mercredi 7 novembre 2018

La lutte en vue de la sérotonine. - À propos de Jordan B. Peterson, 12 règles pour une vie


L’essai de Jordan Peterson, 12 règles pour une vie[1], connaît actuellement un succès planétaire. Chez Peterson, les babines marchent avec les bottines. Il met en pratique les règles de vie élaborées dans son essai.

Je me suis arrêté à la première règle de vie : Tenez-vous droit, les épaules en arrière, tant le texte de l’auteur suscite des interrogations fondamentales, de nature philosophique, voire métaphysique. Car il s’agit bien d’une conception de la nature humaine prenant sa source dans la biologie évolutionniste. C’est ce point fondamental de l’essai de Peterson qui me laisse fort perplexe. Le problème, en résumé, c’est le passage de la biologie à la morale. Ce que depuis David Hume (1711-1776) l'on désigne comme étant la « guillotine de Hume » interdisant la nécessité d’un ‘doit’ à partir d’un ‘est’, comme il est usuel de l’évoquer. Mon père - il va de soi - fut mon géniteur. C’est un fait. Ce dont Hume conteste la légitimité, c’est qu’on ne saurait passer de ‘Mon père est mon géniteur’ à ‘Mon père doit s’occuper de moi, son enfant’. Aucun fait, aussi évident soit-il, ne saurait donner lieu à une affirmation en matière de moralité.

Dans le premier chapitre, présentant la première règle de vie, Peterson parle abondamment des homards, ces crustacés qui vivaient il y a plus de trois cent cinquante millions d’années. Les humains auraient hérité, au plan biologique, de ces antiques animaux. Plus précisément, notre cerveau, plus élaboré que celui d’un homard, ne fonctionnerait toutefois pas différemment fondamentalement de celui de nos vieux ancêtres crustacés.

Le nerf de la guerre, c’est la production de la sérotonine, ce neurotransmetteur du bonheur dans le cerveau. La quête du bonheur serait donc liée à la sérotonine. C’est le passage de l’une à l’autre que la guillotine de Hume condamne. Comment, en somme, peut-on conclure que la quête de la sérotonine constitue en même temps la quête du bonheur ? Car la sérotonine, comme tout autre élément matériel du cerveau, ne pense pas. L’être humain, de son côté, pour être heureux, épanoui, doit penser. Problème redoutable, constituant le mystère philosophique par excellence.

D’où la phrase d’une profondeur abyssale qu’énonce Peterson en page 69 de son essai : « Se lever physiquement implique aussi se lever métaphysiquement ».

J’entends cette phrase, pour ma part, comme signifiant : le spirituel survient sur le physique, en ce sens que le plan de l’activité biologique fait émerger l’activité spirituelle; bref, l’esprit. L’esprit n’est pas le cerveau; mais sans le cerveau, pas d’esprit. L’esprit serait au cerveau, ce que la pomme est au pommier. Sans pommier, pas de pomme. Cela va de soi.  Mais ne réduisons pas la pomme au pommier, ni non plus, comme le font les défenseurs du matérialisme, n'identifions pas la pomme au pommier.

Peterson serait partisan du dualisme métaphysique : nous serions un être corporel engendrant l’être spirituel que nous sommes, sans que le spirituel se réduise à la matière cérébrale. Par ailleurs, ce dualisme défend que le corps et l’esprit ne seraient pas séparés comme le prône le dualisme de Platon et de Descartes, mais fusionnés pour ainsi dire l’un à l’autre. Peterson rejoint, je pense, la doctrine hylémorphique d’Aristote touchant la nature de l’âme (et du corps).

La notion d’esprit exige réhabilitation. Ça urge. Le matérialisme contemporain, ayant le vent dans les voiles, ne croit pas à l’esprit. Ils nient l'existence de l'esprit, réduisant toute activité spirituelle au comportement de la matière.

Le philosophe qui soit allé aussi loin que nous y invite Peterson, c’est le britannique, Thomas Hobbes (1588-1679). Dans son immense traité de philosophie politique, Léviathan, Hobbes écrit ses mots aux accents métaphysiques et tragiques :

…je place au premier rang, à titre de penchant universel de tout le genre humain, un désir inquiet d’acquérir puissance après puissance, désir qui ne cesse qu’à la mort.[2]

Bien avant Zarathoustra, donc, Hobbes avait pressenti la Volonté de puissance que Nietzsche plaçait au cœur de l’être humain. Mais comme le fit remarquer le Père Sertillanges

Dire que la vérité ne vaut que comme conquête et le bien que comme satisfaction d’un pouvoir, c’est nier l’un et l’autre au profit d’une possibilité sans substance. L’homme, selon le cœur de Nietzsche est puissant; bien; mais que va-t-il faire ? Devenir plus puissant ? En vue de quoi ?...[3]

Autant chez Hobbes que chez Nietzsche, il n’y a pas de finalité à l’exercice de la puissance. Ce qui est ‘bon’, ‘bien’, c’est l’exercice pur de la toute-puissance. Il n’y a ni plaisir ni bonheur comme terme, comme but. On peut sans doute l’admettre pour les animaux, mais pour l’homme ?

Dans la Cité de Dieu, au livre XIX, chapitre XII, saint Augustin évoque Kakos, l’être méchant par excellence. Augustin écrit : « … si sauvage, si féroce qu’il soit, tant de férocité n’a d’autre but que la paix de sa vie et l’intérêt de sa conservation. » Autrement dit, personne n’agit pour acquérir la domination pure et simple – mais en vue du bonheur, quel que soit la signification que nous associons au bonheur.

La modernité a récusé tout recours à la finalité, au but, à la direction des choses et des êtres. Le sens s’en est allé. Les philosophies de l’absurde, ainsi que le postmodernisme, font partie de notre décors mental. Jordan Peterson s’élève à sa manière pour contrer le chaos spirituel dans lequel les hommes s’enlisent actuellement. Mais il faudra bien plus qu’une leçon sur les homards pour que nous puissions relever la tête. Il faudra redécouvrir la métaphysique, le seul moyen de nous lever debout.

Il faut réhabiliter la métaphysique, la science des sciences. La modernité rejeta la métaphysique au nom de la métaphysique elle-même car bon nombre de scientifiques et de penseurs font du matérialisme le fondement de la science.

Le biologiste français, Jacques Monod, dans son célèbre essai Le hasard et la nécessité (1970) éjecte hors de la science les fameuses causes finales chez Aristote. Il n’y aurait, selon le biologiste, que des causes efficientes ou motrices. Monod reconnaît toutefois que la nature offre de multiples exemples d’êtres vivants ayant des comportements téléologiques, au sens où ils obéissent à des finalités, à des projets, des plans ou encore des desseins. Pour le scientifique, la méthodologie de la science adhérant au postulat de l’objectivité exclut la téléologie, la science de la finalité. Quant au fameux postulat de l'objectivité, précise Monod, il s’agit d’un « postulat pur à jamais indémontrable, car il est évidemment impossible d’imaginer une expérience qui pourrait prouver la non-existence d’un projet, d’un but poursuivi, où que ce soit dans la nature. » (Le hasard et la nécessité, p. 38)

Quoi qu’il en soit, Aristote, sur ce point, ne s’enfarge pas dans les fleurs du tapis. Il écrit par exemple au tout début de L’Éthique à Nicomaque : «… le Bien (agathôn) est ce à quoi toutes choses tendent.» (1, 1094a 1). Le bien de tout être, en somme, sa raison d’être, consiste dans son épanouissement. Le bien est donc de nature objective. Il est à la source de toutes valeurs. Loin d’Aristote, l’idée moderne selon lequel le bien résiderait en nous, soit dans notre pensée, soit dans notre sensibilité. Le bien constitue pour ainsi dire l’être par lequel tout être trouve son accomplissement.

Les homards veulent la suprématie, le pouvoir sur les autres. Parce que cela fait partie de leur constitution ontologique, c’est-à-dire de leur être. Chacun, donc, lutte pour la survie. Chacun recherche le pouvoir afin de se maintenir en vie; plus précisément, être.

Pourquoi les choses sont ainsi et pas autrement ?, se demandait jadis Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716), dans ses Principes de la Nature et de la Grâce fondés en raison (1714) : «…pourquoi il y a plutôt quelque chose que rien ?... suppposé que des choses doivent exister, il faut qu’on puisse rendre raison, pourquoi elles doivent exister ainsi, et non autrement. » C’est l’interrogation la plus philosophique – métaphysique – qui ait jamais été posée.

C’est un « fait métaphysique » que les êtres luttent pour l’existence. Même la théorie des espèces de Darwin par la sélection naturelle présuppose ce fait métaphysique qui n’est pas le fruit de l’évolution mais le premier moteur pour ainsi dire de l’évolution.

Ainsi, lorsque Peterson déclare : « Se lever physiquement implique aussi se lever métaphysiquement. », il faut comprendre que l’évolution de l’être humain est précédée par une réalité de type métaphysique qui n’est pas soumise à l’évolution et que présuppose l’évolution. Se lever métaphysiquement, c’est cesser d’attendre de la science notre raison d’être.[4] En somme, c’est la redécouverte de la philosophie, c’est-à-dire la réflexion sur le sens des choses.




[1] Jordan B. Peterson, 12 règles pour une vie. Un antidote au chaos, Paris, Lafon, 2018.
[2] Thomas Hobbes, Léviathan ou Matière, forme et puissance de l’État chrétien et civil, Livre 1, 11, Paris, Gallimard,2000, p. 187.
[3] A. D. Sertillanges, Le christianisme et les philosophies. Les temps modernes, Paris, Aubier, 1941, p. 438.
[4] Ce que propose malheureusement Daniel Baril dans Tout ce que la science sait de la religion, PUL, 2018.

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