vendredi 27 mars 2015

« GRÈVE » ÉTUDIANTE. UN EXERCICE DE PENSÉE CRITIQUE EN COMPAGNIE DE SAINT THOMAS D'AQUIN


Bon nombre d’observateurs ont noté que la « grève » étudiante de ce printemps qui tarde est sans commune mesure, tant au plan des effectifs mobilisés que des revendications poursuivies. Au printemps 2012, le mouvement étudiant atteignit près de 300 000 en grève générale illimitée, alors qu’actuellement le nombre atteint à peine 45 000. Mais ce sont surtout les revendications qui changent du tout au tout : de la lutte contre la hausse des frais scolarités, il s’agit maintenant de la lutte contre l’« austérité » et - pourquoi pas ? - contre les hydrocarbures ainsi que les serviettes sanitaires… Une pancarte résumait le tout : « Fuck toute ! ». Nul doute que les centrales syndicales refusent d’entrer dans ce cirque estudiantin où le slogan de Che Guevara reprend du service : « Soyons réalistes ! Exigeons l’impossible ! » Le député de Mercier, Amir Khadir, de son côté, appelle de ses vœux un nouveau printemps-étudiant-contestataire.

            Sensible à la justice sociale, percevant les compressions budgétaires du gouvernement Couillard comme des « coupes » éhontées pratiquées dans les chairs des plus démunis, l’étudiant-moyen ne semble pouvoir faire autrement que donner son aval au mouvement de contestataire étudiant, sans trop savoir pourquoi au juste. C’est ici que la pensée critique peut l’aider à se faire une tête. Nous prendrons pour modèle, le penseur par excellence de l’Église catholique, saint Thomas d’Aquin (1224-1275).

Je vous entends déjà plusieurs d’entre vous contester que ce saint puisse constituer un modèle de pensée critique. Comment, un dominicain, nourrit à l’Évangile et à la Bible, peut-il indiquer la voie de la neutralité, de l’examen objectif ? Il faut, en effet, se défaire de cette image d’Épinal que nous a peinte la modernité du penseur chrétien. Bertrand Russell, surtout, a dit de Thomas d’Aquin qu’il ne méritait pas le titre de philosophe (voir Histoire de la philosophie occidentale, chapitre 13). Or, Russell, en bon athée, n’a jamais lu une ligne ou à peine de l’Aquinate. En plus, Russell entretenait une profonde aversion contre Aristote, le penseur préféré de Thomas d’Aquin. Dans un essai datant de 1931, The Scientific Outlook, Russell écrit noir sur blanc : « Aristote, il faut le dire, constitua l’un des plus grands malheurs de l’humanité. » L’autorité de Lord Russell fit boule de neige, et Thomas d’Aquin tomba dans le discrédit.

Allons au-delà du mépris de Russell pour l’Aquinate. Que trouve-t-on ? D’abord, une méthode de pensée. Méthode qui avait cours dans les universités au Moyen Age et que Thomas d’Aquin appliqua de manière systématique dans ses écrits, dont la Somme théologique, qui reste le chef-d’œuvre du dominicain. Cette méthode, donc, au cœur de l’enseignement médiéval, a pour nom en latin la disputatio (le débat ou la controverse). Il ne s’agit jamais pour Thomas d’Aquin de rabâcher simplement les points de la doctrine catholique. Aujourd’hui, nous dirions que la démarche thomasienne vise avant tout l’exercice de la pensée critique. Aristote parlait, lui, de phronésis, de sagacité ou de prudence. Aux yeux du Philosophus (du « Philosophe », c’est ainsi que Thomas d’Aquin désignait Aristote), c’est la vertu intellectuelle par excellence.

Donc, quand on veut chercher la vérité sur une question, pense Thomas d’Aquin, il faut commencer par faire le tour des difficultés que soulève la question à l’étude et qu’on examine les opinions pour et les opinions contre. Thomas d’Aquin va donc ligoter, ligare, les esprits avec les meilleurs arguments qui lui tomberont sous la main, comme on ligote un corps avec une corde. Il s’agit ensuite de libérer la pensée de son entortillement. Pour juger, sur une question complexe, comme c’est souvent le cas en philosophie et en théologie, il faut procéder en cette matière comme devant les tribunaux, il faut entendre les deux parties : le pour et le contre. Il ne faut surtout pas dénigrer au départ l’opinion de son adversaire. Au contraire, il faut l’apprécier comme étant une démarche faite en direction de la vérité. Thomas d’Aquin écrit :

Dans l’adoption ou le rejet des opinions, l’homme ne doit pas être guidé par l’amour ou la haine de celui qui en propose une, mais plutôt par la certitude de la vérité ; c’est pourquoi Aristote dit qu’il faut aimer tout autant ceux dont nous suivons l’opinion, que ceux dont nous la rejetons. Car les uns et les autres se sont consacrés à la recherche de la vérité, et nous y ont aidés. (Commentaire à la Métaphysique, Livre XII, leçon 9, # 2566)

Et encore :

De même qu’au tribunal on ne peut juger sans entendre les arguments des deux parties, de même quiconque doit étudier la philosophie ne peut que mieux en juger s’il entend tous les arguments qui se sont opposés dans leur recherche. (Ibid., Livre III, leçon I, # 342)

En d’autres termes, le point de départ de la pensée critique, consiste pour ainsi dire à bien écouter afin de bien comprendre l’opinion contraire à la nôtre. Ce n’est que lorsqu’on a ainsi compris le point de l’autre qu’on est alors autorisé à le critiquer. Autrement, on ne connaît véritablement que son propre point de vue. Notre vérité n’est alors que partiale, subjective. Russell, par exemple, ne s’est jamais soucié de comprendre Thomas d’Aquin pour lui-même. Discipline de l’innommable Aristote, chrétien en sus, Thomas d’Aquin avait tout pour déplaire à Russell, imbus qu’il était de sa propre valeur de philosophe athée et de logicien de premier ordre ayant au mis au point une nouvelle logique surpassant celle du maître du Lycée.

Cela dit, revenons à la « grève » étudiante, et mettons en œuvres les sages préceptes de l’Aquinate. Alignons les argumentaires pour et contre la « grève ».

ARGUMENTAIRE PRO-GRÈVE ANTI-AUSTÉRITÉ

« Le monde est pourri. Le parti au pouvoir se graisse la patte, et coupe dans les chairs des pauvres et des plus démunis. C’est un monde sans-cœur, sans foi ni loi. On nous fait la guerre. Pour punir les petites gens. Ceux qui n’ont que leur pauvreté à offrir. L’austérité, c’est ça ! C’est la guerre qu’on nous fait. La violence est d’abord celle de l’État. Aussi, la légitime défense oblige à nous lever et à riposter contre ces brigands en cravate qui ont pour eux l’argent et la police. En nous levant, les gens se réveilleront; ils réaliseront enfin qu’ils sont exploités et manipulés. Il faut renverser le système capitaliste qui génère la cupidité et la déshumanisation. Ce système économique est couvert par une superstructure politique qui assure sa domination et sa perpétuation. C’est le « néolibéralisme ». Indignés de tous les pays, unissez-vous ! »

ARGUMENTAIRE CONTRE LA GRÈVE

« 5% des riches au Québec (revenu de 100 000 et plus) paie 50% de la somme totale des impôts. 41% des Québécois ne paient aucun impôt. Une bonne partie des coûts de l’éducation des jeunes, grévistes ou non, sont défrayés par ces 5% de riches. Parmi ces mêmes 5% de riches, certains d'entre eux n’ont pas fait d’études supérieures. Ce sont les vaches à lait du Québec. Sans eux, il n’y en aurait pas de services sociaux au Québec. On ne doit pas les taxer davantage; ce serait carrément injuste. Ils font plus que leur part. Par ailleurs, pour se payer ces services sociaux, dont l’éducation, l’État a dû s’endetter. Les 2⁄3 des budgets déficitaires du Québec depuis 40 ans ont nourri une dette élevée aujourd’hui à 274 000 milliards de dollars, dont les intérêts annuels se chiffrent à 11 milliards. Le gouvernement Couillard veut cette année un budget qui soit non-déficitaire. D’où ses politiques « de rigueur budgétaire » afin, entre autres, de ne pas grossir la dette. C’est ça l’« austérité ». Ce n’est pas du tout le gros bonhomme Sept-Heures du soi-disant « néolibéralisme ». Si l’on ne peut plus puiser dans les poches des riches, il faut donc créer de la richesse. »

Cela étant posé, il faut maintenant passer à l’étape de la determinatio, c’est-à-dire de la solution ou résolution de la controverse (disputatio). Comment, en somme, pouvoir trancher dans ce genre de controverse. Le scepticisme, lui, suspend son jugement. Il ne se prononce pas. Il demeure « agnostique ». Pas Thomas d’Aquin qui croit que l’homme possède une raison capable de se frayer un chemin vers la vérité, même si la question (questio) paraît complexe.

Est-il vrai, tout d’abord, que le monde est foncièrement vicié et corrompu ? Si ce monde désigne la vie économique et politique, alors oui, ce monde est corrompu et vicié. Il faut le transformer radicalement. Il y a de l’espoir. D’ailleurs, quand l’étudiant contestataire clame que le monde est pourri, il ne veut certainement pas dire que tout espoir de redressement est vain, sinon les pro-grévistes ne militeraient pas pour transformer l’état de choses actuel.

Il ne faut en aucune manière attribuer un pessimisme ni un défaitisme aux pro-grévistes. Ils rêvent éveillés. Un monde viable serait possible, et ce n’est surtout pas le système économique capitaliste qui serait sa source, clament-ils. La concurrence ainsi que la recherche effrénée du profit, conduit à l’enfer dans lequel nous vivons. Le partage et la solidarité valent cent fois mieux que l’avidité et la cupidité.

Les pro-grévistes reprennent en chœur le mot de Jean-Jean Rousseu, l’auteur du Contrat social : « L’homme est né libre et partout il est dans les fers. » L’homme est, par nature, bon et généreux, et c’est la société qui le corrompt. Aussi, en accord avec les penseurs modernes, les étudiants pro-grévistes assurent que c’est en transformant la société qu’ils transformeront l’homme. « Il faut étudier la société par les hommes et les hommes par la société…», écrit encore Jean-Jacques Rousseau. Tous les penseurs modernes, de Marx à Rawls, souscrivent à l’idée que la seule manière de transformer l’homme, c’est de transformer la société. Et il n’est aucunement assuré que l’instauration de la société communiste dont rêvait Marx éradique une bonne fois pour toutes les vices de cupidité et d’avarice.

Thomas d’Aquin, lui, n’est pas si optimiste que le sont les modernes. Oui, l’homme est bon et généreux par nature, mais ce n’est pas en changeant la société que l’on changera l’homme qui, par nature, du moins selon l’enseignement chrétien, est gâté par le péché, c’est-à-dire, essentiellement, fragile et faible au plan de la capacité à aimer. Aussi, la perfection n’est pas de ce monde, mais seulement pour le « Royaume des cieux » à venir. D’ailleurs, c’est précisément ce à quoi aboutit Marx lui-même : le communisme, but ultime de l’Histoire, ressemble à s’y méprendre au Royaume des cieux des chrétiens.

Il ne nous est évidemment pas possible de nous livrer à un examen intégral de l’argumentaire pro-grève, cela mériterait un volume épais de commentaires, un peu à l’image de la Somme théologique de d’Aquin. Mais il y a un point loin d’être anodin de l’argumentaire anti-gréviste que dénoncent à bras-raccourcis les pro-grévistes. C’est le fameux minuscule pourcentage des riches (5%) qui, au Québec, payent la note salée des impôts (50%). N’est-ce pas là la preuve manifeste des inégalités « pharaoniques » de notre société ?

Or, pour transformer notre société inégalitaire en une société égalitaire, il faut changer la nature de l’homme. Il faut, en réalité, sacrifier ce que John Rawls a appelé de manière péjorative la « loto naturelle ». « Nul ne mérite, écrit Rawls, sa place dans la répartition des atouts naturels, pas plus qu’il ne mérite sa place de départ dans la société. » Le riche ne mériterait donc pas son avoir et, en conséquence, toujours selon Rawls, « les suppléments de salaire gagnés grâce à ces talents naturels rares, par exemple, doivent couvrir les frais de formation et encourager les efforts d’apprentissages ainsi qu’orienter les capacités là où elles sont le plus utiles à l’intérêt commun. » Pour transformer la société, il faut donc transformer la nature de l’homme qui, par nature, possède un droit de propriété d’abord sur lui-même, lui permettant de disposer à sa guise de son corps et de ses talents ou dispositions naturels. L’argumentaire des pro-grévistes conduit donc à sacrifier ce droit de propriété fondamentale des personnes sur elles-mêmes. Ce que la philosophe Ayn Rand a appelé le « cannibalisme moral ».

Dans le monde moderne qui est le nôtre et qui n’est plus du tout celui de saint Thomas d’Aquin, l’auteur de la Somme théologique a tout de même quelque à nous apprendre au sujet de la « grève » étudiante. Contrairement aux modernes où il faille d’abord concevoir la société pour connaître l’homme, Thomas d’Aquin reprenant à son compte le vieil Aristote, la vertu est première chez l’homme et, la société, en tout premier lieu l’État, doit veiller à développer la vertu chez ses citoyens. Les modernes aiment la liberté, mais pour être libre, il faut d’abord être juste et courageux. Contrairement à Rawls, où la justice sociale n’exige pas la répartition selon les mérites moraux, les personnes possèdent bel et bien de tels mérites. Contrairement à ce que croient les pro-grévistes et Rawls, la pensée thomasienne invoque le droit naturel à la propriété parce que la nature veut pour ainsi dire que l’homme possède certaines choses en propre, dont son corps, ses talents, ses dispositions, etc., et que cela a évidemment des avantages de sorte qu’il faut préférer la propriété individuelle à la propriété collective. Puis, songeons-y bien. Dans la propriété collective, le travail devient aussi propriété de tous, c'est-à-dire de personne. Le travail devient dès lors une corvée, il ne constitue plus un stimulant, une activité d'excellence qui s'intègre à la personne. Quoi qu'on en dise, le travail est source d'épanouissement personnel. Voilà ce que saint Thomas dit en gros dans son traité De Veritate (question 27, article 7). Qui disait que le Docteur angélique était dépassé ?
 

dimanche 22 mars 2015

L'ÉPISTÉMOLOGIE ATTRAPE-NIGAUD DE ECR


Dans une société libérale comme la nôtre, tout le monde est en faveur de l’ouverture aux autres, de la différence, de la tolérance, du dialogue pour un vivre-ensemble harmonieux et paisible, et autres flonflons du même genre. Qui veut la fermeture, le refus de l’autre et de la différence ? Personne. Dans le meilleur des mondes, tous sont pour la vertu. En ce sens, disent les concepteurs du programme, nous devons tous souscrire au programme scolaire d’Éthique et de culture religieuse (ECR) implanté dans nos écoles depuis septembre 2008, mais qui n’a de cesse de susciter la controverse. La récente décision de la Cour suprême d’exempter une institution privée d’enseignement catholique (le collège Loyola) du cours ECR, a remis le débat sur la table. Antoine Robitaille parle d’une « reconfessionalisation », et Mathieu-Bock Côté réaffirme son mantra voulant qu’ECR soit le véhicule de l’infâme multiculturalisme.

À mon avis, ce n’est pas tant le pluralisme prôné, par son principal concepteur, Georges Leroux, voire le multiculturalisme qu’il induit et que condamne Mathieu-Bock Côté, qui pose problème dans ECR. C’est sa base épistémologique. Rappelons que ECR origine du Rapport Proulx sur la place de la religion à l’école. Ledit Rapport posait que l’école doit respecter les droits de la personne, notamment l’égalité fondamentale des citoyens et citoyennes devant la liberté de conscience et de religion. La conclusion du dit Rapport coule, semble-t-il, de source : l’État doit s’abstenir de prendre position en faveur ou en défaveur de l’une ou l’autre des religions ; il ne doit pas favoriser l’enseignement d’une quelconque confession religieuse. En d’autres termes, un cours d’enseignement religieux doit simplement transmettre des connaissances de nature culturelle sur les diverses grandes religions. Le Rapport Proulx nous représente l’enseignement religieux catholique comme un enseignement doctrinaire. L’élève y assimilait, semble-t-il, les croyances catholiques. Le professeur enseignait de son côté les « vérités de la foi » du catholicisme. Un libéral, même croyant comme Jean-Pierre Proulx, avait alors toutes les raisons de condamner ce type d’endoctrinement.

Donc, ECR est ainsi fignolé pour n’enseigner que des connaissances, pas des croyances. ECR présuppose donc qu’il existe une nette distinction entre les deux, connaissance, du part, et croyance, d’autre part. Depuis Platon, la connaissance est définie comne une croyance vraie justifiée. En matière de religion, la connaissance comme «vérités révélées », du moins en christianisme, posent de redoutables problèmes si l’on adopte la définition platonicienne de la connaissance, reprise par Descartes, qui, soit dit en passant, fut érigé en dogme absolu au siècle des Lumières. En effet, devant le succès fulgurant des sciences expérimentales, la connaissance comme croyance vraie justifiée se précisa davantage: aucune croyance autre que ce qui est matériel et naturel n’est admissible et légitime. Ce qui est « vrai », donc connaissable, ne peut être surnaturel ou immatériel. Les « vérités de la foi » se trouvèrent dès lors disqualifiées au titre de « connaissances ». Elles devinrent de simples croyances, telle celle de la croyance en une théière qui orbiterait autour de la terre (l’exemple est de Bertrand Russell). Les catholiques reçurent l’étiquette de « croyant », tout comme les adeptes de l’islam, du judaïsme, qui croient donc à des vérités surnaturelles et immatérielles. Pourtant, les catholiques ne se désignèrent jamais comme des « croyants », mais plutôt comme des témoins ou des fidèles de Jésus. Plus radical encore, un mathématicien et philosophe britannique du troisième quart du XIXe siècle, William Clifford, forgea l’expression « éthique de la croyance » (ethics of belief), en vue de mettre au pilori la religion chrétienne : « Il est mauvais toujours, partout pour quiconque, de croire quelque chose, sur la base d’une évidence insuffisante ». Lorsque les partisans du Canadien, par exemple, croyaient par les années passées que leur club allait gagner la coupe Stanley, non seulement ils se gouraient, selon Clifford, mais ils étaient moralement coupables d’entretenir ce type de croyance non-fondée. Voilà, en gros, l’épistémologie évidentialiste qui a cours aujourd’hui et qui se trouve être au cœur du programme ECR. ECR ne veut inculquer aucune croyance de nature immatérielle et surnaturelle aux jeunes parce qu’il est éthiquement mauvais ou préjudiciable de le faire, du moins selon l’épistémologie évidentialiste préconisée.

À mon sens, les catholiques québécois ont parfaitement raison de décrier ce sapin qu’ont leur a passé. ECR ne comprend rien à la religion chrétienne et, à fortiori, aux religions. Comment peut-on prétendre connaître quoi que ce soit lorsqu’au départ on pose un principe éthique de la croyance qui condamne la foi chrétienne à n’être qu’une simple croyance comparable à la théière de Russell ? ECR est un attrape-nigaud épistémologique. Une autre épistémologie est possible et parfaitement légitime pour la foi chrétienne, c’est l’épistémologie des vertus (voir Roger Pouivet, Épistémologie des croyances religieuses). Rappelons, pour clore, cette vérité chrétienne fondamentale : la foi est une vertu théologale. Pas une simple croyance délirante, n’en déplaise à Russell et consorts.

lundi 16 mars 2015

CE QUE AYN RAND AURAIT À DIRE AUX ÉTUDIANTS-ES DÉSIREUX DE SUIVRE LEURS COURS ET DE NE PAS ÊTRE PÉNALISÉS PAR LA GRÈVE


L'argumentaire en faveur de la grève veut que les anti-grévistes soient « individualistes », c-à-d antisociaux. C'est soi-disant pour le « bien commun » qu'ils font grève. Or, concernant le clivage entre « individualisme » et « collectivisme », voici ce que Ayn Rand a à dire:

« Ne commettez pas l’erreur de l’ignare qui pense que l’individualiste est celui qui affirme : « Je ferai comme bon me semble au dépend d’autrui. » L’individualiste est celui qui reconnaît le caractère inaliénable des droits de l’homme – les siens comme ceux des autres.
L’individualiste est celui qui affirme : « Je ne contrôlerai pas la vie de personne – et ne laisserai personne contrôler la mienne. Je ne contrôlerai ni ne serai contrôlée. Je ne suis ni un maître ni un esclave. Je ne me sacrifierai pour personne, ni personne ne se sacrifiera pour moi.
Le collectiviste dit : « Unissons-nous, les gars ! Tout est permis ! »
(Ayn Rand, Textbook of Americanism (1946) (ma traduction))

Alissa Zinovievna Rosenbaum, alias Ayn Rand, née à Saint-Pétersbourg le 2 février 1905 et décédée le 6 mars 1982 à New York, fut immigrée russe qui débarqua aux États-Unis en 1926, fuyant le régime totalitaire communiste de l’ex-Union soviétique. Ayn Rand suscite des réactions extrêmes : soit qu’on l’adore, soit qu’on la déteste intensément. La « gauche » la conspue en la baptisant de « prêtresse du capitalisme ». Elle n’est pas à l’étude dans les cours de philosophie dans nos collèges ni dans nos université parce que, selon les bienpensants, elle ne serait pas une philosophe authentique de premier ordre, mais plutôt une romancière. Son grand roman, Altas Shrugged, paru en 1957 - qui ne sera traduit en français qu’en 2011 sous le titre La Grève - se classait deuxième derrière la Bible dans le choix des lecteurs-trices américains (du moins, selon un sondage de la Bibliothèque du congrès américain, en 1991).

Ayn Rand fut hantée par le spectre du « collectivisme », le vice politique  contraire à la vertu de l’« individualisme ». Il ira jusqu’à qualifier son individualisme d’égoïsme, dans un essai intitulé La vertu d’égoïsme (1964). Sa vive réaction contre toute philosophie collectiviste, en particulier le stalinisme, lui est venue de sa triste expérience soviétique : sa famille fut décimée par les bolcheviks. Exilée aux États-Unis, Alice Rosenbaum, fille d’un pharmacien, chercha à penser le monde d’une manière originale et toute personnelle avec lucidité, force et passion, philosophie qu’elle baptisera du nom d’« Objectivisme ». Dans une autobiographie datant de 1936, Ayn Rand explique l’origine de sa profession de foi envers l’individualisme :

Si une vie doit avoir son refrain - parce que je crois que toute existence qui en vaut la peine possède sa chanson - la mienne est une religion, une sorte d’obsession, ou encore une monomanie, dont l’unique expression est : l’individualisme. Je suis née avec cette obsession, et je ne connais pas de cause plus digne, qui est aussi la moins comprise, la plus désespérée qui soit et qui ait en même temps si besoin d’être défendue. Appelons cela le destin ou l’ironie de l’histoire, puisque je suis née, parmi tous les pays sur terre, dans celui, la Russie, qui est le moins propice au triomphe de l’individualisme. (Cité dans Anne C. Heller, Ayn Rand and the World she Made, 2010, p. 1. Ma traduction.)

Il n’est pas surprenant que les partisans de la gauche attrapent au vol l’équation égoïsme = capitalisme pour justifier la lutte acharnée qu’ils mènent aujourd’hui avec tant de rage contre le fameux épouvantail du « néolibéralisme », nouvelle mouture de l’« égoïsme » éhontée des vilains riches capitalistes.

Jamais Ayn Rand n’a encouragé les vices de cupidité et d’avidité si caractéristiques de certains entrepreneurs sans foi ni loi. Et ces vices, faut-il le rappeler ne sont pas la faute du capitalisme. Ils ont de tout temps existé. Marx croyait, au contraire, que ces vices étaient le fait de l’économie capitaliste. Dans une société communiste – sorte de Royaume des cieux –, soutenait Marx, les vices de cupidité, d’avarice et d’avidité, disparaîtrait totalement. Belle illusion qu’entretenait le père du marxisme ; il se trompait royalement sur la nature de l’être humain. Agir dans notre propre intérêt, c’est bien naturel et légitime. Dans une interview où on la priait de définir ce que la philosophe entendait par « égoïsme », elle déclarait : « Égoïsme » signifie qu’il faut vivre sur la base de son propre jugement ainsi que sur nos propres efforts productifs, sans contraindre personne à se soumettre aux autres. »

Beaucoup se plaisent à confondre égoïsme et individualisme, alors que le premier n’implique nécessairement pas le second. Ce à quoi d’ailleurs Karl Popper nous invitait dans La société ouverte et ses ennemis : «La confusion de l’individualisme avec l’égoïsme permet de le condamner au nom des sentiments humanistes et d’invoquer ces mêmes sentiments pour défendre le collectivisme…» Celui ou celle qui ne veut pas sacrifier son intérêt personnel au bien de la société dans son ensemble est dénoncé comme étant « égoïste ». Mais la société peut très bien être qualifiée à rebours d’« égoïste » dans la mesure où l’individu doit se sacrifier pour elle. On parle alors d’intérêt « collectif » ou « supérieur » par opposition à l’intérêt individuel. D’autre part, un individualiste peut être fort bien qualifié d’altruiste, par forcément d’égoïsme. Il y a bien des gens riches qui donnent sans compter. On peut être individualiste, sans être pour autant égoïste. Ce fut le cas d'Ayn Rand, en particulier.

Peut-être aurait-il mieux valu, finalement, pour Rand de s’en tenir au terme d’« individualisme » plutôt que celui d’« égoïsme », afin d’éviter toute ambiguïté entre anti-collectivisme (ou capitalisme) et égoïsme. En tout cas, Rand a délibérément conservé le terme égoïsme afin de provoquer et de faire réagir pour énoncer une vérité que personne ne songe à contester : l’être humain agit toujours en fonction de ses propres intérêts. Voilà le « nouveau » concept d’égoïsme que Rand présente dans son essai La vertu d’égoïsme. En fait, la philosophe ne fait que rétablir une évidence.

L’altruisme, c’est la doctrine immorale – immorale, parce qu’irrationnelle – de l’homme sacrificiel. Plus précisément, l’altruisme c’est la doctrine voulant que « …[l’homme] n’a pas le droit d’exister pour lui-même, que le service rendu à autrui est l’unique justification de son existence et que le sacrifice de soi constitue le devoir moral, la vertu et la valeur la plus élevée qui soit. » (For the New Intellectual, 1961) En somme, l’être humain ne peut éviter la recherche de son propre bonheur. C’est là une contrainte « métaphysique » au sens où il s’agit de la nature propre de tout être humain. L’illusion funeste du collectivisme ou de l’altruisme sacrificiel veut que son bonheur réside dans le sacrifice de soi pour le bonheur des autres. Or, songeons-y bien, comme nous y invite Ayn Rand : lorsque mon bonheur passe par son sacrifice, alors manifestement, le penseur collectivisme enfreint la loi logique de l’identité A est A, puisqu’ici A devient non-A. Le collectivisme ou l’altruisme sacrificiel est donc foncièrement irrationnel et, par suite, il est immoral.

Or, de nos jours, « social » devient « moral ». On parle de justice « sociale », d’éducation « sociale », de grève « sociale », etc. La morale, traditionnellement, s’applique qu’à des actions individuelles. Aujourd’hui, la société est devenue une sorte de « personne », une entité juridique, ayant des droits dits « collectifs », la personne la plus importante qui soit. La métaphysique de l’individu a ainsi cédé sa place à une métaphysique de la collectivité. L’Homo sapiens est devenu Homo socialis, l’homme social. En 1981, le président de l’Assemblée nationale française ne déclarait-t-il pas : « …nous sommes dans une société où nous avons tous été formés à l’individualisme, à l’égoïsme. C’est la morale bourgeoise. Et il faut que, peu à peu, démocratiquement, et ça prendra du temps, et les mass-médias, ainsi que l’école, peuvent nous y aider, il faut arriver à une morale de la solidarité, du devoir, du sacrifice. »

Ayn Rand avait vu juste, l’homme est devenu social, c’est-à-dire animal sacrificiel. Mais l’anti-individualisme aujourd’hui triomphe. Les valeurs de l’anti-individualisme, de l’homme social, collectif, ne sont évidemment pas tant celles de l’individualisme prônant les droits à liberté et à l’autonomie, mais celles de l’égalité et de la solidarité. L’anti-individualisme porte aux nues les notions de « bien commun », de « bien public ». Il condamne l’égoïsme, en n’insistant que sur la nécessité du partage. Les vertus chrétiennes de charité, d’amour du prochain, de compassion et de pardon, seront remplacées par les valeurs de solidarité, de partage et, surtout, de justice sociale, devenue la vertu par excellence de la société. Le « prochain » en question n’est plus l’ami, la personne elle-même, mais le « camarade »; mieux, le « citoyen ». Nous sommes à l’ère « citoyenne ».

Même un philosophe libéral comme le célèbre John Rawls, promoteur de la justice sociale, dépouille les hommes et les femmes de leurs atouts naturels. « Nul ne mérite sa place dans la répartition des atouts naturels, pas plus qu’il ne mérite sa place de départ dans la société. » La justice sociale va rétablir ce que la nature n’a pas réussi à établir !

Ayn Rand a réagi vivement à la Théorie de la justice de Rawls (voir « An Untitled Letter », 1973, repris dans Philosophy : Who Needs It). Pour elle, les droits de l’homme ne peuvent être qu’individuels. « Les droits individuels sont le moyen de subordonner la société à la loi morale. » (La vertu d’égoïsme). Plus précisément : « Les droits appartiennent à chaque homme en tant qu’individu – et non pas aux ‘hommes’ en tant que groupe ou collectivitéChacun détient ces droits, non pas grâce à la Collectivité, ni plus en vue de la Collectivité, mais contre la Collectivité – telle une barrière que la Collectivité ne peut transgresser. » (Texbook of Americanism)

En vertu, donc, du fait « métaphysique » que l’homme et la femme sont des individus visant à assurer leur survie ainsi que leur propre bonheur, les droits constituent une prérogative de chacun et chacune contre les volontés contraires des autres, voire de la société, ou de tout groupe. En fait, l’État à l’obligation morale, comme protecteur des droits, d’assurer l’exercice des droits individuels. Son rôle fondamental consiste à limiter le pouvoir par la société et de tout groupe qui s’exercerait contre les droits de l’homme. Aussi, quand l’État met en place des institutions d’enseignement, il a l’obligation morale de tout mettre en œuvre pour assurer la liberté des étudiants-es à recevoir leurs cours. Si des regroupements de malades décidaient de faire « grève » dans les hôpitaux, l’État devrait néanmoins assurer le droit à la santé de ceux et celles qui veulent s’en prévaloir.

MISÈRE DE LA PHILOSOPHIE. Réplique à Réjean Bergeron, « Dieu, cet être suffisant ! », Le Devoir du 14 mars 2015


Les propos de mon collègue, Réjean Bergeron, sont sans doute ceux que devaient tenir devant ses étudiants, l'écrivain français Éric-Emmanuel Schmitt, qui fut professeur de philosophie, avant sa conversion au christianisme. Schmitt a découvert que la philosophie n'est pas tant l'amour de la sagesse que la sagesse de l'Amour. Bon nombre de nos professeurs de philosophie ne connaissent pas grand-chose à cette question brûlante d'actualité qu'est l'existence de Dieu. En bon athées qu'ils sont, ils se contentent de redire ce que leurs pères spirituels, les Philosophes des Lumières disaient à ce sujet. Ils n'y comprenaient rien ou refusaient de comprendre. Bergeron en est un bel exemple. À l'évidence, il ne connaît pas la preuve d'Aristote concernant l'existence d'un « Premier moteur immobile », ni sa réactualisation chez Thomas d'Aquin, dans la Somme théologique (1 question 2, article 3), où le dominicain évoque les fameuses cinq « voies ». Tristes ténèbres de notre siècle qui veut être la progéniture du siècle des Lumières. On remet toute la question entre les mains de la science qui ne dit, sur cette question, que des bêtises. Par exemple, le célèbre Stephen Hawking qui écrit (dans Y a-t-il un grand architecte dans l’Univers ? p. 219) : « Parce qu'une loi comme la gravitation existe, l'univers peut se créer et se créera spontanément à partir de rien ». O ténèbres de la pensée ! Comment une loi de la nature peut-elle exister s'il n'existe rien ? Ou bien encore, on se réfère au populaire biologiste britannique, Richard Dawkins – surnommé le rottweiler de Darwin - qui, paraît-il, aurait réfuté les preuves de l’existence de Dieu. O misère de la philosophie ! Dawkins n’a pas lu une ligne de Thomas d’Aquin (tout comme d’ailleurs, Russell qui rabaissait l’auteur de la Somme comme n’était pas un « authentique » philosophe.) Dawkins ne connaît absolument rien de la métaphysique de l’Aquinate, et de la philosophie en général. Constatons que notre siècle ne jure que par la science et ses exécutants. La philosophie fout l’camp ! Consternant.

samedi 7 mars 2015

Le mantra du Bonhomme Sept-Heures : le néolibéralisme. Réplique à Éric Martin (L'«austérité», projet politique bien réel, Le Devoir 5 mars 2015)

« Le mot 'néolibéral' est maintenant surtout brandi comme une insulte. Un peu comme 'Hitler', 'nazi' ou 'fasciste', des termes qui, dans toute discussion enflammée, servent à jeter un discrédit instané sur l'adversaire. » Mario Roy, La Presse
 
Je remercie mon collègue Éric Martin des précisions qu’il apporte concernant les raisons qui justifieraient l’exercice d’« austérité » du gouvernement Couillard. Enfin, voilà matière à penser ! Malheureusement, l’explication de la soi-disante austérité néolibérale de mon collègue tombe à plat. Voici comment.

            Il s’agit de démontrer que la rigueur budgétaire – l’« austérité » - de l’actuel gouvernement Couillard suivrait une force occulte politique appelé « néolibéralisme » qui, tel un spectre, hanterait le monde occidental, dont le Québec, depuis les années 1980. Le mantra de la gauche veut que ce spectre origine du règne honni de Margaret Thatcher, l’hideuse « Dame de Fer » - qui, pourtant, a pu remettre sur ses rails un Royaume-Uni qui périclitait sous les Travaillistes qui multipliaient les nationalisations. Comme le disait l’économiste Pierre Fortin, on assiste au retour du bon vieux Bonhomme Sept-Heures (L’actualité, octobre 2012). Le Québec n’a rien de néolibéral, écrit l’économiste. « Chez nous, le poids de l’État dans l’économie est plus important que partout ailleurs en Amérique du Nord. Il s’est même accru depuis 30 ans. Les dépenses provinciales et municipales équivalent à 34% de notre revenu intérieur, contre 24 % dans le reste du Canada. Aucun État américain ou autre province canadienne n’a un taux de couverture syndicale aussi important que le nôtre (39%). Le pouvoir d’achat de notre salaire minimum est parmi les plus élevés d’Amérique du Nord. Le Québec est le seul État sur ce continent où, globalement, les inégalités de revenu n’ont pas augmenté depuis 35 ans. »

            Le fameux néolibéralisme n’est qu’un épouvantail pour faire peur au monde. « Un spectre hanterait le Québec avec l’austérité. » C’est faire peur à nos jeunes qui sont vulnérables. On veut leur faire croire au Bonhomme Sept-Heures ! On est bien loin de l’éducation à l’esprit critique.

Plus prosaïquement, la rigueur budgétaire actuelle du gouvernement Couillard vise l’équilibre budgétaire devant le coup onéreux du fameux « modèle québécois » mis en place dans les années ’60 qui déstabilise l’équilibre budgétaire. On a mis en place un État-providence, une grosse machine, digne de Léviathan, visant à régler une bonne fois pour nos responsabilités vis-à-vis les plus démunis. Aujourd’hui, on se retrouve avec une dette de 273 milliards dont les intérêts s’ajoutent à chaque minute.

La cause de l’« austérité », ce n’est donc pas le néolibéralisme, mais la triste réalité commune à la vie économique des humains : il faut rembourser un jour ce qu’on a emprunté. La Grèce apprend, dans ses chairs, cette navrante réalité. Sans surprise, le parti socialiste au pouvoir en Grèce accuse le Fond Monétaire International et la Banque centrale européenne, d’empocher les deniers issus des mesures d’« austérité ». C’est toujours l’Autre qui a tort. Jean-Paul Sartre semble avoir raison pour la gauche bien-pensante : l’enfer, c’est les autres.

L’Autre, il va de soi, en tout premier lieu, c’est le riche. L’infâme riche. Le paria de la société. 5% des riches au Québec paie 50% de la totalité des impôts. 41 % de la population ne paie aucun impôt. Vaches à lait, les riches. Et pourtant, on continue à les humilier.

Les talents et la richesse étant distribués aléatoirement et arbitrairement, John Rawls, le grand philosophe politique de la sociale-démocratie, soutenait que personne ne mérite ses talents et excellences et que, en conséquence, chaque talent ou excellence doit servir aux plus démunis. Ayn Rand parlait de « cannibalisme moral ». On se moque bien de cette américaine d’origine russe qu’on aime qualifier de « prêtresse du capitalisme ». Avec Rawls, c’est du sérieux : le cannibalisme moral est un état de fait.

Le bréviaire de Margaret Thatcher était un discours du l’ancien président des États-Unis, Abraham Lincoln. Or, à ce que je sache, le règne Lincoln n’avait rien du néolibéralisme. Voici quelques lignes du discours de Lincoln que j’invite à méditer avant de crier au Bonhomme Sept-Heure : « On ne peut donner la force aux faibles en affaiblissant les forts. On ne peut aider l’employé en terrassant son employeur. On ne peut développer la fraternité humaine en encourageant la haine des classes. On ne peut aider les pauvres en détruisant les riches. On ne peut rien construire de solide sur l’argent emprunté. » (cité dans Margaret Thatcher par Jean-Louis Thiériot, Perrin, 2011, p. 226).

J’adresse, pour clore, une question à Éric Martin, défenseur de la formation générale au collégial. S’il faut maintenant transformer le monde, comme l’indique Marx, puisque la philosophie serait dépassée, à quoi sert alors les cours de philosophie au collégial payés en grande partie par les vilains riches ? La prière des anti-austérités est celle-ci : Payez, payez pour nous. Ainsi soit-il !

samedi 28 février 2015

LETTRE OUVERTE AUX PROFS CONTRE L'AUSTÉRITÉ


Chères, chers collègues


Je refuse d’entrer dans l’hystérie collective à laquelle on nous convie. Une affiche placardée sur les murs du cégep nous interpelait : « LUTTER ou SUBIR. Il faut choisir. » Comme je suis réfractaire à tout sophisme, dont celui du faux-dilemme, je donnais cet exemple à mes étudiants-es pour illustrer le fait que le choix proposé n’est pas exclusif, qu’on pouvait – qu’il fallait – plutôt réfléchir. Or, c’est justement ce qui fait défaut dans la « propagande » concernant la vilaine « AUSTÉRITÉ ». S’il y a bien une chose que, nous, professeurs de philosophie, nous enseignons toutes et tous, c’est bien l’esprit critique. Or, la propagande mentionnée invite au contraire à abdiquer l’esprit critique. Ce qui est proprement consternant.

            Au lieu de déchirer nos chemises sur la place publique, nous devrions plutôt inviter les étudiants à réfléchir de manière critique. Devons-nous être en faveur de l’AUSTÉRITÉ ? Poser la question, c’est y répondre. Les mots, vous le savez, possèdent une charge sémantique et, ensuite, émotive. Or, « austérité » appartient à deux familles sémantiques. La première est celle qu’on veut nous entrer dans la gorge. C’est celle de la « dureté », de la « sévérité », de la « rigidité », de la « punition », etc. Bref, l’« austérité » impliquerait une « violence », celle de l’État et de ses mandarins crapuleux. C’est cette famille sémantique que l’on veut nous imposer. Évidemment, lorsqu’on en vient à attribuer de la violence à l’État, la « défense » devant légitime devant les attaques.

Pourtant, « austérité » peut vouloir dire « rigueur », « sobriété », « mesure », « retenue », « modération ». C’est cette famille sémantique qu’adopte le gouvernement. Le budget Leitao pour 2014-2015 prévoit des « compressions » (des « coupes », dans le langage rhétorique de l’autre famille sémantique) globales de 2,7 milliards sur des dépenses de 74 milliards, ce qui équivaut à 3,6% de compressions budgétaires. Parler d’« austérité », voire de « saccage », de « démolition », de « massacre à tronçonneuse », de « démantèlement », de « vandalisme », de « dévastation », c’est évidemment faire dans l’hyperbole. C’est de la pure rhétorique.

John Stuart Mill, dans le second chapitre de De la liberté, (« De la liberté de pensée et de discussion »), écrit ceci : 

...Celui qui connaît seulement son propre argument dans une affaire en connaît peu de chose. Il est possible que son raisonnement soit bon et que personne ne soit arrivé à le réfuter. Mais s'il est, lui aussi, incapable de réfuter le raisonnement de la partie adverse, et s'il n'en a même pas connaissance, il n'a aucune raison de préférer une opinion à une autre. La position rationnelle à adopter dans son cas serait la suspension du jugement, et faute de savoir s'en contenter, soit il se laisse conduire par l'autorité, soit il adopte, comme la majorité des gens, le parti pour lequel il éprouve le penchant le plus fort.[1]
 

Nous aurions intérêt, en tant qu’éducateurs, à mettre à l’œuvre la recommandation de Mill. En prenant position en faveur de l’« austérité », seconde famille sémantique, en pensant détenir la vérité absolue sur le sujet, nous « démolissons » la visée de notre enseignement. Peut-être que le gouvernement à tort; peut-être a-t-il raison. Dans tous les cas, la sagesse de Mill nous invite à rechercher qui dit vrai. C’est là la tâche de tout éducateur digne de ce nom.

 

Jean Laberge

Enseignant au collégial




[1] John Stuart Mill, De la liberté (On Liberty, 1859). Traduction française de Fabrice Pataut, Presses Pocket, 1990, p. 79.
 

samedi 21 février 2015

LE DÉSIR DE LA MODERNITÉ


En toute chose il faut considérer la fin.

La Fontaine, Le renard et le bouc


Aristote (384-322 avant J.-C) ne plaît pas à la modernité, loin de là ! Il fut l’ennemi public numéro un. Voici quelques citations vilipendant le maître du Lycée.

Rien de plus faux ou de plus hasardé que la plupart des notions reçues, soit en logique, soit en physique, telles que celles de substance, de qualité, d’action, de passion, et la notion même de l’être; tout cela ne vaut rien, absolument rien. (…) toutes les notions dont on a fait usage jusqu’ici sont autant d’aberrations (écarts, erreurs); aucune n’a été extraite de l’observation et de l’expérience par la méthode convenable.

Francis Bacon, Nova Organum, I 15-16

[J]e crois qu’en matière de philosophie naturelle, on ne peut rien dire de plus absurde que ce qu’on appelle maintenant la Métaphysique d’Aristote, ni de plus opposé au gouvernement que ce qu’il dit dans ses Politiques, et rien de plus ignorant qu’une grande partie de son Éthique.

Thomas Hobbes, Léviathan, IV, 45.

La pure pensée logique ne peut nous apporter aucune connaissance sur le monde empirique; toute connaissance de la réalité part de l’expérience et y aboutit. […] Parce que Galilée a vu cela et en a rabâché les oreilles du monde scientifique, il est le père de la physique moderne – et, somme toute, de la science moderne.

Albert Einstein[1]

Comme tous les grands innovateurs des temps modernes, [Darwin] dû lutter contre l’autorité d’Aristote. Aristote... représenta l’un des plus grands malheurs pour l’humanité. La logique qui s’enseigne encore aujourd’hui dans les universités est pleine d’absurdités, et Aristote en est le responsable.

Bertrand Russell, The Scientific Outlook (1931)

Les historiens de Galilée – et les historiens de la science en général – attribuent aux expériences de Pise une grand importance; ils y voient habituellement un moment décisif de la vie de Galilée: le moment où celui-ci se prononce ouvertement contre l’aristotélisme et commence son attaque publique de la scolastique; ils y voient également un moment décisif de l’histoire de la pensée scientifique: celui où, grâce justement à ses expériences sur la chute des corps effectués du sommet de la Tour penchée, Galilée porte un coup mortel à la physique aristotélicienne et pose les fondements de la dynamique nouvelle.

Alexandre Koyré, Études d’histoire de la pensée scientifique (1966)

…sitôt que j’eu acquis quelques notions générales touchant la physique et que, commençant à les éprouver en diverses difficultés particulières, j’ai remarqué jusqu’où elles peuvent conduire et combien elles diffèrent des principes dont on s’est servi jusqu’à présent, j’ai cru que je ne pouvais les tenir cachées sans pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer autant qu’il est en nous le bien général de tous les hommes. Car elles m’ont fait voir qu’il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie, et qu’au lieu de cette philosophie spéculative [la philosophie thomiste] qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, l’air, des astres, des cieux et tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseur de la nature.

René Descartes, Discours de la méthode, Sixième partie

 

Les penseurs modernes - avec Descartes en tête dans la dernière citation - n’auront de cesse de s’attaquer à la « scholastique » professant les enseignements de l’Église catholique. Tous appellent de leur vœu la naissance de la science moderne expérimentale, dont Galilée montrait la voie. Pour se faire, ils s’en prennent donc à l’autorité de l’Église – en gros, à Aristote et à Thomas d’Aquin (1225-1274).

Thomas Hobbes (1588-1679), pour sa part, n’y va pas de main morte. Selon lui, Aristote aurait tout faux. Prenons Hobbes au mot, et voyons quelle fut « l’erreur » qu’aurait commise Aristote concernant le « désir » - où ce qu’on désignait plus proprement à l’époque par « passion ».

Dans un ouvrage datant de 1640 - onze ans avant le Léviathan, son chef-d’œuvre - Hobbes écrit :

… ‘plaisir’, ‘amour’, ‘appétit’, qui sont aussi appelés ‘désir’, sont différents noms pour différentes considérations de la même chose.[2]

Hobbes poursuit :

Chacun, pour sa propre part, appelle ce qui lui plaît et lui est réjouissant ‘BIEN’ et ‘MAL’ ce qui lui déplaît.[3]

Dans Léviathan, on lit cette célèbre phrase :

…je place au premier rang, à titre de penchant universel de tout le genre humain, un désir inquiet d’acquérir puissance après puissance, désir qui ne cesse seulement qu’à la mort.[4]

Nietzsche ne dira pas mieux. Le désir de puissance serait inscrit au cœur de l’humain. Ce désir fondamental qui anime l’homme n’a rien de moral ou d’immoral. Il est, point à la ligne, parce que des êtres en sont animés. Le surhomme nietzschéen vit au-delà du bien et du mal. Aux yeux de Hobbes et Nietzsche, il est bon et bien d’être au-delà du bien et du mal. La raison répugne à cette contradiction manifeste. Mais Hobbes et Nietzsche n’en ont cure.

Pour sa part, saint Augustin s’est plus à imaginer l’être le plus immoral qui soit, Kakos.[5] L’être le plus monstrueux qui se puisse exister, le plus destructeur, vise quelque bien, la paix pour lui-même, voir sa propre conservation, même que le moyen qu’il prend soit parfaitement déraisonnable parce que destructeur. Ainsi, Kakos recherche, malgré sa férocité sans nom, le bien. Personne n’échappe au bien. Ni Kakos, ni le surhomme nietzschéen. On peut certes mal aimer, mais on désire toujours ce qui nous paraît être bien; et ce qu’on désire, c’est toujours en définitive le bien.

On qualifie la position hobbesienne en philosophie de « subjectivisme ». Le subjectivisme conteste «qu’il existe soit une réalité, soit des valeurs indépendantes du sujet connaissant. »[6] C’est la vieille doctrine de Protagoras d’Abdère, sophiste grec (IVe siècle avant J.-C.) « L’homme est la mesure de toutes choses », qui refait surface chez Hobbes. Descartes, en établissant son fameux Cogito (le Je pense, donc je suis) inscrivait la philosophie moderne sur la pente du subjectivisme. Avec Descartes, nous sommes dans l’ère dite du « Sujet pensant ». Celui de l’idéalisme, forme dérivée du subjectivisme.

Hobbes, en somme, reproche à Aristote de croire qu’une soit-disante réalité extérieure à nous, à notre conscience, puisse exister. Le point de vue d’Aristote a reçu le nom de « réalisme ». » Il faut être drôlement ferré sur le sujet pour contester ce que le sens commun admet volontiers : en dehors de nous, le monde existe, et il exista bien avant que nous soyons. Dans sa Métaphysique, Aristote n’a pas attendu Hobbes pour lui répliquer. Il écrit : « Nous désirons une chose parce qu’elle nous semble bonne, plutôt qu’elle ne semble bonne parce que nous la désirons : le principe, c’est la pensée. »[7] En somme, ce n’est pas parce qu’une chose me paraît bonne, qu’elle est de ce fait bonne. Je peux me tromper ou m’illusionner. La raison me le dicte. Donc, pour Aristote, le bien n’est pas subjectif, mais objectif. Il n’est pas du ressort de l’homme, voire son invention comme sa projection. La philosophie aristotélicienne est réaliste, cela signifie qu’elle pose une réalité – un être – antérieure à la pensée. Hobbes, comme bon nombre de modernes après lui, défend l’ « antiréalisme »: la pensée précède l’être. Descartes ne dira pas autre chose avec son Cogito : je suis (être) dans la mesure seulement où je pense.

            Donc, selon Hobbes et les penseurs modernes, le bien n’a pas de réalité objective antérieure à ce que quelqu’un désire. C’est le subjectivisme en matière de moralité. Bertrand Russell, autre adversaire d’Aristote, souscrit totalement au subjectivisme moral.[8] Lord Russell écrit en effet :

Quand un homme dit : « Ceci est bon en soi », il paraît affirmer un fait, tout comme s’il disait : « Ceci est carré » ou « Ceci est sucré ». Je pense que c’est là une erreur. Je pense qu’il veut dire en réalité : « Je souhaite que tout le monde désire ceci », ou plutôt:« Puisse tout le monde désirer ceci ». Si l’on interprète ses paroles comme une affirmation, il s’agit seulement de l’affirmation de son désir personnel; par contre, si on les interprète d’une façon plus générale, elles n’affirment rien, mais ne font qu’exprimer un désir.

« Puisse tout le monde désirer ce que je désire…» La philosophie moderne se complaît dans ce vœu pieux du bien partagé par toutes et tous. C’est la vertu du consensus. Démocratique. Descartes nous dit, pour sa part, dans le passage cité du Discours de la méthode, qu’une « loi » l’oblige pour ainsi dire à veiller au bien général de l’humanité. Descartes a inventé, avant Bentham et Mill, l’Utilitarisme, une autre philosophie qui part du subjectivisme, en particulier des plaisirs et des déplaisirs de chacun et chacune.

            Pour Aristote et Thomas d’Aquin, une chose nous semble bonne et, donc, aimable, parce qu’elle est l’est (ou paraît l’être) et non parce qu’elle nous plaît. Toute la différence du monde tient à cela. Cette distinction cruciale rappelle celle évoquée dans l’Euthyphron de Platon où Socrate demande à Euthyphron, qui plaide que la piété plaît aux dieux parce qu’ils l’aiment : « Est-ce que le pieux est aimé par les dieux parce qu’il est pieux, ou est-ce parce qu’il est aimé d’eux qu’il est pieux ? »[9] Cette question demeure l’un des questions philosophiques les plus judicieuses et spectaculaire qui ait jamais été posée. Et Socrate de conclure ensuite concernant la piété : « C’est donc parce qu’il est pieux qu’il ait aimé, et non parce qu’il est aimé qu’il est pieux. » (10d). Le bien, en somme, est désiré par nous parce qu’il est bien et non parce que nous en ressentons le désir. Hobbes, tout comme Russell, erre donc en soutenant que le bien n’est bien que parce que nous le désirons.

            Pour la plupart des gens aujourd’hui, lorsqu’ils parlent du désir, ils évoquent un puissant sentiment personnel, difficilement exprimable, voire incommunicable, souvent violent à la fois, qui enivre et déstabilise la raison. Le désir, sentiment puissant, paraît en effet déraisonnable. Il oppose radicalement la raison à la passion; la tête au cœur, pour ainsi dire. L’amour n’appartient pas au monde lui-même, c’est-à-dire à l’ensemble des faits neutres et objectifs de la nature. L’amour appartient au contraire à l’univers intérieur personnel, subjectif et privé, source des valeurs.

            La conception du désir qui est la nôtre propose donc une métaphysique dualiste. D’une part, il y a la raison, neutre et objective, que la science explore et, de l’autre, les sentiments de nature subjective ou personnelle. Or, cette conception du désir est notre héritage de la métaphysique dualiste hérité du cartésianisme. La métaphysique dualiste de notre conception du désir est donc impensable sans le rationalisme et le romantisme qui l’a suivi pour le critiquer. On juge de même de la musique selon la métaphysique dualiste de la raison, d’une part, opposée, d’autre part, aux passions.

            Le champion de la métaphysique dualiste c’est bien entendu Descartes. Il opposa l’âme, siège de la raison, au corps, objet de la science et siège des passions ou des sentiments. La musique, par exemple, doit être étudiée par la physique du son et la théorie musicale des harmonies; les impressions, perceptions sensibles, ressenties par les sons dans l’âme ne peuvent en aucun cas faire l’objet d’une étude scientifique. Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), philosophe romantique, contestera la primauté de la raison dans la musique, et fera du sentiment l’objet premier et fondamental de l’art des Muses.

La mélodie en imitant les inflexions de la voix exprime les plaintes, les cris de douleur ou de joye, les menaces, les gémissements; tous les signes vocaux des passions sont de son ressort.[10]

Le philosophe de Genève définissait par-là ce qu’allait être notre conception de la musique : l’expression de sentiments ou d’émotions dont la raison est, par conséquent, exclue. Aujourd’hui encore, nous convenons volontiers que la musique n’est qu’expression de sentiments qui n’a rien à voir avec la raison. La musique est foncièrement déraisonnable.

            Il va également de même pour l’amour : il n’est que l’expression de sentiments ou d’émotions aveugles, déraisonnables.

La métaphysique dualiste cartésienne remonte au rationalisme de Platon.

Dans le dialogue de Platon, Phèdre, l’âme y est comparée à un chariot attelé à deux chevaux, l’un fougueux et brutal (les passions, les désirs, etc.), l’autre docile et doux (la volonté); enfin, le cocher conduisant le char représente la raison. S’il n’en tenait qu’au cocher, il irait tout droit vers le ciel qui l’attire. L’amour du Bien, en effet, le tire vers le haut. Le bon cheval (la volonté) s’y soumet volontiers, car la volonté est rationnelle à la différence des désirs et des passions. Aussi, le second cheval n’entend que satisfaire ses désirs et ses plaisirs. Il tire donc le chariot vers le bas; vers les plaisirs terrestres éphémères. Le cocher doit donc fouetter la volonté pour qu’elle fasse entendre raison aux désirs impérieux en les tirant de toute sa force vers le haut.

On comprend immédiatement le problème qui devait se poser à Platon: comment faire entendre raison aux désirs impulsifs, eux, qui ne sont pas du tout dotés de raison ? C’est donc par la force, voire par la violence, qu’il faut dompter les passions. Ceux-ci se trouvent dans le bas-ventre; la volonté dans le cœur, alors que la raison se situe évidemment dans la tête. Cette triple division correspond chez Platon à la triple division en classes dans la société idéale : les dirigeants sont à la tête (la raison) de gardiens (la volonté) qui doivent diriger par la force les citoyens (les désirs anarchiques).

Un autre modèle de la relation entre la raison et les passions fut proposé par l’élève de Platon, Aristote. Le modèle aristotélicien n’est pas dualiste, n’opposant pas radicalement, comme chez son maître Platon, raison et passion.

Dans le second livre de la Rhétorique, Aristote écrit:

…la passion, c'est ce qui, en nous modifiant, produit des différences dans nos jugements et qui est suivi de peine et de plaisir. Telles sont, par exemple, la colère, la pitié, la crainte, et toutes les autres impressions analogues, ainsi que leurs contraires.[11]

Il ne s’agit ici que d’un débrouillissage préliminaire qui mérite des éclaircissements supplémentaires. Il convient, dit Aristote, d’analyser chaque émotion selon des points de vue distincts. Par exemple, dans le cas de la colère : 1) il faut se demander ce que pense les gens en proie à la colère; 2) contre qui nous tombons en colère; et 3) pour qu’elle raison ou motif nous sommes en colère. En somme, pour Aristote, une passion – une émotion, comme la colère – comporte un élément raisonnable ou rationnel au sens où l’émotion n’est pas, comme chez Platon ou Descartes, qu’une pure expression affective sans comporter une raison, voire une intention raisonnable. En d’autres termes, Aristote, contrairement à son maître Platon, ne dissocie en aucune façon, la cognition de l’émotion.

Le maître du Lycée a raison puisque ce sont nos pensées ainsi que nos croyances, visant un certain objet intentionnel, qui justifient une émotion. L’émotion n’est pas qu’un pur cri, qu’un gémissement, une vocifération, etc., comme le croyait le penseur romantique que fut Rousseau. L’émotion est une sorte de pensée, telle une phrase musicale. De la colère, par exemple, Aristote écrit : « La colère sera un désir, accompagné de peine, de se venger ostensiblement d’une marque de mépris manifestée à notre égard, ou à l’égard de ce qui dépend de nous, contrairement à la convenance. » Le mépris injustifié est important pour celui ou celle qui est en colère puisque sans cet élément, il n’y a pas colère, mais seulement expressions exclamatives, telles « Aoutch! », « Ouf ! » « Ayoye !», etc. La colère implique donc la croyance du « patient » à l’effet qu’il ait été traité injustement ou de manière non-méritée.

Évidemment, on dira que le meilleur moyen d’apaiser la colère ou de la faire carrément disparaître, c’est d’examiner si les raisons sont justes ou valables d’entrer en colère. En d’autres termes, il faut se calmer, s’apaiser. J’entre alors dans une « passion » contraire à la colère : le calme ou la tranquillité. J’examine alors les raisons que j’ai d’être colère et de conserver mon calme.

Les passions, on le voit, ne sont que des raisons par lesquelles une personne choisit d’agir. En somme, une passion – une émotion – n’est qu’un certain type de raison. L’opposition traditionnelle remontant à Platon entre raison et passion est donc erronée, car la raison est toujours une forme de passion. Il n’y a pas de raison sans passion.

Pourquoi donc Hobbes tient-il ce qui précède comme une aberration ? La philosophie moderne repose sur un vaste malentendu. Le désir est le lieu des valeurs; celui de la raison est désormais réservé à la science. Descartes et Hobbes triomphent.



[1] Cité dans Timothy Ferris, Histoire du cosmos de l’Antiquité au Bing Bang, Paris, Hachette, 1992, p. 85.
[2] Thomas Hobbes, Éléments de la loi naturelle et politique, Paris, Classiques de Poche, 2003, p. 118.
[3] Ibid.
[4] Thomas Hobbes, Léviathan, Paris, Gallimard, p. 187-188.
[5] Saint Augustin, La cité de Dieu, Livre 19, XII.
[6] Régis Jolivet, Vocabulaire de la philosophie, Emmanuelle Vite, p. 187.
[7] Aristote, Métaphysique, Livre Λ, 1072a 29-30.
[8] Voir de Bertrand Russell, Science et religion (1935), chapitre IX « Science et morale». Traduction française chez Gallimard, Idées, 1971, p. 166-180.
[9] Platon, Euthyphron, 10a.
[10] Jean-Jacques Rousseau, Essai sur l’origine des langues où il est parlé de la mélodie et de l’imitation musicale, Paris, Gallimard, Folio/Essais, 1990, p. 123-124. Je souligne.
[11] Aristote, Rhétorique, Paris, Livre de Poche, 1991, p. 183.