samedi 16 janvier 2010

La calamité qui a dévasté Haïti réfute-t-elle l’existence de Dieu ? – La réponse de Thomas d’Aquin

Là où le malheur abonde, la grâce surabonde.
Saint Paul, Romains 5 20
Pourquoi tant de maux affligent-ils des gens innocents ? – Voilà une vieille question qui hante les hommes depuis la nuit des temps. Le séisme qui a dévasté Haïti, ses institutions ainsi que ses habitants nous place devant des questions lancinantes. Pourquoi eux et pas nous? Pourquoi toute cette souffrance? Pourquoi tout ce mal ? Plusieurs évitent ces questions soi-disant sans réponse. Le croyant, lui, se prend à se demander : « Combien ont eu une existence douloureuse, ont peiné, souffert… et pourquoi ? Oui, mon Dieu pour quoi ? », reprenant ici les mots mêmes de l’abbé Pierre (dans Mon Dieu… pourquoi?). Au contraire, l’incroyant fait de la catastrophe en Haïti ses choux gras : comment un Dieu tenu comme parfaitement « bon » peut-il accepter une telle calamité ? Depuis le philosophe grec Épicure, en effet, l’incroyant met son rival devant un dilemme implacable: ou bien Dieu n’est pas tout-puissant ou bien il est la méchanceté même.

Le croyant est donc confronté au problème que les philosophes ont présenté comme « problème du mal ». Comment peut-il se sortir de cette impasse ? Prenant sa défense, je ferai appel à Thomas d’Aquin (1224-1275), sans doute le plus grand penseur chrétien de tous les temps.

Dans sa monumentale Somme théologique – qui n’a pour but, il faut le dire, que d’introduire le débutant à la « science de Dieu » (la théologie) - Thomas d’Aquin considère la question suivante : Dieu est-il l’auteur du mal ? (1ère partie, Question 49, Article 2). Fidèle à sa bonne habitude de la questio disputate, l’Aquinate examine à tour de rôle les arguments en faveur de la thèse et ceux qui s’y opposent. Il ose citer la Bible qui semble effectivement faire de Dieu l’auteur de tous les maux, du mal lui-même ! Le prophète Isaïe ne déclare-t-il pas, en effet, noir sur blanc: « Je suis Yahvé, il n’y en a pas d’autre. Je façonne la lumière et je crée les ténèbres. Je fais le bonheur et je crée le malheur. C’est moi Yahvé, qui fais tout cela. » (Isaïe, 45 6-7). Aujourd’hui, la Bible ne fait plus autorité – sauf chez les fondamentalistes chrétiens -, mais ce n’était pas du tout le cas au Haut Moyen Âge, à l’époque de Thomas d’Aquin. Il fallait donc tout un culot pour que celui qu’on surnommait « le bœuf tranquille » se permette de réfuter les Écritures car, en effet, Thomas d’Aquin démontre par la suite la fausseté de la thèse sous examen : Dieu est l’auteur du mal.

Comment « le Docteur angélique » en arrive-t-il à cette conclusion plutôt étonnante ? Par un « miracle » disent les méchantes langues… Non, bien entendu, car c'est par la philosophie que l’Aquinate aboutit à sa singulière thèse. Or, qui dit « philosophie », en ce temps-là, fait immédiatement référence à celui qu’on désignait alors comme « Le Philosophe », c’est-à-dire Aristote (384-322 avant notre ère).

D’abord, la question centrale : qu’est-ce que le mal ? À cette question philosophique par excellence, vieille comme le monde, les gens répondent couramment que le mal est tout et rien à la fois, car le mal de l’un est le bien de l’autre. En d’autres termes, le mal est indéfinissable, tout relatif qu’il soit à chacun. Pour Thomas d’Aquin, au contraire, le mal est définissable : c’est l’absence du bien (privatio boni). Par exemple, la mort - nul doute le mal suprême pour nous, humains– est l’absence ou la privation de ce bien qu’est la vie. L’esclavage, la privation de la liberté ; la pauvreté, l’absence de biens vitaux, dont l’argent ; la maladie, l’absence de santé, etc.

Cette définition du mal comme absence du bien découle d’une thèse plus générale que soutient l’Aquinate, s’appuyant ici comme ailleurs sur Aristote, voulant que « le bien peut exister sans le mal, alors que le mal ne peut exister sans le bien ». En d’autres termes, s’il y a du mal, c’est qu’il y doit y avoir d’abord du bien. La seule réalité qui existe est donc le bien, c’est-à-dire, pour Thomas le croyant, Dieu. Un être maléfique – Satan, Belzébuth, Adramelech, etc. -, opposé à Dieu, existant avant ou à côté de Dieu, est donc logiquement impossible. C’est d’ailleurs pourquoi le diable ou démon est conçu en christianisme comme un être (un ange) déchu ayant reçu au préalable l’existence de Dieu. Le christianisme n’est pas un manichéisme.

Déjà, bien avant Thomas d’Aquin, Augustin d’Hippone, l’auteur des fameuses Confessions (vers 400 de notre ère), avait examiné la possibilité de l’existence du mal en soi, indépendamment du bien, et il avait conclu à son impossibilité. Augustin considère, pour ce faire, l’existence d’un être fictif, Kakus (du grec, kakos, le mal (songeons à cacophonie, mieux à… caca). Imaginons donc, demande Augustin, un être foncièrement méchant « qui, peut-être à cause de son insociable férocité, est dit ‘à demi-homme’ plutôt qu’homme » (dans La Cité de Dieu, livre 19, section 12). Or, que vise l'inhumain Kakus, par sa méchanceté démentielle, sinon quelque bien ? Kakus souhaite en effet sûrement un « repos à l’abri de toute importunité, de toute violence, de toute terreur » venant d’autrui. En somme, le plus méchant des êtres appelle de tous ses vœux la paix. Le moins qu’on puisse dire, c’est que Kakus est maladroit. Il lui manque en effet cette qualité si utile au vivre-ensemble qu’est le désir sincère de coopérer paisiblement avec autrui. Le malheureux Kakus ne fait que se nuire, étant lui-même l'artisan de son propre malheur. En faisant le mal, il s'éloigne de plus en plus du bien. Kakus s'enferme dans un cercle infernal. Voilà ce qu'est « l'enfer ».

Le mal, au sens moral du terme, c’est-à-dire celui exercé par des êtres libres comme les hommes, n’a donc pas d’existence propre parce que, d’abord, le bien existe. L’objection de l’incroyant devient donc celle de savoir si Dieu (à supposer qu’il existe), en créant le bien, aurait du coup créé le mal. Non, répond encore Thomas d’Aquin. Ce que Dieu crée, au sens plein du terme, c’est le bien, l’être, pas le mal, le non-être, celui-ci n’ayant d’existence que par absence du bien. Le mal, en somme, n’est pas, au sens « ontologique » du terme, comme se plaisent à dire les philosophes.

Quoi, réplique l’incroyant, le mal n’existe pas ?! Que dire alors de la calamité qui frappe actuellement Haïti ? N’est-ce pas là l’exemple patent de l’existence du mal pour un peuple qui, par ailleurs, a plus que son lot de malheurs? Pourquoi eux et pas nous ? Dieu serait-il méchant ? Ces cris du cœur devant ces plaies béantes rappellent le fameux poème de Voltaire devant le tremblement de terre de Lisbonne de 1755 dans lequel il condamne toute tentative de justification divine. Thomas d'Aquin ne dit pas cependant, comme les théologiens à l'époque de Voltaire, que les victimes méritent la colère de Dieu ou autres ignominies semblables (dont celle du malheureux Pat Robertson voulant que « les esclaves haïtiens aient conclu jadis un pacte avec le diable»). Apparemment, plein de dépits, Voltaire ne tint pas compte de la thèse thomasienne du mal comme privatio boni.

D'après l'Aquinate, il convient par ailleurs de distinguer le mal moral du mal naturel. En latin, le premier se dit malum culpae, la faute. Le mal naturel, lui, se dit malum poena, la peine, la douleur. Si Dieu n’a pas créé le malum culpae, la faute morale, est-il donc à l’origine du malum poena, produit entre autres par les catastrophes naturelles ? Thomas d’Aquin ne nie pas l’existence de la douleur et des peines engendrées par les catastrophes naturelles. Toutefois, les peines engendrées par le séisme en Haïti n’ont de réalité que comme passions affectant la sensibilité humaine. Encore une fois, ces peines n'ont de réalité que par privation du bien.

On objectera que la perte d’êtres chers est incontestablement un mal. C’est bel et bien une réalité que la perte d’êtres chers dans des conditions aussi épouvantables que celles du séisme en Haïti. L’Aquinate ne le nierait pas un seul instant. Mais au plan de la réalité « ontologique », au plan de ce qui est - et il ne faut jamais perdre de vue qu'on se situe ici au plan métaphysique où être, c’est le bien -, ces pertes, aussi épouvantables soient-elles, restent des privations d’être.

Voyons une analogie. Supposons que je dise : « Il n’y a rien ici ». N’allons pas croire qu’en disant cela je veuille dire qu’il y a quelque chose et que ce quelque chose, rien, existe ! Nous nous trouverions alors à « réifier » rien, c’est-à-dire à faire en sorte que rien existerait d’une certaine façon: rien serait quelque chose, mais rien... Ce qui est logiquement contradictoire et, pire encore, trompeur. De même, lorsqu’on dit que les peines existent à la suite de la catastrophe naturelle, il ne faut pas croire que ce dont sont privées les victimes - le manque cruel, en un mot, le mal - existe indépendamment du bien dont elles sont privées qui, lui seul, existe. Ce dont les Haïtiens sont privés, ce sont des biens, c’est-à-dire des personnes, des biens vitaux, des services, des institutions, etc., qui ne sont plus. Voilà le malheur. D’après l’Aquinate, Dieu a certes créé les personnes disparues dans le séisme, mais Il ne les a pas tuées; Il ne leur a pas enlevé la vie. Il n’est pas l’auteur du mal.

Alors, demandera-t-on, mais d’où vient le mal, la privation d’être ? Pourquoi ce phénomène existe-t-il ? Encore une fois, il ne faut pas donner réalité à la privation d’être, c’est-à-dire au mal. En fait, la bonne question est : comment expliquer la privation d’être?

D’après Thomas d’Aquin, Dieu est l’être qui est suprêmement. Par conséquent, puisque être, c’est être bon, Dieu est parfaitement bon. Dans le langage de la métaphysique d’Aristote, Dieu est « l’Acte Pur » (Actus Purus). Tous les autres êtres, dont les humains, n’existent que potentiellement, c’est-à-dire que nous sommes toujours en changement. Bien que nous disions que nous « existons », nous ne sommes pas véritablement. Cela peut paraître paradoxal, mais c’est ainsi. Exister, pour nous, c’est changer. La mort seule mettra un terme à cette soi-disant « existence » pour nous faire accéder à la véritable existence, qui est celle de Dieu.

Supposons que je sois atteint du sida. Comme nous, Thomas d’Aquin admettrait que ce mal est explicable par une cause naturelle, en l’occurrence la présence dans mon corps du VIH. Cependant, pour que le virus m’affecte de la sorte, il faut qu’il soit bon à sa manière, c’est-à-dire qu’il ait de l’être. En d’autres termes, le virus est bon, même s’il m’afflige, et ce qui m’afflige, ce n’est pas le virus lui-même, car il est bon, mais le manque de santé, c’est-à-dire le manque d'un bien. Pour ainsi dire, le mal parasite le bien.

De même, les plaques tectoniques qui se sont frottées dans la région d’Haïti, causant le séisme si dévastateur, sont bonnes en elles-mêmes. Ces frottements ne sont pas mauvais en soi. Ils ne le sont que relativement aux humains habitant la région, les privant de leur vie ainsi que d’autres biens qu’ils chérissaient.

Dieu, l’être bon par excellence, ne crée donc que du bien. D’où vient alors le mal ? Accidentellement du bien, répond l'Aquinate. À la suite de la catastrophe sans pareil, les secours internationaux se mobilisent comme jamais auparavant. Les hommes en manquent de bien créent du bien. Pour un croyant comme Thomas d’Aquin, les hommes, privés du bien, créant du bien, sont les instruments de Dieu. Il n’est pas dit, cependant, que cette surabondance créatrice du biens ne produira pas tôt ou tard, par accident, du mal, c’est-à-dire une privation de bien. La cause n’est pas le mal, mais accidentellement le bien. En voulant faire le bien, on peut se tromper. Par exemple, j’aide quelqu’un à construire sa maison en carton sachant qu’elle ne résistera pas à un éventuel tremblement de terre. Je vise son bien (bâtir un abri), mais tôt ou tard, sa maison s’effondrera sur lui. Je le prive accidentellement, sans malveillance, du bien en pensant aider. Mon intention était bonne, mais les conséquences de mon action ne le sont pas.

C'est le principe thomasien du « double-effet » (voir Somme théologique, II-II, Question 64, Article 7): les conséquences d'une action peuvent être mauvaises sans que l'intention soit malveillante au départ, et c'est ce qui disculpe Dieu de toute faute. De la sorte, l'Aquinate dédouane Dieu du mal: en créant le bien, Dieu n'a que de bonnes intentions, mais les conséquences de sa création se révèlent parfois contraires au bien. Il faut par ailleurs tenir compte du fait essentiel que les êtres humains furent créés libres de choisir le bien, de sorte que Dieu lui-même, dans sa prescience, ne peut prévoir les choix des hommes.

On entend souvent dire, comme dans le triste cas qui nous occupe, que le mal concourt au bien, comme si le mal était quelque chose pouvant engendrer le bien. N’est-il pas le cas que les malheurs des Haïtiens engendrent davantage de bienfaits ? Ce serait là cependant se méprendre sur la pensée de l’Aquinate. Puisque le mal n’est rien, il ne peut engendrer le bien. Les Haïtiens, comme la communauté internationale, pourraient baisser les bras et ne plus rien vouloir: ils sont libres de le faire. Or, la soif du bien semble être telle, chez le peuple haïtien, qu’au contraire, malgré tout, il chante dans les rues jonchées de cadavres, et se mobilise pour reconquérir le bien faisant cruellement défaut. C’est donc le bien qui, comme « cause finale », engendre le bien. Jamais le mal. Sur ce point fondamental, le peuple haïtien reste un modèle. Les sinistrés de ce pays ont beaucoup à nous apprendre sur le plan du bien, c'est-à-dire sur le plan de l'être. Paradoxalement, du fond de leur détresse, ils sont, ils « existent », peut-être même davantage que nous qui vivons souvent dans le confort et l'indifférence.


L’athée ne croit pas en Dieu ni non plus, il va sans dire, à la vision béatifique de Dieu après la mort. Il ne peut concevoir une existence après la mort, surtout pas bienheureuse qui puisse compenser les souffrances les plus épouvantables vécues en cette vie qui n'est qu'une vallée de larmes. Rappelons son raisonnement :

Si Dieu existe, puisqu’il est tout-puissant, il devrait pouvoir empêcher le mal; or, le mal existe; donc, Dieu n’existe pas.

Ce raisonnement n’est pas valable, et ce, pour plusieurs raisons.

D’abord, la première prémisse ne tient pas. En effet, il n’est pas nécessairement vrai que si Dieu est tout-puissant, il se doive absolument d’empêcher tout mal. Comme le dit Thomas d’Aquin «C’est de son infinie bonté même, que se rattache, en Dieu, sa volonté de permettre des maux, pour en tirer des biens.» (Somme théologique, I Question 2, article 3). En d’autres termes, Dieu, à partir du malheur, dont il n'est pas l'auteur, peut engendrer du bien qui surpasse en magnitude le mal. C’est ce que prêchait l’apôtre Paul : «Lorsque le malheur abonde, la grâce surabonde.»

Par ailleurs, comment l’incroyant peut-il nier qu’aucun bien ne puisse surpasser le mal dans une autre vie, sinon en posant au départ que Dieu n’existe pas et qu’il n’y aucune vie après la mort? L’athée commet donc une pétition de principe, son raisonnement tourne en rond. En effet, il admet au départ ce qu’il cherche à prouver, à savoir que Dieu n’existe pas et qu’il n’y a pas de vie après la mort.

Enfin, l’incroyant fait preuve de deux poids deux mesures. Il nous dit qu’il ne peut imaginer quoi que ce soit qui puisse faire contrepoids aux maux ainsi qu’aux souffrances de cette vie. Ainsi, Richard Dawkins, par exemple, évoque le cas de ces guêpes fouisseuses qui paralysent les chenilles sans les tuer afin de les dévorer vivantes de l’intérieur et afin de conserver la viande fraîche pour les larves à venir. Cruelle barbarie! Pour le biologiste athée, rien ne compensera les souffrances épouvantables de la chenille, car la nature «n’est ni cruelle, ni bienveillante, mais simplement inaccessible à la piété : indifférente à toute souffrance et sans but.» (Richard Dawkins, «La loi des gènes» in Pour la science, Dossier L’évolution, hors-série, janvier 1997, p. 14. )

Dawkins se trompe, car la nature, selon un darwinien comme Dawkins, a bel et bien un but : celui de la survie du plus adapté. Par ailleurs, Dawkins nous dit que les espèces, dont les chenilles et les guêpes fouisseuses, ont mis des millions d’années à se former, de sorte qu’on a bien de la difficulté à s’imaginer comment elles ont pu apparaître.

D’une part, donc, Dawkins ne peut pas s’imaginer comment une vie après la mort en compagnie de Dieu soit possible; de l’autre, il fustige le croyant qui ne peut s’imaginer comment des êtres vivants soient apparus par sélection naturelle s’exerçant sur des millions d’années! À propos de notre capacité d’imagination, Dawkins a deux poids deux mesures.

L'incroyant exige, au départ, une preuve de l’existence même de Dieu. Sur ce point fondamental, les arguments ne font pas défaut à l’Aquinate puisque dans la Somme, il expose cinq preuves connues sont le nom des « Cinq Voies » (Somme théologique I, Question 2, Article 2). Aujourd’hui, on ne les discute plus parce que, pense-t-on, la science - la biologie, en particulier - a mis k.-o. la « théologie naturelle », et que toute cette entreprise est obsolète. Ce n’est là qu’un dogme de l’athéisme contemporain, dont Richard Dawkins est sans contredit le plus illustre des représentants.

S’il faut réfuter Thomas d’Aquin, ce n’est pas à la science qu’il faut faire appel mais à la philosophie. Car la philosophie de l’Aquinate fait appel à la métaphysique d’Aristote, comme je le disais. Pour réfuter Thomas d’Aquin, il faut donc réfuter Aristote. Contrairement à ce qu'on pense, il est loin d'être acquis que la science ait réfuté Aristote, en particulier touchant l'existence des fameuses «causes finales». Dans un ouvrage remarquable, qu'on ne lit plus aussi (D'Aristote à Darwin et retour), Étienne Gilson a montré que la «cause finale» est toujours présente malgré son dénie par la science morderne. Cette dernière, qui commence officiellement avec Descartes, a proposé une autre métaphysique que celle de l'aristotélisme. Réfuter « Le Philosophe » n’est pas une mince tâche, toute la modernité s'y étant esquintée. N’avons-nous pas, toutefois, d’autres tâches plus pressantes, dont la reconstruction, avec les Haïtiens, d’Haïti ?

mardi 12 janvier 2010

La plus dangereuse de toutes les idées

Pourquoi sommes-nous là ?
Quel est le sens de tout cela ?
À quoi rime la vie ?
Pour des millions de gens, la vie n’est qu’une triste vallée de larmes.
Assis en rond sans rien à se dire.
Les scientifiques disent que nous ne sommes que des spirales
d’ADN se reproduisant à tout jamais.

Monty Python, Le sens de la vie

La vie [n’est] qu’une histoire dite par un fou, pleine de fracas et de furie, et qui ne signifie rien…
Shakespeare, Macbeth, Acte V, scène 5.


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La plus dangereuse des idées
Dans What is Your Dangerous Idea?, John Brockman demandait à une pléiade de penseurs ce qu’ils considèrent comme l’idée la plus pernicieuse conduisant l’humanité à sa perte. La psychologue Susan Blackmore répondit pour sa part: «Je crois qu’il est vrai (mais est-ce dangereux?) de dire ceci : penser que ce que je suis en train d’écrire, ce n’est pas moi qui l’écrit, mais les mèmes qui s’affrontent dans un univers dépourvu de sens.» Donc, pour cette psychologue, l’existence des «mèmes» ne fait aucun doute, et ce qu’il pourrait y avoir de dangereux dans cette croyance, c’est que les gens ordinaires comme vous et moi vont l’accuser de croire en des entités mystérieuses.

Le terme « mème» vient de la biologie, en particulier du néo-darwinisme, et c’est le biologiste britannique Richard Dawkins qui forgea ce mot pour la première fois dans un ouvrage qui eut un grand retentissement, Le gène égoïste (1976). Tout le monde sait ce qu’est un «gène»: c’est une partie de l’ADN contenant une information biologique. Dawkins a inventé le «mème» à partir de «mimème» (du grec mimesis, imitation) pour désigner l’équivalent des gènes au plan de la transmission culturelle. Alors qu’un gène «code» - comme disent les généticiens - pour une protéine, le mème est une unité de transmission par le langage ou tout autre outil symbolique à des fins sociales. Un mème, c’est une sorte d’idée fixe, tel un air bien connu particulièrement entêtant, qui permet la survie des gènes.
Cela entendu, revenons à Susan Blackmore, car il vaut la peine de citer les deux paragraphes où la psychologue explique ce qu’elle tient comme l’idée la plus « dangereuse » :

Nous, les êtres humains, sommes en mesure de forger nos propres projets, alors
qu’en dernière analyse, l’univers n’en a aucun. Toutes ces choses magnifiquement
ordonnées et extraordinairement complexes que nous voyons autour de nous
résultent du même processus sans but : l’évolution par sélection naturelle. Tout
provient de là : les microbes comme les éléphants, en passant par les
gratte-ciels, les ordinateurs et même notre propre moi intérieur.
Les gens croient que les êtres vivants furent façonnés par la sélection naturelle, mais
ils ont plus de mal à accepter l’idée que la créativité humaine provient du même
processus portant sur les mèmes – les unités de transmission culturelle – plutôt
que sur les gènes. Il leur semble que leur originalité, leur individualité leur
échappe. Or, rien de tel ne se produit. Chacun est unique, même si cette
originalité s’explique par l’amalgame unique des gènes, des mèmes et de
l’environnement plutôt que par une conscience interne de soi au fondement de
toute créativité.(1)

Pour les fins de mon propos, je désignerai la conception précédente de l’être humain dans l’univers de conception « naturaliste ». Pour des naturalistes comme Dawkins et Blackmore, tout ce qui existe résulte de la sélection naturelle, étant donné un environnement, l’hérédité et la variation. De plus, l’univers dans lequel tout cela se déroule n’a aucun sens, aucune finalité, c’est-à-dire que l’univers ne poursuit aucun but. Dans ce texte, je montrerai au contraire que l’idée la plus dangereuse est précisément cette conception naturaliste. Le naturalisme constitue aujourd’hui la plus dangereuse idée qui soit, car il occulte la question du sens qui est la question philosophique par excellence qu’on ne peut esquiver. En m’appuyant sur Jean-Paul Sartre, je montrerai que, bien que le naturalisme soit vrai, la question du sens se pose toujours, et on ne saurait y échapper. Sartre disait que l’être humain est « condamné à être libre ». Or, cette liberté est celle qui consiste à donner sens à l’existence. C’est là la tâche de la philosophie. En refusant de donner sens à l’existence, les partisans du naturalisme refusent donc la philosophie. À mon sens, c’est la chose la plus dangereuse qui soit.
Une science triomphante dans un monde désenchanté
L’origine de la vie humaine ne constitue plus aujourd’hui un mystère insondable: l’explication naturaliste des origines de la vie humaine paraît connue. Bien que des questions de détails restent encore litigieuses, la communauté scientifique fait consensus sur ses grandes lignes. L’explication part du Big Bang qui eut lieu il y a environ quinze milliards d’années. La formation de notre étoile qu’est le soleil débuta dix millions d’années plus tard. Les toutes premières cellules vivantes apparurent ensuite, lesquelles, par le processus de l’évolution par sélection naturelle, aboutirent entre autres à la naissance de l’Homo sapiens il y a seulement 600 000 ans. Lorsqu’on demande aux scientifiques le rôle qui revient à Dieu dans ce tableau, ils répondent en empruntant la réponse du savant français Laplace à la même question que Napoléon lui avait posée : « Je n’ai pas besoin de cette hypothèse ». Les lois de la Nature se suffisent à elles-mêmes.

L’explication naturaliste est remarquablement bien confirmée puisque diverses sciences, entre autres la cosmologie, l’astrophysique, la biologie ainsi que la biochimie, offrent des preuves à son appui. La vérité de l’explication naturaliste paraît donc confirmée. Mon propos n’est pas d’ajouter ma voix au concert de celles qui plaident pour l’explication naturaliste. Je voudrais plutôt mettre en évidence ce que cette explication entraîne au sujet du sens à donner à la vie dans le cas où - comme il y a tout lieu de le croire – l’explication naturaliste serait vraie. Ce qu’entraîne l’explication naturaliste est, aux yeux de plusieurs, troublant.

Beaucoup en effet s’alarment, dont les croyants. Si l’explication naturaliste est vraie, alors l’apparition de la vie ne serait qu’un accident fortuit de la nature. Dieu n’est plus nécessaire ; il est congédié. S’il y a un sens à quoi que ce soit, ce ne peut être que le développement grandiose de l’univers où l’apparition de l’homme n’est vue que comme un phénomène insignifiant. Comme le remarquait déjà Bertrand Russell, « [il] se peut que l’univers ait un but, mais rien ne nous assure que si c’est le cas, le but de l’univers soit le même que le nôtre . »(2)

Cela étant posé, qu’en est-il du but de tout humain être ou encore de l’espèce humaine dans son ensemble? Dans le meilleur des cas, selon Richard Dawkins, la finalité de l’être humain – si finalité il y a – c’est d’assurer la survie de nos gènes. Pourquoi existe-t-on?, demande Dawkins. «Nous sommes des machines créées par nos gènes », répond- il.(3) Dans le pire des cas, il est vain de parler de quelque but ou de quelque finalité que ce soit, car les mutations du gène, reposant sur le hasard ainsi que sur ses reproductions, ne servent aucun but ni aucune finalité. Comme le chantent les Monty Python : «…les scientifiques disent que nous ne sommes que des spirales d’ADN faites pour se reproduire à tout jamais. »
L’explication naturaliste précédente nous invite à revoir à la baisse le sens de notre existence. Pour citer à nouveau Russell :

Dans l’univers visible, la Voie Lactée n’est qu’un minuscule fragment dans
lequel s’insère le système solaire qui n’est qu’un grain infime dans lequel, à
son tour, notre planète n’est qu’un point microscopique. Sur ce minuscule point,
des mottes infinitésimales composées de carbone et d’eau, pourvues d’une
structure chimique complexe, rampent quelques années seulement à la suite de
quoi leurs éléments se dispersent à nouveau .(4)

Considérée de ce sombre point de vue, la vie humaine n’est qu’un accident insignifiant dénué de tout sens, de tout but, de toute finalité.

L’existentialisme enchanté de Sartre
La philosophie ne fut pas en reste des progrès de la science, de la biologie en particulier. L’existentialisme témoigne du désarroi de l’être humain contemporain devant les découvertes scientifiques qui bouleversent la vision de l’homme et de sa place dans l’univers. Plusieurs sombrent dans le nihilisme. Dostoïevski a écrit : « Si Dieu n’existait pas, tout serait permis. » De son côté, Nietzsche déclarait que « Dieu est mort », et nous pourrions ajouter que c’est la science moderne qui l’a tué. Rappelons à ce propos le mot de Laplace cité plus haut: « Je n’ai pas besoin de cette hypothèse.»

Jean-Paul Sartre fit de la formule de Dostoïevski le point de départ de son existentialisme. Il écrit :

En effet, tout est permis si Dieu n’existe pas… Si, en effet, l’essence précède
l’existence, on ne pourra jamais expliquer par référence à une nature humaine
donnée et figée; autrement dit, il n’y a pas de déterminisme, l’homme est libre,
l’homme est liberté. Si, d’autre part, Dieu n’existe pas, nous ne trouvons pas
en face de nous des valeurs ou des ordres qui légitimeront notre conduite.
Ainsi, nous n’avons ni derrière nous, ni devant nous, dans le monde numineux des
valeurs, des justifications ou des excuses… C’est ce que j’exprimerai en disant
que l’homme est condamné à être libre . (5)
En évacuant Dieu de l’explication de nos origines, la science a engendré une grave crise quant au sens de l’existence humaine. Nous pensions que la source de la moralité résidait en dehors de nous, «en Dieu». En Le congédiant, nous avions l’impression de perdre tout repère moral. Comme l’affirme Sartre : « … l’homme est délaissé parce qu’il ne trouve ni en lui, ni hors de lui une possibilité de s’accrocher.»

Sartre s’explique en prenant l’exemple du coupe-papier. Le coupe-papier a une « essence » précise, car il fut inventé par quelqu’un pour servir une certaine fin (couper du papier). Un silex n’a cependant pas d’essence, bien qu’on puisse s’en servir pour couper du papier. L’usage que les humains en font est le pur fruit du hasard. Donc, jusqu’à présent, selon Sartre, nous nous concevions comme des coupe-papiers et non comme des silex, au sens où nous avons toujours cru avoir une nature essentielle pour la raison que Dieu nous a créés en vue d’une certaine fin (notre bonheur). Or, puisque, selon Sartre, Dieu n’existe pas et que l’explication naturaliste paraît véridique, cette conception de nous-mêmes ne tient plus. Nous ne sommes, si l’on veut, que des morceaux de silex, existant ici et là. Nous pouvons nous donner un rôle, mais ce rôle ou cet usage ne découle pas d’une soi-disant nature humaine prédéterminée. Et puisque le naturalisme paraît véridique, l’univers ainsi que tout ce qui s’y trouve n’ont pas de sens en dehors de celui que nous leur conférons.

La crise de sens, d’après l’existentialisme, vient de ce que nous croyons que l’être humain a été créé par un créateur divin; or, cela est faux. Loin de conclure que la vie est dénuée de sens, il faut plutôt penser, selon Sartre, que la source du sens de la vie ne provient pas de là où on le croyait.

Pour Sartre, la vérité première qu’il faut désormais admettre est celle-ci: puisque la vérité ne tire pas sa source d’une nature humaine déterminée, nous sommes les seuls responsables du sens que nous donnons à la vie. La thèse centrale de Sartre n’est pas tant que la vie n’a pas de sens, mais plutôt qu’elle n’a pas de sens prédéterminé. Ce qui est désormais premier et central, c’est notre responsabilité comme créateur de sens, responsabilité que nous avons, d’après Sartre, tendance à fuir. Nous préférons vivre de « mauvaise foi » en accusant le destin, les forces surnaturelles, le patron, la classe sociale, la crise financière, le conjoint, etc., éléments face auxquels nous nous disons impuissants.

Malgré toutes les lourdeurs et les noirceurs que charrie l’existentialisme de Sartre, il faut tout de même dire que cet existentialisme reste optimiste.(6) Cela peut paraître paradoxal, mais il n’en est rien. En effet, puisque rien ne nous détermine, autant du point de vue du passé que du futur, il s’ensuit que l’avenir reste ouvert. L’avenir est entre nos mains. C’est la raison pour laquelle Sartre peut affirmer que son existentialisme est optimiste. L’être humain dispose, en effet, de l’aptitude à déterminer lui-même le sens de sa propre vie puisqu’il possède l’aptitude de vivre une existence pleine de sens et ce, à la différence d’objets fabriqués dont le sens est assigné par leurs créateurs. L’aptitude à choisir ses propres buts fait partie intégrante de ce que Sartre appelle «l’être pour-soi», qui est conscient, et qu’il distingue de « l’être-en-soi », sans conscience. Cet être-pour-soi est en mesure de se diriger lui-même consciemment vers des buts qu’il s’est lui-même donnés, alors que l’être-en-soi fut créé et ne réalise que ce que d’autres lui ont assigné comme fonction.

Si le sens de la vie était prédéterminé, la vie serait beaucoup moins passionnante. Imaginons par exemple qu’un Victor Frankenstein crée aujourd’hui un être humain dans le seul but qu’il soit son domestique. N’est-il pas clair que la vie de cette créature ainsi que le sens que sa vie aurait alors serait moindre que si la créature en question était née naturellement? Il est préférable que la créature puisse déterminer elle-même sa propre vie plutôt qu’elle ait à se plier aux diktats d’un créateur.



Frankenstein et le sophisme génétique
« Qu’étais-je ? Pourquoi suis-je ici ? D’où viens-je? Où vais-je ? Ces questions me hantaient en permanence, mais seuls mes gémissements y répondaient.» (7)

Tout être doué de conscience se pose tôt ou tard des questions de ce genre sans qu’il soit toujours en mesure d’y répondre de manière satisfaisante. Celui qui s’interroge dans ce cas-ci est une créature unique puisqu’il est l’œuvre de Victor Frankenstein, ce personnage du roman gothique de Mary Shelly. À la différence de l’être humain, cette créature eut l’heureux privilège de connaître la vérité touchant ses origines et la raison de son existence. Aurait-t-elle trouvé le sens de sa propre vie? Le sens de notre vie se trouverait-il donc tout particulièrement dans la connaissance de nos origines? - Non, répondrait Sartre.

Comme nous l’avons vu, le partisan naturaliste pense que l’explication naturaliste de l’origine de l’être humain ne confère pas un sens, un but, une raison d’être à l’existence humaine. Il en conclut qu’il n’y a pas de sens à l’existence humaine.

Or, le raisonnement du naturalisme est fallacieux. Celui ou celle qui connaît les sophismes, reconnaîtra ici sans trop de difficulté le sophisme « génétique ». C’est un peu comme si le naturalisme disait « Dis-moi d’où tu viens, et je te dirai qui tu es », et qu’il répondait ainsi : « Tu viens de nulle part, donc, tu n’es rien ». Mieux encore, la réponse naturaliste est en somme la suivante : « Il n’y a pas de raison d’être à notre existence, donc notre vie est dénuée de sens. »

Contrairement à nous, la créature de Victor Frankenstein fut en mesure de savoir qui l’avait créée et pour quelle fin elle l’avait été. Elle eut la chance de mettre la main sur le journal intime de son maître relatant les événements des quatre mois précédant sa « naissance ». « Ah, maudit créateur ! Pourquoi continuai-je à vivre ? Pourquoi n’ai-je pas éteint en cet instant l’étincelle d’existence que vous m’aviez si légèrement communiquée ? »(8) , s’exclame-t-il à la suite de cette révélation, ce qui ne l’aida cependant pas à donner sens à son existence. Même en apprenant comment elle avait été mise au monde, cette créature vécut une existence malheureuse : rejetée, craignant les humains, elle soupira pourtant après leur compagnie et se languit de recevoir leur affection. Elle en vint à exiger de son créateur qu’il crée une compagne avec qui la vie serait plus supportable.

Mary Shelly montre avec justesse dans son roman que le savoir touchant les origines du monstre ne lui a pas permis de trouver un sens à son existence. La connaissance du passé en effet n’est pas garante de ce que nous sommes et de ce que nous serons. Croire le contraire, c’est commettre le sophisme génétique. Par la suite, les philosophes en sont venus à étendre ce type d’erreur logique à tous les cas où l’on confond les antécédents d’une chose avec son développement ultérieur .

Lorsqu’il se penche sur les origines de la vie et sur son sens, le naturalisme commet le même genre d’erreur logique. L’illusion consiste à croire que la connaissance des origines de la vie nous permet automatiquement de connaître le sens et le but véritable de la vie. Or, le sens de la vie ne découle pas forcément de la connaissance des origines de la vie. Un silex ou encore un ruban adhésif n’ont pas d’usage prédéterminé jusqu’au moment où on leur en trouve un. Un poste de péage devient obsolète lorsque l’autoroute est libre d’accès. Le sens initial d’une chose n’est pas fixé à tout jamais; il peut changer, se modifier ou se perdre. Voilà pourquoi l’explication naturaliste quant à l’origine de la vie ne permet pas d’apporter une réponse définitive à la question du sens de la vie, et que l’explication en question qui veut que la vie n’ait pas de sens ne veut pas dire qu’elle ne peut pas en avoir.

Jean-Paul Sartre nous rappelle que nous sommes «condamnés» au sens. Il est impossible d’y échapper. Celui ou celle qui refuse le sens agit par mauvaise foi. En effet, l’adepte du naturalisme n’est-il pas quelqu’un qui, au nom de la science, se lave les mains devant le problème philosophique du sens ?

Why am I so unfrench?
Malgré tout ce qui précède, je ne suis pourtant pas un adepte de la philosophie sartrienne. J’ai été formé à l’école analytique anglo-saxonne, et c’est dans cette tradition que je me sens à l’aise. J’avoue avoir lu Sartre sur le tard et avec toutes les réticences du monde, car je conspue l’auteur de ces lignes qui ne sont que brouillard abscons et vain:

Toute conscience est conscience de part en part. Si la conscience imageante
d’arbre, par exemple, n’était consciente qu’au titre d’objet de la
réflexion, il en résulterait qu’elle serait, à l’état réfléchi, inconsciente
d’elle-même, ce qui est une contradiction. Elle doit donc, tout en n’ayant
d’autre objet que l’arbre en image et n’étant elle-même objet que pour la
réflexion, enfermer une certaine conscience d’elle-même.(10)

Cependant, je ne souhaite pas à mon tour commettre un sophisme, celui de l’attaque contre la personne, en soutenant que puisque Jean-Paul Sartre est illisible, ses thèses sont donc forcément erronées. Toute grande philosophie recèle des joyaux lorsqu’on sait le lire entre les lignes. Devant l’orthodoxie philosophique que constitue le naturalisme dans la philosophie anglophone contemporaine, la pensée de Sartre constitue une véritable bouée de sauvetage.

Dans La passion du réel, Laurent-Michel Vacher raconte qu’à l’âge de vingt ans, il nourrit une vénération sans bornes pour Sartre.(11) Il rejetait toute tentative de soumettre la pensée de son maître à un examen critique proche de l’enquête scientifique. Comme chacun sait, avant de nous
quitter trop tôt, Vacher avait aujourd’hui radicalement changé son fusil d’épaule et condamnait
sans appel les grandes philosophies comme celle de Sartre en prenant fait et cause pour la science.

En ce qui me concerne, écrit Vacher, si l’on s’entend bien sur ce que cela
signifie, je n’hésiterais pas à me définir comme scientiste.
On désigne par
scientisme la thèse selon laquelle, en matière de connaissances théoriques et de
savoirs sur le monde réel, le meilleur des acquis humains réside dans ce qu’on
appelle les sciences, qui nous offrent le seul espoir raisonnable de découvrir
ce qu’il en est du réel . (12)

Yves Gingras, qui préface l’ouvrage de Vacher, applaudit à la volte-face du philosophe apportant de l’eau au moulin du sociologue des sciences. Dans un univers culturel marqué par la phénoménologie et la philosophie dite « continentale », on peut comprendre la réaction vive de Vacher contre tous les nuages métaphysiques et les délires verbaux dans lesquels se meut cette tradition philosophique. Pour quelqu’un qui, comme moi, s’est tenu éloigné de la tradition continentale, le revirement de Vacher apparaît plutôt comme une tentative d’enfoncer des portes ouvertes.
Si Vacher avait été formé en philosophie analytique, il n’aurait pas réagi de manière véhémente comme il l’a fait contre la philosophie continentale. Il tomba de Charybde en Scylla. En combattant Charybde, Vacher est englouti dans l’épineux contentieux des rapports entre science et philosophie qui a marqué jusqu’ici l’histoire de la philosophie analytique.

Le sophisme naturaliste
Cette histoire commence avec le Tractatus de Wittgenstein (13) , où la proposition 4.111 énonce ceci:

La philosophie n’est pas une science de la nature. Le mot « philosophie » doit
signifier quelque chose qui est au-dessus ou au-dessous des sciences de la
nature, mais pas à leur côté.

Ainsi, aux yeux de Wittgenstein, il existerait une frontière nette entre la philosophie et la science, la première ayant pour tâche « la délimitation du territoire contesté de la science de la nature » (4.113) au moyen de la clarification du sens des propositions (4.112).
Willard Van Orman Quine (1908-2000) contestera par la suite la fameuse frontière posée par Wittgenstein entre la philosophie et la science, alléguant qu’il n’y a pas rupture mais continuité entre les deux disciplines. La philosophie constitue une discipline scientifique en bonne et due forme, sa spécialité étant qu’elle se rapporte aux énoncés les plus généraux qui soient. Celasignifie que les problèmes traditionnels de la philosophie portant sur la connaissance, les valeurs, le sens, etc., devront recevoir une solution à l’intérieur de la science (puisque la philosophie fait désormais partie de la science). Comme le suggère le titre d’un célèbre essai de Quine, L’épistémologie naturalisée (1969), on assiste dès lors à la «naturalisation» de la philosophie. Le programme de naturalisation fut lancé et il a aujourd’hui le vent en poupe. C’est ce qu’on appelle, en philosophie, le « tournant naturaliste ». Dawkins et Blackmore œuvrent de
tout leur être à ce programme.

Le programme quinien de naturalisation pose cependant de sérieux problèmes, l’un deux étant de savoir ce qu’il faut tenir comme « naturel ». On répondra qu’est naturel tout ce dont traite la science. Pour reprendre ici la belle formule de Wilfrid Sellars, « …la science est la mesure de toutes choses, de celles qui sont, qu’elles sont, et de celles qui ne sont pas, qu’elles ne sont pas ».(14) Ce qui est est naturel; ce qui n’est pas est surnaturel. Mais qu’est-ce qui passe pour « surnaturel » ? Depuis la naissance de la philosophie chez les Grecs, c’est là une des questions qui hantent les philosophes. Quine répond que c’est à la science actuelle de le dire. La science - la
physique atomique – dit, par exemple, que les atomes existent; donc, ils sont « naturels ». Pourtant, certains philosophes des sciences rejettent l’existence d’atomes ; ce ne sont poureux que des entités théoriques, sans plus, qui permettent toutefois à la science de faire de bonnes prédictions. Qui a raison ; qui a tort?

Terminons par ce court dialogue.

Un croyant :-La Bible dit que Dieu existe.
Moi : Qu’est-ce qui vous permet de croire que ce qui se trouve dans la Bible est vrai ?
Le croyant : Hé bien, ne savez-vous pas que la Bible c’est la Parole de Dieu !
Moi : Comment le savez-vous ?
Le croyant : C’est écrit dans la Bible : Dieu dit vrai !

Le raisonnement qui précède n’est pas valide. Tous reconnaîtront manifestement le sophisme du cercle-vicieux : Dieu existe parce que Dieu le dit… Le naturalisme quinien ne fait pas mieux : la science dit ce qui est naturel parce que la science le dit.

L’illusion du naturalisme est parfaite. Or, qui dit illusion, dit danger. Croire que nous n’existons qu’à cause des gènes ou que la philosophie n’est que le produit des mèmes, c’est être, dirait Sartre, de mauvaise foi. Sartre nous rappelle que nous avons la responsabilité de sortir de l’ornière naturaliste qui nous déshumanise. La philosophie n’est pas la science, et la tentative d’en faire la servante de la science est dangereuse.
C’est la plus dangereuse des idées. Avec Aristote, laissons aux sciences le soin
des causes et, à la philosophie, celui du sens.
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(1) John Brockman, éditeur, What is your Dangerous Idea? Today Leading Thinkers on the Unthinkable, Harper, New York, 2007, p. 188. Ma traduction.
(2) Bertrand RUSSELL, Essais sceptiques, Les Presses du Compagnonnage, 1964.
(3) Richard DAWKINS, Le gène égoïste, Odile Jacob, 1996, p. 19.
(4) Bertrand RUSSELL, op. cit., p. 68-69. Russell se fait encore plus pessimiste dans «La profession de foi d’un homme libre», où on lit : «Que l’homme soit le produit de causes qui ne prévoyaient nullement la fin qu’elles accomplissaient; que son origine, son développement, ses espoirs et ses peurs, ses amours et ses croyances, ne soient rien d’autre que le résultat de collisions accidentelles d’atomes; qu’aucun feu, aucun héroïsme, aucune intensité de pensée et de sentiment ne peuvent préserver une vie individuelle de la tombe; que tous les travaux des âges soient destinés à disparaître dans la vaste mort du système solaire, et que le temple entier de la réalisation de l’Homme doive inévitablement disparaître sous les décombres d’un univers en ruines (toutes ces choses, si elles n’échappent pas à la discussion, sont néanmoins si proches de la certitude qu’aucune philosophie qui les rejette ne peut espérer tenir debout. Ce n’est que sur l’échaffaudage de ces vérités, sur le fondement ferme du désespoir inébranlable, que l’habitation de l’âme peut désormais être bâtie en toute sécurité.» in Bertrand Russell, Mysticisme et logique, Vrin, 2007, p. 66.
(5) Jean-Paul SARTRE, L’existentialisme est un humanisme, Folio-Gallimard, 2006, p. 39.
(6) ibid., p. 78.
(7) Passage tiré du roman de Mary SHELLY, Frankenstein, publié en 1831.
(8) Ibid.
(9) Exemple de sophisme génétique : Puisque l’homme a évolué à partir du singe, tous ses comportements sont ceux du singe. L’homme est ici défini comme étant essentiellement un singe, puisqu’à l’origine, il était un singe.
(10) Jean-Paul SARTRE, L’imaginaire, cité dans Roger POUIVET, Philosophie contemporaine, PUF, 2008, p. 54.
(11) Laurent-Michel VACHER, La passion du réel. La philosophie devant les sciences. Liber poche collection, 2006, p. 15.

(12) Ibid., p. 60.
(13) À vingt ans, je lisais avec ravissement Wittgenstein.
(14) Wilfrid SELLARS, L’empirisme et la philosophie de l’esprit, Édition de l’éclat, 1992, p. 87.