plaidoyer pour la transcendance. Une réponse à l'essai de Jocelyn Giroux et Yves St-Arnaud, L'hypothèse Dieu (Liber, 2015).
 
 
INTRODUCTION
DE LA SCIENCE À LA MÉTAPHYSIQUE

Il faut d'emblée saluer cette main tendue vers le croyant qu’offrent les auteurs de L’hypothèse Dieu[1], Jocelyn Giroux et Yves St-Arnaud. Il sera question de cet essai dans les pages qui suivent, non pas du détail mais principalement touchant la thèse défendue. Je voudrais plaider pour la transcendance, Dieu, plus précisément le Dieu de Jésus Christ. Je soutiendrai aussi que ce Dieu transcendant, le Dieu chrétien, est aussi présent dans l’immanence, de telle sorte qu’il n’y a pas, malgré les apparences, de dualité entre le transcendant et l’immanence.

L’Hypothèse Dieu détonne par rapport aux autres ouvrages qui, depuis Voltaire, défendent les mérites de l’athéisme, de l’agnosticisme et de la libre-pensée. Ceux-ci ont souvent le tort de l’agressivité et de la virulence vis-à-vis de la religion, de l’Église catholique en particulier. Leur virulence s’explique sans doute par des siècles de mépris et d’intolérance à leur endroit. Aujourd’hui, il est admis qu’on puisse vivre une spiritualité sans Dieu, de sorte qu'aucune religion ne détient le monopole de la spiritualité. Un catholique comme moi n’a aucune difficulté à le reconnaître puisque, qu’on le réalise ou non, l’être humain est par nature spirituel. Pour ma part, je plaide dans les pages qui suivent que le plein épanouissement spirituel passe obligatoirement par l’existence et la reconnaissance d’une transcendance, Dieu, le Dieu de Jésus Christ en particulier. Dans nos sociétés modernes démocratiques, les sujets humains ont tous les droits. Je suis d’avis que la source de cette « libération » de l’homme occidental moderne est directement issue pour une large part au christianisme.

Ce qui m’intrigue et nourri ma perplexité, toutefois, c’est qu’on puisse vivre une réalité spirituelle tout en étant partisan, consciemment ou non, d’une métaphysique matérialiste. Je comprends qu’on puisse ne pas croire en Dieu, et tout de même vivre une spiritualité sans transcendance. J’éprouve cependant une grande perplexité devant des hommes et des femmes qui se déclarent athées ou agnostiques et qui prétendent, du même souffle, que tout soit réductible en dernière analyse à la matière. Non pas que je sois adepte de l’idéalisme voulant que seul l’esprit existe, et que la seule réalité soit de nature spirituelle. Partisan de l’aristotélisme ainsi que du thomisme, j’ai plutôt tendance à penser que l’être humain est un être à la fois corporel et spirituel.[2] Après tout, comme catholique, je crois en la résurrection des corps, corps et esprit formant la personne. Le christianisme enseigne non pas la divinisation de l’homme, mais son humanisation. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Dieu s’est fait homme en Jésus Christ. Aussi, il importe de comprendre que le christianisme n’enseigne pas seulement l’existence d’une transcendance – Dieu -, mais d’une transcendance indissociable de l’immanence – Dieu incarné.

            Cela dit, s’il faut saluer l’invitation au dialogue que sollicitent les auteurs de l’Hypothèse Dieu, la prudence est de mise. Le titre lui-même recèle, en effet, un piège devant lequel le croyant ne doit pas céder. Dès le départ, il convient de signaler le malentendu qui consiste à faire de l’existence de Dieu une question de type scientifique mais qui ne l’est pas car la question en est foncièrement une de nature métaphysique. C’est ce que je défends dans cet essai. Les auteurs de l’Hypothèse Dieu posent la question de l’existence d’une divinité semblable à une simple hypothèse émise en science touchant l’existence ou non d’un certain type de réalité. Ce qui est trompeur, mais bien caractéristique de la manière dont, depuis le Siècle des Lumières, qui voient les débuts des triomphes de la science et la rétrogradation de la métaphysique comme « science », tous les problèmes et énigmes doivent être traités et résolus.

            On ne peut donc que donner raison à Étienne Gilson (1884-1978) qui, dans L’athéisme difficile, écrit : « Il n’y a pas à proprement parler d’athéisme scientifique, parce que la science n’a pas compétence pour traiter de la notion de Dieu…»[3] Ce fut également l’avis de Ludwig Wittgenstein qui, dans le Tractatus logico-philosophicus, déclare que la philosophie, et a fortiori la métaphysique, n’est pas une science de la nature.[4] « Dieu », écrit encore Wittgenstein, « ne se révèle pas dans le monde. » C’est en substance ce que soutenaient Gilson et la tradition métaphysique, dont saint Thomas d’Aquin, qu’il a étudié sa vie durant. Pour Gilson, comme pour Wittgenstein, Dieu n’est pas un être parmi les autres êtres qui peuplent le cosmos. En ce sens, Dieu est transcendant, de sorte que les méthodes scientifiques sont vaines pour décider de son existence.

Tout ne se passe donc pas avec Dieu comme s’il s’agissait de savoir si les extra-terrestres existent ou non. L’existence de Dieu n’est pas, aurait dit Wittgenstein, logiquement (ou « grammaticalement ») une hypothèse de type scientifique qui viserait soi-disant à expliquer la cause ultime des phénomènes naturels. Le métaphysicien n’est donc pas coupable, comme on l’accuse trop souvent, de faire de la mauvaise science. Tel Javert à la poursuite acharnée de Valjean, Bertrand Russell (1872-1970) s’est acharné à condamner les théologiens qui ont proposé des « preuves » de l’existence de Dieu, dont saint Thomas d’Aquin qui, à ses yeux, n’est pas digne du titre honorifique de philosophe.[5]

La question de l’existence de Dieu est donc une question par nature métaphysique, concernant l’être en tant qu’être comme le soutenait Aristote, le fondateur de la discipline, et qu’a fait ensuite sienne saint Thomas d’Aquin. À cet égard, Aristote parle de la science suprême, la théologie. Évidemment, il ne s’agit pas pour Aristote de la théologie conçue sur le donné de la Révélation (chrétienne), mais plutôt de théologie naturelle au sens où par le seul recours à la raison naturelle de l’homme, il est possible de reconnaître la légitimité d’un être divin, cause première du monde. On comprend que Thomas d’Aquin ait pu trouver chez le maître du Lycée un éminent penseur qui a pour ainsi dire pavé la voie à la théologie révélée à l’aide de la théologie naturelle.

Il est intéressant de noter que Thomas d’Aquin n’emploie pas comme tel le terme de « preuve » dans la Somme théologique. Il parle plutôt de « voies » (viis). Il s’agit d’avenues, de chemins; bref, de directions, mieux, de sens. Le terme « preuve » peut susciter, en contexte métaphysique, un contre-sens car il n’est pas celui qui est d’usage en science. C’est d’ailleurs ce qui explique que lorsque les modernes s’emploient aujourd’hui à discuter des « preuves » en faveur de l’existence de Dieu, ils ont tôt fait de les ridiculiser pour les rejeter, car elles ne respectent pas les standards de la science expérimentale. Il s’agit alors d’une sorte de sophisme de la caricature. Ainsi, lorsque Russell daigne jeter son regard hautain d’homme éduqué à la science moderne, de loin supérieure à la vieille métaphysique poussiéreuse des médiévaux, sur les pseudos preuves en question, dont celle de la « cause première » à l’univers, il ne s’y attarde pas : « Aussi n’est-il peut-être pas nécessaire de passer plus de temps sur l’argument de la cause première. » En effet, si tout a une cause, alors Dieu lui-même doit aussi avoir une cause. Qui a créé Dieu, dès lors que tout a une cause ? se demandait dans sa jeunesse le futur philosophe. Conclusion : il est certainement faux de croire que Dieu soit la cause première du monde. Les réflexions du jeune de Russell resteront sur ce point bien puériles.

Normand Baillargeon, qui se fait fort d’être disciple de Lord Russell[6], esquisse lui aussi à l’emporte-pièce la prima via – la première voie – de la Somme théologique de l’Aquinate.[7] Le célèbre auteur du Petit cours d’autodéfense intellectuelle ne daigne même pas examiner pour elle-même la première voie de Thomas d’Aquin. Il s’en remet à ce que la tradition philosophique moderne a reçu et corrigé ensuite de la dite « preuve », en particulier chez Kant et surtout Hume. En somme, Baillargeon, en bon penseur « critique », met les lunettes de Hume pour critiquer la première « voie » de l’Aquinate et, finalement, la rejeter. Chez les modernes, c’est ainsi qu’on procède. C’est d’ailleurs ce qui explique que, pour Russell, Thomas d’Aquin n’est pas réellement un philosophe digne de ce nom. C’est peut-être un grand saint pour les catholiques, mais certainement pas un philosophe digne de ce nom.

Aucun des critiques modernes ne daignent citer le texte poussiéreux latin de la Somme thomasienne. Citons-le donc pour une fois :

Que Dieu existe, on peut prendre cinq voies pour le prouver.

La première et la plus manifeste est celle qui se prend du mouvement. Il est évident, nos sens nous l’attestent, que dans ce monde certaines choses se meuvent. Or, tout ce qui se meut est mû par un autre. En effet, rien ne se meut qu’autant qu’il est en puissance par rapport au terme de son mouvement, tandis qu’au contraire, ce qui meut le faut pour autant qu’il est en acte; car mouvoir, c’est faire passer de la puissance à l’acte, et rien ne peut être amené à l’acte autrement que par un être en acte… Or il n’est pas possible que ce même être, envisagé sous le même rapport, soit à la fois en acte et en puissance… Il faut donc que tout ce qui se meut soit mû par un autre. Donc, si la chose qui meut est mue elle-même, il faut qu’elle aussi soit mue par une autre, et celle-ci par une autre chose. Or, on ne peut continuer à l’infini, car dans ce cas, il n’y aurait pas de moteur premier, et il s’ensuivrait qu’il n’y aurait pas non plus d’autres moteurs, car les moteurs seconds ne meuvent que selon qu’ils sont mus par le premier moteur, comme le bâton ne meut que s’il est mû par la main. Donc il est nécessaire de parvenir à un moteur premier qui ne soit lui-même par aucun autre, et un tel être, tout le monde comprend que c’est Dieu.[8]

Russell, ainsi que la vaste majorité des commentateurs modernes, considèrent que la notion principale en jeu est celle de cause. Erreur, car nulle part ne trouve-t-on dans le texte précédent de la Somme cette notion. Comme nous le disions, Russell est impatient de l’y trouver car David Hume (1711-1776), son grand prédécesseur, l’a passablement malmenée dans ses œuvres, en particulier dans son traité posthume célèbre Dialogues sur la religion naturelle. Ce qui est au cœur de la première voie thomasienne, c’est le couple métaphysique de la puissance et de l’acte (dunamis/energeia) que Thomas emprunte directement à la métaphysique d’Aristote. Or, comme Russell exècre le maître du Lycée[9], ainsi que toute sa métaphysique, Russell conçoit l’argument du Premier moteur non-mû d’Aristote[10] en termes de « cause première ».

L’objection de Russell et consort ne tient pas non plus : « Si tout a une cause, alors qui est la cause de Dieu ? », car Thomas ne dit pas que tout est mû, mais bien que certaines choses le sont. L’Aquinate ne dit pas non plus que toute chose est mue par autre chose, mais seulement que « si quelque chose est mû, il est mû par quelque chose. » Rien ne laisse deviner donc que Dieu soit en mouvement et, donc, qu’il est mû par quel qu’être mû à son tour par un autre.

Par ailleurs, les penseurs modernes contestent l’idée de l’impossibilité d’une série de causes secondes. Comme l’écrit par exemple Baillargeon : «… on a fait valoir qu’il n’y avait rien d’incohérent à admettre que la chaîne de relations de cause à effet puisse remonter indéfiniment. »[11] Tout se passe donc comme si l’Aquinate concevait la « première cause » (sic) de l’univers comme ayant eu son point d’impact au commencement, au temps zéro pour ainsi dire de l’univers, et que s’il était possible de remonter dans le temps vers ce tout début, en procédant de causes secondes en causes secondes, on aboutirait finalement au fameux Premier Moteur. C’est là un malentendu funeste. Car, de cette manière, on se représente une cause comme précédent temporellement son effet. C’est là une malheureuse méprise qui résulte de l’analyse fautive de Hume, que tout le monde par la suite va reprendre. Il est clair que pour Thomas d’Aquin et Aristote, la cause immédiate d’un effet n’est pas temporellement antérieure à l’effet, mais simultanée. Lorsque une pierre frappe la vitre de la fenêtre, la cause n’est dans le vol de la pierre en direction de la fenêtre, mais lorsqu’elle atteint la vitre volant alors en éclats. L’analyse « sceptique » de Hume contredit le plein sens commun. Il faut conclure que le premier moteur meut simultanément tous les moteurs seconds. Et si Dieu est bien ce Premier moteur toujours en acte, jamais en puissance, cela signifie que Dieu est constamment présent et actif dans sa Création. Dieu, en somme, n’est pas le dieu aristotélicien qui après avoir mis en marche notre monde, s’en retire pour jouir de sa plénitude. Le Dieu de l’Aquinate est celui qui se nomme lui-même dans la Bible : « Dieu lui-même dit (Ex 3 14), ‘Je suis Celui qui suis’ »[12] Évidemment, nous sommes alors en théologie révélée, et non plus en seule théologie naturelle, mais celle-ci supporte la première.

Malgré les errances philosophiques propageant des idées fausses dont les conséquences sont incalculables, cela n’a pas empêché le grand physicien britannique, Stephen Hawking, de déclarer sans ambages au tout début de son ouvrage de vulgarisation scientifique, Y a-t-il un grand architecte dans l’Univers ?, que « la philosophie est morte, faute d’avoir réussi à suivre les développements de la science moderne. »[13] Quoiqu’en pense Gilson, les scientifiques ont aujourd’hui le haut du pavé, et on peut dire qu’on assiste à un athéisme scientifique fondé sur les résultats de la science. Les penseurs scientifiques, comme Hawking, balaient donc du revers de la main la métaphysique comme pseudoscience. Seule la science moderne expérimentale aurait droit au titre honorifique de science. L’être n’est plus qu’une lubie, une bigoterie, etc. C’est l’oubli de l’être, dira Heidegger.

Russell a nourri l’ambition d’éliminer la métaphysique et de la remplacer par la logique de la science. Le problème, c’est que la science recèle une métaphysique, et c’est ce que nous tenterons de montrer dans cet essai. Russell a ambitionné le néant.

Déjà Aristote observait que « La plupart des premiers philosophes considéraient comme les seuls principes de toutes choses ceux qui sont de la nature de la matière. »[14] Le constat vaut encore aujourd’hui. La science souscrit à une métaphysique matérialiste. L’être est fondamentalement matière. Or, la question de l’origine de l’être, c’est-à-dire de la matière ne se pose pas, du moins selon les penseurs adeptes de la science moderne. Tout se réduit à la matière et se suffit à elle-même. La thèse métaphysique du matérialisme est devenue un dogme.

C’est ce qui dit le professeur de biologie québécois, Cyrille Barrette : « La science est…absolument matérialiste…»[15] Attention, toutefois, nuance le professeur émérite de Laval, le matérialisme de la science n’est que méthodologique. « Ce n’est pas un matérialisme ontologique ou métaphysique, c’est-à-dire que la science ne prétend pas pouvoir démontrer que le surnaturel, la magie et le miracle n’existent pas, mais elle n’y croit pas et surtout elle s’interdit de les inclure, même à dose homéopathique, dans ses explications et ses équations. »[16] Bel aveu. Comme si donc la métaphysique ne visait qu’à démontrer le surnaturelle, c’est-à-dire ce qui est au-delà de la matière. Elle serait vaine et inutile, comme on le savait. Du « transcendant », le matérialisme n’en a cure. Quoi qu’il en soit, le matérialisme du scientifique est bel et bien une position métaphysique selon laquelle ce qui est, en toute vérité, c’est la matière, et tout doit s’y réduire. Ce qu’il faut comprendre, en somme des propos d’un homme de science comme Cyrille Barrette, c’est que le réductionnisme est la méthode privilégiée par laquelle opère la métaphysique matérialiste de la science, de la biologie en particulier.

Dans la Métaphysique, au Livre E, Aristote établit la prééminence de la théologie sur les autres sciences. «…il n’est pas douteux…que si le divin (ton thêon) est présent quelque part, il est présent dans cette nature immobile et séparée. […] s’il existe une substance immobile, la science de cette substance doit être antérieure et doit être la Philosophie première... Il lui appartiendra de considérer l’Être en tant qu’être… »[17] Ce que fait d’ailleurs le philosophe dans le livre L, où il établit la nécessité d’un Premier moteur « immobile et séparé », qui est « le dieu » ou « divin ». C’est la Substance des substances, mais incorruptible. C’est donc dire que « le dieu » aristotélicien, Acte pur qu’exige le Premier moteur, possède un corps et, bien sûr, une intelligence supérieure. Il habite « l’éther », le cinquième élément, la « matière éthérique » dans la cosmologie aristotélicienne.

Évidemment, la science moderne réfutera l’existence du fameux « éther » et, avec lui, l’existence du « dieu » aristotélicien. La matière « terrestre » se répand depuis lors dans tout l’univers. Voilà, au fond, la nature de « l’immanence »; toute transcendance étant désormais exclue parce qu’inexistante. On parle depuis lors du « surnaturel » pour désigner l’aspiration (vaine et illusoire) d’une transcendance.

Or, c’est oublié la correction importante que Thomas d’Aquin fera à la théologie « naturelle » d’Aristote. Car, avec le maître du Lycée, il n’était question que de théologie naturelle, visant à établir par les seules capacités de l’intelligence humaine, l’existence d’une divinité qui, il faut le dire, n’est qu’abstraite et jamais providence comme le Dieu chrétien. Thomas d’Aquin est lui porteur de la théologie révélée de la Bible. Pour penser l’être en tant qu’être, Thomas d’Aquin, comme on l’a vu succinctement tantôt à propos de la première voie menant à l’existence de Dieu, empruntera l’appareillage métaphysique d’Aristote tout en y insérant la révélation chrétienne, dont Dieu, le Dieu de Jésus Christ. Surtout, pour résumer succinctement, l’Aquinate ne fera pas de Dieu une substance parmi d’autres. C’est la Pensée pure en acte pur, tout-puissant et créateur de l’univers, dont les hommes en particulier. Le Dieu de saint Thomas d’Aquin est surtout Dieu-trinitaire. En tout cas, c’est le Dieu de nature spirituelle créateur de la matière, le Vivant par excellence, « le Père tout-puissant créateur du ciel et de la terre », comme le dit le credo du croyant.

C’est ici, il va de soi, que les partisans modernes de la métaphysique matérialiste de la science décrochent car, au risque de me répéter, il n’y a pour eux que la matière, l’esprit n’étant qu’une manifestation de la matière et réductible à elle.

À cet égard, Richard Dawkins a formulé ce qu’il appelle « l’hypothèse de Dieu ». Nous passerons beaucoup de temps sur l’hypothèse en question (sans doute davantage que sur l’essai L’hypothèse Dieu), du célèbre biologiste britannique. Dans son essai, Pour en finir avec Dieu (God Delusion), Dawkins écrit :

… je définirai […] l’hypothèse de Dieu de façon plus défendable : d’après cette hypothèse, il existe une intelligence surnaturelle, surhumaine qui a délibérément conçu et créé l’univers et tout ce qu’il contient, nous, entre autres. Ce livre défendra une autre thèse : toute intelligence créatrice, suffisamment complexe pour concevoir quoi que ce soit, ne vient à exister qu’au terme d’un grand processus d’évolution graduelle. Étant produites par l’évolution, les intelligences créatrices apparaissent nécessairement tard dans l’univers, on ne peut donc leur imputer sa conception. Dans ce sens défini, Dieu est une illusion. Et, comme on le verra dans des chapitres ultérieurs, c’est une illusion pernicieuse.[18]

Dawkins rejette donc l’hypothèse de Dieu parce que, selon la théorie de l’évolution darwinienne, Dieu, comme Intelligence suprême, nécessiterait un processus évolutif infini et fort complexe. C’est ainsi que le biologiste peut se passer de cet être transcendant encombrant. Mais qu’est-ce qui EST au départ, selon Dawkins ? À la suite des anciens atomistes grecs qui posaient l’existence d’atomes, apparus on ne sait comment (auraient-t-ils existé de toute éternité ?), le célèbre biologiste évoque dans un autre essai, Le fleuve de la vie, des espèces de boules de « billards atomiques » absolument simples dont les collisions dues au pur hasard engendrèrent éventuellement la vie :

…lorsque les ricochets des billards atomiques se mêlent d’assembler un objet qui présente certaine propriété apparemment innocente, il se produit dans l’Univers un événement formidable. La propriété, c’est la faculté de se répliquer; c’est-à-dire fabriquer d’exactes copies de lui-même, aussi bien que des répliques comportant les erreurs mineures qui peuvent arriver lors de toute reproduction. De cet événement singulier, survenu quelque part dans l’Univers, découleront la sélection naturelle darwinienne et cette explosion baroque que, sur cette planète, nous appelons la Vie.[19]

La thèse métaphysique matérialiste coule de source alimentant le fleuve de la vie. Ce pourrait-il que ce soit le contraire ? C’est-à-dire que Dieu est simple; la matière, complexe ? C’est la thèse que soutient saint Thomas d’Aquin.[20] Nous y reviendrons.

Pour le moment, contentons-nous de rappeler que la métaphysique matérialiste n’offre aucune espérance, aucun salut, car, comme l’écrit de son côté Bertrand Russell (1872-1970) dans un texte percutant « La profession de foi d’un homme libre » : « Tel est dans ses grandes lignes, mais bien plus dénué de finalité, plus vide de sens, le monde que la Science présente à notre croyance. »[21]

Inutile et vain de demander à Dawkins d’où viennent ces « billards atomiques ». Ils sont là depuis la nuit des temps, et il est oiseux, indigne du scientifique de s’enquérir de réponses « métaphysiques » qui ne sont que mythes. Le penseur scientifique n’a aujourd’hui cure de ces sempiternelles questions qui n’ont pas de réponse. Comme Hawking, il raye d’un trait toute la philosophie « faute d’avoir réussi à suivre les développements de la science moderne. » Il y a là une attitude profondément troublante et inquiétante. Avec l’oubli de l’être, qui suit l’oubli de Dieu, vient l’oubli de l’homme. L’Âge des ténèbres n’est pas que le titre d’un film.

Il nous faudra donc dans les pages qui suivent reprendre le bâton du pèlerin afin de rétablir la transcendance de Dieu. Or, Dieu est aussi et surtout dans l’immanence. En effet, le Dieu chrétien n’est pas seulement le « Dieu des philosophes », mais le « Dieu-avec-nous », Emmanuel. Pour le propos du présent essai, nous nous concentrerons sur le Dieu-transcendance, quitte à ce que, dans une autre publication, nous aborderons le Dieu-immanence.




[1] Liber, 2015. Les références à l’ouvrage seront données dans le corps de notre texte entre parenthèses suivies de la lettre H ainsi que de la page.
[2] C’est l’enseignement de l’Église : « L’unité de l’âme et du corps est si profonde que l’on doit considérer l’âme comme la « forme » du corps; c’est-à-dire, c’est grâce à l’âme spirituelle que le corps constitué de matière est un corps humain et vivant; l’esprit et la matière, dans l’homme ne sont pas deux natures unies [comme dans le dualisme], mais leur union forme une unique nature [ une « personne »] (Cathéchisme de l’Église catholique, # 365). Cet enseignement dérive de saint Thomas d’Aquin qui reprend à son compte les idées d’Aristote.
[3] Étienne Gilson, L’athéisme difficile, Paris, Vrin, 2014. Paru originellement en 1979 avec une préface de Henri Gouhier.
[4] Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, proposition # 4.111, Paris, Gallimard, 1993, p. 57.
[5] Voir Bertrand Russell, Histoire de la philosophie occidentale, chapitre XIII, Paris, Les Belles Lettres, 2011, p. 536.
[6] Voir Normand Baillargeon, « Bertrand Russell, le sceptique passionné » in Raison oblige. Essai de philosophie sociale et politique, Les Presses de l’Université Laval, 2009, p. 23-38.
[7] Normand Baillargeon, Stéroïdes pour comprendre la philosophie, Verdun, Amérik Média, 2010, chapitre 7, p. 143.
[8] Thomas d’Aquin, Somme théologique, Question 1, article 3, réponse 2, Paris, Cerf, 1984, Tome 1, p.172.
[9] Dans The Scientific Outlook, publié en 1931, Russell a ce mot terrible à l’endroit d’Aristote : « Aristotle, it should be said, has been one of the great misfortunes of the human race. ( The Scientific Outlook, Londres, Routledge, 2001, p. 27.) ( «Aristote, il faut le dire, fut l’un des grands malheurs de l’humanité. »)
[10] Voir Aristote, Métaphysique, Livre L, 6, 1071b.
[11] Baillargeon, op. cit., p. 144.
[12] Ibid.
[13] Stephen Hawking, Y a-t-il un grand architecte dans l’Univers ?, Paris, Odile Jacob, 2014, p. 11.
[14] Aristote, Livre A, 983b 6, Paris, Vrin, 1991, p. 13.
[15] Cyrille Barrette, Aux racines de la science, Propos d’un scientifique sur la philosophie de la science, Book-e-book, Sophia Antipolis, 2014, p. 13.
[16] Ibid., p. 16.
[17] Aristote, Métaphysique, Livre E, 1026b 20-30.
[18] Richard Dawkins, Pour en finir avec Dieu, Paris, Robert Laffont, 2008, p. 39.
[19] Richard Dawkins, Le fleuve de la vie. Qu’est-ce que l’évolution ?, Paris, Hachette, 1995, p.11.
[20] Que, bien sûr, on ne lit plus tant la rumeur publique est entendue à l’effet que les œuvres de l’Aquinate sont remplies d’erreurs et de sophismes. C’est du moins l’avis de Bertrand Russell qui rejetait Thomas d’Aquin comme indigne du nom de philosophe (voir son Histoire de la philosophie occidentale, publiée en 1945, chapitre XIII)
[21] Bertrand Russell, Mysticisme et logique, Paris, Vrin, 2007, p. 66. Citons encore Russell : « Que l’Homme soit le produit de causes qui ne prévoyaient nullement la fin qu’elles accomplissaient; que son origine, son développement, ses espoirs et ses peurs, ses amours et ses croyances, ne soient rien d’autre que le résultat de collisions accidentelles d’atomes; qu’aucun feu, aucun héroïsme, aucune intensité de pensée et de sentiment ne peuvent préserver une vie individuelle de la tombe; que tous les travaux des âges, toute la dévotion, toute l’inspiration, tout l’éclat de midi du génie humain soient destinés à disparaître dans la vaste mort du système solaire, et que le temple entier de la réalisation de l’Homme doive inévitablement disparaître sous les décombres d’un univers en ruines (toutes ces choses, si elles n’échappent pas à la discussion, sont néanmoins si proches de la certitude qu’aucune philosophie qui les rejette ne peut espérer tenir debout). Ce n’est que sur l’échafaudage de ces vérités, sur le fondement ferme du désespoir inébranlable, que l’habitation de l’âme peut désormais être bâtie en toute sécurité. » La dernière phrase laisse songeur. Car on peut penser que, contrairement à Russell, le pessimisme et le « désespoir inébranlable » sont certainement plus nocifs que l’espérance du salut qu’enseigne la religion chrétienne. En effet, lorsque tout est dénué de sens, à quoi bon vivre ? À quoi bon aimer les autres si tout cela ne rime à rien ? À mon avis, c’est là la plus dangereuse des idées. Face au pessimiste de Russell, le mot de St-Exupéry mis en exergue décrit notre mal être et nous parle davantage.