L’essai de Jordan Peterson, 12 règles pour une vie[1],
connaît actuellement un succès planétaire. Chez Peterson, les babines marchent
avec les bottines. Il met en pratique les règles de vie élaborées dans son
essai.

Je me suis arrêté à la première
règle de vie : Tenez-vous droit, les
épaules en arrière, tant le texte de l’auteur suscite des interrogations
fondamentales, de nature philosophique, voire métaphysique. Car il s’agit bien
d’une conception de la nature humaine prenant sa source dans la biologie
évolutionniste. C’est ce point fondamental de l’essai de Peterson qui me laisse
fort perplexe. Le problème, en résumé, c’est le passage de la biologie à la morale. Ce que
depuis David Hume (1711-1776) l'on désigne comme étant la « guillotine de Hume »
interdisant la nécessité d’un ‘doit’ à
partir d’un ‘est’, comme il est usuel
de l’évoquer. Mon père - il va de soi - fut mon géniteur. C’est un fait. Ce dont
Hume conteste la légitimité, c’est qu’on ne saurait passer de ‘Mon père est mon géniteur’ à ‘Mon père doit s’occuper de moi, son enfant’.
Aucun fait, aussi évident soit-il, ne saurait donner lieu à une affirmation en
matière de moralité.
Dans le premier chapitre, présentant
la première règle de vie, Peterson parle abondamment des homards, ces
crustacés qui vivaient il y a plus de trois cent cinquante millions d’années.
Les humains auraient hérité, au plan biologique, de ces antiques animaux. Plus
précisément, notre cerveau, plus élaboré que celui d’un homard, ne
fonctionnerait toutefois pas différemment fondamentalement de celui de nos
vieux ancêtres crustacés.
Le nerf de la guerre, c’est la production
de la sérotonine, ce neurotransmetteur du bonheur dans le cerveau. La quête du
bonheur serait donc liée à la sérotonine. C’est le passage de l’une à l’autre
que la guillotine de Hume condamne. Comment, en somme, peut-on conclure que la
quête de la sérotonine constitue en même temps la quête du bonheur ? Car la
sérotonine, comme tout autre élément matériel du cerveau, ne pense pas. L’être humain,
de son côté, pour être heureux, épanoui, doit
penser. Problème redoutable, constituant le mystère
philosophique par excellence.
D’où la phrase d’une profondeur abyssale
qu’énonce Peterson en page 69 de son essai : « Se lever physiquement implique aussi se lever métaphysiquement ».
J’entends cette phrase, pour ma
part, comme signifiant : le spirituel survient
sur le physique, en ce sens que le plan de l’activité biologique fait
émerger l’activité spirituelle; bref, l’esprit. L’esprit n’est pas le cerveau;
mais sans le cerveau, pas d’esprit. L’esprit serait au cerveau, ce que la pomme
est au pommier. Sans pommier, pas de pomme. Cela va de soi. Mais ne réduisons pas
la pomme au pommier, ni non plus, comme le font les défenseurs du matérialisme,
n'identifions pas la pomme au pommier.
Peterson serait
partisan du dualisme métaphysique : nous serions un être corporel engendrant
l’être spirituel que nous sommes, sans que le spirituel se réduise à la matière
cérébrale. Par ailleurs, ce dualisme défend que le corps et l’esprit ne
seraient pas séparés comme le prône le dualisme de Platon et de Descartes, mais
fusionnés pour ainsi dire l’un à l’autre. Peterson rejoint, je pense, la doctrine
hylémorphique d’Aristote touchant la nature de l’âme (et du corps).
La notion d’esprit exige réhabilitation.
Ça urge. Le matérialisme contemporain, ayant le vent dans les voiles, ne croit
pas à l’esprit. Ils nient l'existence de l'esprit, réduisant toute activité spirituelle au comportement de la matière.
Le philosophe qui soit allé
aussi loin que nous y invite Peterson, c’est le britannique, Thomas Hobbes
(1588-1679). Dans son immense traité de philosophie politique, Léviathan, Hobbes écrit ses
mots aux accents métaphysiques et tragiques :
…je place au premier rang, à
titre de penchant universel de tout le genre humain, un désir inquiet
d’acquérir puissance après puissance, désir qui ne cesse qu’à la mort.[2]
Bien avant Zarathoustra, donc,
Hobbes avait pressenti la Volonté de puissance que Nietzsche plaçait au cœur de l’être humain. Mais comme le fit remarquer le Père Sertillanges
Dire que la vérité ne vaut que
comme conquête et le bien que comme satisfaction d’un pouvoir, c’est nier l’un
et l’autre au profit d’une possibilité sans substance. L’homme, selon le cœur
de Nietzsche est puissant; bien; mais que va-t-il faire ? Devenir plus puissant
? En vue de quoi ?...[3]
Autant chez
Hobbes que chez Nietzsche, il n’y a pas de finalité à l’exercice de la
puissance. Ce qui est ‘bon’, ‘bien’, c’est l’exercice pur de la toute-puissance.
Il n’y a ni plaisir ni bonheur comme terme, comme but. On peut sans doute
l’admettre pour les animaux, mais pour l’homme ?
Dans la Cité de Dieu, au livre XIX, chapitre
XII, saint Augustin évoque Kakos,
l’être méchant par excellence. Augustin écrit : « … si sauvage, si féroce
qu’il soit, tant de férocité n’a d’autre but que la paix de sa vie et l’intérêt
de sa conservation. » Autrement dit, personne n’agit pour acquérir la
domination pure et simple – mais en vue du bonheur, quel que soit la signification que
nous associons au bonheur.
La modernité
a récusé tout recours à la finalité, au but, à la direction des choses et des
êtres. Le sens s’en est allé. Les philosophies de l’absurde, ainsi que le
postmodernisme, font partie de notre décors mental. Jordan Peterson s’élève à sa
manière pour contrer le chaos spirituel dans lequel les hommes s’enlisent
actuellement. Mais il faudra bien plus qu’une leçon sur les homards pour que
nous puissions relever la tête. Il faudra redécouvrir la métaphysique, le seul
moyen de nous lever debout.
Il faut
réhabiliter la métaphysique, la science des sciences. La modernité
rejeta la métaphysique au nom de la métaphysique elle-même car bon nombre de scientifiques
et de penseurs font du matérialisme le fondement de la science.
Le
biologiste français, Jacques Monod, dans son célèbre essai Le hasard et la
nécessité (1970) éjecte hors de la science les fameuses causes finales chez Aristote. Il n’y aurait, selon le biologiste,
que des causes efficientes ou motrices. Monod reconnaît toutefois que la nature offre de multiples exemples d’êtres vivants ayant
des comportements téléologiques, au sens où ils obéissent à des finalités, à des projets, des plans ou encore
des desseins. Pour le scientifique,
la méthodologie de la science adhérant au postulat de l’objectivité exclut
la téléologie, la science de la finalité. Quant au fameux postulat de l'objectivité, précise Monod, il s’agit d’un
« postulat pur à jamais indémontrable, car il est évidemment impossible d’imaginer
une expérience qui pourrait prouver la non-existence d’un projet, d’un but
poursuivi, où que ce soit dans la nature. » (Le hasard et la nécessité, p. 38)
Quoi qu’il
en soit, Aristote, sur ce point, ne s’enfarge pas dans les fleurs du tapis. Il
écrit par exemple au tout début de L’Éthique
à Nicomaque : «… le Bien (agathôn)
est ce à quoi toutes choses tendent.» (1, 1094a 1). Le bien de tout être, en
somme, sa raison d’être, consiste dans son épanouissement. Le bien est donc de
nature objective. Il est à la source de toutes valeurs. Loin d’Aristote, l’idée
moderne selon lequel le bien résiderait en nous, soit dans notre pensée, soit
dans notre sensibilité. Le bien constitue pour ainsi dire l’être par lequel tout
être trouve son accomplissement.
Les
homards veulent la suprématie, le pouvoir sur les autres. Parce que cela fait
partie de leur constitution ontologique, c’est-à-dire de leur être. Chacun, donc,
lutte pour la survie. Chacun recherche le pouvoir afin de se maintenir en vie;
plus précisément, être.
Pourquoi les choses sont ainsi et pas
autrement ?, se demandait jadis Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716), dans
ses Principes de la Nature et de la Grâce
fondés en raison (1714) : «…pourquoi
il y a plutôt quelque chose que rien ?... suppposé que des choses doivent
exister, il faut qu’on puisse rendre raison, pourquoi elles doivent exister
ainsi, et non autrement. » C’est l’interrogation la plus philosophique –
métaphysique – qui ait jamais été posée.
C’est un « fait
métaphysique » que les êtres luttent pour l’existence. Même la théorie des espèces
de Darwin par la sélection naturelle présuppose ce fait métaphysique qui n’est
pas le fruit de l’évolution mais le premier moteur pour ainsi dire de l’évolution.
Ainsi,
lorsque Peterson déclare : « Se
lever physiquement implique aussi se lever métaphysiquement. », il faut
comprendre que l’évolution de l’être humain est précédée par une réalité de type
métaphysique qui n’est pas soumise à l’évolution et que présuppose l’évolution.
Se lever métaphysiquement, c’est cesser d’attendre de la science notre raison d’être.[4]
En somme, c’est la redécouverte de la philosophie, c’est-à-dire la réflexion sur
le sens des choses.
[1]
Jordan B. Peterson, 12 règles pour une
vie. Un antidote au chaos, Paris, Lafon, 2018.
[2]
Thomas Hobbes, Léviathan ou Matière,
forme et puissance de l’État chrétien et civil, Livre 1, 11, Paris,
Gallimard,2000, p. 187.
[3]
A. D. Sertillanges, Le christianisme et
les philosophies. Les temps modernes, Paris, Aubier, 1941, p. 438.
[4] Ce que propose malheureusement Daniel Baril dans Tout ce que la science sait de la religion, PUL, 2018.
[4] Ce que propose malheureusement Daniel Baril dans Tout ce que la science sait de la religion, PUL, 2018.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire