dimanche 30 août 2015

LE PARADOXE DE DIEU. Réplique à Michel Métayer, « Les paradoxes religieux » in Ces paradoxes qui nous habitent (PUL, 2013, p. 241-264)

Dieu créa l’homme à son image, dit la Bible, les philosophes font le contraire, ils créent Dieu à la leur. »
G.C. Lichtenberg



On doit féliciter le professeur de philosophie aujourd’hui à la retraite, Michel Métayer, d’avoir réussi à colliger sous forme d’énoncés paradoxaux les principales objections contre le christianisme. Bon nombre de mes collègues doivent le remercier d’avoir dit tout haut ce que plusieurs d’entre eux pensent tout bas. La suggestion pourrait être faite à mes collègues professeurs de philosophie de rédiger, d’après le dernier chapitre de Ces paradoxes qui nous habitent, une sorte de Déclaration des Philosophes contre la foi religieuse au monothéisme. Pour ma part, je ne signerai jamais une telle Déclaration, non pas seulement parce que je suis croyant, mais parce que ce texte, du moins le chapitre en question de Métayer, contient de sérieuses méprises.

Saint Thomas d'Aquin o.p.
            La première de ces méprises concerne un point méthodologique. Métayer n’entend pas entrer dans ce qu’il appelle « l’écueil intellectualisme » (p. 242), c’est-à-dire – si je comprends bien - dans les discussions techniques visant à résoudre les paradoxes religieux relevés. C'est curieux. Métayer est surtout soucieux d’identifier les problèmes, contradictions, incohérences, paradoxes, etc., pris au pied de la lettre, tels qu’ils se présentent prima faciae. Si un philosophe se souciait de présenter, exemple, le paradoxe logique de Russell (« La classe des classes s’appartient-t-elle ou non à elle-même ? »), il aurait sans à cœur de présenter la solution que Russell lui-même présenta de son paradoxe, à savoir la fameuse « théorie des types ». S’il ne le fait pas, on aurait le droit de blâmer son manque d’esprit critique, vertu par excellence du philosophe. Thomas d’Aquin (1224-1275), le théologien par excellence de l’Église catholique, proposa une série de réponses à la difficile question de de Dieu. Métayer passe cela sous le silence.

            Autre méprise méthodologique. Dieu doit répondre, selon Métayer, à des réquisits humains. Cinq, en fait. Puisque Dieu est l’être suprême inconcevable et incompréhensible, suivant l’auteur, Il doit être… compréhensible pour les humains; … se révéler aux humains; … ressembler aux humains; … interagir avec les humains; … juste et bon dans sa conduite envers les humains. C’est alors un secret de Polichinelle que ces cinq exigences conduiront successivement à cinq beaux paradoxes. Pourquoi ces contraintes imposées à Dieu ? C’est que, selon l’auteur, « l’idée de Dieu est d’une grande abstraction » de sorte qu’il convient de la ramener sur le « plancher des vaches », c’est-à-dire au niveau humain. Nivellement par le bas, pour ainsi dire. Dieu doit donc se plier aux exigences de l’intelligence humaine. Dans Mon testament philosophique, Jean Guitton écrit : « Si Dieu était facile, il serait à portée de main. Il ne serait pas transcendant et ne serait pas Dieu. Mais si Dieu est Dieu, il y a une disproportion entre Lui et nous. Rien d’étonnant à ce que, pour l’apercevoir, nous devions nous dresser sur la pointe de l’esprit.»[1]

Les efforts intellectuels furent remarquables pour se hisser à un horizon où Dieu peut être entrevu. Thomas d’Aquin fut l’un de ceux qui tenta de penser « l’impensable ». Or, Métayer refuse d’examiner ce genre de prouesses intellectuelles. Dommage. Peut-être pense-t-il avec Russell, et bon nombre de mes collègues, que le « Docteur angélique » n’est absolument pas digne d’être tenu comme un véritable philosophe.[2] Lord Russell en effet écrit dans sa monumentale Histoire de la philosophie occidentale (1945):

On trouve chez Thomas d’Aquin peu de véritable esprit philosophique. Il n’agit pas, comme le Socrate de Platon, en suivant l’argument jusqu’à son terme quel qu’il soit. Il ne s’engage pas dans une recherche, dont le résultat est imprévisible. Avant de commencer à philosopher il sait déjà d’avance la vérité: elle est déclarée dans la foi catholique. S’il peut trouver des arguments, en apparence rationnels pour certaines parties de la foi, tant mieux; s’il ne le peut pas, il retombe sur la révélation. Trouver des arguments pour une conclusion fixée d’avance n’est pas de la philosophie mais une plaidoirie spéciale. Je ne puis donc admettre qu’il mérite d’être placé au même niveau que les meilleurs philosophes, tant en Grèce que dans les temps modernes. [3]


Il s’agit là de la part de Russell d’un jugement parfaitement malheureux et inique. Russell, athée avoué et militant, détestait Thomas d’Aquin. Je doute qu’il ait sérieusement lu une seul ligne de la Somme théologique; où s'il a lu l'Aquinate, c'est à travers ses propres lunettes farouchement anti-aristotéliciennes. Russell avait en effet déclaré l’anathème sur la philosophie aristotélicienne et ses successeurs. N’écrivait-il pas cette phrase qui tue au sujet d’Aristote dans The Scientific Outlook (1931): « Aristote, il faut le dire, fut l’un des grands malheurs de l’humanité. »[4]

Thomas d’Aquin fait sien la démarche de la théologie remontant à saint Augustin : Fides quaerens intellectum, la foi cherchant à comprendre.[5] C’est peut-être ce qui offusque tant Russell et ses successeurs. Mais, lui-même, Russell, n’a-t-il pas confesser sa foi dans le logicisme ? N’a-t-il pas consacré un immense volume (les Principia Mathematica) à démontrer que les mathématiques sont réductibles à la logique ? N’y a-t-il pas là une thèse (le logicisme) fixée d’avance ? Par ailleurs, le projet logiciste de Russell et de Frege n’a-t-il pas échoué lamentablement ? En somme, Russell n’a pas à faire la leçon à Thomas d’Aquin lequel, par la méthode de la disputatio, se faisait un devoir de toujours considérer les opinions contraires à la sienne.

Il y a, enfin, une troisième méprise dans le chapitre de Métayer : un paradoxe n’est pas forcément un échec de la pensée, du moins si l’on songe à l’auteur du Tractatus logico-philosophicus, Ludwig Wittgenstein. J’y reviendrai à la fin.

Pour le moment, puisque Métayer n’entend en aucune manière se référer aux solutions « intellectuelles » proposées des paradoxes religieux, je voudrais ici exposer assez succinctement la démarche de Thomas d’Aquin concernant l’épineuse question des « noms de Dieu ».

Les chrétiens comme moi parlent de Dieu comme d’un Père. Notre Credo commence par « Je crois en Dieu, le Père tout-puissant ». Jésus désignait le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, de « Père », au grand dam des juifs radicaux, en particulier les pharisiens (dont saint Paul, ou Saul, faisait partie, avant sa conversion). Il s’agit, il va de soi, d’une métaphore. Dieu n’a rien d’un père qui engendre les hommes selon la génération sexuelle. Cependant, le concept de père a l’avantage d’être signifiant pour le commun des mortels puisqu’il rapproche Dieu d’une réalité humaine fondamentale, la paternité et, avec elle, l’amour d’un père pour ses enfants. Dieu nous aime comme un père aime ses enfants, et bien encore davantage. Il se soucie de nous ; Il est prêt à tout pour notre bonheur. Il a même envoyé parmi les hommes son Fils, Jésus Christ.

La Bible abonde en images métaphoriques touchant Dieu. Dieu est une forteresse, un rocher, un rempart. De même, Dieu se met parfois en colère ; il est un Dieu jaloux ; il ne tolère pas qu’on ne l’aime pas ou qu’on aime d’autres divinités. Par ailleurs, est « miséricordieux », lent à la colère ; Il pardonne nos fautes. Ce ne sont là que quelques exemples de noms ou d’expressions tous aussi métaphoriques les uns que les autres. Comme on sait, la métaphore est une figure de style qui transpose une qualité ou un attribut d’un être appartenant à un autre. L’exemple classique : La neige a recouvert le sol de son blanc manteau. La neige est comparée à un vêtement blanc. Il est littéralement faux de comparer la neige à un vêtement puisque ce sont deux concepts radicalement distincts. Mais la comparaison permet d’exprimer la réalité de la neige. Les croyants expriment la présence de Dieu dans leur vie. Victor Hugo disait : « Tout homme est un livre où Dieu lui-même écrit » L’homme est comparé ici à un livre, et Dieu à l’écrivain. Bien que l’énoncé soit littéralement faux, il contient une part de vérité importante. Tout comme la première phrase de la chanson de Gilles Vigneault Mon pays : « Mon pays ce n’est pas un pays, c’est l’hiver ». La métaphore de la saison hivernale permet au chansonnier de qualifier de manière éloquente l’identité de son pays. Même si l’énoncé est littéralement faux, il comporte une vérité profonde. Il en va de même avec l’énoncé du Credo, Dieu, le Père tout-puissant.

Le langage religieux ne roule pas que sur la métaphore. Thomas d’Aquin identifie trois autres usages du langage religieux, l’usage univoque, équivoque et analogique. Le monde univoque du langage est celui où un prédicat est attribué en toute vérité à un sujet ou un être. Par exemple, Fido est un chien. Ou encore : Ma mère est une femme. Dans ces deux cas, le prédicat désigne proprement l’être ou l’essence du sujet. Or, remarque l’Aquinate, il ne saurait y avoir d’usage univoque dans le cas de Dieu. C’est-à-dire : on ne peut tout simplement pas qualifier la nature de Dieu, ce qu'il est en lui-même, qui demeure parfaitement inconnaissable. Ici, il faut citer ce passage tiré de la Somme théologique :

Nous pouvons le nommer [Dieu] d’après les créatures, mais non pas de telle sorte que nos noms puissent prétendre exprimer l’essence divine telle qu’elle est en elle-même, à la manière dont le mot [le prédicat] homme exprime, par sa signification, l’essence de l’homme telle qu’elle est [dans l’énoncé « Socrate est un homme »] Car ce dernier nom signifie la définition humaine [le concept], qui elle-même déclare l’essence ; en effet, la notion objective que signifie le nom, c’est la définition.

On peut donc dire, en ce sens-là, que Dieu n’a pas de nom [de prédicat ou d’attribut], ou qu’il est au-dessus de nos appellations, parce que son essence, sa nature est au-dessus de ce que nous pouvons comprendre et par suite exprimer.[6]

Donc, il nous impossible à nous les êtres humains de parler de Dieu de manière univoque, c’est-à-dire en le désignant pour ainsi directement, ce qu’il est en lui-même, son essence ou sa nature. Dieu en lui-même nous est parfaitement inconnu. Même la déclaration fondamentale pour un chrétien de saint Jean dans sa première lettre : « Celui qui n’aime pas ne connaît pas Dieu, car Dieu est amour (agapè) » (1 Jn 4 8), ne porte pas sur la nature ou l’essence même de Dieu. En fait, Dieu est l’auteur de l’amour.

En lui-même, Dieu ne correspond à aucun concept. Fido répond au concept d’animal, genre canin. Une mère répond au concept de femme, genre maternel. Dieu ne répond à aucun concept. Il est inclassable. Il n’appartient à aucune espèce, sous aucun genre.

            Le langage religieux est parfois équivoque. Par exemple, dire Dieu est grand est source d’équivoque puisque l’énoncé peut signifier à la fois que Dieu possède une grande taille ou qu’Il est excellent. Généralement, il est aisé de désambiguïser l’énoncé en tenant compte du contexte. Même chose pour Dieu est amour, car le mot « amour » peut avoir plusieurs sens, dont celui d’amour désintéressé (agapè en grec ancien) ou érotique (èros, en grec ancien).

            Entre l’usage univoque et l’usage équivoque, Thomas d’Aquin place l’usage analogique. Si nous pouvons parler de Dieu, dit l’Aquinate, c’est la plupart du temps à l’aide de l’analogie partant de l’expérience humaine. L’analogie est une sorte de métaphore adoucie ou affaiblie, pourrait-on dire. Dans les deux cas, dans l’usage métaphorique et l’usage analogique, une comparaison est évoquée. C’est ce que nous faisons lorsque nous disons par exemple que Dieu est amour, qu’Il est une personne, qu’Il est intelligent, qu’Il est sage, bon, tout-puissant, éternel, omniscient, etc. Si nous sommes dans l’impossibilité de parler de Dieu directement, tel qu’il est en lui-même, dans son essence et sa nature, nous pouvons toutefois en parler à partir de notre expérience d’être corporel limité. Notre intelligence fonctionne à partir de notre expérience sensible, soumise à l’espace et au temps. Si Dieu est éternel, c’est qu’il n’est pas dans le temps, ou soumis au temps ; il est en dehors du temps. Si Dieu est amour, c’est qu’il est par excellence cette vertu, qu’est l’amour désintéressé, l’amour-agapè. Dieu, en somme, constitue la perfection de l’imperfection rencontrée chez les hommes. Certes, des hommes et des femmes ont réalisé en eux, dans leur existence, l’amour-agapè, tel Jésus Christ, et les grands saints. C’est à partir d’eux que nous pouvons dire que Dieu est amour. Si je vois des traces de pas humain dans le sable, j’infère qu’un être humain est passé par là. Lorsque je vois au loin de la fumée, j’infère du feu ou un incendie. J’infère la cause de l’effet. Même chose avec Dieu : par analogie, j’infère Dieu de ces manifestations spatiales et temporelles. Les fameuses « preuves » de Thomas d’Aquin en faveur de l’existence de Dieu ne sont que « voies » inductives menant à Dieu. Ces cinq « voies » ont toutes la même structure : d’un effet, ou d’une série d’effets, je puis en inférer la cause.

            On comprendra que je ne souhaite pas entrer dans l’exposition des cinq voies puisque cela n’entre pas directement dans notre sujet, les paradoxes religieux.

            Prima facie, le paradoxe qu’engendre Thomas d’Aquin lorsqu’il parle de Dieu, c’est que, d’une part, on ne saurait rien dire de Dieu tel qu’il est en lui-même, et, d’autre part, qu’on se permet d’en dire beaucoup à son sujet, à savoir qu’il est éternel, tout-puissant, omniscient, amour, etc. Or, comme nous venons de le montrer, ce paradoxe n’est qu’apparent lorsqu’on néglige les usages univoque et analogique du langage. Rappelons que, du point de vue de l’usage univoque, on ne peut rien dire directement quant à la nature ou l’essence de Dieu ; alors que du vue de l’usage analogique, on peut attribuer à Dieu certaines perfections ou excellences éminentes. Par conséquent, il y a apparence de paradoxe lorsqu’on néglige les distinctions en question, entre les deux usages. D’autant plus que Thomas d’Aquin déclare, sans mentionner qu’il s’agit de l’usage univoque qui ne sera introduit que par la suite dans la Somme théologique, là où est traité les noms divins (Ière partie, question 13, articles 5 et 6) :

Une fois assurés qu’un être est, il reste à se demander comment il est, afin d’en venir à ce qu’il est. Mais à l’égard de Dieu, ne pouvant savoir ce qu’il est, réduits à connaître ce qu’il n’est pas, nous n’avons point à considérer comment il est, mais plutôt comment il n’est pas.[7]

Par exemple, Dieu n’est pas corporel (matériel). Il n’est pas non plus perceptible par les cinq sens. Par conséquent, si Dieu n’est pas matériel, Il doit être spirituel. Du moins, selon l’usage analogique voulant que, dans notre monde matériel soumis à l’expérience, ce qui n’est pas matière est esprit. Il ne faut jamais perdre de vue qu’il s’agit, non pas d’un usage univoque décrivant directement Dieu, mais de l’usage analogique inférant une propriété de Dieu à partir d’êtres de notre monde. En d’autres termes, par analogie avec l’être humain, qui est à la fois corps et esprit, Dieu doit être esprit.

            Évidemment, si l’on est disciple de David Hume touchant la causalité, l’inférence analogique d’une cause par ses effets, constitue une erreur logique sérieuse. Mais c’est là une difficulté qui ne nous concerne pas directement.[8]

            Le langage sur Dieu est donc analogique et non « essentialiste ». Le philosophe contemporain, Ludwig Wittgenstein (1889-1951), a mieux compris que quiconque l’enseignement de Thomas d’Aquin concernant l’usage analogique du langage sur Dieu. Dans un cours portant sur la croyance religieuse, Wittgenstein disait :

Prenez « Dieu a créé l’homme ». Les fresques de Michel-Ange montrant la création du monde. En général il n’y a rien qui explique la signification des mots aussi bien qu’une image, je suppose que Michel-Ange a été aussi bon que quiconque et qu’il a fait de son mieux ; voici son image de la création d’Adam par la Divinité.[9]

Ce sont des images analogiques dirait l’Aquinate. Des images susceptibles de rendre intelligible Dieu à un enfant, voire à un adulte. Évidemment, pour un disciple de Platon, la peinture de Michel-Ange constitue un malentendu funeste qui égare l’intelligence. Elle est littéralement fausse : Dieu n’est pas un vieil homme, arborant une barbe grise et blanche, touffue, couvert d’un léger voile, etc. D’un moins, la peinture éveille-t-elle, ou tente d’éveiller l’idée de Dieu comme du Père céleste, analogie évoquée, le premier, par Jésus lui-même. L’athée ou l’agnostique s’offusque devant une telle image qui n’aurait, selon eux, pour fonction que d’illusionner. Wittgenstein n’est pas d’accord. Les mots, comme les images, les peintures, etc., font un certain usage du langage, et il convient d’identifier cet usage avant de déclarer que ce n’est que du baratin. Dans le Tractatus, Wittgenstein était d’avis que le langage sur Dieu ne se laisse pas dire ; qu’il est dénué de sens. Toutefois, ce langage dénué de sens ne l’est pas tout à fait car il montre ce qui ne peut être dit.

Si paradoxe il y a à affirmer à la fois qu’on ne peut parler positivement de Dieu et qu’on en parle tout de même, de manière indirecte pour ainsi dire, celui-ci n’est pas aussi vilain qu’on serait porté à penser. C’est du moins ce que pensait Wittgenstein. Le paradoxe n’est pas purement et simplement dénué de sens, comme le soutenait les positivistes logiques du Cercle de Vienne. Voici ce que Wittgenstein confiait sur ce point aux membres du Cercle de Vienne :

Il y a en l’homme la tendance à donner du front contre les bornes du langage. Voyez p. ex. lorsqu’on s’étonne de l’existence de quelque chose [l’existence du monde, en particulier]. Cet étonnement ne peut pas s’exprimer sous la forme d’une question et il n’y a pas davantage de réponse. Tout ce que nous sommes en état de dire ne peut être a priori que non-sens. Malgré cela, nous donnons du front contre les bornes du langage. C’est ce qu’a vu Kierkegaard lui aussi et, bien plus, ce qu’il a indiqué d’une manière tout à fait similaire (comme un affrontement au paradoxe)… Mais la tendance, l’affrontement, indique quelque chose ![10]

Pour Thomas d’Aquin et les chrétiens, notre usage du langage sur Dieu, indique le mystère propre de Dieu lui-même, sur lequel on ne peut rien dire. Est-ce là une faute de Dieu ? Une limite à Sa toute-puissance ? Une grande faille dans notre langage ? Laissons donc Dieu être Dieu, et les hommes en parler avec le seul langage qu’ils possèdent, tout en se hissant « sur la pointe de leur esprit ».




[1] Jean Guitton, Mon testament philosophique, Presses de la Renaissance, 1997, p. 33.
[2] Voir Bertrand Russell, Histoire de la philosophie occidentale, chapitre XIII, Paris, Les Belles Lettres, 2011.
[3] Ibid., p. 536.
[4] Bertrand Russell, The Scientific Outlook, Londres, Routledge, 1931, p. 27. Ma traduction. Le philosophe français Jacques Maritain avait une appréciation complètement opposée à celle de Russell au sujet de saint Thomas d’Aquin. Dans ses Éléments de philosophie, Maritain écrit à propos de Thomas d’Aquin : «… par son génie proprement théologique usant de la philosophie d’Aristote comme d’un instrument de la science sacrée, laquelle est en nous ‘comme une impression de la science de Dieu’, il a élevé cette philosophie au-dessus d’elle-même, en l’attirant dans une lumière supérieure qui en fait resplendir la vérité d’une façon plus divine qu’humaine. » (Tequi, 1951, p. 62).
[5] Dans La Trinité, saint Augustin écrit: « La foi cherche, l’intellect trouve; c’est qui fait dire au prophète : « Si vous ne croyez pas, vous ne comprendrez pas. » (Isaïe. 7 9)
[6] Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, Dieu, Tome deuxième, Traduction française de Père Sertillanges o.p., Paris, Cerf, 1956, p. 82-83.
[7] Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ière Partie, Question 3, introduction, Paris, Desclée, 1958, Dieu, tome premier, p. 84.
[8] Je renvoie sur ce point à l’excellent essai de Edward Feser, Aquinas. A Beginner’s Guide, Oxford, Oneworld, 2009.
[9] Ludwig Wittgenstein, Leçons et conversations, Paris, Gallimard, Folio | Essais, 1992, p. 122.
[10] Ibid., p. 155-156.

mercredi 12 août 2015

POURQUOI JE N'AI PAS AIMÉ « La Passion d’Augustine » DE LÉA POOL. Un clou de plus dans le cercueil des communautés religieuses du Québec


Platon avait une dent contre les arts pour quelques bonnes raisons. La principale est que l’art ne véhicule pas le vrai puisqu’il s’adresse d’abord et avant tout, non à notre raison, mais à nos passions. Or, les passions sont instables : un jour, je désire ardemment telle chose, demain, son contraire. Sœur Augustine (Céline Bonnier) est entrée dans la vie religieuse, suite à un avortement, un amour qui a avorté. Elle prit alors le voile pour vivre d’une autre passion : la musique. Non pas Jésus Christ, puisque jamais dans tout le film l’entend-t-on parler de celui dont il est écrit sur un mur du couvent : Ici, il n’y a qu’un maître, c’est le Christ. C’est que ce Christ a le malheur d’être mâle; donc, source de tout malheur. Sœur Lise (Diane Lavallée), rompus aux bassesses de l’autorité et qui l’exerce à son tour de manière éloquente dans son rôle de professeure de français obtuse, commande à ses pupilles de rédiger cette phrase de Bossuet, théoricien de la théocratie sous Louis XIV, inscrite au tableau noir : « Où il n’y a point de maître, tout le monde est maître; où tout le monde est maître, tout le monde est esclave. » Le Révolutionnaires français n’auront aucun mal à contredire Bossuet. À quoi les « révolutionnaires tranquilles » du Québec des années ’60 ajouteront par la suite leur voix.
Dans ce film féministe, on célèbre donc non pas Dieu, non pas des sœurs dans le Christ, mais des femmes humiliées, exploitées, esclaves; on célèbre leur force, leur courage, leur détermination à lutter contre les injustices dont leurs pairs en autorité en sont les bourreaux.
            La musique, non plus la religion, devient le lieu de transcendance, du salut. L’art qui n’était qu’un moyen pour parvenir à Dieu, devient fin ultime. Or, les femmes maîtrisent excellemment les arts, du moins selon les scénaristes Marie Vien et Léa Pool. Elles seules, donc, peuvent bénéficier du salut.
            Ceux et celles qui partagent les valeurs du Québec moderne et progressiste, qui houspillent contre la présence du crucifix à l’Assemblée nationale, apprécient cette lecture biaisée de notre passé religieux. Platon nous prévient toutefois que la passion, même artistique, est source d’égarement et jamais de vérité. Celui qui a dit : « Je suis le chemin, la vérité, la vie » (Jn 14 6), n'est pas qu'une Passion selon Bach. La mère Supérieure de la congrégation (Marie Tifo), qui n'a pas elle une once de charité chrétienne, rappelle avec raison à Sœur Augustine que ses vœux ne portaient sur la musique mais sur Jésus Christ. Dans ce capharnaüm indigne de la vie religieuse, les gens d'aujourd'hui applaudissent au courage de Sœur Augustine, de sorte qu'on se prend à se dire que la vie religieuse, avec tous ses accrocs à la liberté, fut la pire des calamités pour nos ancêtres. On se tourne à présent vers l'État québécois et démocratique qui prône désormais la liberté à tout crin par où, au nom de cette même liberté, on veut notre État  purement laïque.

mardi 4 août 2015

LE DOGME DU MATÉRIALISME


J'ai mis la dernière main en juin dernier à un manuscrit que j'intitule Contre l'idolâtrie de la science , où je confronte la science moderne tout en défendant la religion chrétienne. J'ai soumis à l'éditeur Bayard mon manuscrit et... il fut refusé. 

En résumé, Bayard prétend que, méthodologiquement, je m'y prends mal dans ma critique de la science puisque j'invoquerais, pour la réfuter, ce que les tenants athées de la science récusent, à savoir la Révélation chrétienne. 
Pour ma part, je prétends limiter la science en montrant qu'elle s'abreuve à une métaphysique rationaliste remontant à Descartes, laquelle s'est érigée, à l'époque moderne, comme alternative à la métaphysique aristotélico-thomiste. C'est précisément ce que j'ai tenté de montrer dans mon essai. Malheureusement, l'éditeur est passé à côté de la plaque. Quand les auteurs « religieux » ont pour seul recours ce genre d'éditeurs, on n'a pas besoin d'ennemis...

Cyrille Barrette
Je suis de près, dans mon essai, le petit essai du biologiste Cyrille Barrette, Aux racines de la science. Propos d'un scientifique sur la philosophie de la science (Éditions book-e-book, 2014, collection Une chandelle dans les ténèbres, #30). Comme je le dis en introduction, j'apprécie vivement l'effort réflexif de synthèse du professeur émérite de Laval afin d'établir le « credo » du scientifique. Dans son credo scientifique, Barrette mentionne le matérialisme, qu'il qualifie de « méthodologique », par opposition au matérialisme « métaphysique ou ontologique » (p. 16). Ce n'est là qu'un vœu pieux, car le matérialisme auquel souscrit Barrette est bel et bien métaphysique, au sens où, tout se réduit à la matière. Le savant refuse de l'admettre prétextant qu'il ne s'agit que d'une position méthodologique.
Entre temps, je suis tombé sur un texte d'un autre biologiste, américain celui-là, Richard C. Lewontin. Elle est tirée du compte-rendu paru en 1997 de l’essai de Carl Sagan (The Demon-Haunted World). Je ne pouvais pas laisser passer cette énorme confession du matérialisme implicite de la science moderne. Je cite :

« Our willingness to accept scientific claims that are against common sense is the key to an understanding of the real struggle between science and the supernatural. We take side of science in spite of the patent absurdity of some of its constructs, in spite of its failure to fulfill many of its extravagant promises of health and life, in spite of the tolerance of the scientific community for unsubstantiated just-so stories, because we have a prior commitment, a commitment to materialism. It is not that the methods and institutions of science somehow compel us to accept a material explanation of the phenomenal word, but, on the contrary, the we are forced by our a priori adherence to material causes to create an apparatus of investigation and a set of concepts that produce material explanations, no matter how counter-intuitive, no matter how mystifying to the unitiatied. Moreover, that materialism is absolute, for we cannot allow a Divine Foot in the door. » (Richard C. Lewontin, « Billions and Billions of Demons. » The New York Reviews of Books, 9 janvier 1997.) (*)
Dans mon essai, je discute de la notion fondamentale de « cause » en science. Je montre que la science moderne récuse les causes formelles et finales d'Aristote. Pour, elle, une cause doit être matérielle pour qu'elle soit efficiente. C'est un choix métaphysique et, pas seulement, « méthodologique ». Je plaide pour ma part en faveur des quatre types de causes aristotéliciennes. À ma connaissance, rien dans la Révélation chrétienne ne mentionne ces quatre causes, bien qu'elles y soient implicites, comme l'avait bien vue Thomas d'Aquin, mais pas Bayard.

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* Ma traduction. « L'adhésion à aux affirmations scientifiques allant à l'encontre du sens commun constitue la clé pour comprendre la véritable lutte entre la science et le surnaturel. Nous prenons position en faveur de la science, en dépit de l'absurdité évidente de certaines de ses affirmations, en dépit de ses promesses extravagantes non-tenues concernant la santé et la vie, en dépit de l'admission par la communauté scientifique de certaines hypothèses plus ou moins fondées, parce que nous proclamons un engagement a priori, un engagement envers le matérialisme. Non que ses méthodes ainsi que les institutions de la science nous contraignent à n'admettre qu'une explication matérielle du monde phénoménal; au contraire, parce que nous sommes contraints a priori à n'adhérer qu'aux causes matérielles découlant de notre investigation et de concepts qui engendrent des explications matérielles, quelles soient ou non évidentes, et bien qu'elles paraissent mystifiantes pour le non-initité. En outre, le matérialisme en question est absolu, car nous ne souhaitons en aucune façon qu'un Pied divin soit posé dans la porte.»

samedi 4 juillet 2015

MICHEL ONFRAY SUR LES ÉVANGILES

 


Luc 19 27 : «Quant à mes ennemis qui n'ont pas voulu de moi comme roi, amenez-les ici et égorgez-les en ma présence. » Conclusion du philosophe Michel Onfray : Jésus prône la violence sanguinaire, tout comme le Coran. Donc, les religions sont des machines à tuer et non à libération.  Mes élèves lui imputeraient le sophisme de la « généralisation hâtive ».
Voilà, en tout cas la lecture « fondamentaliste » que fait le philosophe français. Lecture fautive. Ce que l'on peut reprocher à Onfray, c'est qu'il lit l'Évangile au pied de la lettre, tout comme les fondamentalistes issus du Protestantisme. Pour lire les Évangiles, il faut se faire une idée générale de Jésus, de sa mission, de ses fins. C'est le noyau central. Pour l'Église catholique, c'est le message d'amour, de pardon et de libération et, bien sûr, de résurrection, qui domine. Une fois ce noyau central constitué, on cherche ensuite à expliquer des passages ou des points de l'enseignement de Jésus qui paraissent entrer en conflit avec le noyau central de l'enseignement de l'Église. Onfray n'adhère absolument pas à ce noyau central. Au contraire, pour lui, le noyau central des Évangiles, c'est la mort et le malheur insidieux qui aliènent l'homme. On peut comprendre que le passage de Luc 19 27 corrobore sa « lecture ». Voyez-vous comment ce qu'on lit est déterminé par nos croyances ? Le chrétien catholique cherche à comprendre l'évangile selon le mot de saint Augustin : fides quaerens intellectum qui, lui-même, reprend le mot du prophète Ésaie (7, 9 ) : « Si vous ne croyez pas, vous ne comprendrez pas. » Puisque Onfray ne croit en rien des Évangiles, il va de soi qu'il n'y comprend rien.

 

vendredi 17 avril 2015

LETTRE AUX ÉTUDIANTS-ES DU VIEUX MONTRÉAL


Félicitations ! Tels les 300 Spartiates aux Thermopyles, vous vous êtes tenus debout en prenant votre destinée en main ! Contre toute espérance, patiemment, courageusement. Vous avez vécu des assemblées houleuses de triste mémoire. Vous aurez au moins compris qu’il vaut mieux s’occuper de politique avant qu’elle ne s’occupe de vous. Je vous invite à poursuivre sur votre belle lancée. Bien sûr, votre priorité est à terminer la session. Excellent ! Votre adversaire, toutefois, vous le savez, renaîtra éventuellement de ses cendres, tel un Phénix. Je veux parler de votre association étudiante, l’AGECVM.

Non pas que je souhaite son abolition. Sa réforme, oui, et ça urge. Ne laissez pas des radicaux vous précipiter dans le gouffre ! Apprenez ce qu’eux-mêmes ne connaissent peut-être pas véritablement. Qui sont-ils ? Que défendent-ils ?

Bien sûr, vous me répondrez qu’ils en ont contre les mesures d’« austérité » du gouvernement Couillard. Sans être faux, ce n’est pas tout à fait vrai. En réalité, l’AGECVM n’en a pas tant contre l’ « austérité » que contre toute forme d’AUTORITÉ. C’est le propre de cette pensée politique qu’on appelle l’ANARCHISME (du grec signifiant littéralement sans pouvoir). Comme le disait le poète et chansonnier Léo Ferré, l’anarchie, c’est l’ordre moins le pouvoir. L’Anarchisme, ce n’est pas l’anarchie au sens courant du terme, c’est-à-dire le chaos ou le désordre. C’est l’absence d’autorité.

Vous penserez sans doute : comme peut-on fonctionner en société sans autorité ? Bonne question, que je relaie aux anarchistes eux-mêmes. Moi-même, j’ai peine à comprendre comment on peut bien vivre sans forme légitime d’autorité. Eux-mêmes, parfois, parlent d’« autorité légitime », mais je donnerais ma chemise pour qu’ils m’expliquent clairement de quoi il en retourne.

Ils évoquent alors leur valeur fondamentale, l’égalité. S’ils haïssent tant les compressions budgétaires du gouvernement libéral, c’est qu’il s’agit pour eux d’une atteinte grave portée à leur valeur phare, l’égalité. D’après eux, les libéraux veulent creuser encore davantage l’écart entre les pauvres et les riches en faisant payer les pauvres et non les riches qui s’enrichicheraient encore plus. Vue sous cet angle, c’est en effet proprement odieux ! Mais attention, aussi odieux que cela paraisse, il s’agit précisément d’une apparence. Pas la réalité. En tout cas, le gouvernement Couillard dit lutter contre le déficit budgétaire afin de juguler la dette publique astronomique avoisinant les 275 milliards (avec 11 milliards d’intérêt par année). On n’est pas en Grèce ou en Espagne, mais on s’y en approche dangereusement, si le gouvernement ne boucle pas son budget, comme ne l’ont pas fait les gouvernements précédents en cumulant leur déficit budgétaire dans la dette. Par ailleurs, les coupes du gouvernement ne touchent pas les services, mais les dépenses. Les dépenses sont réduites, point à la ligne.

Peu importe, disent les anarchistes. La justice sociale est mise à mal. Avec l’austérité, on assisterait au « saccage », au « démantèlement », bref à l’effondrement du modèle québécois d’État-providence. Il ne s’agit, en fait, que d’enflure verbale. Mais, continue l’arnarchisme, il faut lutter contre ce gouvernement qui accroît les inégalités au lieu de les réduire. Augmentant les inégalités, il accroît l’autorité, puisque là où il y a inégalité, il y aurait forcément autorité illégitime. D’où l’idée fondamentale de l’anarchisme voulant que la lutte en faveur de l’égalité implique la lutte contre l’autorité.

Mais il y a plus. La source de tous les maux, selon l’anarchisme – des inégalités, en somme - c’est le fameux droit de propriété. Quand quelqu’un décide que telle et telle chose lui appartient, c’est là que tout commence à aller de travers. Aux yeux de l’anarchisme, il est donc impératif d’abolir toute forme de propriété en mettant tout en commun. C’est l’anarcho-communisme. Selon le mot célèbre du premier anarchiste à s’affubler de ce titre, Pierre Joseph Proudhon (1819-1865), « la propriété, c’est le vol ! » On entre alors de le mysterium suprême de l’anarchisme. Comment se départir de cette tendance bien naturelle, voire instinctive, à posséder ce dont on est le créateur ou le constructeur, sans que personne soit fondé à faire valoir des titres spéciaux et exclusifs de possession ? Les artistes, c’est bien connu, revendiquent des droits d’auteur. Doivent-ils les céder puisque leur création ne leur appartiendrait pas ? L’ont-ils volé à d’autres, comme le clame Proudhon ? C’est sur ce point que porte le nerf de la guerre. L’anarchisme prétend que la propriété privée est fondamentalement illégitime et source d’égalité et, donc, d’autoritarisme.

Bon. Je m’arrête parce que la discussion de l’anarchisme est sans fin. Un dernier point seulement encore. Supposons un père de famille qui doit établir son testament en distribuant ses biens à ses cinq enfants. Imaginons qu’il soit anarchiste. L’aînée est handicapée, clouée à un fauteuil roulant. Le second est un tombeur de jupons; il consomme de la drogue. Le troisième est un poète qui vit d’amour et d’eau fraîche. Le quatrième est un manœuvre. Le cinquième est un riche entrepreneur. Comment ce papa anarchiste devrait-il répartir également ses biens ? La question n’est pas simple; elle soulève toute la complexité du concept d’égalité.

mardi 7 avril 2015

L'ASSÉ CONTRE L'AUTORITÉ. La morale anarchiste de Pierre Kropotkine

« Lorsque les pères s'habituent à laisser les enfants, lorsque les fils ne tiennent plus compte de leurs paroles, lorsque les maîtres tremblent devant leurs élèves et préfèrent les flatter, lorsque finalement les jeunes gens méprisent les lois, parce qu'ils ne reconnaissent plus au-dessus d'eux l'autorité de rien ni de personne, alors c'est là, en toute beauté et en toute jeunesse, le début de la tyrannie. » (Platon, République, VIII, 562b-563a)

 
L'ASSÉ (Association pour une solidarité syndicale étudiante) a un sérieux problème avec l'autorité. Toute autorité, quelle qu'elle soit, incluant, bien entendu, l’autorité suprême dans une société, le gouvernement ou l’État. L’ASSÉ s’oppose, en vérité, non pas tant à l’austérité qu’à l’autorité. C’est le trait fondamental, on l’aura compris, de toute groupe sympathisant de l’anarchisme. Pour l'anarchisme, en effet, l’autorité est le mot le plus vilain qui fut jamais inventé ! Lors de son congrès tenu à Valleyfield, durant le week-end de Pâque, l’exécutif de l’ASSÉ fut destitué, dont sa porte-parole, Camille Godbout, semble-t-il parce que l’exécutif aurait soumis à ses membres une proposition de « repli stratégique » en voulant reporter la grève à l’automne prochain. Certes, l’ASSÉ ne s’affiche pas nommément anarchiste, du moins dans sa présentation, puisqu’elle se veut avant tout un « syndicalisme étudiant » (l’étudiant étant défini, du moins d’après la Charte de Grenoble, comme un « jeune travailleur », d’où se tirerait d’ailleurs son « droit de grève »). Toutefois, l’ASSÉ adhère implicitement à la philosophie politique de l’anarchisme comme nous allons le voir avec le concours de Pierre Kropotkine (1842-1921), un anarchiste russe, géographe de profession, à partir de son opuscule, La morale anarchiste (paru en 1889 ; traduction française, Aube, 2006).

            Trois valeurs maîtresses parcours le mouvement anarchiste : 1. l’antiautoritarisme, 2. l’égalité, et 3. le rejet de toute forme de propriété. La morale anarchiste, du moins celle que propose Kropotkine, pose au départ cette maxime: « Fais ce que tu veux, fais comme tu veux. » Il n’y a pas de loi morale, ou de règles morales, au-delà de la maxime affirmant la liberté absolue de chacun. En somme, l’anarchisme revendique la liberté pleine et entière. Toutefois, la liberté étant indissociable de l’égalité, valeur fondamentale de l’anarchisme, la liberté doit être limitée afin d’assurer l’égalité de chacun. De sorte que la Règle d’Or, « Fais aux autres ce que tu voudrais qu’ils te fassent », constitue le principe suprême de la morale anarchiste. D’après la Règle d’Or, en effet, je me trouve à traiter autrui comme mon égal. L’« égalité » dont il doit être question, au sens anarchiste, doit être interprétée au sens strict terme : il est toujours mauvais et condamnable de traiter qui que ce soit de manière différente que tous les autres. On peut qualifier ce sens strict de l’égalité de « déontologique » : quelle que soient les circonstances et les conséquences, il est toujours mauvais de traiter etc. Kropotkine, pour sa part, entend l’égalité en un autre sens, légèrement différent de son sens déontologique, que l’on peut qualifier cette fois-ci de « conséquentialiste ». Au sens conséquentialiste, donc, l’égalité, selon Kropotkine, est bonne ou bénéfique pour la société dans son ensemble parce qu’elle concourt à cette autre valeur cardinale de la pensée anarchique, c’est-à-dire la solidarité. « L’égalité dans les rapports mutuels et la solidarité qui en résulte nécessairement : voilà l’arme la plus puissante du monde animal dans la lutte pour l’existence », écrit Kropotkine. Pas de solidarité sociale, donc, sans égalité.

            Or, l’égalité visée est celle de l’égalité parfaite non seulement, devant la loi, mais dans les faits économiques. C’est d’ailleurs pourquoi Kropotkine défend ce qu’on appelle l’anarcho-communisme. Le communisme de Kropotkine n’exige pas un État centralisé et centralisateur. C’est un « collectivisme » sans État central où les ressources sont mises en commun et distribuées selon le mot de Karl Marx « à chacun selon ses besoins, de chacun selon ses capacités. »

            La valeur conséquentialiste de l’égalité conduit, par ailleurs, à la détestation de toute autorité, c’est-à-dire de tout pouvoir. « Le gouverné, le trompé, l’exploité, la prostituée et ainsi de suite, blessent avant tout nos sentiments d’égalité. C’est au nom de l’Égalité que nous ne voulons plus ni prostituées, ni exploités, ni trompés, ni gouvernés. » Celui ou celle qui traite autrui comme un subalterne, un être inférieur, autant au plan personnel qu’économique, ne respecte la valeur suprême : l’Égalité. Toute autorité, par conséquent, indique la présence d’inégalités.

            Or, matériellement, pour l’anarchisme, les inégalités sont le fait de l’existence d’un vice morale qui ronge la société : le fameux droit de propriété. Le mot célèbre du premier à porter le nom d’anarchiste, Pierre Joseph Proudhon (1809-1865), déclare en dans son essai classique, Qu’est-ce que la propriété ?(1840), que la propriété « c’est le vol ! ». De son côté, Kropotkine écrira plus tard, dans L’anarchie, sa philosophie et son idéal (1896) : « Mais un mal autrement plus profond du système actuel s’affirme de plus en plus. C’est que dans l’ordre d’appropriation privée, tout ce qui sert à vivre et à produire, le sol, l’habitation, la nourriture et l’instrument de travail une fois passée aux mains de quelques-uns, ceux-ci empêchent continuellement de produire ce qui est nécessaire pour donner le bien-être à chacun. » La propriété est donc comprise par l’anarchisme comme étant responsable des déséquilibres dans la répartition des ressources, c’est-à-dire des inégalités économiques et sociaux. Aussi, si l’on souhaite parvenir à l’égalité parfaite collectiviste, il faut abolir toute forme de propriété, évidemment la propriété privée.

            L’ASSÉ, luttant contre l’ « austérité », lutte en réalité pour l’Égalité, c’est-à-dire pour l’abolition du régime de propriété privée qui règne dans la société québécoise, comme ailleurs en Occident. L’ASSÉ lutte, en fait, contre la forme d’autorité suprême, qui protège et assure le droit de propriété, l’État québécois. Au fond, ce n’est pas tant contre les mesures de compressions budgétaires qui égratigneraient le fameux « modèle d’État-providence québécois » auxquelles s’en prend l’ASSÉ, mais le gouvernement lui-même cautionnant, soi-disant, les inégalités. Le conflit étudiant du printemps 2012, entre l’ex-ASSÉ, la CLASSÉ, et le gouvernement libéral, couvait, au-delà de la hausse des droits de scolarité, la lutte entre l’extrême gauche (l’anarchisme) et la centre-droit (le parti libéral). Dans le conflit actuel, ce sont les enjeux idéologiques qui s’affrontent sous le couvert de la lutte contre l’ « austérité ».

            Voilà donc les grandes de l’anarchisme, version Kropotkine. On comprendra qu’il s’agissait simplement d’esquisser une version de la grande famille anarchique, diversifiée et bigarrée. Néanmoins, nous tenons-là les idées essentielles. Voyons maintenant les critiques et les objections que l’on peut lui adresser.

            À tout seigneur, tout honneur, commençons par la valeur suprême de l’anarchisme, l’Égalité. L’anarchisme soutient que l’égalité et la liberté sont indissociables l’une de l’autre. Est-ce vraiment le cas ? Plusieurs soutiennent, en effet, que l’égalité et la liberté ne sont pas nécessairement compatibles. Une vaste majorité de contribuables québécois sont d’accord avec le principe par exemple de l’égalité des chances, où l’État assume en bonne partie le coût pour ceux et celles qui n’ont pas les moyens financiers d’entreprendre des études. Évidemment, sur la base de l’égalité des chances, l’État, par le biais de l’impôt, contraint ceux et celles qui possèdent et qui n’ont pas forcément fait des études supérieures à céder une part de leur avoir pour le distribuer aux moins bien nantis. Il faut convenir qu’il y a là bel et bien une perte sèche de liberté (financière) pour les contribuables. Évidemment, dans le monde idéal de l’anarchisme, l’État n’est plus là pour « contraindre » chacun à mettre leur avoir en commun, chacun y allant de sa bonne volonté, tout en se rappelant de la Règle d’Or, principe moral premier de l’anarchisme de Kropotkine. Donc, plus on favorise l’égalité, moins on valorise la liberté.

            Par ailleurs, une objection sérieuse a été posée bien avant l’anarchisme par David Hume (1711-1776). Elle concerne l’idée d’une société parfaitement égale, et selon le philosophe écossais, il s’agit en réalité d’une société parfaitement misérable.

Rendez les possessions aussi égales que possible : les degrés de l’art, du soin, du travail des hommes rompront immédiatement cette égalité. Ou alors, si vous restreignez ces vertus, vous réduisez la société à la plus extrême indigence, et, au lieu de prévenir le besoin et la mendicité chez quelques-uns, vous les rendez inévitables à la communauté entière. (Enquête sur les principes de la morale, Section III : De la justice, IIe partie.)

Prenons une répartition égale et imaginons que tous et toutes possèdent exactement la même quantité de biens. Certains adorent tellement voir évoluer tel et tel joueur de hockey qu’ils sont prêts à débourser davantage pour voir évoluer leur joueur vedette. En plus de payer leur billet d’entrée, les amateurs versent 25 cents supplémentaires qui vont directement dans les poches du joueur vedette. Des milliers d’amateurs assistent aux matchs au cours de la saison de sorte que le joueur en question devient rapidement riche. La répartition également de départ n’existant plus, il faudrait, selon l’anarchisme, la rétablir en puisant dans les poches du joueur vedette. Pourtant, personne ne s’y est objectée au départ puisqu’elles ont librement consenties à faire ce qu’ils voulaient faire de leur argent. C’est ainsi que l’égalité brime la liberté. C’est le philosophe américain Robert Nozick (1938-2000) qui prolongea l’objection de David Hume en soutenant que la liberté bouleverse l’égalité.

L’objection décisive contre l’anarchisme qui refuse, comme on l’a vu, toute forme de propriété, vient d’un vieux grec, Aristote (384-322 avant notre ère), vivant dans un monde bien éloigné de nos sociétés industrielles. Pourtant, le vieux sage n’a jamais condamné la propriété privée. Au contraire. Le maître du Lycée soutenait « qu’en un sens les propriétés soient communes, mais que fondamentalement, elles soient privées. D’abord en effet, chacun administrant séparément ses biens il ne surgira aucune récrimination des uns contre les autres; au contraire la situation s’améliorera du fait que chacun s’occupera avant tout de ses affaires. Ensuite, grâce à la vertu, il en sera, concernant l’usage des biens, comme le dit le proverbe : « tout est en commun entre amis ». » (Les politiques, II, 51263a 6). Ainsi la propriété privée serait source de vertus : pas d’amitié, de générosité, de justice, etc., sans propriété privée. De plus, celui ou celle qui prend soin de son bien, fait preuve de responsabilité; il ne souhaite en aucune façon que son bien s’épuise rapidement en le consommant, en le gaspillant ou en le dilapidant.

Avec Aristote, nous sommes dans une éthique de la vertu, et non plus dans une éthique de la règle comme le propose Pierre Kropotkine dans sa morale anarchiste où la Règle d’Or apparaît comme la règle suprême de la morale. Et, comme Kant l’a montré, on peut être conforme à la règle, sans pour autant agir moralement. Des riches contribuables se voient contraints par la loi de contribuer à l’amélioration du sort des plus démunis. C’est bien. Mais, dit Kant, ils ne font que se conformer à la loi. Ils n’en ont aucun mérite moral, tel celui ou celle qui donne librement sans compter. Voilà l’excellence morale. Kropotkine, toutefois, nous dit qu’il ne revient pas à la loi (à l’État) de contraindre les riches à donner sans compter. Vrai. En cela, il serait d’accord avec Aristote. Mais il ne suffit pas de la simple Règle d’Or pour pénétrer dans le « Royaume des cieux » que propose l’anarchisme.

vendredi 27 mars 2015

« GRÈVE » ÉTUDIANTE. UN EXERCICE DE PENSÉE CRITIQUE EN COMPAGNIE DE SAINT THOMAS D'AQUIN


Bon nombre d’observateurs ont noté que la « grève » étudiante de ce printemps qui tarde est sans commune mesure, tant au plan des effectifs mobilisés que des revendications poursuivies. Au printemps 2012, le mouvement étudiant atteignit près de 300 000 en grève générale illimitée, alors qu’actuellement le nombre atteint à peine 45 000. Mais ce sont surtout les revendications qui changent du tout au tout : de la lutte contre la hausse des frais scolarités, il s’agit maintenant de la lutte contre l’« austérité » et - pourquoi pas ? - contre les hydrocarbures ainsi que les serviettes sanitaires… Une pancarte résumait le tout : « Fuck toute ! ». Nul doute que les centrales syndicales refusent d’entrer dans ce cirque estudiantin où le slogan de Che Guevara reprend du service : « Soyons réalistes ! Exigeons l’impossible ! » Le député de Mercier, Amir Khadir, de son côté, appelle de ses vœux un nouveau printemps-étudiant-contestataire.

            Sensible à la justice sociale, percevant les compressions budgétaires du gouvernement Couillard comme des « coupes » éhontées pratiquées dans les chairs des plus démunis, l’étudiant-moyen ne semble pouvoir faire autrement que donner son aval au mouvement de contestataire étudiant, sans trop savoir pourquoi au juste. C’est ici que la pensée critique peut l’aider à se faire une tête. Nous prendrons pour modèle, le penseur par excellence de l’Église catholique, saint Thomas d’Aquin (1224-1275).

Je vous entends déjà plusieurs d’entre vous contester que ce saint puisse constituer un modèle de pensée critique. Comment, un dominicain, nourrit à l’Évangile et à la Bible, peut-il indiquer la voie de la neutralité, de l’examen objectif ? Il faut, en effet, se défaire de cette image d’Épinal que nous a peinte la modernité du penseur chrétien. Bertrand Russell, surtout, a dit de Thomas d’Aquin qu’il ne méritait pas le titre de philosophe (voir Histoire de la philosophie occidentale, chapitre 13). Or, Russell, en bon athée, n’a jamais lu une ligne ou à peine de l’Aquinate. En plus, Russell entretenait une profonde aversion contre Aristote, le penseur préféré de Thomas d’Aquin. Dans un essai datant de 1931, The Scientific Outlook, Russell écrit noir sur blanc : « Aristote, il faut le dire, constitua l’un des plus grands malheurs de l’humanité. » L’autorité de Lord Russell fit boule de neige, et Thomas d’Aquin tomba dans le discrédit.

Allons au-delà du mépris de Russell pour l’Aquinate. Que trouve-t-on ? D’abord, une méthode de pensée. Méthode qui avait cours dans les universités au Moyen Age et que Thomas d’Aquin appliqua de manière systématique dans ses écrits, dont la Somme théologique, qui reste le chef-d’œuvre du dominicain. Cette méthode, donc, au cœur de l’enseignement médiéval, a pour nom en latin la disputatio (le débat ou la controverse). Il ne s’agit jamais pour Thomas d’Aquin de rabâcher simplement les points de la doctrine catholique. Aujourd’hui, nous dirions que la démarche thomasienne vise avant tout l’exercice de la pensée critique. Aristote parlait, lui, de phronésis, de sagacité ou de prudence. Aux yeux du Philosophus (du « Philosophe », c’est ainsi que Thomas d’Aquin désignait Aristote), c’est la vertu intellectuelle par excellence.

Donc, quand on veut chercher la vérité sur une question, pense Thomas d’Aquin, il faut commencer par faire le tour des difficultés que soulève la question à l’étude et qu’on examine les opinions pour et les opinions contre. Thomas d’Aquin va donc ligoter, ligare, les esprits avec les meilleurs arguments qui lui tomberont sous la main, comme on ligote un corps avec une corde. Il s’agit ensuite de libérer la pensée de son entortillement. Pour juger, sur une question complexe, comme c’est souvent le cas en philosophie et en théologie, il faut procéder en cette matière comme devant les tribunaux, il faut entendre les deux parties : le pour et le contre. Il ne faut surtout pas dénigrer au départ l’opinion de son adversaire. Au contraire, il faut l’apprécier comme étant une démarche faite en direction de la vérité. Thomas d’Aquin écrit :

Dans l’adoption ou le rejet des opinions, l’homme ne doit pas être guidé par l’amour ou la haine de celui qui en propose une, mais plutôt par la certitude de la vérité ; c’est pourquoi Aristote dit qu’il faut aimer tout autant ceux dont nous suivons l’opinion, que ceux dont nous la rejetons. Car les uns et les autres se sont consacrés à la recherche de la vérité, et nous y ont aidés. (Commentaire à la Métaphysique, Livre XII, leçon 9, # 2566)

Et encore :

De même qu’au tribunal on ne peut juger sans entendre les arguments des deux parties, de même quiconque doit étudier la philosophie ne peut que mieux en juger s’il entend tous les arguments qui se sont opposés dans leur recherche. (Ibid., Livre III, leçon I, # 342)

En d’autres termes, le point de départ de la pensée critique, consiste pour ainsi dire à bien écouter afin de bien comprendre l’opinion contraire à la nôtre. Ce n’est que lorsqu’on a ainsi compris le point de l’autre qu’on est alors autorisé à le critiquer. Autrement, on ne connaît véritablement que son propre point de vue. Notre vérité n’est alors que partiale, subjective. Russell, par exemple, ne s’est jamais soucié de comprendre Thomas d’Aquin pour lui-même. Discipline de l’innommable Aristote, chrétien en sus, Thomas d’Aquin avait tout pour déplaire à Russell, imbus qu’il était de sa propre valeur de philosophe athée et de logicien de premier ordre ayant au mis au point une nouvelle logique surpassant celle du maître du Lycée.

Cela dit, revenons à la « grève » étudiante, et mettons en œuvres les sages préceptes de l’Aquinate. Alignons les argumentaires pour et contre la « grève ».

ARGUMENTAIRE PRO-GRÈVE ANTI-AUSTÉRITÉ

« Le monde est pourri. Le parti au pouvoir se graisse la patte, et coupe dans les chairs des pauvres et des plus démunis. C’est un monde sans-cœur, sans foi ni loi. On nous fait la guerre. Pour punir les petites gens. Ceux qui n’ont que leur pauvreté à offrir. L’austérité, c’est ça ! C’est la guerre qu’on nous fait. La violence est d’abord celle de l’État. Aussi, la légitime défense oblige à nous lever et à riposter contre ces brigands en cravate qui ont pour eux l’argent et la police. En nous levant, les gens se réveilleront; ils réaliseront enfin qu’ils sont exploités et manipulés. Il faut renverser le système capitaliste qui génère la cupidité et la déshumanisation. Ce système économique est couvert par une superstructure politique qui assure sa domination et sa perpétuation. C’est le « néolibéralisme ». Indignés de tous les pays, unissez-vous ! »

ARGUMENTAIRE CONTRE LA GRÈVE

« 5% des riches au Québec (revenu de 100 000 et plus) paie 50% de la somme totale des impôts. 41% des Québécois ne paient aucun impôt. Une bonne partie des coûts de l’éducation des jeunes, grévistes ou non, sont défrayés par ces 5% de riches. Parmi ces mêmes 5% de riches, certains d'entre eux n’ont pas fait d’études supérieures. Ce sont les vaches à lait du Québec. Sans eux, il n’y en aurait pas de services sociaux au Québec. On ne doit pas les taxer davantage; ce serait carrément injuste. Ils font plus que leur part. Par ailleurs, pour se payer ces services sociaux, dont l’éducation, l’État a dû s’endetter. Les 2⁄3 des budgets déficitaires du Québec depuis 40 ans ont nourri une dette élevée aujourd’hui à 274 000 milliards de dollars, dont les intérêts annuels se chiffrent à 11 milliards. Le gouvernement Couillard veut cette année un budget qui soit non-déficitaire. D’où ses politiques « de rigueur budgétaire » afin, entre autres, de ne pas grossir la dette. C’est ça l’« austérité ». Ce n’est pas du tout le gros bonhomme Sept-Heures du soi-disant « néolibéralisme ». Si l’on ne peut plus puiser dans les poches des riches, il faut donc créer de la richesse. »

Cela étant posé, il faut maintenant passer à l’étape de la determinatio, c’est-à-dire de la solution ou résolution de la controverse (disputatio). Comment, en somme, pouvoir trancher dans ce genre de controverse. Le scepticisme, lui, suspend son jugement. Il ne se prononce pas. Il demeure « agnostique ». Pas Thomas d’Aquin qui croit que l’homme possède une raison capable de se frayer un chemin vers la vérité, même si la question (questio) paraît complexe.

Est-il vrai, tout d’abord, que le monde est foncièrement vicié et corrompu ? Si ce monde désigne la vie économique et politique, alors oui, ce monde est corrompu et vicié. Il faut le transformer radicalement. Il y a de l’espoir. D’ailleurs, quand l’étudiant contestataire clame que le monde est pourri, il ne veut certainement pas dire que tout espoir de redressement est vain, sinon les pro-grévistes ne militeraient pas pour transformer l’état de choses actuel.

Il ne faut en aucune manière attribuer un pessimisme ni un défaitisme aux pro-grévistes. Ils rêvent éveillés. Un monde viable serait possible, et ce n’est surtout pas le système économique capitaliste qui serait sa source, clament-ils. La concurrence ainsi que la recherche effrénée du profit, conduit à l’enfer dans lequel nous vivons. Le partage et la solidarité valent cent fois mieux que l’avidité et la cupidité.

Les pro-grévistes reprennent en chœur le mot de Jean-Jean Rousseu, l’auteur du Contrat social : « L’homme est né libre et partout il est dans les fers. » L’homme est, par nature, bon et généreux, et c’est la société qui le corrompt. Aussi, en accord avec les penseurs modernes, les étudiants pro-grévistes assurent que c’est en transformant la société qu’ils transformeront l’homme. « Il faut étudier la société par les hommes et les hommes par la société…», écrit encore Jean-Jacques Rousseau. Tous les penseurs modernes, de Marx à Rawls, souscrivent à l’idée que la seule manière de transformer l’homme, c’est de transformer la société. Et il n’est aucunement assuré que l’instauration de la société communiste dont rêvait Marx éradique une bonne fois pour toutes les vices de cupidité et d’avarice.

Thomas d’Aquin, lui, n’est pas si optimiste que le sont les modernes. Oui, l’homme est bon et généreux par nature, mais ce n’est pas en changeant la société que l’on changera l’homme qui, par nature, du moins selon l’enseignement chrétien, est gâté par le péché, c’est-à-dire, essentiellement, fragile et faible au plan de la capacité à aimer. Aussi, la perfection n’est pas de ce monde, mais seulement pour le « Royaume des cieux » à venir. D’ailleurs, c’est précisément ce à quoi aboutit Marx lui-même : le communisme, but ultime de l’Histoire, ressemble à s’y méprendre au Royaume des cieux des chrétiens.

Il ne nous est évidemment pas possible de nous livrer à un examen intégral de l’argumentaire pro-grève, cela mériterait un volume épais de commentaires, un peu à l’image de la Somme théologique de d’Aquin. Mais il y a un point loin d’être anodin de l’argumentaire anti-gréviste que dénoncent à bras-raccourcis les pro-grévistes. C’est le fameux minuscule pourcentage des riches (5%) qui, au Québec, payent la note salée des impôts (50%). N’est-ce pas là la preuve manifeste des inégalités « pharaoniques » de notre société ?

Or, pour transformer notre société inégalitaire en une société égalitaire, il faut changer la nature de l’homme. Il faut, en réalité, sacrifier ce que John Rawls a appelé de manière péjorative la « loto naturelle ». « Nul ne mérite, écrit Rawls, sa place dans la répartition des atouts naturels, pas plus qu’il ne mérite sa place de départ dans la société. » Le riche ne mériterait donc pas son avoir et, en conséquence, toujours selon Rawls, « les suppléments de salaire gagnés grâce à ces talents naturels rares, par exemple, doivent couvrir les frais de formation et encourager les efforts d’apprentissages ainsi qu’orienter les capacités là où elles sont le plus utiles à l’intérêt commun. » Pour transformer la société, il faut donc transformer la nature de l’homme qui, par nature, possède un droit de propriété d’abord sur lui-même, lui permettant de disposer à sa guise de son corps et de ses talents ou dispositions naturels. L’argumentaire des pro-grévistes conduit donc à sacrifier ce droit de propriété fondamentale des personnes sur elles-mêmes. Ce que la philosophe Ayn Rand a appelé le « cannibalisme moral ».

Dans le monde moderne qui est le nôtre et qui n’est plus du tout celui de saint Thomas d’Aquin, l’auteur de la Somme théologique a tout de même quelque à nous apprendre au sujet de la « grève » étudiante. Contrairement aux modernes où il faille d’abord concevoir la société pour connaître l’homme, Thomas d’Aquin reprenant à son compte le vieil Aristote, la vertu est première chez l’homme et, la société, en tout premier lieu l’État, doit veiller à développer la vertu chez ses citoyens. Les modernes aiment la liberté, mais pour être libre, il faut d’abord être juste et courageux. Contrairement à Rawls, où la justice sociale n’exige pas la répartition selon les mérites moraux, les personnes possèdent bel et bien de tels mérites. Contrairement à ce que croient les pro-grévistes et Rawls, la pensée thomasienne invoque le droit naturel à la propriété parce que la nature veut pour ainsi dire que l’homme possède certaines choses en propre, dont son corps, ses talents, ses dispositions, etc., et que cela a évidemment des avantages de sorte qu’il faut préférer la propriété individuelle à la propriété collective. Puis, songeons-y bien. Dans la propriété collective, le travail devient aussi propriété de tous, c'est-à-dire de personne. Le travail devient dès lors une corvée, il ne constitue plus un stimulant, une activité d'excellence qui s'intègre à la personne. Quoi qu'on en dise, le travail est source d'épanouissement personnel. Voilà ce que saint Thomas dit en gros dans son traité De Veritate (question 27, article 7). Qui disait que le Docteur angélique était dépassé ?