(Texte présenté à la Journée Mondiale de Philosophie, le 26 novembre 2009 à l'Uqam)
Les arbres cachent la forêt.
I
Comme la plupart d’entre vous, je suis un libéral. Libéral, au sens large, philosophique, du terme. En tant que libéral, je souscris de tout cœur à toute entreprise visant à assurer non seulement le respect de la diversité morale et religieuse de la société québécoise, mais surtout sa reconnaissance. Je souscris, en particulier, au programme E.C.R. car il vise l’éducation au pluralisme moral.
J’éprouve toutefois d’énormes difficultés au plan logique avec le pluralisme moral que prône le programme en question. Je voudrais vous faire part aujourd’hui de mes interrogations à l’égard du pluralisme et, partant de mes réticences à cautionner l’enseignement à des jeunes en pleine formation d’une conception morale cousue de contradictions.
De quoi s’agit-il lorsqu’on parle de «pluralisme»? En éthique, il s’agit d’une doctrine «selon laquelle il existerait une pluralité irréductible de valeurs morales… qu’il serait vain de vouloir intégrer à l’intérieur d’un schéma unificateur…»[1]
Donc, lorsqu’il est question de pluralisme moral, il est essentiellement question de la philosophie morale et politique du britannique Isaiah Berlin. Dans son fameux texte «Two Concepts of Liberty» (1958), Berlin écrit :
Si comme je le crois, les fins que poursuivent les hommes sont multiples et pas toujours compatibles entre elles, alors l’éventualité de conflits - et de tragédies – ne peut être totalement écartée, que ce soit sur le plan individuel ou social. La nécessité de choisir entre des exigences tout aussi absolues est une dimension inhérente de la condition humaine.[2]
En d’autres termes, pour Berlin, la condition humaine étant ce qu’elle est, les hommes sont condamnés à faire des choix irréductibles et insolubles, de sorte qu’ils leur faut sacrifier des valeurs essentielles au profit d’autres. Bref, on ne peut pas tout avoir. Le pluralisme de Berlin comporte une dimension foncièrement tragique.
Au contraire, dans le langage courant lorsqu’il est question de pluralisme, on entend une sorte de doctrine rose-bonbon qui se veut accueillante de toutes les valeurs et qu’on confond très souvent avec le relativisme où toutes les valeurs se valent.
Bien souvent encore, on adhère immédiatement au pluralisme moral une fois qu’on a reconnu la diversité des cultures, des modes de pensée et de vie des populations qui nous entourent. Mais, comme Hume nous l’a montré, on ne peut passer en toute légitimité d’un «est» à un «doit».
Hilary Putnam a écrit que «Le pluralisme est l’un des sujets les plus importants et les plus difficiles de notre temps.»[3] Je souscris entièrement à cette déclaration.
Si on prend au sérieux le pluralisme de Berlin, on a tôt fait de réaliser qu’il comporte d’importantes failles qui le disqualifient. Évidemment, il existe d’autres versions du pluralisme puisque, par définition, il ne saurait y avoir une seule version du pluralisme puisqu’alors il ne pourrait plus être question de pluralisme mais de monisme. C’est là, comme je vais le montrer, l’une des difficultés du pluralisme au plan conceptuel. Quoi qu’il en soit, la version de Berlin a fait école, et elle demeure jusqu’à ce jour la plus articulée. Je voudrais présenter ici trois objections logiques ou conceptuelles sérieuses qu’on peut adresser au pluralisme de Berlin. (Dans ce qui va suivre, j’utiliserai le terme «pluralisme» pour désigner le pluralisme moral selon la version de Berlin.)
II
1ère objection : le pluralisme n’est pas une vérité nécessaire, mais une vérité contingente
Pour réfuter le pluralisme, il ne suffit pas de montrer que très souvent l’expérience enseigne que les conflits de valeurs se résolvent, car ceux-ci sont par nature insolubles. La thèse du pluraliste est de nature métaphysique. En d’autres termes, le monde est ainsi fait, écrivait Berlin dans le passage précédemment cité, que les valeurs sont incommensurables et irréconciliables : on ne peut pas tout avoir, dit-il. Citons cette phrase-clé tirée de son fameux essai «Deux conceptions de la liberté» : «Que nous ne pouvons tout avoir est une vérité non pas contingente mais nécessaire».[4]
On peut d’abord légitimement se demander si un pluraliste est autorisé à énoncer des vérités et, qui plus est, des vérités nécessaires.
Pourquoi serait-il nécessaire qu’on ne puisse pas tout avoir? L’expérience humaine, répond Berlin, le démontrent abondamment : l’être humain est limité et restreint dans ses choix. L’expérience humaine montre donc que le monde est ainsi fait qu’on ne peut préférer une valeur au détriment des autres.
Un débutant en logique observera aisément que ce raisonnement n’est pas valide car d’une vérité contingente (l’expérience montre que...), on ne peut logiquement déduire une vérité nécessaire (on ne saurait tout avoir); on peut seulement conclure une généralisation inductive. C’est ainsi du moins que sont les choses jusqu’à présent.
Si le pluralisme n’est pas une vérité nécessaire, c’est qu’il est une vérité contingente, c’est-à-dire qu’il en aurait pu être autrement. C’est donc dire qu’un monde moniste est tout à fait concevable et légitime. Conclusion : à strictement parler, on ne voit pas pourquoi nous devrions être pluraliste plutôt que moniste.
2e objection : le pluralisme est paradoxal
J’ai fait remarquer tantôt qu’il est étonnant qu’un pluraliste puisse parler de vérité (et, qui plus, de «vérité nécessaire»). Un pluraliste cohérent doit admettre qu’il existe des vérités divergentes, irréductibles et insolubles. Ce qui conduit le pluralisme au paradoxe suivant.
Si le pluralisme dit vrai, c’est-à-dire qu’il existe une pluralité de vérités divergentes, irréductibles et insolubles. Il s’ensuit aussi que le monisme dit vrai, bien qu’il s’oppose radicalement au pluralisme. C’est donc dire que le pluralisme est faux, puisque le moniste dit vrai, du moins si l’on admet le principe de bivalence. Mais puisque le pluralisme dit le vrai, à savoir qu’il existe une pluralité de vérités irréductibles et insolubles, le monisme est faux.
Le pluralisme est dès lors confronté au paradoxe suivant : s’il est vrai, alors il est faux; et s’il est faux, il est vrai!
En effet, s’il est vrai qu’il existe plusieurs vérités incompatibles et insolubles, alors il est faux que le pluralisme soit vrai puisqu’il n’y a pas de vérité qui soit vraie de manière absolue, pas même le pluralisme. De sorte qu’en soutenant qu’il dit le vrai, le pluralisme est un monisme. S’il est faux que le pluralisme soit vrai, alors il est vrai! Mais s’il est vrai, il est faux! Le pluralisme se bute sur une incohérence inhérente. Bref, il n'énonce, comme toutes les doctrines paradoxales, qu’un simulacre de vérité. Quiconque adhère au pluralisme adhère donc à une doctrine foncièrement illogique.
3e objection : le pluralisme est un monisme qui s’ignore
J’ai dit au tout début que, par définition, le pluralisme doit accepter plusieurs définitions du pluralisme. Pour éviter les objections précédentes, on pourrait vouloir opter pour une autre version du pluralisme que celle proposée par Berlin. Supposons qu’on dise que les valeurs ne sont pas divergentes, irréductibles et insolubles. Comme je le disais plus haut, c’est bien ce à quoi pensent les gens lorsqu’ils parlent de pluralisme : il existe une pluralité de valeurs, de visons ou de conceptions du monde, tout autant légitimes les unes que les autres. Ici, on met de côté la divergence et l’irréductibilité des valeurs. Quand on déclare que toutes les valeurs sont bonnes bien qu’elles soient diverses, c’est dire qu’elles participent du «Bien» qui est dès lors conçu comme étant unique. Mais c’est là la définition même du monisme!
Je crois donc que lorsque les gens disent qu’ils sont en faveur du pluralisme, ils entendent dire exactement le contraire, à savoir qu’ils sont en faveur du monisme.
N’ayons donc pas peur d’appeler un chat un «chat» : appelons le pluralisme, un «monisme» qui s’ignore.
Pour réfuter le pluralisme, il ne suffit pas de montrer que très souvent l’expérience enseigne que les conflits de valeurs se résolvent, car ceux-ci sont par nature insolubles. La thèse du pluraliste est de nature métaphysique. En d’autres termes, le monde est ainsi fait, écrivait Berlin dans le passage précédemment cité, que les valeurs sont incommensurables et irréconciliables : on ne peut pas tout avoir, dit-il. Citons cette phrase-clé tirée de son fameux essai «Deux conceptions de la liberté» : «Que nous ne pouvons tout avoir est une vérité non pas contingente mais nécessaire».[4]
On peut d’abord légitimement se demander si un pluraliste est autorisé à énoncer des vérités et, qui plus est, des vérités nécessaires.
Pourquoi serait-il nécessaire qu’on ne puisse pas tout avoir? L’expérience humaine, répond Berlin, le démontrent abondamment : l’être humain est limité et restreint dans ses choix. L’expérience humaine montre donc que le monde est ainsi fait qu’on ne peut préférer une valeur au détriment des autres.
Un débutant en logique observera aisément que ce raisonnement n’est pas valide car d’une vérité contingente (l’expérience montre que...), on ne peut logiquement déduire une vérité nécessaire (on ne saurait tout avoir); on peut seulement conclure une généralisation inductive. C’est ainsi du moins que sont les choses jusqu’à présent.
Si le pluralisme n’est pas une vérité nécessaire, c’est qu’il est une vérité contingente, c’est-à-dire qu’il en aurait pu être autrement. C’est donc dire qu’un monde moniste est tout à fait concevable et légitime. Conclusion : à strictement parler, on ne voit pas pourquoi nous devrions être pluraliste plutôt que moniste.
2e objection : le pluralisme est paradoxal
J’ai fait remarquer tantôt qu’il est étonnant qu’un pluraliste puisse parler de vérité (et, qui plus, de «vérité nécessaire»). Un pluraliste cohérent doit admettre qu’il existe des vérités divergentes, irréductibles et insolubles. Ce qui conduit le pluralisme au paradoxe suivant.
Si le pluralisme dit vrai, c’est-à-dire qu’il existe une pluralité de vérités divergentes, irréductibles et insolubles. Il s’ensuit aussi que le monisme dit vrai, bien qu’il s’oppose radicalement au pluralisme. C’est donc dire que le pluralisme est faux, puisque le moniste dit vrai, du moins si l’on admet le principe de bivalence. Mais puisque le pluralisme dit le vrai, à savoir qu’il existe une pluralité de vérités irréductibles et insolubles, le monisme est faux.
Le pluralisme est dès lors confronté au paradoxe suivant : s’il est vrai, alors il est faux; et s’il est faux, il est vrai!
En effet, s’il est vrai qu’il existe plusieurs vérités incompatibles et insolubles, alors il est faux que le pluralisme soit vrai puisqu’il n’y a pas de vérité qui soit vraie de manière absolue, pas même le pluralisme. De sorte qu’en soutenant qu’il dit le vrai, le pluralisme est un monisme. S’il est faux que le pluralisme soit vrai, alors il est vrai! Mais s’il est vrai, il est faux! Le pluralisme se bute sur une incohérence inhérente. Bref, il n'énonce, comme toutes les doctrines paradoxales, qu’un simulacre de vérité. Quiconque adhère au pluralisme adhère donc à une doctrine foncièrement illogique.
3e objection : le pluralisme est un monisme qui s’ignore
J’ai dit au tout début que, par définition, le pluralisme doit accepter plusieurs définitions du pluralisme. Pour éviter les objections précédentes, on pourrait vouloir opter pour une autre version du pluralisme que celle proposée par Berlin. Supposons qu’on dise que les valeurs ne sont pas divergentes, irréductibles et insolubles. Comme je le disais plus haut, c’est bien ce à quoi pensent les gens lorsqu’ils parlent de pluralisme : il existe une pluralité de valeurs, de visons ou de conceptions du monde, tout autant légitimes les unes que les autres. Ici, on met de côté la divergence et l’irréductibilité des valeurs. Quand on déclare que toutes les valeurs sont bonnes bien qu’elles soient diverses, c’est dire qu’elles participent du «Bien» qui est dès lors conçu comme étant unique. Mais c’est là la définition même du monisme!
Je crois donc que lorsque les gens disent qu’ils sont en faveur du pluralisme, ils entendent dire exactement le contraire, à savoir qu’ils sont en faveur du monisme.
N’ayons donc pas peur d’appeler un chat un «chat» : appelons le pluralisme, un «monisme» qui s’ignore.
III
Un moine bouddhiste rencontre un prêtre catholique. Après des salutations cordiales, le moine compatit au sort malheureux de son collègue, car être prêtre catholique constitue un sévère karma. Le prêtre rétorqua qu’être catholique et prêtre constitue, au contraire, une grâce divine : loin d'être damné, c'est être particulièrement aimé de Dieu.
La valeur que prône le moine bouddhiste est celle de la juste rétribution : tu as commis tel délit dans une vie antérieure, tu paieras immanquablement ta dette dans une autre existence. La valeur que proclame de son côté le prêtre est l’absolue liberté de l'amour de Dieu . L’amour de Dieu est un don gratuit. Si Dieu est généreux envers nous, c’est bien; s’il le paraît moins, c’est encore bien. Dans les deux cas, que Dieu soit loué!
Dans cette anecdote transparaît un conflit de valeurs irréductibles et insolubles. C’est ce que défend le pluralisme. D’autres, adeptes du monisme, feront valoir qu’un conflit de valeurs est toujours apparent et que derrière lui se cache une valeur unificatrice. C’est une voie possible qu’adopte le monisme.
Le monisme peut aussi se placer à l’intérieur de l’une ou l’autre des religions tout en cherchant à comprendre le point de vue l’autre. Pour bien comprendre l’autre, il faut en effet d’abord bien se comprendre soi-même. C’est ce qu’on pourrait appeler le monisme inclusiviste. Le catholique, par exemple, peut considérer le bouddhiste comme étant lui aussi un enfant de Dieu qui reçoit tout autant la grâce et l’amour de Dieu. Le catholique est un moniste exclusiviste en ce qu’il croit qu’il n’y a pas de véritable salut en dehors de la rédemption en Jésus-Christ. Le Dalaï-lama est tout aussi un moniste exclusiviste. Il prêche que le bouddhiste est la médecine qui convient pour guérir l’humanité de son mal. Il admet pourtant qu’il puisse exister différente médecine adaptée pour différentes personnes; de même, il admet qu’il existe diverses religions adaptées pour différentes cultures. Cependant, le Dalaï-lama reste convaincu que le bouddhiste est la véritable médecine dont a besoin l’humanité.
Qu’on soit catholique, bouddhiste, musulman, juif, etc., le monisme est exclusiviste, en ce sens qu’il prétend qu’il n’y a qu’une seule vérité et que celle des autres est fausse. Il n’empêche que cet exclusivisme puisse se doubler d’un inclusivisme. C’est cette position que je privilégie.
Pour toutes les raisons que j’ai avancées, le pluralisme m’apparaît indéfendable. Car, après tout, c’est le point de vue de Dieu, le point de vue de celui qui est complètement désincarné. C’est le point de vue de nulle part. Et ce qui est de nulle part, ne mène nulle part. Il faut y songer. Surtout lorsqu'il s'agit d'éducation. Car «educare» signifie littéralement conduire au bien.
*
[1] Daniel M. Weinstock, Introduction à Le défi du pluralisme, Lekton, Automne 1993, vol. 3, no. 2, p. 7.
[2] Isaiah Berlin, «Deux conceptions de la liberté» in Éloge de la liberté, Presses Pocket, 1990, p. 215.
[3] Hilary Putnam, «Forword» à Pluralism. The Philosophy and Politics of Diversity. M. Baghramian et A. Ingram, éditeurs, Routledge, Londres, 2000, p. XI.
[4] Isaiah Berlin, Éloge de la liberté, Presses Pocket, 1990, p. 216.
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