mercredi 19 janvier 2011

DU BON USAGE DE L’ATHÉISME EN DIX OBJECTIONS. À propos du Québec athée de Claude M. J. Braun (Michel Brûlé, 2010)

Dieu et Dieu font trois.
Raymond Devos

IIIe et dernière partie




8. Contrairement à l’observation et à la raison, la foi est vaine et inefficace. Depuis les Lumières, en effet, la foi est dénoncée comme étant une pseudo-connaissance; on la démasqua alors comme n’étant qu’une simple croyance ridicule, comme lorsque les Grecs croyaient que la foudre exprimait la colère de Zeus. Or, la foi, ou la croyance religieuse chrétienne en particulier, est un phénomène complexe et davantage qu’une simple croyance plutôt surprenante et ridicule. D’abord, croire est un phénomène mental complexe comportant ce qui est cru, le contenu de la croyance, d'une part, et – comme disent les philosophes analytiques – l’attitude à l’égard de ce contenu qui est celle de la croyance, d'autre part. Le philosophe Thomas Hobbes (1588-1679), qu’on ne peut pas accuser d’avoir été croyant, fut le premier à poser une distinction capitale entre croire-que et croire-en. (Léviathan, Livre 1, chapitre 7) La croyance religieuse, d’après Hobbes, comporte non seulement un croire-que – donc, ce qu’on appelle dans le jargon, une «attitude propositionnelle», c’est-à-dire une attitude à l’égard d’une proposition. Dans le cas du chrétien, il s’agira de croire que Jésus est ressuscité des morts. En fait, il s'agit surtout d'un croire-en – l’attitude à l’égard d'une proposition, en l'occurrence, la croyance en la résurrection. David Hume (1716-1776) dira de son côté que si le contenu propositionnel de la croyance – le croire-que - est seul susceptible de vérité ou de fausseté, la croyance elle-même – le croire-en - n’est pas susceptible de vérité ou de fausseté (voir le Traité de la nature humaine, Livre I, III, VII). Au Québec, un souverainiste croit en la souveraineté du Québec. S’il croit que le Québec sera souverain en 2050, le contenu propositionnel de sa croyance est possiblement vrai ou faux. Sa croyance en la souveraineté, cependant, n’est elle-même ni vraie ni fausse, mais, disons, sincère ou non.

Distinguons donc le croire-que du croire-en à l'intérieur de la foi. Or, le croire-en est essentiel à la foi; il a même priorité sur le croire-que. Ainsi, quand, dans les Évangiles, Jésus s’exclame devant une femme étrangère qui croit en lui : «Oh! que ta foi (pistis) est grande!» (Matthieu 15, 28), Jésus veut sans doute dire que la foi de la dame est un croire-en puissant et profond. Saint Paul va jusqu’à dire dire que «quand j’aurais la foi (pistin) la plus totale, celle qui transporte les montagnes, s’il me manque l’amour (agapèn), je ne suis rien.» (1 Corinthiens 13 2). Ce croire-en semble donc impliquer logiquement le croire-que, et non l’inverse, car je peux bien croire que Jésus est le Fils de Dieu, comme l’enseigne l’Église, mais cela m’importe guère. Par conséquent, ce qui importe dans la foi c’est le croire-en qui, s’il faut en croire Paul, réside dans l’amour (agapè).

Or, le croire-en comme agapè est précisément ce que l’Église – Thomas d’Aquin, encore lui – désigne comme étant la foi, vertu théologale. Il s’ensuit que la foi est essentiellement une vertu – une excellence (grec aretè). L’athée qui rejette la foi comme vaine et inefficace, rejette donc une vertu, précisément ce qui comporte le plus de valeur, l’excellence même. D’ailleurs Dieu, serait de cette nature, l’excellence par excellence, l’agapè. Donc, en rejetant le croire-que de la foi, les athées rejettent le croire-en, la vertu par excellence. L’eau du bain ainsi que le bébé, pour ainsi dire.

9. L’explication naturelle suffit, l’explication surnaturelle est superflue. Il y a une phrase fort intrigante dans l’œuvre maîtresse de Darwin, L’origine des espèces (1859). Dans le dernier chapitre, en effet, où Darwin évoque les difficultés auxquelles est confrontée sa théorie, on lit:

L’analogie me pousse donc à penser que tous les êtres organisés qui ont vécu sur la terre descendent probablement d’une même forme primordiale dans laquelle la vie a été insufflée à l’origine.

Une interprétation plausible de la phrase précédente veut que Darwin croit que la vie aurait été insufflée à la matière inerte par un Être supérieur, Dieu. En tout cas, Darwin paraît incapable d’expliquer de manière naturaliste le passage de la matière inorganique à des êtres vivants. Le titre de son ouvrage offre moins, en définitive, que ce qu’il annonce.

Quoi qu’il soit, revenons au neuvième argument athée. Qu’y avait-il avant le fameux Big Bang? La physique n’est pas en mesure de dire quoi que ce soit sur ce sujet épineux. Aussi, la question de savoir ce qu’il y avait avant le Big Bang, d’où est issu et de quoi était constitué ce point minuscule et dense contenant en germe notre univers, ne se pose pas selon l’athée. Or, la question est parfaitement légitime, même si aucune réponse n’est encore avancée par la science. En fait, toujours depuis les Lumières, les questions de ce type - les questions philosophiques et religieuses, les questions de sens – sont frappées d’interdit. La Science est notre maître à pensée sans partage. Il est malgré tout légitime de réfléchir métaphysiquement. La fameuse question que Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716) soulève dans ses Principes de la Nature et de la Grâce fondés en raison (1714) : « Pourquoi y a-t-il plutôt quelque chose que rien ? À supposer que des choses doivent exister, pourquoi doivent-elles exister ainsi et non autrement? » est parfaitement légitime. Si Dieu existe, pourquoi doit-il exister? Quelle est la raison d’être de son existence? Pourquoi Dieu existe-t-il? L’athée rejette ces questions comme étant dénuées de sens.

Considérons le raisonnement suivant issu d’Aristote :

(1) Toute chose qui est venue à l’existence provient d’une cause qui existait antérieurement.

(2) L’univers est apparu il y a 15 milliards d’année.

(3) Par conséquent, l’univers a une cause qui lui est antérieur.


L’athée rejette ce raisonnement pourtant tout à fait légitime. Qu’est-ce qui ne va pas selon lui? Pour l’athée, l’univers ne provient de rien, se serait fait à partir de rien et pour rien. Il s’agit là, évidemment, de la croyance athée. Sur ce point, on ne peut pas taxer les croyants d’irrationalité puisque la croyance niant la prémisse (1) paraît encore plus irrationnelle que la croyance en Dieu comme cause première de l’univers, car il est irrationnel de croire que quelque chose apparaisse à partir de rien, que ce soit l’univers dans sa totalité ou l’électricité qui alimente mon ordinateur.

La réplique usuelle de l’athée est la suivante: «D’accord. Alors, si toute chose a une cause, d’où vient Dieu? Quelle est sa cause?» La réplique paraît imparable; mais elle se méprend sur la signification de la première prémisse puisque celle-ci affirme que toute chose qui est apparue un jour provient d’une cause qui lui est antérieure, et non pas que toute chose a une cause qui l’a précédée. Ainsi, quelque chose d’éternel – qui n’a donc pas besoin d’une cause pour sa naissance – se suffit à lui-même; il a toujours été.

Dans Breaking the Spell. Religion as a Natural Phenomenon (2006), Daniel Dennett soutient que l’univers a bel et bien une cause: c’est lui-même! En appliquant «le truc qui consiste à se faire tout», comme il l'appelle, l’univers, dit-il, s’est lui-même créé. Le «truc» en question est en réalité la croyance que l’univers s’est auto-créé. Or, c’est impossible. En effet, pour que l’univers puisse s’être auto-créé, il faut au préalable qu’il exista d’une certaine manière; donc, il existait avant d’exister, ce qui est parfaitement incohérent.

Il s’ensuit que la cause à l’origine de l’univers doit transcender l’univers, c’est-à-dire qu’elle est elle-même non-causée. C'est la Cause Première. Dieu. Puisqu’Il a créé le temps et l’espace, Dieu est intemporel et immatériel. Il est tout-puissant puisqu’Il a engendré tout l’univers. On peut maintenant répondre à la question métaphysique de Leibniz : Pourquoi y a-t-il plutôt quelque chose que rien ? À supposer que des choses doivent exister, pourquoi doivent-elles exister ainsi et non autrement? L’univers existe, personne n’en doute, et les astrophysiciens affirment que l’univers n’a pas toujours existé : il est apparu il y quelques 15 milliards d’années. Or, pour que l’univers soit venu à l’existence, il faut une Cause Première, non-causée par une autre cause. Pourquoi Dieu existe-t-il? Puisqu’il a toujours été, la question de son existence ne se pose pas. Il est lui-même la raison d’être de son existence.


10. L’athée ne croit pas s’il n’a pas envie de croire. Il croira lorsqu’il rencontrera un bon argument. De tous les arguments en faveur de l’athéisme proposés par Claude Braun, le dernier est le plus pitoyable. L’athée se trouve ici dans la même situation que ceux qui luttent contre la pornographie en tentant vainement de la définir: il y en a seulement que lorsqu’ils en voient. D’autre part, il ne faut pas trop miser sur les arguments en matière de conversion religieuse. Si, comme je le pense la foi est une vertu, alors, en accord avec Aristote, je crois qu’il faut plutôt miser sur le rôle capital de l’éducation à la vertu. Malheureusement, dans une société libérale comme la nôtre, où l’enseignement religieux est mis au pilori de l’endoctrinement, il ne faut pas non plus compter là-dessus. On peut au moins espérer que le débat éveille les consciences. N'oublions pas que l'espérance - avec la foi et la charité - est tenue comme une vertu théologale. Tout est affaire de vertu. Dieu lui-même n'est que vertu, et si l'on a de la difficulté avec la foi et l'espérance, on peut toujours prier Dieu de nous faire partager ces vertus essentielles car il est de la nature du vertueux de partager. Cela s'appelle de la générosité, mieux de l'amour. 

mardi 18 janvier 2011

DU BON USAGE DE L’ATHÉISME EN DIX OBJECTIONS. À propos du Québec athée de Claude M. J. Braun (Michel Brûlé, 2010)

Un croyant est un antiseptique.
Raymond Devos

IIième partie


6. Les dieux et les croyants se comportent immoralement; donc, il ne faut pas adopter leurs croyances. Ici, l’athée doit veiller à éviter les sophismes. D’abord, ce ne sont pas toutes les divinités et tous les croyants qui se comportent immoralement, de sorte que seul l’athée serait irréprochable sur le plan moral. Qu’on soit athée ou croyant, on ne fait pas toujours ce qu’on croit être bon. Si un petit nombre de prêtres ont commis des abus sexuels, on ne peut pas généraliser ces conduites répréhensibles à tous les prêtres. Pour ce qui concerne les divinités, qu'elle soit une ou plusieurs, la question reste ouverte. Pour le Dieu chrétien, comme je l’ai fait remarquer dans la première objection, sur la base du principe de charité, il faut lire intelligemment la Bible, de sorte que Dieu sort exonéré des accusations apparentes d’immoralité. Évitons aussi le sophisme de l’attaque contre la personne : tu as mal agi; donc, tes idées ou tes opinions sont sûrement fausses. Si mon voisin est fédéraliste et qu’il est accusé de pédophilie, je suis toujours justifié à croire au fédéralisme.

7. Si les dieux étaient parfaits ils auraient créé un monde parfait. Or, le mal existe. Donc, au mieux, si les dieux existent, ils sont imparfaits. C’est là sans doute, la plus ancienne des objections contre l’existence d’une divinité (ou de plusieurs), et la plus sérieuses aussi. L’objection remonte à Épicure : ou bien Dieu est impuissant à empêcher le mal; ou bien, s’il est tout-puissant, il est méchant en lui donnant libre cours. Pour ce sortir de ce dilemme, ou bien le croyant doit reconnaître que Dieu n’est pas tout-puissant et ce, contrairement à ce qu’affirme la théologie traditionnelle; ou bien encore Dieu est méchant, contredisant l’affirmation traditionnelle voulant que Dieu soit infiniment bon. Même le croyant éprouve toutes les misères du monde à comprendre l’existence du mal à côté d’un Dieu d’amour. À l’âge de 92 ans, l’Abbé Pierre ne comprenait toujours pas pourquoi tant de souffrances accablent l’humanité. Il écrivait:

Je ne suis pas guéri et ne le serai jamais de tout ce lot de souffrances qui accable l’humanité depuis l’origine. J’ai appris récemment qu’environ quatre-vingts milliards d’êtres humains auraient vécu sur terre. Combien ont eu une existence douloureuse, ont peiné, souffert… et pour quoi? Oui, mon Dieu, pour quoi? (Abbé Pierre avec Frédéric Lenoir, Mon Dieu… pourquoi? Petites méditations sur la foi chrétienne et le sens de la vie, Paris, Plon, 2005, p. 13. Notons que l'Abbé Pierre écrit «pour quoi» et non «pourquoi», comme si l'Abbé Pierre demandait une explication téléologique: en vue de quoi, dans quel but.)

Il est vain, voire stupide, de rétorquer, comme le font la plus part des croyants, que «les voies du Seigneur sont impénétrables» car, ainsi, on répond à un mystère par un autre. Dans la pensée chrétienne, la réponse quant à l’existence du mal est la doctrine connue sous le vocable latin de privatio boni remontant à saint Augustin et que Thomas d'Aquin a repris à sa suite. Malgré l’apparence du contraire, le mal est définissable : c’est l’absence du bien (privatio boni). La mort, par exemple, - qui est sans doute le mal suprême pour les humains que nous sommes – est l’absence ou la privation de ce bien qu’est la vie. L’esclavage est la privation de la liberté. La pauvreté, l’absence de biens vitaux, dont l’argent. La maladie, l’absence de la santé etc. La définition du mal comme absence du bien (privatio boni) découle d’une thèse générale que soutient Thomas d’Aquin, s’appuyant sur Aristote, voulant que «Le bien peut exister sans le mal, alors que le mal ne peut exister sans le bien.» En d’autres termes, s’il y a du mal, c’est qu’il doit y avoir d’abord du bien. La seule réalité qui existe est donc le bien - c’est-à-dire, pour Thomas d'Aquin, Dieu. Un être maléfique – Satan, Belzébuth, Adramelech, etc. -, opposé à Dieu, existant avant Dieu, est donc logiquement impossible. C’est d’ailleurs pourquoi le diable ou le démon est conçu dans le christianisme comme un être (un ange) déchu ayant reçu l’existence de Dieu. Le christianisme n’est pas un manichéisme.

Le mal, au sens moral du terme, c’est-à-dire celui exercé par des êtres libres comme les hommes, n’a donc d’existence que parce que d’abord le bien existe. L’objection de l’incroyant est donc de savoir si, Dieu en créant le bien, aurait du coup créé le mal? Non, répond l’Aquinate, parce que ce que Dieu crée, au sens plein du terme, c’est le bien, l’être, pas le mal, celui-ci n’ayant d’existence que par absence du bien. Le mal, en somme, n’est pas, au sens «ontologique» du terme, comme se plaisent à dire les philosophes.

Quoi, réplique l’incroyant, le mal n’existe pas ?! Que dire alors de la calamité qui a frappé Haïti le 12 janvier 2009? N’est-ce pas là l’exemple patent de l’existence du mal pour un peuple qui, par ailleurs, a plus que son lot de malheurs? Pourquoi eux et pas nous? Dieu serait-il méchant de s’acharner de la sorte sur petit peuple déjà frappé par la misére?

Ces cris du cœur de l’athée rappellent le fameux poème de Voltaire devant le tremblement de terre de Lisbonne de 1755 où il condamnait toute tentative de justification divine. Thomas d'Aquin ne dit pas cependant, comme les théologiens à l'époque de Voltaire, que les victimes méritent la colère de Dieu ou autres ignominies semblables (dont celle plus récente du malheureux Pat Robertson voulant que « les esclaves haïtiens aient conclu jadis un pacte avec le diable»). Apparemment, plein de dépits, Voltaire ne tint pas compte de la thèse thomasienne du mal comme privatio boni.

D'après l'Aquinate, il convient par ailleurs de distinguer le mal moral du mal naturel. En latin, le premier se dit malum culpae, la faute. Le mal naturel, lui, se dit malum poena, la peine, la douleur. Si Dieu n’a pas créé le malum culpae, la faute morale, est-il donc à l’origine du malum poena, produit entre autres par les catastrophes naturelles? Thomas d’Aquin ne nie pas l’existence de la douleur et des peines engendrées par les catastrophes naturelles. Toutefois, les peines engendrées par le séisme en Haïti n’ont de réalité que comme passions affectant la sensibilité humaine. Encore une fois, ces peines n'ont de réalité que par privation du bien.

On lui objectera que la perte d’êtres chers est incontestablement un mal. C’est bel et bien une réalité que la perte d’êtres chers dans des conditions aussi épouvantables que celles du séisme en Haïti. L’Aquinate ne le nierait pas un seul instant. Mais au plan de la réalité « ontologique », au plan de ce qui est - et il ne faut jamais perdre de vue qu'on se situe ici au plan métaphysique où être, c’est le bien -, ces pertes, aussi épouvantables soient-elles, restent des privations d’être.

Considérons une analogie. Supposons que je dise : « Il n’y a rien ici ». N’allons pas croire qu’en disant cela je veuille dire qu’il y a quelque chose et que ce quelque chose, rien, existe! Nous nous trouverions alors à « réifier » rien, c’est-à-dire à faire en sorte que rien existerait d’une certaine façon: rien serait quelque chose, mais rien... Ce qui est logiquement contradictoire et, pire encore, trompeur. De même, lorsqu’on dit que les peines existent à la suite de la catastrophe naturelle, il ne faut pas croire que ce dont sont privées les victimes - le manque cruel, en un mot, le mal - existe indépendamment du bien dont elles sont privées qui, lui seul, existe. Ce dont les Haïtiens sont privés, ce sont des biens, c’est-à-dire des personnes, des biens vitaux, des services, des institutions, etc., qui ne sont plus. Voilà le malheur. D’après l’Aquinate, Dieu a certes créé les personnes disparues dans le séisme, mais Il ne les a pas tuées; Il ne leur a pas enlevé la vie. Bref, il n’est pas l’auteur du mal.

Alors, demandera-t-on, mais d’où vient le mal, c’est-à-dire la privation d’être? Pourquoi cela est-il ainsi? Encore une fois, il ne faut pas donner réalité à la privation d’être, c’est-à-dire au mal. En fait, la bonne question est : comment expliquer la privation d’être?

D’après Thomas d’Aquin, Dieu est l’être qui est suprêmement. Par conséquent, puisque être, c’est être bon, Dieu est parfaitement bon. Dans le langage de la métaphysique d’Aristote, Dieu est « l’Acte Pur » (Actus Purus). Tous les autres êtres, dont les humains, n’existent que potentiellement, c’est-à-dire que nous sommes toujours en changement. Bien que nous disions que nous « existons », nous ne sommes pas véritablement. Cela peut paraître paradoxal, mais c’est ainsi. Exister, pour nous, c’est changer. La mort seule mettra un terme à cette soi-disant « existence » pour nous faire accéder à la véritable existence, qui est celle de Dieu.

Supposons que je sois atteint du sida. Comme nous, Thomas d’Aquin admettrait que ce mal est explicable par une cause naturelle, en l’occurrence la présence dans mon corps du VIH. Cependant, pour que le virus m’affecte de la sorte, il faut qu’il soit bon à sa manière, c’est-à-dire qu’il ait de l’être. En d’autres termes, le virus est bon, même s’il m’afflige, et ce qui m’afflige, ce n’est pas le virus lui-même, car il est bon, mais le manque de santé, c’est-à-dire le manque d'un bien. Pour ainsi dire, le mal parasite le bien.

De même, les plaques tectoniques qui se sont frottées dans la région d’Haïti l’an dernier, causant le séisme si dévastateur, sont bonnes en elles-mêmes. Ces frottements ne sont pas mauvais en soi. Ils ne le sont que relativement aux humains habitant la région, les privant de leur vie ainsi que d’autres biens qu’ils chérissaient.

Dieu, l’être bon par excellence, ne crée donc que du bien. D’où vient alors le mal? Accidentellement du bien, répond l'Aquinate. À la suite de la catastrophe sans pareil, les secours internationaux se mobilisent comme jamais auparavant. Les hommes en manquent de bien créent du bien. Pour un croyant comme Thomas d’Aquin, les hommes, privés du bien, créant du bien, sont les instruments de Dieu. Il n’est pas dit, cependant, que cette surabondance créatrice du bien ne produira pas tôt ou tard, par accident, du mal, c’est-à-dire une privation de bien. La cause n’est pas le mal, mais accidentellement le bien. En voulant faire le bien, on peut se tromper. Par exemple, j’aide quelqu’un à construire sa maison en carton sachant qu’elle ne résistera pas à un éventuel tremblement de terre. Je vise son bien (bâtir un abri), mais tôt ou tard, sa maison s’effondrera sur lui. Je le prive accidentellement, sans malveillance, du bien en pensant aider. Mon intention était bonne, mais les conséquences de mon action ne le sont pas.

Dieu serait-il alors incapable de prévoir les conséquences futures du bien qu’il crée? Dans ce cas, il ne serait pas parfaitement omniscient. Si Dieu n’est pas l’auteur du mal en créant le bien, il en serait néanmoins indirectement ou accidentellement l’auteur. Ce qui voudrait dire que Dieu ne serait pas parfaitement omniscient.

Je crois que Dieu est parfaitement omniscient, mais je crois aussi que lorsqu’Il créa notre monde, qui est le meilleur des mondes possibles - comme disait Leibniz -, il était préférable qu’Il ne soit pas parfaitement omniscient. Dans notre monde, celui qu’Il a créé, Dieu ne peut pas prévoir à l’avance toutes les conséquences de sa création. Je soutiens que cette situation était préférable à un monde où Dieu serait parfaitement omniscient.

En effet, supposons que Dieu sache infailliblement ce qui va se produire. Qu’en découle-t-il? Comme le disait malicieusement Bertrand Russell (dans « L’art de la conjecture rationnelle »), si Dieu savait qu’Adam et Ève allaient manger du fruit défendu, il était alors vain de leur interdire d’en manger! Plus généralement, si Dieu est parfaitement omniscient, Il connaît l’avenir. S’Il connaît l’avenir, c’est que ce dernier est déterminé. Si l’avenir est déterminé, alors personne ne peut rien décider au sens strict du terme. Si personne ne peut rien décider, le libre-arbitre est illusoire.

Pour toutes ces raisons, Dieu ne peut pas être parfaitement omniscient.

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, la bonté de Dieu le conduit à préférer un monde où le mal peut exister (toujours comme parasite du bien) parce que ce monde est préférable à un monde où le mal n’existe pas. En somme, Dieu a une bonne raison de préférer un monde où le mal existe à un monde sans mal. Quelle est alors la bonne raison pour laquelle Dieu aurait préféré notre monde, qui comporte le mal, à un monde où il n’y en a pas?

Examinons le problème sous cet angle. Un monde qui ne comporterait aucun mal en serait un où la liberté n’existe pas. En effet, un monde où des créatures ne sont pas libres de choisir le bien ou le mal est moins valable que celui où des êtres disposent d’un libre arbitre. Dans un tel monde, les êtres sont pour ainsi dire forcés à faire le bien. Or, faire le bien parce qu’on ne peut faire autrement ne comporte aucune valeur morale. Si la raison pour laquelle je ne suis pas alcoolique, c’est parce que mon métabolisme ne peut supporter l’alcool, je n’ai aucun mérite à ne pas être alcoolique. Par contre, si je réussis à me sortir de cette dépendance à force de volonté, j’en ai tout le mérite (même lorsque j’échoue, malgré mes efforts, j’ai quand même du mérite au plan moral).

Donc, un monde où des êtres peuvent exercer leur libre arbitre est préférable à un monde où le libre arbitre n’existe pas. C’est la raison pourquoi Dieu a préféré notre monde où des êtres humains disposent du libre arbitre.

Évidemment, dans un monde comme le nôtre, l’omniscience de Dieu paraît limitée. Dieu réalise parfaitement qu’en créant des êtres libres, Il risque indirectement de créer du mal. Mais cette situation est préférable à celle d’un monde où le libre arbitre n’existe pas.

Considérons le problème sous un autre angle. Dieu n’avait pas à créer un paradis avec l’homme en état de perfection de pied-en-cap, car un paradis n’est pas le meilleur des mondes possibles pour permettre à l’homme de se développer. Supposons en effet que notre monde soit parfait, où aucun mal, aucune souffrance, n’existe. Alors, s’il n’y a aucun mal, le bien n’aura plus de sens. En effet, s’il n’y a aucun danger, le courage n’a plus aucun sens; s’il n’y a aucun plus de cupidité, il n’y a plus de générosité ou de charité; s’il n’y a plus de peur et de haine, l’amour n’a plus de sens. Dans un tel monde, l’homme ne peut plus se parfaire. Un monde parfait serait donc le moins approprié qui soit pour l’exercice de la liberté humaine.

Si l’on veut, Dieu accepte de limiter son omniscience afin d’engendrer un plus grand bien. Il existe toutefois une autre solution au problème de l'incompatibilité de l’omniscience divine et de la liberté humaine. C’est celle que proposa le philosophe latin Boèce (480-524 de notre ère) dans La consolation de philosophie.

La solution de Boèce est étroitement liée à la conception du temps lorsqu’on parle de Dieu. Dieu est l’auteur de toutes choses, dont le temps. Il s'ensuit donc que Dieu, par nature, est atemporel.

Que faisait Dieu avant de créer le ciel et la terre?, demandait saint Augustin. Et le saint de répondre sarcastiquement : « Il préparait l’enfer pour ceux qui scrutent ces profonds mystères » (Les confessions, Livre XI, chapitre 12). Augustin rejette cette question comme étant frappée d’incohérence. C’est en effet comme demander ce qu’il y avait avant le temps, car l’adverbe temporel avant présuppose un temps antérieur au temps, ce qui est contradictoire. En fait, le temps n’a de réalité que pour l'homme. En d’autres termes, si les hommes n’avaient pas existé, le temps n’existerait pas. Il s’ensuit que le temps n’existe pas pour Dieu. Dieu est, simplement. Il n’a pas été, et Il ne sera pas. Il est, point à la ligne. Dire de Dieu qu’Il est éternel est incorrect puisqu’Il n’est pas dans le temps. « Il ne faut pas voir Dieu comme plus ancien que la création sous le rapport de la quantité du temps », écrit Boèce.

Fort de ces considérations, Boèce peut affirmer sans se tromper que Dieu ne possède pas de prescience. En effet, qui dit « prescience » fait appel au temps, au futur en particulier. Or, il faut le redire, Dieu est atemporel. Il ne peut donc pas prévoir l’avenir, car il n’y a pas de futur pour Dieu. Notre passé, présent et futur ne sont pour ainsi dire, au regard de Dieu, qu’un « éternel maintenant ». Pour Boèce, «… la connaissance [de Dieu est celle] d’un instant présent qui ne passe jamais ». Ici, les mots font défaut et nous jouent des tours, car un « éternel maintenant » ou un « présent qui ne passe jamais » n’ont en réalité aucun sens. On se cogne, dirait Wittgenstein, sur les bornes du langage.

Tout de même, Boèce peut dissoudre le problème d’incompatibilité que pose la préscience divine avec le libre arbitre humain. En effet, Dieu « voit comme présents dans son éternité les événements qui se produiront à un moment du temps ».

Voyons une analogie. Lors d’un défilé, les badauds regardent passer les chars allégoriques les uns à la suite des autres. Imaginons maintenant quelqu’un situé sur une colline qui voit le défilé d’un seul coup d’œil : cet observateur sait d’avance quel char les spectateurs massés dans la rue verront.

Ainsi, Dieu, a toujours su ce que nous apprêtons à décider, sans que cela nous prive du libre-arbitre. Ainsi, du point de vue atemporel de Dieu, il était nécessaire qu’Adam et Ève pèchent, alors que du point de vue temporel humain, il n’y avait là aucune nécessité. Dieu, en « prévoyant » tout, ne détermine cependant pas les actions que nous allons poser.

Si vous vous dites « à quoi bon prier Dieu, puisque tout est déjà réglé d’avance? », vous vous prenez à jouer à Dieu. Prier, c’est croire que tout n’est pas déterminé d’avance. Comme l’écrivait Kierkegaard, « le déterministe, le fataliste sont des désespérés… parce qu’il n’y a plus pour eux que de la nécessité » (Traité du désespoir). Lorsqu’on se prend pour Dieu, en effet, la nécessité de toutes choses nous tombe dessus comme une chape de plomb. Si Dieu fait homme a prié, à plus forte raison rien n’est encore joué pour l’homme; tout est encore possible.
(à suivre)

dimanche 16 janvier 2011

DU BON USAGE DE L’ATHÉISME EN DIX OBJECTIONS. À propos du Québec athée de Claude M. J. Braun (Michel Brûlé, 2010)

Si tu es athée, c’est que tu es de mauvaise foi.
Frédéric Dard

1ère partie (de trois)

John Stuart Mill soutenait avec raison qu’on a tout intérêt à ne pas rejeter une opinion contraire à celle de la majorité car, primo, si elle s’avère éventuellement vraie, on rate l’occasion d’apprendre la vérité et, secundo, si elle est fausse, on rate également l’occasion de mieux comprendre en quoi notre opinion est véridique.(1) De plus, Mill émet un principe de rationalité fondamental dans toute discussion, celle de comprendre mieux l’opinion contraire que ne la comprend notre rival.

Celui qui connaît seulement son propre argument dans une affaire en connaît peu de choses. Il est possible que son raisonnement soit bon et que personne ne soit arrivé à le réfuter. Mais s’il est, lui aussi, incapable de réfuter le raisonnement de la partie adverse, et s’il n’en a même pas connaissance, il n’a aucune raison de préférer une opinion à une autre. La position rationnelle à adopter dans son cas serait la suspension du jugement, et faute de savoir s’en contenter, soit il se laisse conduire par l’autorité, soit il adopte, comme la majorité des gens, le parti pour lequel il éprouve le penchant plus fort. (2)


Dans le débat opposant l’athée au croyant, il convient d’adopter le principe de Mill de la discussion rationnelle. Si le croyant se sent mal à l’aise avec Mill, il faut savoir que Thomas d’Aquin avait recours systématiquement au même principe invoqué par Mill avec sa fameuse méthode de la disputatio voulant que la controverse est le moyen par excellence pour parvenir au vrai; de telle sorte que tout argument, tout contre-argument ou objection, doit être présentée et passée au crible de l’examen critique. Thomas d’Aquin n’avait pas conscience de faire œuvre d’originalité puisqu’il puise sa méthode de disputation diretement chez Le Philosophe (Aristote, en particulier au début du livre B de la Métaphysique).

En plus du principe de discussion rationnelle, il faut également miser sur une version du principe de charité voulant qu’il convient de comprendre avec bienveillance les arguments de notre adversaire comme étant dignes d’intérêt puisqu’ils sont le fruit d’un être aussi intelligent que nous. En somme, les gens qui ne partagent notre point de vue ne sont pas pour autant des idiots,  ce sont des personnes intelligentes, dignes de respect.

Cela posé, venons-en aux arguments en faveurs de l’athéisme que Claude Braun, dans Québec athée, énumère au nombre de dix (p. 37 à 39). Dans ce qui suit, je présente pour chaque argument en faveur de l'athéisme énoncé par Braun un contre-argument ou une objection. Le but est que le lecteur puisse  mieux être en mesure de se faire une tête dans le débat opposant athéisme et croyance. Tout étudiant débutant en philosophie devrait se livrer au même exercice puisqu' il est fort formateur du point de vue de la pensée critique.


1. Le croyant est un athée qui s’ignore. Il est vrai qu’un croyant, un chrétien en particulier, n’adhère pas aux croyances des autres religions. L’athée ne comprend pas pourquoi les croyances chrétiennes seraient véridiques alors que celles des autres religions seraient fausses. Évidemment, ce premier argument rejoint le second, comme nous le verrons bientôt. L’objection athée veut en somme que le croyant pèche par incohérence : si les autres croyances sont fausses, celles du croyant devraient également être fausses; donc, par cohérence le croyant devrait être athée. L’athée est donc cohérent en rejetant comme également fausses les croyances de toutes les confessions religieuses. Le problème avec cet argument, évidemment, est que l’athée présuppose, sans l’établir, que toutes les croyances religieuses sont fausses.


2. Aucune religion n’a le monopole de la vérité; donc, il est parfaitement arbitraire d’en choisir une au détriment des autres. Comme je l’indiquais, cet argument est une variante du premier. Le même problème de tantôt se pose: on décrète péremptoirement qu’aucune religion n’est vraie. Tout ce que l'athée est autorisé à dire, dans les faits, c'est que les religions présentent une diversité de croyances. Conclure, à partir de ce constat factuel, qu’aucune n’est légitime ou vraie n’est pas valable. La conclusion n’est pas déductivement valide car, même si la prémisse est vraie, la conclusion pourrait s’avérer fausse. La prémisse, en effet, rapporte ce que les gens croient suivant leur culture religieuse d'origine; là-bas, les gens croient telle et telle chose, ici telle et telle chose, etc. La conclusion, elle, concerne ce qui est vrai, indépendamment de ce que les gens croient. Dit autrement, du simple fait que les croyances religieuses divergent, on ne saurait conclure qu’il n’y a pas de vérité à ce sujet.



3. Dans toutes les religions, la description des dieux n’est pas cohérente. Ils sont en effet présentés comme étant parfaits, alors qu’ils posent des gestes démontrant qu’ils ne le sont pas. Cela vaut en particulier pour le Dieu chrétien qui est présenté tantôt comme miséricordieux mais qui, dans certains passages de la Bible, apparaît cruel et sanguinaire. Claude Braun ne cite aucun passage incriminant; il se contente uniquement de dire qu’il y a en a un peut partout, «selon le passage des révélations que l’on voudra consulter.» Il aurait pu citer ce passage biblique tiré du prophète Isaie qui apporte de l'eau à son moulin athée : «Je suis Yahvé, il n’y en a pas d’autre. Je façonne la lumière et je crée les ténèbres. Je fais le bonheur et je crée le malheur. C’est moi Yahvé, qui fais tout cela.» (Isaïe, 45 6-7) On pourrait également citer les actes de violence, de guerre, des meurtres commis par les Israélites contre, entre autres, les Cananéens, etc. La question est alors la suivante : pourquoi raconte-t-on ces histoires d’une morale peu édifiante ? C’est que la Bible est un ouvrage déroutant qui n’est pas un livre d’histoire au sens moderne du terme visant à expliquer l’histoire événementiel et factuel d’un peuple, les Hébreux. La Bible relate l’histoire de la relation entre un peuple et son Dieu, Yahvé. Il s’agit d’une «histoire sainte» comme on disait autrefois. Les auteurs des ouvrages qui composent cette bibliothèque qu’est la Bible cherchent à exprimer le sens de l’aventure du peuple juif en relation avec Dieu, la vérité étant secondaire pa rapport au sens des événements. C’est pourquoi il est toujours risqué de prendre au pied de la lettre les récits bibliques. Ceux qu’on appelle les «fondamentalistes» interprètent littéralement ces récits. Josué arrêta-t-il dans sa course le soleil autour de la terre? (Josué, 10 12-13) Oui, affirment catégoriquement les fondamentalistes, car ce qui est écrit dans la Bible est littéralement vrai. Depuis longtemps, les exégètes bibliques ont appris à lire la Bible au second degré. Il faut apprendre à lire ainsi la Bible. Il n’y a rien de blasphématoire à dire que la Bible constitue une sorte de «fourre-tout» de la tradition hébraïque, bourrée de faussetés historiques. Encore une fois, ce n’est pas tant la vérité des récits qui est en cause que leur sens. Les exégètes par exemple savent que le récit de création au tout début de la Genèse comporte bout à bout deux récits, filés comme une courtepointe, le récit «yahviste» de la création (Genèse 1 1-28) en sept jours, étant beaucoup plus récent que l’autre récit (vers 500 avant notre ère), le récit «élohiste» plus ancien (Genèse 2 4 et suivants), remontant à Salomon (1 000 avant notre ère). Dans le premier récit, Dieu y apparaît comme un être abstrait, un pur esprit («L’esprit de Dieu planait sur les eaux») ; alors que dans le second, Dieu est anthropomorphisé («J’ai entendu ton pas dans le jardin…») Une lecture éclairée et intelligente de la Bible exige qu’on tienne compte de l’exégèse. En ce sens, le type de lecture qui est exigé de la Bible répond au principe de charité admis tantôt, ce principe voulant que, ce que vise les auteurs de la Bible. ce n’est pas tant la vérité que le sens des événements relatés. Sur cette base, il est possible de justifier les multiples contradictions apparentes que l’on y rencontre.



4. Les dieux sont anthropomorphisés. Ce sont les hommes qui les ont inventés de sorte qu’ils se mystifient eux-mêmes. En un sens, la réponse à la question de savoir si ce sont les hommes qui ont inventé les dieux ou l'inverse, est du ressort des sciences des religions. Mais c’est une question extraordinairement difficile de telle sorte que les sciences des religions ne l'abordent pas directement. Elles préfèrent plutôt parler de «l’expérience du sacré» qui se trouve être au cœur de toutes les religions connues. Le grand historien des religions, Mircea Eliade, a proposé le terme hiérophanie pour désigner l’irruption du sacré dans la vie des hommes qui les rassemblent pour ainsi dire en société. On se souvient peut-être du film Les dieux sont tombés sur tête (Jamie Uys, 1980) dans lequel un petit chasseur bochiman reçoit sur la tête, tombée d’un avion en vol, une bouteille de Coca-Cola. Évidemment, pour la tribu africaine du chasseur, sans contact avec la civilisation occidentale, la bouteille de Coca-Cola, parfaitement profane à nos yeux, deviendra pour eux source de hiérophanie, c’est-à-dire sacré, par où, donc, les dieux se manifestent. Évidemment, pour le spectateur occidental, les dieux n’existent pas car nous savons pertinemment comment se fabriquent les bouteilles de Coke; ce ne sont que de simples mortels comme les Bochimans qui les fabriquent. La question de l'existence des dieux est ici vite résolue.

Pour compliquer quelque peu le cas et progresser dans notre réflexion sur cette question complexe, ayons recours à la parabole que l’ex-athée, Anthony Flew, a proposé dans There is a God. How the World’s Most Notorious Atheist Changed His Mind (3), ouvrage dans lequel le philosophe britannique explique son changement de fusil d’épaule après cinquante ans d’athéisme pur et dur. Voici la parabole que propose Flew :

Imaginez qu’un téléphone relié à un satellite de télécommunications est rejeté sur les rivages d’une île habitée par une tribu qui n’est jamais entrée contact avec la civilisation moderne. Les indigènes tapent sur le clavier numérique du combiné et entendent des voix sortir du téléphone. Ils croiront, de prime abord, que les voix proviennent de l’appareil lui-même. D’autres plus futés – les scientifiques de la tribu – parviennent à reproduire une réplique exact du téléphone et composent les mêmes numéros sur le clavier. Ils entendent les mêmes voix à nouveau. La conclusion s’impose d’elle-même : l’amalgame spécifique que constituent les cristaux, les métaux et les processus chimiques produit ce qui ressemble à des voix humaines; par conséquent, les voix sont produites par l’appareil lui-même.
Un sage de la tribu convoque les scientifiques à une discussion. Depuis longtemps, il réfléchit à toute cette affaire et il en est venu à la conclusion suivante : les voix entendues dans l’appareil proviennent en réalité de gens comme eux, des gens qui vivent comme eux et qui ont un esprit comme eux, mais qui s’expriment dans une autre langue. Aussi, au lieu de penser que les voix sont le produit des propriétés du combiné, il suggère aux siens d’étudier l’hypothèse suivant laquelle ces voix proviendraient en réalité d’un réseau mystérieux de communication et seraient celles d’autres humains comme eux. Mais les scientifiques se moquent du conseil du sage et lui disent : « Écoute. Lorsqu’on fracasse l’appareil, les voix se taisent. Par conséquent, les sons ne sont rien d’autre que l’amalgame spécifique du lithium et des circuits électroniques ainsi que des diodes luminescentes. (4)

Par le biais de cette parabole, l’ex-athée invite ceux et celles qui pensent que le monde n’a pas besoin d’une explication faisant appel à une source transcendante – à des dieux -, qu’il se suffit à lui-même, et que la vie est apparue par hasard de la matière inerte, à réviser leur point de vue, car leur attitude pourrait bien être celle des «scientifiques» de la tribu, qui est celle de l’athéisme dogmatique. L’existence d’une ou de plusieurs divinités n’a rien de farfelue et paraît parfaitement raisonnable.

Une position plus ouverte et plus raisonnable que l’athéisme consisterait à dire: « Je ne sais pas si Dieu (ou les dieux) existe. Après tout, il n’est pas impossible qu’un jour on sache qu’il existe. Pour le moment, je n’ai aucune raison m’autorisant à croire que cela ne sera pas possible.». Cette position, qu’on pourrait qualifier d’«agnosticisme ouvert» comporte trois avantages par rapport à l’athéisme : 1) elle est davantage ouvert et plus respectueux des opinions en matière religieuse; 2) c’est une croyance raisonnable même si elle peut s’avérer fausse; enfin, 3) n’exclut pas la prière. Examinons brièvement ces trois avantages.

D’abord, une croyance peut être rationnelle tout en étant fausse. Une personne atteinte d’un cancer se croyant en parfaite santé se trompe sous prétexte qu’elle a reçu deux diagnostics d’oncologues l’assurant qu’elle n’a pas le cancer. Même si sa croyance est fausse, elle est rationnelle : deux diagnostics le prouvent.

La croyance en Dieu est rationnelle, même si on ne sait pas si elle vraie (ou fausse), et il est légitime de l’enseigner. Il ne serait pas souhaitable de s’opposer à l’éducation religieuse des jeunes. La formation des enfants s’avère en effet incomplète sans récits fondateurs et rites «hiérophaniques», dont ils sauront, à l’âge adulte, faire la part des choses. D’ailleurs, il n’y a rien d’irrationnel à militer à l’intérieur d’un parti politique ou d’une société civile; même chose pour le croyant.

Enfin, aussi étonnant, voire paradoxal, que cela puisse sembler, l’agnosticisme ouvert laisse place à la prière. Prier Dieu (ou les dieux) pour que son existence devienne claire n’est pas si irrationnel qu’il le paraît de prime abord. Après tout, celui ou celle qui crie à l’aide alors qu’il n’y a personne aux alentours agit de manière parfaitement rationnelle. L’agnostique ouvert aussi demande de l’aide afin qu’on l’éclaire, que Dieu existe ou non. Si Dieu existe, Il lui répondra.



5. Ne pas croire en Dieu n’a aucun impact sur nous. Si l’on viole un précepte religieux, rien ne nous arrive. En somme, il ne fait aucune différence si Dieu existe ou non. Des philosophes existentialistes, tels Jean-Paul Sartre et Albert Camus, soutenaient que si Dieu n’existe pas, alors la vie est absurde. Toutefois, contrairement à l’argument par réduction par l’absurde, ces existentialistes athées ne concluaient pas que, par conséquent, Dieu doit exister, mais plutôt que l’existence est absurde, L'existence serait en effet dépourvue de but, de finalité; dénuée de sens. Déjà Shakespeare faisait dire à Macbeth, «La vie [n’est] qu’une histoire dite par un fou, pleine de fracas et de furie, et qui ne signifie rien…» (Macbeth, Acte V, scène 5). Mais le programme de l’existentialisme n’est pas si noir qu’il ne paraît. Sartre en particulier veut que notre seul «but» ou «finalité» réside dans notre liberté. Il s'agit de  donner un sens à ce qui n’en a pas. Non seulement l’homme, mais l’univers dans lequel nous habitons, ne possède aucun sens. Comme l’écrit Russell de son côté :

Dans l’univers visible, la Voie Lactée n’est qu’un minuscule fragment dans lequel s’insère le système solaire qui n’est qu’un grain infime dans lequel, à son tour, notre planète n’est qu’un point microscopique. Sur ce minuscule point, des mottes infinitésimales composées de carbone et d’eau, pourvues d’une structure chimique complexe, rampent quelques années seulement à la suite de quoi leurs éléments se dispersent à nouveau .(5)

Contrairement à ce que l’argument athée affirme, la non-croyance en Dieu a d’énormes conséquences touchant l’existence humaine. Affirmer que Dieu n’existe pas a pour conséquence que ce qui est bien ou mal devient affaire personnelle, subjective. C’est d’ailleurs ce que soutenait par souci de cohérence Russell. C’est ce qu’on appel le «subjectivisme moral». Écoutons encore Russell.

Quand un homme dit : « Ceci est bon en soi », il paraît affirmer un fait, tout comme s’il disait : «Ceci est carré » ou « Ceci est sucré ». Je pense que c’est là une erreur. Je pense qu’il veut dire en réalité : « Je souhaite que tout le monde désire ceci », ou plutôt:« Puisse tout le monde désirer ceci ». Si l’on interprète ses paroles comme une affirmation, il s’agit seulement de l’affirmation de son désir personnel; par contre, si on les interprète d’une façon plus générale, elles n’affirment rien, mais ne font qu’exprimer un désir. Le désir lui-même est personnel, mais son objet est universel. C’est, à mon avis, ce singulier enchevêtrement du particulier et de l’universel qui a causé une telle confusion en matière de morale.
(…)
Si l’analyse ci-dessus est correcte, la morale ne contient aucune affirmation, vraie ou fausse, mais se compose de désirs d’un certain genre, à savoir de ceux qui ont trait aux désirs de l’humanité en général — et des dieux, des anges et des démons, s’ils existent. La science peut examiner les causes des désirs, et les moyens de les réaliser, mais elle ne peut contenir aucune sentence morale proprement dite, parce qu’elle s’occupe de ce qui est vrai ou faux.
La théorie que je viens de présenter est une des formes de la doctrine dite de la “subjectivité” des valeurs. (6)


Je pense qu’il est assez clair que si Dieu n’existe pas, alors la morale n’existe pas non plus, du moins de manière objective. Nous glissons alors dans un subjectivisme moral qui conduit subrepticement à son tour au relativisme moral qui constitue la pire des situations morales. C’est d’ailleurs celle dans laquelle nous nous trouvons actuellement.

(à suivre)

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NOTES

(1) Voir John Stuart Mill, De la liberté, Paris, Presses Pocket, 1990, Chapitre 2 : De la liberté de pensée et de discussion.
(2) Ibid., p. 79.
(3) Antony FLEW en collaboration avec Roy Abraham VARGHESE, Harper One, New York, 2007, 222p.
(4) Ibid., p. 85-86. Ma traduction.
(5) Bertrand RUSSELL, op. cit., p. 68-69. Russell se fait encore plus pessimiste dans «La profession de foi d’un homme libre», où on lit : «Que l’homme soit le produit de causes qui ne prévoyaient nullement la fin qu’elles accomplissaient; que son origine, son développement, ses espoirs et ses peurs, ses amours et ses croyances, ne soient rien d’autre que le résultat de collisions accidentelles d’atomes; qu’aucun feu, aucun héroïsme, aucune intensité de pensée et de sentiment ne peuvent préserver une vie individuelle de la tombe; que tous les travaux des âges soient destinés à disparaître dans la vaste mort du système solaire, et que le temple entier de la réalisation de l’Homme doive inévitablement disparaître sous les décombres d’un univers en ruines (toutes ces choses, si elles n’échappent pas à la discussion, sont néanmoins si proches de la certitude qu’aucune philosophie  qui les rejette ne peut espérer tenir debout. Ce n’est que sur l’échaffaudage de ces vérités, sur le fondement ferme du désespoir inébranlable, que l’habitation de l’âme peut désormais être bâtie en toute sécurité.» in Bertrand Russell, Mysticisme et logique, Vrin, 2007, p. 66.
(6) Bertrand Russell, Science et religion, Gallimard, Idées NRF # 248, 1971, p. 175-177.