jeudi 13 août 2009

Contre le pluralisme du cours d’Éthique et de culture religieuse. Une défense de «l’exclusivisme chrétien» d’après Alvin Plantinga

On est injuste envers Descartes lorsqu’on qualifie de peu de sérieux son appel à la véracité de Dieu. En fait, c’est seulement en admettant un Dieu moral et toujours égal à lui-même que la «vérité» et la recherche de la vérité sont à priori capables d’avoir un sens et de promettre le succès. Si ce Dieu est mis de côté, il est permis de poser la question de savoir si d’être trompé ne fait pas partie des conditions de la vie.
Friedrich Nietzsche, Fragments posthumes




Le pluralisme en question
Les promoteurs du nouveau cours d’Éthique et de culture religieuse tablent dans leur argumentaire sur les vertus du pluralisme moral et religieux. Par exemple, l’argument central de l’essai de Georges Leroux, Éthique et culture religieuse, dialogue. Arguments pour un programme (Fides, 2007) est, en gros, le suivant : il existe, de facto, un pluralisme dans la société québécoise ; ergo, l’apprentissage du pluralisme moral et religieux dans le dialogue doit être la norme. D’autres prémisses sont invoquées, dont celle voulant que personne ne peut s’ériger en juge des croyances d’autrui ; de plus, le principe d’égalité, au cœur de l’État démocratique québécois, veut que toutes les confessions de foi soient considérées pareillement. Devant ces faits sociaux et ces valeurs partagées par une majorité de Québécois, l’auteur conclut à la nécessité d’une éducation au pluralisme moral et religieux.
À lire la défense de Leroux du programme en question, on a souvent l’impression qu’il commet une erreur de raisonnement, ce que les philosophes désignent sous le nom de «sophisme naturalisme». Leroux semble passer allégrement de ce qui est à ce qui doit être, au sens où la diversité des valeurs et des croyances ambiantes de la société québécoise et de ses institutions laïques est si prégnant qu’il convient d’abouter l’éducation à cette nouvelle réalité sociale non seulement québécoise mais internationale. Dans les faits, le pluralisme paraît être une démarche irrésistible, et chercher à s’y opposer c’est s’engager dans un combat d’arrière-garde. Qui peut sérieusement s’opposer au rouleau compresseur de la laïcité ?[1] Le pluralisme de jure, dont Leroux se fait l’apôtre, consacre ainsi la victoire totale de la laïcité sur le religieux.
On a fait jusqu’ici la part belle au pluralisme. À mon avis, on ne l’a pas encore problématisé, questionné et sondé comme il convient. On tient le pluralisme comme une évidence allant de soi ; il ne s’agit dès lors que de le justifier au plan légal et politique. La question du pluralisme fait songer à l’engouement extraordinaire que connaît aujourd’hui l’écologie. Le débat n’est plus de savoir s’il faut ou non lutter contre les changements climatiques; mais plutôt: comment ne pas être écologiste!
John Stuart Mill était d’avis que lorsqu’on ne connaît que son propre point de vue, on ne le connaît pas ![2] C’est uniquement lorsqu’on connaît le point de vue contraire mieux que ne le connaît notre adversaire, qu’on est en droit de le critiquer. Je soutiens que jusqu’ici on a rien compris à la position «anti-pluraliste», mis au banc des accusés, que nous désignerons ici par «exclusivisme» selon le vocable que lui a prêté le philosophe américain Alvin Plantinga. Partant, on ne connaît pas le pluralisme. J’aimerais dans les lignes qui suivent présenter les objections du principal opposant au pluralisme : l’exclusivisme chrétien d’Alvin Plantinga.[3]


La défense de l’exclusivisme chrétien
Âgé de 77 ans, Plantinga peaufine depuis plus de trente ans une défense au plan philosophique de la foi chrétienne. L’ouvrage que publia l’auteur en 2000, Warranted Christian Belief[4], constitue sans doute son magnum opus. Ce qui est remarquable entre autres chez ce philosophe chrétien, c’est qu’il a cherché à justifier la foi chrétienne non pas sur des bases théologiques, mais essentiellement épistémologiques.
En bon chrétien, Plantinga énonce d’abord deux de ses croyances chrétiennes fondamentales :

(1) Le monde a été créé par Dieu, un être tout-puissant, omniscient et parfaitement bon ; cet être est une personne qui a des croyances, des buts, un plan et possède des intentions ; il est en mesure d’accomplir ses intentions.
(2) L’être humain cherche le salut. Dieu a donné son Fils unique qui, par son incarnation, sa vie, sa mort et sa résurrection offre le salut.

Devant ces croyances chrétiennes, le partisan du pluraliste religieux fait valoir l’objection courante : comment peut-on admettre ces vérités alors qu’il existe bien d’autres confessions religieuses qui proclament des vérités différentes ? Plantinga réplique en appelant un chat un «chat» : seules les croyances chrétiennes sont vraies ; les croyances des autres religions sont fausses. En bonne logique bivalente, si je crois que p, alors je crois que p est vrai ; cela implique logiquement que non-p est faux. Ainsi, l’exclusivisme de Plantinga soutient que seules (1) et (2) sont vraies, de sorte que toutes les autres propositions incompatibles avec elles sont réputées fausses.
Une vaste majorité d’entre nous, même des croyants, condamne l’étroitesse apparente de vue de l’exclusivisme. On le condamne comme étant «arrogant au plan intellectuel», on le fustige en parlant d’«impérialisme», d’«ethnocentrisme», de «religiocentrisme», etc. De plus, il paraît certain que l’exclusivisme est irrationnel, injustifiable, arbitraire, délirant, voire odieux et vil. Il importe de remarquer que ces critiques ne portent pas tant sur les «vérités» de l’exclusivisme, que sur la «posture» elle-même de l’adepte qui l’adopte en proclamant l’universalité de ses croyances.
Plantinga réfute ces accusations portées contre l’exclusivisme. Ces accusations sont de deux types. D’abord, elles sont d’ordre moral : l’exclusivisme ne serait pas correct parce qu’il serait présomptueux et arrogant d’affirmer que les autres confessions religieuses errent. Par ailleurs, l’exclusivisme est irrationnel et injustifié. Voyons comment Plantinga récuse cette double accusation.


Réfutation de l’objection morale
Il faut d’abord s’entendre sur la définition de l’«exclusiviste». Selon Plantinga, un exclusiviste c’est quelqu’un qui admet les propositions (1) et (2) mentionnées (ou toutes autres) comme étant vraies, alors que les autres sont fausses, comme on l’a dit précédemment. S’il croit en la première et la seconde croyances (ou toutes autres propositions), il est aussi convaincu que ceux et celles qui croient en d’autres vérités se trompent et croient ce qui est faux. L’exclusiviste se sent ainsi privilégié de croire en ce qu’il croit. Il croit savoir des choses d’une très haute importance que les autres ignorent et qu’il souhaite partager. Malgré cela, l’exclusiviste a) est informé de l’existence d’autres religions ; b) il sait pertinemment ce qu’il y a de religieux dans les autres religions ; c) sait pertinemment qu’il n’y a pas d’arguments qui puissent convaincre tout le monde des vérités auxquelles il adhère.
L’exclusivisme, tel qu’il vient d’être défini, est-il donc quelqu’un d’arrogant, de «religiocentrique»? Pas vraiment. En tant qu’exclusiviste, il se rend compte qu’il ne peut convaincre les autres, mais continue tout de même à croire ce en quoi il croit. Est-il arrogant de croire ce en quoi il croit de préférence à ce que les autres croient ? Non. Supposons qu’il refuse de croire aux croyances (1) et (2). Est-il encore arrogant ou présomptueux ? Pas davantage.
Supposons maintenant que l’exclusiviste reste neutre vis-à-vis la première et la seconde croyances (ou de toutes autres propositions): il ne les nie pas, ni ne les affirme. Est-il cette fois-ci arrogant et présomptueux ? Apparemment pas, car il n’affirme ni ne nie quoi que ce soit. Mais certains vont alléguer que l’exclusiviste est présomptueux dans la mesure où sa soi-disant neutralité indique que la bonne attitude à adopter c’est la sienne.
Le fait est – ainsi court le préjugé – que l’exclusiviste chrétien (ou de toute autre confession) paraît toujours en faute ; il se trouve dans ce qu’on appelle en anglais «a no-win situation». En réalité, toutefois, lorsqu’on l’examine avec un soin charitable, on ne trouve rien à lui reprocher.
Peut-être, qu’au fond, l’objection morale que l’on adresse à l’exclusiviste, c’est que sa position revient à une forme d’égoïsme : il n’est centré que sur sa personne. On oublie cependant que l’exclusivisme, tel que défini précédemment en a), b) et c), implique qu’il sait que d’autres ont des croyances différentes des siennes ; il le reconnaît ; il les respecte. Ce qui choque, c’est l’affirmation brutale que les autres croyances sont fausses.
On peut, si on le veut, étirer le concept d’égoïsme, pour y faire entrer la croyance à la vérité. Il s’en trouve en effet pour dire que quoi que l’humain fasse ou croit, il agit toujours par égoïsme, tout acte ou toute croyance n’ayant d’importance que pour assurer notre propre survie, entre autres la croyance religieuse qui vise à assurer notre propre vie après la mort. À ce compte, toutefois, personne ne peut être altruiste. Même Mère Teresa, passerait pour la personne la plus égoïste qui ait jamais existé. Évidemment, si l’on vide de son sens le mot «altruiste», alors, son opposée, «égoïsme» perd également tout sens.


Conclusion : on ne peut proprement pas qualifier d’égoïsme le partisan de l’exclusivisme, et on ne voit pas ce qu’il y a d’immoral à l’être.


Réfutation de l’objection épistémique
Au fond, l’objection morale adressée contre l’exclusivisme chrétien ou tout autre, tient à ce qu’il n’est pas en mesure de justifier ses croyances de manière objective et neutre. L’exclusivisme est partial, dit-on. Au pire, c’est un vicieux au plan épistémique. Voilà son grand tort. Plantinga serait immoral parce qu’il n’est pas capable a) d’apporter des preuves convaincantes de ses croyances et, b) parce que beaucoup rejettent ses preuves ; celles-ci résidant en dernière analyse dans l’expérience personnelle qu’on ne serait vérifier de manière indépendante. Examinons à tour de rôle ces objections de nature épistémique.
En premier lieu a), Plantinga enfreindrait le fameux principe de Clifford qui, dans «L’Éthique de la croyance», stipulait

c’est un tort, toujours, partout et pour quiconque de croire quoi que ce soit sur la base d’une évidence insuffisante.[5]

Bien avant Clifford, son compatriote, le grand John Locke (1632-1704), avait lui aussi posé un principe établissant les bonnes et les mauvaises croyances, lorsqu’il énonce, dans le quatrième tome de son monumental Essai sur l’entendement humain (1690), le principe moral suivant

Ne pas soutenir une proposition avec plus de conviction que ne le justifient les preuves sur lesquelles elle est bâtie.

La première et la seconde croyances de Plantinga sont ici mises au banc de l’accusé : ne sont-elles jamais que fantaisies malsaines ne reposant que sur une évidence insuffisante, voire inexistante? À défaut de quoi, ces croyances religieuses ne sont que crédulités dangereuses qui devraient être impérativement éradiquées. Ainsi, l’exclusiviste chrétien serait un délinquant au plan épistémique. Sa posture est comparable à celui ou celle qui croit à l’existence des extra-terrestres et des soucoupes volantes, alors que dans l’état actuel des choses, on ne peut rien affirmer en ce sens.
Le problème, toutefois, qui se pose avec le principe moral de Clifford-Locke, c’est qu’il s’auto-réfute parce qu’il ne satisfait pas lui-même à ses propres exigences! Quelle est, en effet, l’évidence sur laquelle repose la croyance voulant qu’il faille toujours supporter nos croyances par les évidences dont nous disposons? On peut donner deux ou trois bons exemples justifiant le principe en question. Mais, au-delà, il s’agit d’un sophisme, celui de la généralisation hâtive. Pour cette raison, le principe de Clifford-Locke n’est pas justifié.
L’épistémologie de Plantinga est «anti-fondationnaliste»; elle se veut plutôt «fiabiliste».[6] Depuis les Lumières, en fait depuis l’essor de la science expérimentale moderne, la conception fondationnaliste du savoir s’est imposée. La connaissance est conçue comme un édifice à la base duquel se trouvent certaines croyances de base évidentes et incorrigibles. Chez Descartes, les croyances de base évidentes par elles-mêmes ce sont «les idées claires et distinctes», dont le fameux cogito (le Je pense donc je suis). Le principe de Locke-Clifford se veut ainsi un principe fondamental de contrôle des croyances en bonne et due forme. Aussi, certaines croyances n’obéissant pas au principe de Locke-Clifford, en particulier les croyances religieuses, ont perdu leur légitimité de droit. En d’autres termes, il est aujourd’hui parfaitement irresponsable de croire ce que les religions enseignent, dont le christianisme qui a pourtant marqué la civilisation occidentale. Le chrétien est pour ainsi dire mis au banc des accusés et sommé de justifier ses croyances ou de les récuser. Mais le procès est non fondé car il est biaisé par le fait que la poursuite adopte une épistémologie fondationnaliste comme norme de justification des croyances. Alvin Plantinga est le premier a démonté les vices de procédure d’un procès qu’intente depuis plus de trois cent ans les partisans des Lumières à la croyance religieuse. En particulier, il a montré que la norme de justification des croyances se réfute elle-même. En toute légitimité, il peut dès lors rejeter l’épistémologie fondationnaliste. Libérée, une autre voie épistémologique s’ouvre donc pour justifier la croyance religieuse que Plantinga a baptisé d’«Épistémologie réformée».
Puisque les croyances chrétiennes ne peuvent être justifiées ou fondées sur des principes de base, sont-elles au moins fiables. Toute la question est de savoir si les croyances de l’exclusivisme sont fiables ou non. En d’autres termes, les croyances exclusivistes offrent-elles une garantie quant à leur vérité? Oui, répond Plantinga.
D’abord, il faut définir le concept de garantie (warrant). Pour résumer : une croyance possède une garantie pour quelqu’un si et seulement si elle est engendrée au moyen de facultés cognitives fonctionnant correctement, dans un environnement adapté à l’exercice de ces facultés; et, enfin, si ces facultés sont conçues suivant un plan visant à engendrer des croyances vraies.[7] Or, d’après Plantinga, ses croyances satisfont au trois critères précédents d’une garantie; ses croyances sont donc fiables.
Comment au juste? Notons que Plantinga ne fait pas appel à une expérience mystique aussi insondable qu’invérifiable. Toujours d’après ce qu'enseigne le Christianisme, c’est l’Esprit saint qui, œuvrant dans le cœur des hommes, nous ouvre à la confiance nécessaire au bon entendement des Évangiles. Donc, les croyances chrétiennes sont garanties si, évidemment, elles sont vraies. Dès lors, toute la question est de savoir si elles sont vraies. Sur ce point, comme on l’a vu, Plantinga ne pense pas qu’on puisse offrir de preuve fondationnelle puisqu’une telle demande est impossible à satisfaire. (Rappelons que Plantinga rejette le fondationnalisme.) Il n’en demeure pas moins que la première et la seconde croyances de Plantinga offrent une garantie – du moins, en supposant qu’elles sont vraies.
Passons maintenant à l’objection épistémique suivant laquelle beaucoup rejettent les croyances de Plantinga et adhèrent à d’autres croyances religieuses. En somme, l’objection veut que les croyances religieuses soient conditionnées historiquement. Si Plantinga était né en Chine, il serait sans doute taoïste ou bouddhiste ; mais le hasard l’a fait naître en Indiana, aux États-Unis et - ce qui n’est sans doute pas un pur hasard - il est membre de l’église épiscopalienne, tout comme George W. Bush. S’il était né au Québec, il serait peut-être catholique ou athée. Le même raisonnement vaut pour l’esclavage. Bon nombre aujourd’hui pense que l’esclavage est mal ; s’ils étaient nés au États-Unis au dix-huitième siècle, ou à Rome sous les Césars, ils auraient sûrement pensé différemment sur ce point.
À cette objection, Plantinga répond qu’une croyance morale ou religieuse ne perd pas automatiquement sa garantie si elle est crue à différents moments de l’histoire et dans différents coins de la planète. Si les critères de garantie sont satisfaits, et que la croyance est vraie, alors la croyance demeure garantie quelle que soit l’époque et le lieu où je suis né. Pour reprendre le dernier exemple, l’esclavage est mal quel que soit l’époque et le lieu où je vis. Ce qui garantie ma croyance, c’est que chaque humain possède une dignité, et aucun humain ne doit traiter son semblable simplement comme un moyen. Il est vrai que, pour Aristote, l’esclave (doulos) est un instrument (organon).[8] Sur ce point, Aristote se trompait (comme sur bien d’autres points). Il est vrai que le contexte culturel dans lequel il vivait le conduisit à approuver l’esclavage. Mais tous les Grecs n’étaient pas de cet avis, dont Antiphon qui affirmait que l’esclavage résultait de la force.
Venons-en, pour terminer, à ce qui, sans aucun doute, constitue l’objection principale du pluralisme contre l’exclusivisme. Formulons-la ainsi : les croyances religieuses sont sur un même pied quant à la vérité: un chrétien a autant raison d’être dans la vérité qu’un musulman. Plantinga croit que Jésus-Christ est (Fils de) Dieu ; l'ayatollah Sayyid Ali Khamenei, l’actuel Guide suprême d’Iran, croit que Jésus-Christ n’est pas Dieu, il n’est qu’un prophète, et Mahomet est le plus grand des prophètes.
Plantinga ne croit pas pour autant qu’il lui faille abandonner sa croyance parce que tous les deux ont la ferme conviction qu’ils ont raison ; ou encore, que Plantiga doive suspendre sa croyance en attendant qu’il trouve un argument qui convainc qu’ Ali Khamenei se trompe. Plantinga admet cependant qu’il peut bien se tromper ; en tout cas, il ne peut être accusé ni d’irrationalisme ni d’arrogance au plan épistémique. Il croit en toute sincérité que l’Esprit saint, qui œuvre en lui, l’incite à croire qu’il est dans une meilleure posture épistémique que Ali Khamenei. Encore une fois, il peut se tromper, mais il n’est sûrement pas coupable d’adhérer à la vérité que Jésus-Christ est (Fils de) Dieu.


Conclusion
Le pluralisme rejette au départ la vérité ; le chrétien est assuré de posséder la vérité et cherche à la comprendre. C’est le mot fameux de saint Anselme : fides quaerens intellectum: la foi cherchant l'intelligence. Je crois pour comprendre. Plantinga est philosophe d’abord parce qu’il est chrétien. Aussi scandaleux que cela puisse paraître aux tenants du pluralisme, l’exclusivisme est la meilleure voie pour le développement de l’esprit critique car il ne rejette pas au départ l’idée de vérité. Malgré ses positions anti-chrétiennes notoires, Nietzsche avait parfaitement bien compris la démarche épistémologique qui sous-tend l’exclusivisme chrétien (voir la citation mise en exergue). L’exclusivisme chrétien de Plantinga, offre plus de garantie à la vérité, même si on n’est pas en mesure de prouver les croyances fondamentales chrétiennes, tout simplement, comme nous l’avons vu, parce que cette entreprise fondationnelle est illusoire. Pour penser le pluralisme, il faut partir de l’exclusivisme, et non l’inverse, comme le souhaite le programme d’Éthique et de culture religieuse. À mon avis, il n’aurait pas fallu abolir le cours d’enseignement religieux catholique dans nos écoles. À la lumière de ce qui précède, je suis d’avis que le pluralisme religieux sur lequel repose le cours d’Éthique et de culture religieuse est une voie sans issue et conduit tout droit à un échec.



[1] La position de Leroux est plus nuancée, dans la mesure où elle rejette le modèle républicain français d’une laïcité qui «ne se reconnaît aucune mission de transmission des symboles et des normes». Mais, somme toute, l’argumentaire est faible.
[2] John Stuart Mill, De la liberté, chapitre 2, De la liberté de discussion.
[3] Alvin Plantinga, «A Defense of Religious Exclusivism», in James F. Sennett, The Analytic Theist. An Alvin Plantinga Reader, Eerdmans, 1998, p. 187-210. Voir aussi, Warranted Christian Belief, Oxford, 2000, chapitre 13, «Postmodernism and Pluralism», p. 422-457.
[4] Ourvrage faisant suite à deux autres consacrés à la notion épistémique de «garantie» (warrant), Warrant: The Current Debate, et Warrant and The Proper Function, tous deux publiés en 1993.
[5] William Kingdon Clifford (1845-1879), «The Ethics of Belief,» in E.D. Klemke, A D. Kline, R. Hollinger, Philosophy. The Basic Issues. St. Martin’s Press, 1982, p. 45. Ma traduction. Le texte de Clifford paru originalement en 1879 dans ses Lectures and Essays.
[6] Sur ce point, on consultera en français le lumineux petit ouvrage de Roger Pouivet, Qu’est-ce que croire?, Vrin, 2006.
[7] Voir Warranted Christian Belief, chapitre 6.
[8] Voir Aristote, Politiques 1, 1253b, 30.

lundi 10 août 2009

Apologie de Carbo. Qu’aurait dit Socrate à Guy Carbonneau ?

Nihil accidere bono viro mali potest.
Sénèque




Injuste congédiement
Puisque Montréal est une ville hystérique et folle de hockey, et que Guy Carbonneau était le sujet de l’heure dans les médias québécois, tout juste deuxième après Obama, il vaut la peine de consacrer ce billet à l’ex-entraîneur du Canadien.
Quel philosophe, sinon Socrate, serait le mieux en mesure d’éclairer les événements entourant le congédiement de Carbo? Même si tout un monde sépare la philosophie du hockey, le philosophe grec et l’ancien entraîneur du Canadien ont au moins un point en commun : tous les deux furent victimes d’une grave injustice.
En 399 avant notre ère, en effet, Socrate fut condamné à mort par un tribunal athénien pour avoir soi-disant corrompu la jeunesse athénienne et ne pas croire aux dieux de la cité. De son côté, Carbonneau fut congédié de manière imprévisible le 9 mars dernier par le directeur de l’équipe, Bob Gainey, lequel était insatisfait des performances de l'équipe et s’inquiétait de ce que l’équipe accède aux éliminatoires. Tous ont cependant décrié la décision de Gainey comme étant injuste puisque le directeur immolait en réalité une innocente victime afin de faire taire la grogne qui couvait dans l’équipe. Les «pommes pourries» au sein de l’équipe auront donc eu finalement raison de l’entraîneur-chef. De leur côté, les partisans continuent à le soutenir en lui vouant une immense sympathie. De toute évidence, ils ont plus de difficulté que Carbonneau à digérer son congédiement. Dans les dernières périodes creuses de l'équipe, on pouvait entendre des « Carbo, Carbo, Carbo » bien sentis dans un Centre Bell aux colonnes ébranlées.

Injuste évasion
Contre toute attente, les amis de Socrate furent eux aussi consternés d’entendre les cinq-cents juges déclarer Socrate coupable des accusations portées contre lui, malgré un plaidoyer impeccable livré par le philosophe. Socrate fut condamné à boire la ciguë, un poison létal. Platon, un de ces jeunes athéniens, disciples du maître, jura qu’il allait tout faire pour redresser le tort subi par le philosophe. Il rédigea donc des dialogues mettant en scène son vénéré maître, entre autres l’Apologie de Socrate et Criton, où, dans le premier, il rapporte le plaidoyer de Socrate autant qu’il en fait l’éloge ; dans le second texte, il relate une conversation entre le condamné et un de ses amis, Criton, venu lui proposer l’évasion. Socrate accepte de discuter du sujet à la condition que la question porte sur la justice d’un tel geste : «Tout cela est-il juste ou non? Est-ce juste de rester en prison sans agir, à attendre l’exécution de ma peine?» Criton rétorque qu’il fut condamné injustement de telle manière qu’il est légitime qu’il s’évade. Socrate répond qu’il fut condamné par des gens ignorants et qu’il persiste à ne pas me soucier de l’opinion de gens ignorants. En d’autres termes, la condamnation de Socrate repose sur l’ignorance de la justice. Il aurait très bien pu être acquitté, mais encore une fois, sur la base de l’ignorance. L’opinion de la foule le laisse de glace.
C’est pourquoi Socrate réitère à Criton que, s’il doit s’évader, il doit le faire sur base de la connaissance de ce qui est juste, et non pas sur le verdict des juges ou ce que les gens vont penser. Criton semble avoir tombé dans ce piège : il se fie uniquement au qu’en dira-t-on. Au contraire, Socrate fait appel à la raison et à ce qui est juste. Est-il raisonnable, demande-t-il, qu’un entraîneur dirige ses athlètes d’après ce que les partisans pensent et opinent ? Bien sûr que non, répond Criton. - «Ce que nous venons de dire, poursuit Socrate, concerne le corps, mais il en va de même pour l’esprit. Celui qui n’écoute que ce que disent les gens risque fort d’altérer sa faculté de juger ce qui est bien ou mal, le bon et le mauvais, le juste et l’injuste, autrement dit sa conscience.» Criton acquiesce encore une fois.
Toute la question reste maintenant de savoir ce qui est juste. La question est ardue et n’a apparemment pas de réponse. Socrate a d’ailleurs consacré sa vie à élucider la nature de la justice et des autres vertus. L’unique résultat auquel il soit parvenu constitue bien: Socrate sait à tout le moins qu’il ne sait pas en quoi consiste le juste, contrairement à ceux qui prétendent savoir alors qu’ils ne savent pas : ils ignorent qu’ils ignorent !
Néanmoins, il semble couler de source qu’il ne faut jamais commettre, quel que soient les circonstances, d’injustice. Criton convient de ce principe. Ainsi, il ne faut pas commettre du mal ou faire du tort à quiconque, quelles que soit les circonstances. De ce premier principe de justice découle le second : on ne doit pas répondre au mal par le mal, à l’injustice par une autre injustice.
Cela admis, Socrate conclut qu’il ne doit pas répondre à l’injustice commise contre lui en s’évadant car, alors, il commettrait une injustice envers la cité d’Athènes et son système de lois. Criton ne comprend plus : «En quoi ton évasion, admirable Socrate, constituerait une injuste envers les lois ?» Socrate s’explique. D’abord, ce n’est pas les lois qui l’ont condamné mais les hommes (les juges). La loi est donc indemne. Ensuite, qu’arrive-t-il au système pénal lorsque les criminels ne purgent pas leur peine et s’évadent, pensant qu’ils sont innocents ? Évidemment, le système est mis à mal. Donc, un tort est porté contre les institutions de la cité ; une injustice est commise contre elles.
En outre, à supposer que la cité ait commise une injustice contre Socrate comme il le semble, il ne faut pas en rajouter en commettant une injustice à son tour. Au fond, la cité se fait elle-même du mal en commettant une injustice. Criton admet cet autre principe de justice voulant que celui qui commet le mal se fait plus de tort que celui ou celle qui le subit. Socrate disait dans sa plaidoirie : «Si vous me mettez à mort, vous vous nuirez davantage qu’à moi. Comme je le crois, aucun mal ne peut arriver à l’homme de bien.» Aussi, ce n’est pas lui-même que Socrate défend, mais la cité qui s’apprête à commettre une injustice.
Socrate fait enfin valoir à Criton qu’il est né à Athènes et qu’il lui a toujours été fidèle. Il n’a jamais souhaité aller vivre ailleurs, et a toujours prisé ses lois démocratiques qui lui ont permis de philosopher tout au long de sa vie. En s’évadant, Socrate renierait l’espèce d’entente implicite qui le lie à sa patrie. Bien sûr, Socrate n’a pas signé de «contrat de citoyenneté», mais sa vie témoigne d’un tel engagement. Ainsi, en s’évadant, Socrate commettrait une injustice en ne respectant plus l’entente implicite convenue entre la cité et lui.

La consolation de Socrate
Quelles recommandations auraient pu adresser Socrate à Guy Carbonneau en guise de consolation ?
La première, la principale, consisterait sans aucun doute à inviter Carbonneau à se méfier de l’adulation de la foule des partisans qui, aujourd’hui, le porte aux nues. Qui sait si ses admirateurs actuels ne se transformeront demain en bourreaux impitoyables. Aujourd’hui, il est tout ; demain, rien. Devant une opinion si volatile, il est impérieux d’adopter une attitude d’équanimité sinon on devient vite une proie facile.
Socrate méprisait l’opinion du grand nombre. Il recherchait cependant l’opinion de chacun qu’il soumettait examen critique constitué de questions-réponses, Socrate démasquait l’ignorance de son répondant. Le fameux adage «Connais-toi toi-même» qu’adopta Socrate consiste précisément à reconnaître qu’on ne sait rien.
Dans le merveilleux monde du hockey, tous agissent comme des «gérants d’estrade» qui opinent et prétendent savoir mieux et davantage que l’entraîneur-chef. La pression de la foule des partisans est telle que des hommes aux nerfs d’acier plient sous le poids. C’est ce qui est arrivé au directeur général qui, pourtant, avait accordé un vote de confiance à son ancien coéquipier avant même que la saison ne commence, en lui octroyant une prolongation de contrat de plusieurs saisons. Pas plus tard qu'à son point de presse de la mi-saison, Gainey en rajoutait : «L'embauche de Guy a été mon meilleur coup en tant que directeur-général du Canadien», avait-il assuré. Ainsi va l’opinion : hier, elle était vérité; demain, fausseté.
Socrate avait, lui, compris la mécanique de la tyrannie de la foule. Pas question pour lui d’entreprendre une carrière en politique, car il y aurait sûrement laissé sa peau! Il valait mieux chercher à réformer chacun. Ce fut sa «mission». Tout de même, la foule des ignares eut finalement raison du vieux philosophe.
Socrate pourrait aussi rappeler à Carbonneau qu’«aucun mal ne peut arriver à l’homme de bien». En le congédiant, ce n’est pas à lui que l’organisation du Canadien fit du tort mais à elle-même. Quel meilleur moyen de se tirer dans le pied ! Avec Gainey de retour derrière le banc, le club a pu, certes, accéder aux éliminatoires, mais de justesse. Quant à l’élimination du Canadien par les Bruins en quatre matches, inutile de palabrer. Le retour de Gainey la saison prochaine n’est pas assuré. En congédiant Carbonneau, le directeur général ne savait sans doute pas qu’il actionnait son propre siège éjectable.
L’homme de Sept-Îles ne semble éprouver aucune rancune, ni entretenir aucune soif de vengeance à l’endroit de son ex-coéquipier qui l’a limogé. Il avoue simplement ne pas comprendre les raisons de son limogeage, et souhaite tirer éventuellement la chose au clair avec son ami Bob.
Socrate aurait salué cette attitude non-vindicative. Elle est le signe de l’homme de bien qui comprend que répondre à l’injustice par l’injustice, au mal par le mal, n’aide en rien à l’amélioration du cours des choses. Carbonneau paraît être conscient que le mal engendré par son congédiement rejaillit sur l’organisation du Canadien. «Celui qui fait le mal, se fait plus de mal qu’à celui qui le subit», disait Socrate. Aussi, tout comme Socrate plaignant le sort des Athéniens qui le condamnaient, Carbonneau ne plaint pas sa personne, mais le triste sort du Canadien.
Carbonneau a déclaré souhaiter revenir derrière le banc des joueurs. Visiblement, il est toujours attaché à l'équipe qui lui a fourni son gagne-pain pendant une douzaine d'années. Toute comme Socrate portait la cité d’Athènes dans son âme et son cœur, toutes les fibres de Carbo sont celles du Canadien de Montréal. Il est prêt à œuvrer ailleurs, mais son âme et son cœur sont et restent à Montréal. Certains diront qu’il faut être bien fou de s’accrocher de la sorte une organisation qui l’a bafoué. Ils ne comprennent pas non plus comme Criton pourquoi Socrate a refusé de s’évader. On se demande souvent ce qui ne tourne pas rond chez le Canadien de Montréal. Socrate et de Carbonneau nous l’indiquent pourtant nettement : une carence sévère du sens de l’attachement indéfectible qui est aussi celle du sens de la justice.

Les salaires des joueurs de la Ligue nationale de hockey sont-ils justes ? – Oui, aurait répondu le philosophe libertarien, Robert Nozick.

Avantage numérique
Outre la saison décevante du Canadien de Montréal, les conversations des amateurs de hockey reviennent sans cesse sur les salaires excessifs des joueurs et leur hausse vertigineuse. Avant le lock-out de 2004, les joueurs gagnaient en moyenne 1,8 million de dollars canadiens. Depuis ses débuts en 1990, Jaromír Jágr a accumulé plus de 98 millions de dollars (US). Lors de la saison 2006-2007, avec les Rangers de New York, le joueur d’origine tchèque empochait 8 400 000$ (US). Mais ce n’est rien à côté du salaire annuel que Joe Sakic récolta, pour la saison 1997-98 avec l’Avalanche du Colorado, soit 16 450 000$ (US)! On a beau se dire que ces deux joueurs sont des as marqueurs, rien ne paraît justifier leur salaire démesuré. On se rappellera qu’avant de quitter Montréal, José Théodore parafa le lucratif contrat de 25 millions de dollars (CA), répartis sur trois ans, dont 5,5 millions pour la saison 2002-2003. Il devint ainsi le plus haut salarié du Canadien. La masse salariale du Canadien fit un bond de 488% en dix ans, passant de 12,75 millions en 1992-93 à 74,78 millions en 2002-2003. En 2005-2006, Alex Kovalev signa un contrat de 18 millions pour quatre ans. Quant au capitaine, Saku Koivu, il reçoit 4,75 millions. Tout cela sans parler des joueurs que l’on appelle «plombiers» dans le jargon du hockey qui gagnent 12 fois plus que le premier ministre du Québec…
Malgré ces chiffres sidérants, une saison plutôt décevante pour les Habs, le congédiement inopiné de Carbonneau, la crise économique, les partisans, eux, sont pourtant toujours au rendez-vous. Comment comprendre ce paradoxe ? On répondra que la relation entre les Glorieux et leurs partisans est une celle d’une histoire d’amour et que l’amour est par définition irrationnel… Je veux bien. Tout de même, il convient d’exercer notre esprit critique, car de gros sous sont enjeu (sans jeu de mots), en se posant la question suivante : les salaires au hockey sont-ils justes ? On me répondra que tout dépend de la définition que l’on donne au mot «juste» ? Justement, je propose dans cette page d’examiner la conception de la justice mise au point par l’un des philosophes politiques américain les plus influents, Robert Nozick (1938-2002).

Les inégalités justes
Commençons par une petite parabole.
Jean et Marie vos acheter leurs cadeaux de Noël pour leurs trois fils : Matthieu, quatorze ans, Marc, douze ans, et Luc, dix ans. Aimant leurs enfants, comme tous les parents, ceux-ci s’efforcent de ne jamais favoriser l’un par rapport à l’autre. Cette année, ils ont prévu un budget de 100 dollars pour chacun. Ils trouvèrent rapidement ce qu’ils cherchaient : pour chacun, ils décidèrent de leur offrir une console de jeu électronique. Cependant, au moment même où ils rendaient aux caisses, Jean remarqua une offre alléchante : pour l’achat de deux nouvelles consoles de haute gamme, à 150$, on avait droit en prime à une console à 100$ gratuite. Donc, pour la même dépense, les parents pouvaient offrir des articles plus intéressants. «On ne peut pas faire ça, fit Marie. Ce ne serait pas équitable, car un des trois garçons aurait une console de moins bonne qualité que les deux autres.» - «Mais, Marie, rétorqua Jean, pourquoi ce ne serait pas équitable ? Aucun n’aura un cadeau moins bien que ce que nous avions envisagé au départ! Et sur les trois, il y en aurait deux qui auraient quelque chose de mieux. - «Nous ne voulons, rappelle-toi, aucune inégalité entre les trois», répondit Marie. «Même si ça veut dire qu’ils auront moins ?»
Les tenants de l’égalité à tout prix seront du même avis que Marie. Cependant, l’égalitarisme strict à la Marie, aussi noble qu’il paraisse, a un effet pervers car il nivelle vers le bas. Si tout le monde était égal, chacun serait aussi pauvre que le plus pauvre de la société. Avec l’égalitarisme le plus pauvre resterait pauvre, et nous subirions tous un préjudice.
Les tenants des inégalités justes seront d’accord avec Jean. Il ne s’agit pourtant pas d’accepter n’importe quelle inégalité. Seule les cas où personne n’est lésée sont justes, même si certains en ont plus que d’autres.
C’est la position du philosophe politique John Rawls (1921-2001) qui, dans son magnum opus, Une théorie de la justice (1974), admet l’idée d’inégalité juste dans son fameux «principe de différence». En substance, Rawls dit que les inégalités ne sont acceptables que si elles sont profitables aux plus défavorisés. Si le salaire minimum est fixé au coût de la vie, disons à 10$ l’heure, alors les inégalités salariales sont acceptables si les moins favorisés reçoivent un salaire supérieur à 10$ ; en bas de ce montant, ça devient nettement injuste. Selon Rawls, donc, les salaires des joueurs de la LNH seraient justes si les plus démunis peuvent recevoir un salaire supérieur à 10$ l’heure.

L’égalité constamment mise en échec par la liberté
Celui qui fut le collègue de Rawls à Harvard, Robert Nozick, n’est ni d’accord avec Marie ni avec Jean. La parabole de tantôt montre simplement, que «la liberté bouleverse les modèles que nous nous faisons de l’égalité», comme l’écrit Nozick. Qu’est-ce à dire ?
Notons qu’avant de remarquer l’aubaine de la console gratuite à l’achat de deux supers consoles, Jean tenait au principe d’égalité entre ses enfants. L’offre l’incite à présent à modifier sa conception de la justice. D’un égalitarisme strict auquel souscrit toujours sa femme, il devient un égalitarisme modéré qui accepte des inégalités respectant le principe de différence de Rawls. En somme, soutient Nozick, la liberté conduit Jean à modifier sa conception de l’égalité. Nozick généralise le cas et peut donc affirmer que la liberté bouleverse l’égalité.
Sur ce point, l’auteur d’Anarchie, État et utopie (1974), c’est rendu célèbre par son fameux argument au sujet de Wilt Chamberlain, ce brillant basketteur américain de la NBA. Nous allons modifier l’exemple de Nozick en substituant le basketteur au jeune prodige actuel du hockey, Sidney Crosby.
Supposons une société utopique où tous gagnent 50 000$ par an. Un promoteur offre à Sidney Crosby de faire partie de son équipe local en Nouvelle-Écosse. Le promoteur n’offre pas de salaire au joueur, mais lui promet 50 cents sur chacun des billets vendus. La vedette conclut librement une attente avec le promoteur et signe un contrat. La saison comporte 60 matchs et 20 000 spectateurs viennent voir chacun de ces matchs. La «merveille», comme on l’appelle, gagnera donc 600 000$ durant la saison, soit 12 fois plus que le salaire d’un spectateur.
Dans notre société utopique, un individu gagne 12 fois plus que les autres. Est-ce juste ? Oui, répond Nozick puisque 20 000 personnes ont choisi sciemment de venir voir jouer Crosby et de dépenser 30 dollars, plutôt que d’aller au cinéma ou au restaurant, ou je ne sais quoi. D’après Nozick, si les 30$ de chacun des 20 000 spectateurs furent acquis justement, le salaire gagné par Sidney Crosby le fut également. Ce salaire n’est, en somme, qu’un transfert d’argent des 20 000 personnes au joueur.
Notre cas fictif, fait appel à deux des trois principes de justice de la théorie de la justice de Nozick. 1) Le principe de la juste acquisition : celui qui acquiert un bien sans porter atteinte au bien-être d’aucun individu possède un droit légitime à ce bien. 2) Le principe du transfert : celui qui acquiert un bien que lui remet celui qui y avait droit, acquiert un droit légitime à ce bien.
20 000 personnes choisirent donc librement de bouleverser l’égalité économique de départ de la société. Pour rétablir l’égalité, les autorités politiques (l’État) se doivent donc de restreindre désormais la liberté des citoyens. Dans notre exemple fictif, l’État donc doit répartir également les 550,000 dollars pourtant gagnés justement par Sidney Crosby. «Pour maintenir un modèle [d’égalité], il faut ou bien intervenir continuellement pour empêcher les gens de transférer des ressources comme ils le désirent, ou bien intervenir continuellement (ou périodiquement) pour enlever à certaines personnes des ressources que d’autres, pour certaines raisons, choisissent de leur transférer», écrit Nozick.
On constate donc que la liberté des gens – la liberté de transfert - met constamment en échec l’égalité économique et, que, pour la rétablir, il faut réciproquement que les autorités politiques interviennent systématiquement pour limiter la liberté des citoyens. Ce résultat est valable, nous dit Nozick, quelle que soit la conception de l’égalité que l’on adopte, celle de Marie (l’égalitarisme radical) ou de Jean (l’égalitarisme modéré de Rawls), ou même encore celle du communisme de Marx qui clamait «De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins !».
Qui voudrait se charger de la sale besogne, digne du KGB, consistant à dépister les «fraudeurs» du système égalitarien afin de rediriger ensuite les sommes verser en trop à certains mais faites de manière volontaire, et ce, au même salaire de tout le monde? Personne, évidemment! En somme, une société égalitarienne, quelle que soit son principe d’égalité qui la structure, conduit tout droit à une société concentrationnaire et dictatoriale brimant la liberté des gens. Seule, plaide Nozick, une société «libertarienne» qui protège les droits à la vie, à la liberté et à la propriété, constitue une société juste. Il y a bien sûr des inégalités criantes dans la société libertarienne de Nozick, mais ces inégalités sont justes, du moins, si l’on s’en tient aux principes nozickien de juste acquisition et de transfert.


1 à 0 pour l’égalitarisme des propriétaires devant le libertarisme des hockeyeurs
Dans le fameux lock-out de 2004, où la saison de hockey fut annulée, les amateurs supportèrent les propriétaires des équipes de la LNH contre les hockeyeurs. Les partisans avaient de la difficulté à prendre les joueurs aux salaires astronomiques en pitié défendus par l’Association des joueurs de la ligue nationale de hockey (l’AJLNH) sous la férule de Bob Goodonow. L’AJLNH fut fermement opposé à «un plafond salarial» auquel tenait mordicus le commissaire de la LNH Gary Bettman ainsi que les propriétaires. Les raisons invoquées par Bettman est qu’un plafond imposé sur la masse salariale des équipes permet de contrôler les salaires tout en restreignant l’appétit des joueurs vedettes en plus d’égaliser les chances de toutes les équipes, les mieux nantis comme les moins bien nantis.
Ainsi, s’affrontèrent en 2004-2005 deux philosophies politiques rivales, l’égalitarisme de Bettman contre le libertarisme de Goodonow et de son successeur, Ted Saskin. On sait qu’à la grande déception de Goodonow, l’AJLNH accepta à 87% la proposition des administrateurs établissant un plafond salarial de 39 millions pour la première année, mais qui dépendra par la suite des bénéfices des clubs. En outre, l’entente prévoit la réduction de 24% de sorte que le pourcentage des salaires passa de 76 à 54%.
L’entente résistera-t-elle aux poussées libertariennes des hockeyeurs ? L’avenir le dira. Si on en croit cependant Nozick, tôt ou tard les franchises et les joueurs feront tout perceront le plafond salarial. Pour ceux et celles qui se désolent de l’entente pensant que les salaires des hockeyeurs demeurent toujours prohibitifs malgré le plafond salarial, Nozick nous rappelle que la demande du public sportif pour le spectacle du hockey est si considérable que les amateurs sont les premiers responsables de la hausse continue des salaires des joueurs qu’ils adulent. En effet, sans la demande toujours grandissante des partisans pour le hockey, il n’y en aurait pas en effet de ces salaires fantasmagoriques dénoncés comme «injustes».