samedi 31 octobre 2009

Grippe A(H1N1) : le principe de précaution


Philosopher, c’est apprendre à mourir.
Montaigne



Se faire vacciner ou non, voilà la question !
Divers sondages laissent entendre que seulement un tiers des Canadiens comptent recevoir le vaccin contre le H1N1. Le vaccin, baptisé Arepanrix, est controversé et suscite de nombreuses interrogations. Arepanrix comporterait des effets secondaires, et on ne l’a pas suffisamment validé. De plus, dans la lignée de la théorie du complot, certains y voient une occasion en or pour la compagnie pharmaceutique Glaxo-SmithKline, productrice du vaccin, pour se remplir les poches. Santé Canada a en effet acheté 50,4 millions de doses à huit dollars l'unité. Il a aussi commandé 1,8 million de doses sans adjuvant. Faites le compte… Enfin, la protection du vaccin n'est pas garantie à 100 %, mais «c'est la meilleure protection que l'on peut se donner à soi et à ceux qu'on aime», rétorquait Bernard Drainville qui, en compagnie du ministre de la Santé, Yves Bolduc, ainsi qu’Amir Khadir, se prêtait à la première séance de vaccination.
Doit-on attendre d’avoir la preuve irréfutable de l’innocuité du vaccin pour décider de se faire vacciner ? Le «principe de précaution», bien connu des écologistes, nous dit que non. Le principe en question, adopté par l’ONU en 1994, stipule que, dans le cas où la santé humaine ou l’environnement peuvent subir des préjudices graves ou irréversibles, on ne doit pas hésiter à prendre des mesures qui permettent d’éviter ce risque, même si les preuves scientifiques ne sont pas totalement probantes.
D’après des sondages réalisés par les groupes environnementalistes Équiterre et Greenpeace Canada, une écrasante majorité de québécois est en désaccord avec la position suivie par le gouvernement conservateur en ce qui a trait au protocole de Kyoto. Lutter dès aujourd’hui contre les changements climatiques apparaît dès lors comme l’application dans le domaine environnemental du principe de précaution. Certes, les prévisions quant aux modifications véritables du climat, leur amplitude ainsi que leur vitesse, restent incertaines. S’il y a des victimes des changements climatiques, il y a aussi des privilégiés qui bénéficieront d’une température clémente. Pourquoi alors devrait-on s’alarmer? Le principe de précaution oblige cependant à penser à long terme en fonction des conséquences s’inscrivant dans une problématique environnementale globale.
Le même raisonnement vaut pour la pandémie actuelle du H1N1. Malgré la virulence apparemment modeste de la maladie, l'Organisation mondiale de la Santé (OMS) à déclarer l'état de pandémie de grippe A(H1N1). Ce virus, en se répandant dans le monde, voit se multiplier les occasions de muter et de se réassortir, et pourrait acquérir, ce faisant, une virulence plus grande que celle observée en avril 2009 au moment de son apparition au Mexique (lors de la première vague). Pour lutter efficacement contre la seconde vague de la pandémie H1N1, les autorités médicales ont mis au point un vaccin. Le principe de précaution devrait inciter tout le monde à se faire vacciner.


Le principe de précaution sous la loupe de Kant et de Mill
Cela étant posé, examinons le bien-fondé du principe de précaution. Nous ferons appel, pour ce faire, à des philosophes, Emmanuel Kant (1704-1804) et John Stuart Mill (1813-1876).
Demandons-nous d’abord pourquoi il faut obéir au principe de précaution. Une réponse rapide consiste à dire qu’il faut lutter contre le virus H1N1. Mais pourquoi faut-il lutter contre le virus ? – Pardi, parce que des vies humaines seront en danger ! - Pourquoi faut-il protéger la vie humaine ? – Parce qu’elle est importante, voyons ! Elle est d’une telle importance, qu’elle est pour ainsi dire sacrée.
Ainsi, la valeur ultime, auquel nous enjoint le principe de précaution, c’est le caractère sacré de la vie humaine. L’obligation d’obéir au principe de précaution découle de cette valeur. Notre devoir consiste donc à tout mettre en œuvre pour protéger la vie contre ce qui peut lui porter atteinte. Pour Kant, ne pas obtempérer au principe de précaution, c’est aller à l’encontre d’un devoir impérieux envers soi-même, qui est celui de préserver sa propre vie ainsi que celle d’autrui.
La philosophie morale de Kant constitue sans aucun doute le modèle parfait d’une conception dite «déontologique». Tout le monde connaît l’expression «code de déontologie». C’est l’ensemble des devoirs qu'impose à des professionnels l'exercice de leur métier. Une théorie morale «déontologique» - aussi appelée «déontologisme - spécifie que le bien suprême, ultime («intrinsèque» pour user du jargon des philosophes), consiste dans l’exercice du devoir lui-même, sans tenir compte des conséquences que l’exécution du devoir peut engendrer éventuellement. Le mot déontologisme vient du grec deon, devoir, et logos, doctrine. Par «déontologisme», «on entend une éthique qui soutient que certains actes sont moralement obligatoires ou prohibés, sans égards pour leurs conséquences dans le monde.» Pour un déontologiste radical comme Kant, le devoir se suffit à lui-même, et supposer qu’effectuer un devoir engendre des conséquences heureuses ou bonnes, de sorte que le bien ne réside pas dans le devoir lui-même mais dans autre chose (par exemple, le plaisir ou le bonheur), c’est une grave erreur. Le devoir se suffit à lui-même ; il est bon en lui-même, point à la ligne.
La formule qui exprime éloquemment le déontologisme est sans doute celle de Pierre Boucher (1622-1717), le fondateur de Boucherville, dont la devise était : «Fais ce que dois, advienne que pourra.» En d’autres termes, n’attendons les conséquences de nos actes pour agir ; agissons, quoi qu’il en résulte. Par exemple, supposons que le vaccin Arepanrix se révèle nocif et comporte des effets secondaires à long terme. Le partisan du déontologisme serait toujours convaincue que c’est ce qu’il fallait faire, car la protection de la vie humaine est impérative et passe toutes les conséquences nuisibles qui pourraient éventuellement s’en suivre.
John Stuart Mill fut le grand adversaire de la morale déontologique de Kant. Mill était, bien sûr, un «utiltariste», plus précisément conséquentialiste. Qu’est-ce à dire ? Dans une morale conséquentialiste, le devoir consiste dans l’exécution d’actions qui produisent les meilleures conséquences, ou le moins de conséquences malheureuses. En somme, pour Mill, le bien ultime, consiste, non dans l’exercice pur et simple du devoir, mais du devoir conduisant au bonheur. Notre seul devoir est celui qui fait le bonheur d’un grand nombre d’autres, disait Diderot. Un déontologisme comme Kant n’en a que pour le devoir ; un conséquentialiste comme Mill, considère que le devoir n’est jamais qu’un moyen menant au bonheur. Or, le bonheur pour Mill, n’est pas le bonheur personnel, mais celui de tous les autres. Si le bonheur des autres veut que je sacrifie mon propre bonheur, je n’ai pas à hésiter un seul instant, répondrait Mill.
Dans le cas de la pandémie qui nous afflige actuellement, il va sans dire qu’un conséquentialiste admet le principe de précaution sur la base uniquement des conséquences funestes qui pourraient s’ensuivre si l’on ne se faisait pas tous vacciner. Déontologiste et conséquentialiste conviennent donc qu’il est de notre devoir de se faire vacciner.
Cependant, alors que le déontologiste admet en soi le principe de précaution, le conséquentialiste l’endosse uniquement dans la mesure où il assure le plus grand bonheur pour le plus grand nombre d’entre nous. Tout dépend pour lui des conséquences. Sont-elles bénéfiques ou néfastes pour les êtres que nous sommes ?
Mill montre, dans son ouvrage Utilitarisme, que la morale déontologique de Kant est en réalité conséquentialiste, puisque tous les devoirs dont parle Kant font appel aux conséquences qui en résultent dans leur accomplissement. Prenons le cas fameux du mensonge. Kant pensait avoir montré qu’on a le devoir de ne jamais mentir, quelles qu’en soient les conséquences. Imaginons le cas suivant. Pour échapper aux assassins qui le poursuivent, ma sœur qui est innocente se réfugie chez moi. Les agresseurs se présentent à ma porte et me demandent : «Ta sœur est chez toi ?». En répondant oui, ma sœur risque probablement d’être assassinée ; en mentant, je sauve la vie de ma sœur. Bien sûr, personne ne souhaite que le mensonge devienne la règle, mais dans ces circonstances similaires, c’est ce qu’il convient de faire. Après tout, qu’est-ce qui est le plus important : dire la vérité ou sauver une vie ? Il est clair que, dans le cas précis, mentir est parfaitement justifié. Pourquoi alors ne pas mentir ?
D’abord, Kant répond, qu’on ne peut jamais être assuré des conséquences qui vont s’en suivre de dire la vérité. Ensuite, lorsque je mens, pense Kant, je veux que tous fassent comme moi, c’est-à-dire mentent, car la rationalité l’exige. Rationnellement, je ne peux vouloir faire x, alors que les autres ne doivent pas faire x. Ce serait en effet incohérent. Donc, si je dois mentir, tous doivent mentir. Dès lors, je ne puis vouloir mentir puisque tous mentent, chacun sachant très bien que je mens. Mentir devient impossible, quelles que soient les conséquences qui en découlent. Notre devoir rationnel, d’après Kant, est de ne jamais mentir.
Mill rétorque à Kant que les conséquences qui résulteraient du fait que tout le monde ment seraient telles que nul ne choisirait de mentir. Ce sont bien les conséquences qui sont décisives en matière de moralité. Considérons à nouveau le principe de précaution. Ce sont les conséquences prévisibles, bien qu’incertaines puisqu’elles ne se sont pas encore produites, qui sont décisives.
L’univers déontologique en est un qui est tout simplement invivable. Ce qu’on doit blâmer ou condamner dans cet univers ce ne sont pas seulement les actions qui engendrent de mauvaises conséquences, mais surtout les intentions de ceux et celles dont les intentions sont malveillantes bien que les conséquences de leurs actions s’avèrent bénéfiques. Par exemple, mon intention est de ne pas me faire vacciner. Je me fiche éperdument du principe de précaution. Par chance, je n’attrape pas le virus H1N1, et ne le transmet donc pas aux autres. Il n’en reste pas moins que, du point de vue du déontologisme, mon attitude est malveillante. Pour Kant, en effet, ma vie, comme celles de tous les autres, est à risque, et je dois vouloir rationnellement que tous, moi inclut, se fasse fasciner. Je suis dès lors incohérent si je ne me fais pas vacciner.
La vie dans un monde déontologique serait par conséquent aussi infernal que celle de l’univers de 1984 d’Orwell où un monstre policier du genre de Big Brother scruterait les moindres replis de nos esprits afin d’y débusquer nos mauvaises intentions. On aboutit de la sorte à une puissante objection de nature conséquentialiste contre le déontologisme. Après tout, on ne saurait être plus vertueux que ne l’exige la vertu.

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Pour aller plus loin : Ruwen Ogien et Christine Tappolet, Les concepts de l’éthique. Faut-il être conséquentialiste ?, Hermann, 2008.

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