vendredi 2 novembre 2018

Williams James et la légitimité de la croyance religieuse

NOTE LIMINAIRE : Le billet qui suit est un ''Devoir de philo'' en réponse au Devoir de philo de Daniel Baril intitulé '' La science et la religion s’affrontent dans la recherche de la vérité '' paru le 27 octobre 2018 dans Le Devoir. J'ai soumis le texte qui suit au directeur de ces pages, Robert Dutrisac qui a refusé sa publication. Au-delà des raisons formelles, dont le fait qu'on ne saurait publié un Devoir de philo qui réplique à un autre Devoir de philo, je tiens pour ma part qu'il s'agit encore une fois de raisons purement idéologiques qui repoussent systématiquement les idées antiprogressistes, de droite, et favorables à la religion (chrétienne). Ce qui ne doit guère étonner puisqu'au Québec la domination des idées progressistes dans l'univers intellectuel est aujourd'hui sans partage.


William James (1842-1910)
La gouverneure générale Julie Payette a suscité la controverse, l’an dernier à la même époque, en déclarant ce qui suit à laConférence sur les politiques scientifiques canadiennes :
« Pouvez-vous croire qu'encore aujourd'hui, dans une société instruite et malheureusement dans certains gouvernements [...] nous soyons encore en train de débattre et de nous demander si la vie est le résultat d'une intervention divine ou si elle résulte d'un processus naturel ou encore moins, oh mon Dieu, d'un processus aléatoire ? »
Dans son discours, Mme Payette, une ancienne astronaute diplômée en génie informatique, s'est demandée comment il est possible que certaines personnes croient encore qu'une « intervention divine » soit à l'origine de la vie ou que la personnalité soit déterminée par l'astrologie. Comme si la croyance chrétienne était parfaitement irrationnelle à l'égal de l'astrologie! Je suis croyant, de confession catholique, et trouve blessant qu'une responsable politique, représentant apparemment tous les Canadiens, amalgame l'astrologie à la foi chrétienne.

En fait, aujourd’hui, toute croyance est déclarée suspecte. Elles sont a priori jugées de mauvais alois. Le mot ‘croyance’ renvoie désormais à la détestable croyance religieuse. Comme s’il n’y avait que des croyances de type religieux ! Dans ce Devoir de philo, je ferai appel à un philosophe américain, l’un des fondateurs du ‘pragmatisme’, William James (1842-1910) afin de réhabiliter les droits de la croyance de la foi chrétienne. Je répliquerai au Devoir de philo de Daniel Baril La science et la religion s’affrontent dans la recherche de la vérité en prenant pour figure de proue Bertrand Russell.

Il est de bon ton aujourd’hui de penser qu’un philosophe n’est pas là pour croire, ni pour faire croire, mais pour penser et faire penser. C’est là une lubie la mieux partagée au monde (pour paraphraser Descartes au sujet de la raison). Le philosophe qui croit, dit-on encore, cesse de penser. Il bascule alors dans le mode obscur de la croyance qui ne permet en aucune manière de connaître, c’est-à-dire de trouver la vérité. Pour Baril, tout comme pour Russell, les religions ne sont que systèmes de croyances, aucune espèce de vérités et, donc, de connaissances, ne peuvent en être extraite.

Avec Russell, ainsi d’ailleurs pour la pensée moderne en général, les religions sont toutes mises sur un même un pied d’égalité : des croyances aussi loufoques que la croyance en une théière chinoise en orbite autour de la terre. Pourtant, pour quiconque connaît la religion chrétienne, croyance et foi ne sont pas exactement identiques. Les juifs du temps de Jésus croyaient certes en leur Dieu-YHWH. Jésus n’est cependant pas venu les convaincre de croire en YHWH mais d’avoir foi en lui. La foi est, donc, un engagement, mais d’abord une relation entre des personnes. Par exemple, les partisans de Québec Solidaire croient en Manon Massé parce qu’à leurs yeux la chef de QS est digne de confiance, digne donc de foi. La foi n’est donc pas qu’une croyance - aussi débile qu’on voudra. En christianisme, la foi est conçue comme une vertu dite ‘théologale’, par opposition aux vertus cardinales. Qui dit vertu, dit quelque chose d’ardue, qui engage dans une relation personnelle avec autrui - mon épouse, un chef d’un parti politique, ou Dieu.

Dans notre belle modernité, où tout est nivelé par le bas, dont la foi, il eut toutefois des voix discordantes qui se firent entendre. William James fut l’un d’eux. James est l’auteur d’un important essai, La volonté de croire (The Will to Belief, publié en 1897). En fait, le titre de l’essai n’est pas des plus heureux. Il aurait dû s’intituler, Le droit de croire. La croyance religieuse n’est pas un objet soumis à la volonté, bien que la foi implique une décision libre. Ce que veut montrer James, c’est que la foi n’est pas une lubie, mais une  attitude parfaitement légitime à adopter. L’essai pose la question « Avons-nous le droit de croire que Dieu existe ? », et non pas si Dieu existe.

Dans sa préface, James égratigne au passage les intellectuels de son temps, nourris de la science, atteints d’une sorte de maladie ou d’impuissance à croire : « …cette faiblesse est déterminée par l’idée, soigneusement entretenue, d’une prétendue évidence scientifique dont la possession écarterait tout danger de naufrage dans la recherche de la vérité. » Les Russell et les Baril de ce monde sont ici pointés du doigt. Pour eux, croire paraît être une maladie virale dont il faut absolument se prémunir. Pour cela, il faudrait se coller le plus près possible sur les vérités de la science; il n’y en aurait pas d’autres en dehors d’elle. On désigne usuellement par le nom de « scientisme » cette position épistémologique, dont le mot d’ordre pourrait se résumer par la formule : Hors de la Science, point de salut ! Il s’agit, en somme, d’une sorte de puritanisme profane, plus précisément d’un rationalisme pur et dur.

William James plaide pour sa part pour un empirisme radical, l’exact opposé du rationalisme de Russell. La croyance religieuse – la foi – n’a rien de parfaitement obscure. Elle résulte d’une expérience spirituelle que James analyse en profondeur dans Les formes multiples de l’expérience religieuse. Essai de psychologie descriptive (1905). Au départ, note James, la personne vit un mal-être lancinant qui débouche, ensuite, sur la délivrance. Dans La volonté de croire, William James énonce trois critères permettant à coup sûr d’indiquer si une croyance est bel et bien de nature religieuse.

1) D’abord, la croyance en question doit être vivante. La croyance loufoque qu’évoque Russell touchant la fameuse théière en orbite autour de la terre est tout, sauf vivante. De même pour la croyance en Zeus, même si la mythologie grecque fait partie de la culture occidentale classique. On parle en ce sens du grec ancien comme langue morte; même chose pour la religion des anciens Grecs. Au contraire, la foi en Jésus Christ demeure toujours vivante, malgré un recul notable depuis le siècle des Lumières. Par ailleurs, si une croyance religieuse est vivante, c’est qu’elle propose un salut vis-à-vis la réalité de la mort. Nous sommes mortels, et c’est d’ailleurs devant la réalité de la mort que les religions se distinguent quant à leur proposition de salut. La théière de Russell n’offre aucun salut, c’est pourquoi elle n’est pas vivante.

2) Corolairement, une croyance vivante devient importante. En effet, une croyance vivante est, par implication, importante. Si une proposition de salut est vivante, au sens où elle constitue une réponse à la mort, la croyance religieuse devient éminemment importante. Et si elle est importante, on peut dire que la croyance en question devient hautement signifiante. Une croyance religieuse, par conséquent, donne sens, une direction, un but, une finalité, c’est-à-dire une raison d’être (à la mort en particulier). La science n’offre pas de sens aux phénomènes naturels. Elle offre une explication de type causal, point à la ligne. Et nous pourrions dire qu’il s’agit d’une cause efficiente ou motrice, pour employer la terminologie d’Aristote touchant les quatre types de cause que le Stagirite distinguait. La cause dite ‘finale’ fut exclue de la science moderne expérimentale. C’est ici le point de fracture entre l’ancienne science des sciences – la métaphysique – et la science moderne laquelle usurpa son titre à la métaphysique.

3) Enfin, une croyance pour être religieuse doit être obligée. Au sens où croyant ou athée, je suis interpellé par elle. Même le sceptique (athée ou agnostique) se trouve interpellé par la croyance en question. Il doit y répondre positivement ou négativement. Dans le second cas, on a raison de le désigner comme ‘incroyant’ ou ‘non-croyant’. Il refuse l’option. Encore une fois, même s’il refuse l’option, il est pour ainsi dire mis en demeure d’y répondre. Et encore ici, la croyance en une théière autour de la terre, n’est pas une croyance obligée.

Cela posé, William examine ensuite de manière critique l’Éthique de la croyance (1877) de William Kingdon Clifford (1845-1879). Dans ce fameux texte, l’auteur écrit : « On a tort, partout, toujours et qui que l’on soit, de croire quoi que ce soit sur la base d’éléments de preuve (evidence) insuffisants. » De son côté, James imagine la situation périlleuse suivante.

Supposez par exemple que je gravisse une montagne et que je me trouve à un moment donné dans une situation telle qu’un saut dangereux demeure ma seule chance de salut. Faute d’expérience antérieure, mes aptitudes à exécuter ce périlleux exercice n’apparaissent pas avec évidence; mais l’espoir et la confiance en moi-même me donnent la certitude que je ne manquerai pas mon but et communiquent à mes muscles la vigueur nécessaire pour accomplir ce qui, à défaut de ces émotions subjectives, eût été probablement impossible. Supposez au contraire que la peur et la méfiance l’emportent; ou supposez encore qu’ayant précisément lu l’Éthique de la croyance [de Clifford], je considère comme un péché d’agir sur une hypothèse qu’une expérience préalable n’a point validée – j’hésiterai alors si longtemps alors si longtemps qu’à la fin, épuisé et tremblant, je m’élancerai dans un moment de désespoir, manquerai mon élan et roulerai dans l’abîme.[1]

Si, dans une telle situation, je m’en remets au principe de Clifford énoncé précédent, alors, nous dit James, la seule possibilité, c’est de mourir lamentablement sur place, aucune évidence ne m’autorisant à réaliser avec succès le saut en question. Le principe de l’éthique de la croyance de Clifford est, on le constate, fort exigeant, voire impossible à réaliser dans bon nombre de cas. Je connais des amateurs de hockey, partisans du Canadien de Montréal qui, l’an dernier, espérait jusqu’à la dernière minute, que leur club favori fasse les éliminatoires. Peine perdue, aurait dit Clifford ! Espoir vain, car il ne reposerait sur aucune évidence suffisante. En fait, si l’on devait suivre la recommandation de Clifford, le monde s’écroulerait rapidement.

Clifford ne fut pas le dernier à proposé son principe éthique de la croyance. Bertrand Russell proposa lui aussi un tel principe au tout début de ses Essais sceptiques : «… il n’est pas désirable d’admettre une proposition quand il n’y a aucune raison [ground] de supposer qu’elle est vraie. » Dans Pourquoi je ne suis pas chrétien (1959), Lord Russell énonce le même principe : « L’habitude de fonder les convictions sur des preuves [evidence], et de ne leur accorder de certitude que dans la mesure où elles sont garanties [warrants] par des preuves [evidence], guérirait, si elle devenait générale, la plupart des maux dont souffrent l’humanité. »

Encore, une fois, s’il fallait s’en tenir strictement à la proposition de Russell, l’humanité serait mise à mal. Par ailleurs, l’objection que l’on adresse à Russell ainsi qu’à Clifford, c’est que l’‘évidence’ de leur principe demeure insuffisante. Il s’agit, en somme, de vœux pieux, au demeurant purement subjectifs, ne reposant sur aucun fait.

Se pourrait-il que la lieutenant gouverneure, Julie Payette, soit tombée dans le piège ouvert par Clifford et Russell ? Posé la question, c’est y répondre. On ne peut que lui proposer de lire impérativement La volonté de croire de William James.[2]




[1] William James, La volonté de croire, Paris, Les empêcheurs de tourner en rond, 2005, p. 118.
[2] Pour aller plus loin, j’invite le lecteur à lire mon essai Du fiabilisme. La garantie métaphysique de la foi, Connaissances et Savoirs, 2017.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire