lundi 16 mars 2015

CE QUE AYN RAND AURAIT À DIRE AUX ÉTUDIANTS-ES DÉSIREUX DE SUIVRE LEURS COURS ET DE NE PAS ÊTRE PÉNALISÉS PAR LA GRÈVE


L'argumentaire en faveur de la grève veut que les anti-grévistes soient « individualistes », c-à-d antisociaux. C'est soi-disant pour le « bien commun » qu'ils font grève. Or, concernant le clivage entre « individualisme » et « collectivisme », voici ce que Ayn Rand a à dire:

« Ne commettez pas l’erreur de l’ignare qui pense que l’individualiste est celui qui affirme : « Je ferai comme bon me semble au dépend d’autrui. » L’individualiste est celui qui reconnaît le caractère inaliénable des droits de l’homme – les siens comme ceux des autres.
L’individualiste est celui qui affirme : « Je ne contrôlerai pas la vie de personne – et ne laisserai personne contrôler la mienne. Je ne contrôlerai ni ne serai contrôlée. Je ne suis ni un maître ni un esclave. Je ne me sacrifierai pour personne, ni personne ne se sacrifiera pour moi.
Le collectiviste dit : « Unissons-nous, les gars ! Tout est permis ! »
(Ayn Rand, Textbook of Americanism (1946) (ma traduction))

Alissa Zinovievna Rosenbaum, alias Ayn Rand, née à Saint-Pétersbourg le 2 février 1905 et décédée le 6 mars 1982 à New York, fut immigrée russe qui débarqua aux États-Unis en 1926, fuyant le régime totalitaire communiste de l’ex-Union soviétique. Ayn Rand suscite des réactions extrêmes : soit qu’on l’adore, soit qu’on la déteste intensément. La « gauche » la conspue en la baptisant de « prêtresse du capitalisme ». Elle n’est pas à l’étude dans les cours de philosophie dans nos collèges ni dans nos université parce que, selon les bienpensants, elle ne serait pas une philosophe authentique de premier ordre, mais plutôt une romancière. Son grand roman, Altas Shrugged, paru en 1957 - qui ne sera traduit en français qu’en 2011 sous le titre La Grève - se classait deuxième derrière la Bible dans le choix des lecteurs-trices américains (du moins, selon un sondage de la Bibliothèque du congrès américain, en 1991).

Ayn Rand fut hantée par le spectre du « collectivisme », le vice politique  contraire à la vertu de l’« individualisme ». Il ira jusqu’à qualifier son individualisme d’égoïsme, dans un essai intitulé La vertu d’égoïsme (1964). Sa vive réaction contre toute philosophie collectiviste, en particulier le stalinisme, lui est venue de sa triste expérience soviétique : sa famille fut décimée par les bolcheviks. Exilée aux États-Unis, Alice Rosenbaum, fille d’un pharmacien, chercha à penser le monde d’une manière originale et toute personnelle avec lucidité, force et passion, philosophie qu’elle baptisera du nom d’« Objectivisme ». Dans une autobiographie datant de 1936, Ayn Rand explique l’origine de sa profession de foi envers l’individualisme :

Si une vie doit avoir son refrain - parce que je crois que toute existence qui en vaut la peine possède sa chanson - la mienne est une religion, une sorte d’obsession, ou encore une monomanie, dont l’unique expression est : l’individualisme. Je suis née avec cette obsession, et je ne connais pas de cause plus digne, qui est aussi la moins comprise, la plus désespérée qui soit et qui ait en même temps si besoin d’être défendue. Appelons cela le destin ou l’ironie de l’histoire, puisque je suis née, parmi tous les pays sur terre, dans celui, la Russie, qui est le moins propice au triomphe de l’individualisme. (Cité dans Anne C. Heller, Ayn Rand and the World she Made, 2010, p. 1. Ma traduction.)

Il n’est pas surprenant que les partisans de la gauche attrapent au vol l’équation égoïsme = capitalisme pour justifier la lutte acharnée qu’ils mènent aujourd’hui avec tant de rage contre le fameux épouvantail du « néolibéralisme », nouvelle mouture de l’« égoïsme » éhontée des vilains riches capitalistes.

Jamais Ayn Rand n’a encouragé les vices de cupidité et d’avidité si caractéristiques de certains entrepreneurs sans foi ni loi. Et ces vices, faut-il le rappeler ne sont pas la faute du capitalisme. Ils ont de tout temps existé. Marx croyait, au contraire, que ces vices étaient le fait de l’économie capitaliste. Dans une société communiste – sorte de Royaume des cieux –, soutenait Marx, les vices de cupidité, d’avarice et d’avidité, disparaîtrait totalement. Belle illusion qu’entretenait le père du marxisme ; il se trompait royalement sur la nature de l’être humain. Agir dans notre propre intérêt, c’est bien naturel et légitime. Dans une interview où on la priait de définir ce que la philosophe entendait par « égoïsme », elle déclarait : « Égoïsme » signifie qu’il faut vivre sur la base de son propre jugement ainsi que sur nos propres efforts productifs, sans contraindre personne à se soumettre aux autres. »

Beaucoup se plaisent à confondre égoïsme et individualisme, alors que le premier n’implique nécessairement pas le second. Ce à quoi d’ailleurs Karl Popper nous invitait dans La société ouverte et ses ennemis : «La confusion de l’individualisme avec l’égoïsme permet de le condamner au nom des sentiments humanistes et d’invoquer ces mêmes sentiments pour défendre le collectivisme…» Celui ou celle qui ne veut pas sacrifier son intérêt personnel au bien de la société dans son ensemble est dénoncé comme étant « égoïste ». Mais la société peut très bien être qualifiée à rebours d’« égoïste » dans la mesure où l’individu doit se sacrifier pour elle. On parle alors d’intérêt « collectif » ou « supérieur » par opposition à l’intérêt individuel. D’autre part, un individualiste peut être fort bien qualifié d’altruiste, par forcément d’égoïsme. Il y a bien des gens riches qui donnent sans compter. On peut être individualiste, sans être pour autant égoïste. Ce fut le cas d'Ayn Rand, en particulier.

Peut-être aurait-il mieux valu, finalement, pour Rand de s’en tenir au terme d’« individualisme » plutôt que celui d’« égoïsme », afin d’éviter toute ambiguïté entre anti-collectivisme (ou capitalisme) et égoïsme. En tout cas, Rand a délibérément conservé le terme égoïsme afin de provoquer et de faire réagir pour énoncer une vérité que personne ne songe à contester : l’être humain agit toujours en fonction de ses propres intérêts. Voilà le « nouveau » concept d’égoïsme que Rand présente dans son essai La vertu d’égoïsme. En fait, la philosophe ne fait que rétablir une évidence.

L’altruisme, c’est la doctrine immorale – immorale, parce qu’irrationnelle – de l’homme sacrificiel. Plus précisément, l’altruisme c’est la doctrine voulant que « …[l’homme] n’a pas le droit d’exister pour lui-même, que le service rendu à autrui est l’unique justification de son existence et que le sacrifice de soi constitue le devoir moral, la vertu et la valeur la plus élevée qui soit. » (For the New Intellectual, 1961) En somme, l’être humain ne peut éviter la recherche de son propre bonheur. C’est là une contrainte « métaphysique » au sens où il s’agit de la nature propre de tout être humain. L’illusion funeste du collectivisme ou de l’altruisme sacrificiel veut que son bonheur réside dans le sacrifice de soi pour le bonheur des autres. Or, songeons-y bien, comme nous y invite Ayn Rand : lorsque mon bonheur passe par son sacrifice, alors manifestement, le penseur collectivisme enfreint la loi logique de l’identité A est A, puisqu’ici A devient non-A. Le collectivisme ou l’altruisme sacrificiel est donc foncièrement irrationnel et, par suite, il est immoral.

Or, de nos jours, « social » devient « moral ». On parle de justice « sociale », d’éducation « sociale », de grève « sociale », etc. La morale, traditionnellement, s’applique qu’à des actions individuelles. Aujourd’hui, la société est devenue une sorte de « personne », une entité juridique, ayant des droits dits « collectifs », la personne la plus importante qui soit. La métaphysique de l’individu a ainsi cédé sa place à une métaphysique de la collectivité. L’Homo sapiens est devenu Homo socialis, l’homme social. En 1981, le président de l’Assemblée nationale française ne déclarait-t-il pas : « …nous sommes dans une société où nous avons tous été formés à l’individualisme, à l’égoïsme. C’est la morale bourgeoise. Et il faut que, peu à peu, démocratiquement, et ça prendra du temps, et les mass-médias, ainsi que l’école, peuvent nous y aider, il faut arriver à une morale de la solidarité, du devoir, du sacrifice. »

Ayn Rand avait vu juste, l’homme est devenu social, c’est-à-dire animal sacrificiel. Mais l’anti-individualisme aujourd’hui triomphe. Les valeurs de l’anti-individualisme, de l’homme social, collectif, ne sont évidemment pas tant celles de l’individualisme prônant les droits à liberté et à l’autonomie, mais celles de l’égalité et de la solidarité. L’anti-individualisme porte aux nues les notions de « bien commun », de « bien public ». Il condamne l’égoïsme, en n’insistant que sur la nécessité du partage. Les vertus chrétiennes de charité, d’amour du prochain, de compassion et de pardon, seront remplacées par les valeurs de solidarité, de partage et, surtout, de justice sociale, devenue la vertu par excellence de la société. Le « prochain » en question n’est plus l’ami, la personne elle-même, mais le « camarade »; mieux, le « citoyen ». Nous sommes à l’ère « citoyenne ».

Même un philosophe libéral comme le célèbre John Rawls, promoteur de la justice sociale, dépouille les hommes et les femmes de leurs atouts naturels. « Nul ne mérite sa place dans la répartition des atouts naturels, pas plus qu’il ne mérite sa place de départ dans la société. » La justice sociale va rétablir ce que la nature n’a pas réussi à établir !

Ayn Rand a réagi vivement à la Théorie de la justice de Rawls (voir « An Untitled Letter », 1973, repris dans Philosophy : Who Needs It). Pour elle, les droits de l’homme ne peuvent être qu’individuels. « Les droits individuels sont le moyen de subordonner la société à la loi morale. » (La vertu d’égoïsme). Plus précisément : « Les droits appartiennent à chaque homme en tant qu’individu – et non pas aux ‘hommes’ en tant que groupe ou collectivitéChacun détient ces droits, non pas grâce à la Collectivité, ni plus en vue de la Collectivité, mais contre la Collectivité – telle une barrière que la Collectivité ne peut transgresser. » (Texbook of Americanism)

En vertu, donc, du fait « métaphysique » que l’homme et la femme sont des individus visant à assurer leur survie ainsi que leur propre bonheur, les droits constituent une prérogative de chacun et chacune contre les volontés contraires des autres, voire de la société, ou de tout groupe. En fait, l’État à l’obligation morale, comme protecteur des droits, d’assurer l’exercice des droits individuels. Son rôle fondamental consiste à limiter le pouvoir par la société et de tout groupe qui s’exercerait contre les droits de l’homme. Aussi, quand l’État met en place des institutions d’enseignement, il a l’obligation morale de tout mettre en œuvre pour assurer la liberté des étudiants-es à recevoir leurs cours. Si des regroupements de malades décidaient de faire « grève » dans les hôpitaux, l’État devrait néanmoins assurer le droit à la santé de ceux et celles qui veulent s’en prévaloir.

MISÈRE DE LA PHILOSOPHIE. Réplique à Réjean Bergeron, « Dieu, cet être suffisant ! », Le Devoir du 14 mars 2015


Les propos de mon collègue, Réjean Bergeron, sont sans doute ceux que devaient tenir devant ses étudiants, l'écrivain français Éric-Emmanuel Schmitt, qui fut professeur de philosophie, avant sa conversion au christianisme. Schmitt a découvert que la philosophie n'est pas tant l'amour de la sagesse que la sagesse de l'Amour. Bon nombre de nos professeurs de philosophie ne connaissent pas grand-chose à cette question brûlante d'actualité qu'est l'existence de Dieu. En bon athées qu'ils sont, ils se contentent de redire ce que leurs pères spirituels, les Philosophes des Lumières disaient à ce sujet. Ils n'y comprenaient rien ou refusaient de comprendre. Bergeron en est un bel exemple. À l'évidence, il ne connaît pas la preuve d'Aristote concernant l'existence d'un « Premier moteur immobile », ni sa réactualisation chez Thomas d'Aquin, dans la Somme théologique (1 question 2, article 3), où le dominicain évoque les fameuses cinq « voies ». Tristes ténèbres de notre siècle qui veut être la progéniture du siècle des Lumières. On remet toute la question entre les mains de la science qui ne dit, sur cette question, que des bêtises. Par exemple, le célèbre Stephen Hawking qui écrit (dans Y a-t-il un grand architecte dans l’Univers ? p. 219) : « Parce qu'une loi comme la gravitation existe, l'univers peut se créer et se créera spontanément à partir de rien ». O ténèbres de la pensée ! Comment une loi de la nature peut-elle exister s'il n'existe rien ? Ou bien encore, on se réfère au populaire biologiste britannique, Richard Dawkins – surnommé le rottweiler de Darwin - qui, paraît-il, aurait réfuté les preuves de l’existence de Dieu. O misère de la philosophie ! Dawkins n’a pas lu une ligne de Thomas d’Aquin (tout comme d’ailleurs, Russell qui rabaissait l’auteur de la Somme comme n’était pas un « authentique » philosophe.) Dawkins ne connaît absolument rien de la métaphysique de l’Aquinate, et de la philosophie en général. Constatons que notre siècle ne jure que par la science et ses exécutants. La philosophie fout l’camp ! Consternant.

samedi 7 mars 2015

Le mantra du Bonhomme Sept-Heures : le néolibéralisme. Réplique à Éric Martin (L'«austérité», projet politique bien réel, Le Devoir 5 mars 2015)

« Le mot 'néolibéral' est maintenant surtout brandi comme une insulte. Un peu comme 'Hitler', 'nazi' ou 'fasciste', des termes qui, dans toute discussion enflammée, servent à jeter un discrédit instané sur l'adversaire. » Mario Roy, La Presse
 
Je remercie mon collègue Éric Martin des précisions qu’il apporte concernant les raisons qui justifieraient l’exercice d’« austérité » du gouvernement Couillard. Enfin, voilà matière à penser ! Malheureusement, l’explication de la soi-disante austérité néolibérale de mon collègue tombe à plat. Voici comment.

            Il s’agit de démontrer que la rigueur budgétaire – l’« austérité » - de l’actuel gouvernement Couillard suivrait une force occulte politique appelé « néolibéralisme » qui, tel un spectre, hanterait le monde occidental, dont le Québec, depuis les années 1980. Le mantra de la gauche veut que ce spectre origine du règne honni de Margaret Thatcher, l’hideuse « Dame de Fer » - qui, pourtant, a pu remettre sur ses rails un Royaume-Uni qui périclitait sous les Travaillistes qui multipliaient les nationalisations. Comme le disait l’économiste Pierre Fortin, on assiste au retour du bon vieux Bonhomme Sept-Heures (L’actualité, octobre 2012). Le Québec n’a rien de néolibéral, écrit l’économiste. « Chez nous, le poids de l’État dans l’économie est plus important que partout ailleurs en Amérique du Nord. Il s’est même accru depuis 30 ans. Les dépenses provinciales et municipales équivalent à 34% de notre revenu intérieur, contre 24 % dans le reste du Canada. Aucun État américain ou autre province canadienne n’a un taux de couverture syndicale aussi important que le nôtre (39%). Le pouvoir d’achat de notre salaire minimum est parmi les plus élevés d’Amérique du Nord. Le Québec est le seul État sur ce continent où, globalement, les inégalités de revenu n’ont pas augmenté depuis 35 ans. »

            Le fameux néolibéralisme n’est qu’un épouvantail pour faire peur au monde. « Un spectre hanterait le Québec avec l’austérité. » C’est faire peur à nos jeunes qui sont vulnérables. On veut leur faire croire au Bonhomme Sept-Heures ! On est bien loin de l’éducation à l’esprit critique.

Plus prosaïquement, la rigueur budgétaire actuelle du gouvernement Couillard vise l’équilibre budgétaire devant le coup onéreux du fameux « modèle québécois » mis en place dans les années ’60 qui déstabilise l’équilibre budgétaire. On a mis en place un État-providence, une grosse machine, digne de Léviathan, visant à régler une bonne fois pour nos responsabilités vis-à-vis les plus démunis. Aujourd’hui, on se retrouve avec une dette de 273 milliards dont les intérêts s’ajoutent à chaque minute.

La cause de l’« austérité », ce n’est donc pas le néolibéralisme, mais la triste réalité commune à la vie économique des humains : il faut rembourser un jour ce qu’on a emprunté. La Grèce apprend, dans ses chairs, cette navrante réalité. Sans surprise, le parti socialiste au pouvoir en Grèce accuse le Fond Monétaire International et la Banque centrale européenne, d’empocher les deniers issus des mesures d’« austérité ». C’est toujours l’Autre qui a tort. Jean-Paul Sartre semble avoir raison pour la gauche bien-pensante : l’enfer, c’est les autres.

L’Autre, il va de soi, en tout premier lieu, c’est le riche. L’infâme riche. Le paria de la société. 5% des riches au Québec paie 50% de la totalité des impôts. 41 % de la population ne paie aucun impôt. Vaches à lait, les riches. Et pourtant, on continue à les humilier.

Les talents et la richesse étant distribués aléatoirement et arbitrairement, John Rawls, le grand philosophe politique de la sociale-démocratie, soutenait que personne ne mérite ses talents et excellences et que, en conséquence, chaque talent ou excellence doit servir aux plus démunis. Ayn Rand parlait de « cannibalisme moral ». On se moque bien de cette américaine d’origine russe qu’on aime qualifier de « prêtresse du capitalisme ». Avec Rawls, c’est du sérieux : le cannibalisme moral est un état de fait.

Le bréviaire de Margaret Thatcher était un discours du l’ancien président des États-Unis, Abraham Lincoln. Or, à ce que je sache, le règne Lincoln n’avait rien du néolibéralisme. Voici quelques lignes du discours de Lincoln que j’invite à méditer avant de crier au Bonhomme Sept-Heure : « On ne peut donner la force aux faibles en affaiblissant les forts. On ne peut aider l’employé en terrassant son employeur. On ne peut développer la fraternité humaine en encourageant la haine des classes. On ne peut aider les pauvres en détruisant les riches. On ne peut rien construire de solide sur l’argent emprunté. » (cité dans Margaret Thatcher par Jean-Louis Thiériot, Perrin, 2011, p. 226).

J’adresse, pour clore, une question à Éric Martin, défenseur de la formation générale au collégial. S’il faut maintenant transformer le monde, comme l’indique Marx, puisque la philosophie serait dépassée, à quoi sert alors les cours de philosophie au collégial payés en grande partie par les vilains riches ? La prière des anti-austérités est celle-ci : Payez, payez pour nous. Ainsi soit-il !

samedi 28 février 2015

LETTRE OUVERTE AUX PROFS CONTRE L'AUSTÉRITÉ


Chères, chers collègues


Je refuse d’entrer dans l’hystérie collective à laquelle on nous convie. Une affiche placardée sur les murs du cégep nous interpelait : « LUTTER ou SUBIR. Il faut choisir. » Comme je suis réfractaire à tout sophisme, dont celui du faux-dilemme, je donnais cet exemple à mes étudiants-es pour illustrer le fait que le choix proposé n’est pas exclusif, qu’on pouvait – qu’il fallait – plutôt réfléchir. Or, c’est justement ce qui fait défaut dans la « propagande » concernant la vilaine « AUSTÉRITÉ ». S’il y a bien une chose que, nous, professeurs de philosophie, nous enseignons toutes et tous, c’est bien l’esprit critique. Or, la propagande mentionnée invite au contraire à abdiquer l’esprit critique. Ce qui est proprement consternant.

            Au lieu de déchirer nos chemises sur la place publique, nous devrions plutôt inviter les étudiants à réfléchir de manière critique. Devons-nous être en faveur de l’AUSTÉRITÉ ? Poser la question, c’est y répondre. Les mots, vous le savez, possèdent une charge sémantique et, ensuite, émotive. Or, « austérité » appartient à deux familles sémantiques. La première est celle qu’on veut nous entrer dans la gorge. C’est celle de la « dureté », de la « sévérité », de la « rigidité », de la « punition », etc. Bref, l’« austérité » impliquerait une « violence », celle de l’État et de ses mandarins crapuleux. C’est cette famille sémantique que l’on veut nous imposer. Évidemment, lorsqu’on en vient à attribuer de la violence à l’État, la « défense » devant légitime devant les attaques.

Pourtant, « austérité » peut vouloir dire « rigueur », « sobriété », « mesure », « retenue », « modération ». C’est cette famille sémantique qu’adopte le gouvernement. Le budget Leitao pour 2014-2015 prévoit des « compressions » (des « coupes », dans le langage rhétorique de l’autre famille sémantique) globales de 2,7 milliards sur des dépenses de 74 milliards, ce qui équivaut à 3,6% de compressions budgétaires. Parler d’« austérité », voire de « saccage », de « démolition », de « massacre à tronçonneuse », de « démantèlement », de « vandalisme », de « dévastation », c’est évidemment faire dans l’hyperbole. C’est de la pure rhétorique.

John Stuart Mill, dans le second chapitre de De la liberté, (« De la liberté de pensée et de discussion »), écrit ceci : 

...Celui qui connaît seulement son propre argument dans une affaire en connaît peu de chose. Il est possible que son raisonnement soit bon et que personne ne soit arrivé à le réfuter. Mais s'il est, lui aussi, incapable de réfuter le raisonnement de la partie adverse, et s'il n'en a même pas connaissance, il n'a aucune raison de préférer une opinion à une autre. La position rationnelle à adopter dans son cas serait la suspension du jugement, et faute de savoir s'en contenter, soit il se laisse conduire par l'autorité, soit il adopte, comme la majorité des gens, le parti pour lequel il éprouve le penchant le plus fort.[1]
 

Nous aurions intérêt, en tant qu’éducateurs, à mettre à l’œuvre la recommandation de Mill. En prenant position en faveur de l’« austérité », seconde famille sémantique, en pensant détenir la vérité absolue sur le sujet, nous « démolissons » la visée de notre enseignement. Peut-être que le gouvernement à tort; peut-être a-t-il raison. Dans tous les cas, la sagesse de Mill nous invite à rechercher qui dit vrai. C’est là la tâche de tout éducateur digne de ce nom.

 

Jean Laberge

Enseignant au collégial




[1] John Stuart Mill, De la liberté (On Liberty, 1859). Traduction française de Fabrice Pataut, Presses Pocket, 1990, p. 79.
 

samedi 21 février 2015

LE DÉSIR DE LA MODERNITÉ


En toute chose il faut considérer la fin.

La Fontaine, Le renard et le bouc


Aristote (384-322 avant J.-C) ne plaît pas à la modernité, loin de là ! Il fut l’ennemi public numéro un. Voici quelques citations vilipendant le maître du Lycée.

Rien de plus faux ou de plus hasardé que la plupart des notions reçues, soit en logique, soit en physique, telles que celles de substance, de qualité, d’action, de passion, et la notion même de l’être; tout cela ne vaut rien, absolument rien. (…) toutes les notions dont on a fait usage jusqu’ici sont autant d’aberrations (écarts, erreurs); aucune n’a été extraite de l’observation et de l’expérience par la méthode convenable.

Francis Bacon, Nova Organum, I 15-16

[J]e crois qu’en matière de philosophie naturelle, on ne peut rien dire de plus absurde que ce qu’on appelle maintenant la Métaphysique d’Aristote, ni de plus opposé au gouvernement que ce qu’il dit dans ses Politiques, et rien de plus ignorant qu’une grande partie de son Éthique.

Thomas Hobbes, Léviathan, IV, 45.

La pure pensée logique ne peut nous apporter aucune connaissance sur le monde empirique; toute connaissance de la réalité part de l’expérience et y aboutit. […] Parce que Galilée a vu cela et en a rabâché les oreilles du monde scientifique, il est le père de la physique moderne – et, somme toute, de la science moderne.

Albert Einstein[1]

Comme tous les grands innovateurs des temps modernes, [Darwin] dû lutter contre l’autorité d’Aristote. Aristote... représenta l’un des plus grands malheurs pour l’humanité. La logique qui s’enseigne encore aujourd’hui dans les universités est pleine d’absurdités, et Aristote en est le responsable.

Bertrand Russell, The Scientific Outlook (1931)

Les historiens de Galilée – et les historiens de la science en général – attribuent aux expériences de Pise une grand importance; ils y voient habituellement un moment décisif de la vie de Galilée: le moment où celui-ci se prononce ouvertement contre l’aristotélisme et commence son attaque publique de la scolastique; ils y voient également un moment décisif de l’histoire de la pensée scientifique: celui où, grâce justement à ses expériences sur la chute des corps effectués du sommet de la Tour penchée, Galilée porte un coup mortel à la physique aristotélicienne et pose les fondements de la dynamique nouvelle.

Alexandre Koyré, Études d’histoire de la pensée scientifique (1966)

…sitôt que j’eu acquis quelques notions générales touchant la physique et que, commençant à les éprouver en diverses difficultés particulières, j’ai remarqué jusqu’où elles peuvent conduire et combien elles diffèrent des principes dont on s’est servi jusqu’à présent, j’ai cru que je ne pouvais les tenir cachées sans pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer autant qu’il est en nous le bien général de tous les hommes. Car elles m’ont fait voir qu’il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie, et qu’au lieu de cette philosophie spéculative [la philosophie thomiste] qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, l’air, des astres, des cieux et tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseur de la nature.

René Descartes, Discours de la méthode, Sixième partie

 

Les penseurs modernes - avec Descartes en tête dans la dernière citation - n’auront de cesse de s’attaquer à la « scholastique » professant les enseignements de l’Église catholique. Tous appellent de leur vœu la naissance de la science moderne expérimentale, dont Galilée montrait la voie. Pour se faire, ils s’en prennent donc à l’autorité de l’Église – en gros, à Aristote et à Thomas d’Aquin (1225-1274).

Thomas Hobbes (1588-1679), pour sa part, n’y va pas de main morte. Selon lui, Aristote aurait tout faux. Prenons Hobbes au mot, et voyons quelle fut « l’erreur » qu’aurait commise Aristote concernant le « désir » - où ce qu’on désignait plus proprement à l’époque par « passion ».

Dans un ouvrage datant de 1640 - onze ans avant le Léviathan, son chef-d’œuvre - Hobbes écrit :

… ‘plaisir’, ‘amour’, ‘appétit’, qui sont aussi appelés ‘désir’, sont différents noms pour différentes considérations de la même chose.[2]

Hobbes poursuit :

Chacun, pour sa propre part, appelle ce qui lui plaît et lui est réjouissant ‘BIEN’ et ‘MAL’ ce qui lui déplaît.[3]

Dans Léviathan, on lit cette célèbre phrase :

…je place au premier rang, à titre de penchant universel de tout le genre humain, un désir inquiet d’acquérir puissance après puissance, désir qui ne cesse seulement qu’à la mort.[4]

Nietzsche ne dira pas mieux. Le désir de puissance serait inscrit au cœur de l’humain. Ce désir fondamental qui anime l’homme n’a rien de moral ou d’immoral. Il est, point à la ligne, parce que des êtres en sont animés. Le surhomme nietzschéen vit au-delà du bien et du mal. Aux yeux de Hobbes et Nietzsche, il est bon et bien d’être au-delà du bien et du mal. La raison répugne à cette contradiction manifeste. Mais Hobbes et Nietzsche n’en ont cure.

Pour sa part, saint Augustin s’est plus à imaginer l’être le plus immoral qui soit, Kakos.[5] L’être le plus monstrueux qui se puisse exister, le plus destructeur, vise quelque bien, la paix pour lui-même, voir sa propre conservation, même que le moyen qu’il prend soit parfaitement déraisonnable parce que destructeur. Ainsi, Kakos recherche, malgré sa férocité sans nom, le bien. Personne n’échappe au bien. Ni Kakos, ni le surhomme nietzschéen. On peut certes mal aimer, mais on désire toujours ce qui nous paraît être bien; et ce qu’on désire, c’est toujours en définitive le bien.

On qualifie la position hobbesienne en philosophie de « subjectivisme ». Le subjectivisme conteste «qu’il existe soit une réalité, soit des valeurs indépendantes du sujet connaissant. »[6] C’est la vieille doctrine de Protagoras d’Abdère, sophiste grec (IVe siècle avant J.-C.) « L’homme est la mesure de toutes choses », qui refait surface chez Hobbes. Descartes, en établissant son fameux Cogito (le Je pense, donc je suis) inscrivait la philosophie moderne sur la pente du subjectivisme. Avec Descartes, nous sommes dans l’ère dite du « Sujet pensant ». Celui de l’idéalisme, forme dérivée du subjectivisme.

Hobbes, en somme, reproche à Aristote de croire qu’une soit-disante réalité extérieure à nous, à notre conscience, puisse exister. Le point de vue d’Aristote a reçu le nom de « réalisme ». » Il faut être drôlement ferré sur le sujet pour contester ce que le sens commun admet volontiers : en dehors de nous, le monde existe, et il exista bien avant que nous soyons. Dans sa Métaphysique, Aristote n’a pas attendu Hobbes pour lui répliquer. Il écrit : « Nous désirons une chose parce qu’elle nous semble bonne, plutôt qu’elle ne semble bonne parce que nous la désirons : le principe, c’est la pensée. »[7] En somme, ce n’est pas parce qu’une chose me paraît bonne, qu’elle est de ce fait bonne. Je peux me tromper ou m’illusionner. La raison me le dicte. Donc, pour Aristote, le bien n’est pas subjectif, mais objectif. Il n’est pas du ressort de l’homme, voire son invention comme sa projection. La philosophie aristotélicienne est réaliste, cela signifie qu’elle pose une réalité – un être – antérieure à la pensée. Hobbes, comme bon nombre de modernes après lui, défend l’ « antiréalisme »: la pensée précède l’être. Descartes ne dira pas autre chose avec son Cogito : je suis (être) dans la mesure seulement où je pense.

            Donc, selon Hobbes et les penseurs modernes, le bien n’a pas de réalité objective antérieure à ce que quelqu’un désire. C’est le subjectivisme en matière de moralité. Bertrand Russell, autre adversaire d’Aristote, souscrit totalement au subjectivisme moral.[8] Lord Russell écrit en effet :

Quand un homme dit : « Ceci est bon en soi », il paraît affirmer un fait, tout comme s’il disait : « Ceci est carré » ou « Ceci est sucré ». Je pense que c’est là une erreur. Je pense qu’il veut dire en réalité : « Je souhaite que tout le monde désire ceci », ou plutôt:« Puisse tout le monde désirer ceci ». Si l’on interprète ses paroles comme une affirmation, il s’agit seulement de l’affirmation de son désir personnel; par contre, si on les interprète d’une façon plus générale, elles n’affirment rien, mais ne font qu’exprimer un désir.

« Puisse tout le monde désirer ce que je désire…» La philosophie moderne se complaît dans ce vœu pieux du bien partagé par toutes et tous. C’est la vertu du consensus. Démocratique. Descartes nous dit, pour sa part, dans le passage cité du Discours de la méthode, qu’une « loi » l’oblige pour ainsi dire à veiller au bien général de l’humanité. Descartes a inventé, avant Bentham et Mill, l’Utilitarisme, une autre philosophie qui part du subjectivisme, en particulier des plaisirs et des déplaisirs de chacun et chacune.

            Pour Aristote et Thomas d’Aquin, une chose nous semble bonne et, donc, aimable, parce qu’elle est l’est (ou paraît l’être) et non parce qu’elle nous plaît. Toute la différence du monde tient à cela. Cette distinction cruciale rappelle celle évoquée dans l’Euthyphron de Platon où Socrate demande à Euthyphron, qui plaide que la piété plaît aux dieux parce qu’ils l’aiment : « Est-ce que le pieux est aimé par les dieux parce qu’il est pieux, ou est-ce parce qu’il est aimé d’eux qu’il est pieux ? »[9] Cette question demeure l’un des questions philosophiques les plus judicieuses et spectaculaire qui ait jamais été posée. Et Socrate de conclure ensuite concernant la piété : « C’est donc parce qu’il est pieux qu’il ait aimé, et non parce qu’il est aimé qu’il est pieux. » (10d). Le bien, en somme, est désiré par nous parce qu’il est bien et non parce que nous en ressentons le désir. Hobbes, tout comme Russell, erre donc en soutenant que le bien n’est bien que parce que nous le désirons.

            Pour la plupart des gens aujourd’hui, lorsqu’ils parlent du désir, ils évoquent un puissant sentiment personnel, difficilement exprimable, voire incommunicable, souvent violent à la fois, qui enivre et déstabilise la raison. Le désir, sentiment puissant, paraît en effet déraisonnable. Il oppose radicalement la raison à la passion; la tête au cœur, pour ainsi dire. L’amour n’appartient pas au monde lui-même, c’est-à-dire à l’ensemble des faits neutres et objectifs de la nature. L’amour appartient au contraire à l’univers intérieur personnel, subjectif et privé, source des valeurs.

            La conception du désir qui est la nôtre propose donc une métaphysique dualiste. D’une part, il y a la raison, neutre et objective, que la science explore et, de l’autre, les sentiments de nature subjective ou personnelle. Or, cette conception du désir est notre héritage de la métaphysique dualiste hérité du cartésianisme. La métaphysique dualiste de notre conception du désir est donc impensable sans le rationalisme et le romantisme qui l’a suivi pour le critiquer. On juge de même de la musique selon la métaphysique dualiste de la raison, d’une part, opposée, d’autre part, aux passions.

            Le champion de la métaphysique dualiste c’est bien entendu Descartes. Il opposa l’âme, siège de la raison, au corps, objet de la science et siège des passions ou des sentiments. La musique, par exemple, doit être étudiée par la physique du son et la théorie musicale des harmonies; les impressions, perceptions sensibles, ressenties par les sons dans l’âme ne peuvent en aucun cas faire l’objet d’une étude scientifique. Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), philosophe romantique, contestera la primauté de la raison dans la musique, et fera du sentiment l’objet premier et fondamental de l’art des Muses.

La mélodie en imitant les inflexions de la voix exprime les plaintes, les cris de douleur ou de joye, les menaces, les gémissements; tous les signes vocaux des passions sont de son ressort.[10]

Le philosophe de Genève définissait par-là ce qu’allait être notre conception de la musique : l’expression de sentiments ou d’émotions dont la raison est, par conséquent, exclue. Aujourd’hui encore, nous convenons volontiers que la musique n’est qu’expression de sentiments qui n’a rien à voir avec la raison. La musique est foncièrement déraisonnable.

            Il va également de même pour l’amour : il n’est que l’expression de sentiments ou d’émotions aveugles, déraisonnables.

La métaphysique dualiste cartésienne remonte au rationalisme de Platon.

Dans le dialogue de Platon, Phèdre, l’âme y est comparée à un chariot attelé à deux chevaux, l’un fougueux et brutal (les passions, les désirs, etc.), l’autre docile et doux (la volonté); enfin, le cocher conduisant le char représente la raison. S’il n’en tenait qu’au cocher, il irait tout droit vers le ciel qui l’attire. L’amour du Bien, en effet, le tire vers le haut. Le bon cheval (la volonté) s’y soumet volontiers, car la volonté est rationnelle à la différence des désirs et des passions. Aussi, le second cheval n’entend que satisfaire ses désirs et ses plaisirs. Il tire donc le chariot vers le bas; vers les plaisirs terrestres éphémères. Le cocher doit donc fouetter la volonté pour qu’elle fasse entendre raison aux désirs impérieux en les tirant de toute sa force vers le haut.

On comprend immédiatement le problème qui devait se poser à Platon: comment faire entendre raison aux désirs impulsifs, eux, qui ne sont pas du tout dotés de raison ? C’est donc par la force, voire par la violence, qu’il faut dompter les passions. Ceux-ci se trouvent dans le bas-ventre; la volonté dans le cœur, alors que la raison se situe évidemment dans la tête. Cette triple division correspond chez Platon à la triple division en classes dans la société idéale : les dirigeants sont à la tête (la raison) de gardiens (la volonté) qui doivent diriger par la force les citoyens (les désirs anarchiques).

Un autre modèle de la relation entre la raison et les passions fut proposé par l’élève de Platon, Aristote. Le modèle aristotélicien n’est pas dualiste, n’opposant pas radicalement, comme chez son maître Platon, raison et passion.

Dans le second livre de la Rhétorique, Aristote écrit:

…la passion, c'est ce qui, en nous modifiant, produit des différences dans nos jugements et qui est suivi de peine et de plaisir. Telles sont, par exemple, la colère, la pitié, la crainte, et toutes les autres impressions analogues, ainsi que leurs contraires.[11]

Il ne s’agit ici que d’un débrouillissage préliminaire qui mérite des éclaircissements supplémentaires. Il convient, dit Aristote, d’analyser chaque émotion selon des points de vue distincts. Par exemple, dans le cas de la colère : 1) il faut se demander ce que pense les gens en proie à la colère; 2) contre qui nous tombons en colère; et 3) pour qu’elle raison ou motif nous sommes en colère. En somme, pour Aristote, une passion – une émotion, comme la colère – comporte un élément raisonnable ou rationnel au sens où l’émotion n’est pas, comme chez Platon ou Descartes, qu’une pure expression affective sans comporter une raison, voire une intention raisonnable. En d’autres termes, Aristote, contrairement à son maître Platon, ne dissocie en aucune façon, la cognition de l’émotion.

Le maître du Lycée a raison puisque ce sont nos pensées ainsi que nos croyances, visant un certain objet intentionnel, qui justifient une émotion. L’émotion n’est pas qu’un pur cri, qu’un gémissement, une vocifération, etc., comme le croyait le penseur romantique que fut Rousseau. L’émotion est une sorte de pensée, telle une phrase musicale. De la colère, par exemple, Aristote écrit : « La colère sera un désir, accompagné de peine, de se venger ostensiblement d’une marque de mépris manifestée à notre égard, ou à l’égard de ce qui dépend de nous, contrairement à la convenance. » Le mépris injustifié est important pour celui ou celle qui est en colère puisque sans cet élément, il n’y a pas colère, mais seulement expressions exclamatives, telles « Aoutch! », « Ouf ! » « Ayoye !», etc. La colère implique donc la croyance du « patient » à l’effet qu’il ait été traité injustement ou de manière non-méritée.

Évidemment, on dira que le meilleur moyen d’apaiser la colère ou de la faire carrément disparaître, c’est d’examiner si les raisons sont justes ou valables d’entrer en colère. En d’autres termes, il faut se calmer, s’apaiser. J’entre alors dans une « passion » contraire à la colère : le calme ou la tranquillité. J’examine alors les raisons que j’ai d’être colère et de conserver mon calme.

Les passions, on le voit, ne sont que des raisons par lesquelles une personne choisit d’agir. En somme, une passion – une émotion – n’est qu’un certain type de raison. L’opposition traditionnelle remontant à Platon entre raison et passion est donc erronée, car la raison est toujours une forme de passion. Il n’y a pas de raison sans passion.

Pourquoi donc Hobbes tient-il ce qui précède comme une aberration ? La philosophie moderne repose sur un vaste malentendu. Le désir est le lieu des valeurs; celui de la raison est désormais réservé à la science. Descartes et Hobbes triomphent.



[1] Cité dans Timothy Ferris, Histoire du cosmos de l’Antiquité au Bing Bang, Paris, Hachette, 1992, p. 85.
[2] Thomas Hobbes, Éléments de la loi naturelle et politique, Paris, Classiques de Poche, 2003, p. 118.
[3] Ibid.
[4] Thomas Hobbes, Léviathan, Paris, Gallimard, p. 187-188.
[5] Saint Augustin, La cité de Dieu, Livre 19, XII.
[6] Régis Jolivet, Vocabulaire de la philosophie, Emmanuelle Vite, p. 187.
[7] Aristote, Métaphysique, Livre Λ, 1072a 29-30.
[8] Voir de Bertrand Russell, Science et religion (1935), chapitre IX « Science et morale». Traduction française chez Gallimard, Idées, 1971, p. 166-180.
[9] Platon, Euthyphron, 10a.
[10] Jean-Jacques Rousseau, Essai sur l’origine des langues où il est parlé de la mélodie et de l’imitation musicale, Paris, Gallimard, Folio/Essais, 1990, p. 123-124. Je souligne.
[11] Aristote, Rhétorique, Paris, Livre de Poche, 1991, p. 183.

lundi 9 février 2015

PLUS LE DÉSERT CROÎT, PLUS L'HOMME A SOIF. Réplique à Cyrille Barrette


 
J’ai toujours été séduit par la grande prudence ainsi que la circonspection dont font preuve les scientifiques. Ils prétendent ne jamais rien avancer qui ne soit avéré et vérifié devant le tribunal de l’expérience. Cette vertu les honore. L’exposé méthodologique du professeur émérite de biologie moderne à l’Université Laval, Cyrille Barrette, paraît bien être conforme à la démarche de prudence soucieuse de rigueur scientifique. Mais ce ne sont là que des apparences car, comme nous allons le voir, sous le couvert de la rigueur scientifique se cache de bien vilaines (im-)postures idéologiques, principalement l’athéisme.

            Appelé à débattre du rapport entre la foi et la science avec un jésuite, Jean-Guy Saint Arnaud, à la question lancinante « D’où venons-nous? », qui hante l’homme de puis la nuit des temps, le professeur de biologie soutient, en reprenant l’essentiel des thèses de l’évolutionnisme de Darwin : l’homme n’est que le produit de la nature. Aux yeux du biologiste, il n’y a pas d’autre réponse possible, rationnelle, à cette vieille question qui taraude l’humanité depuis des lunes. Essentiellement, Barrette explique scrupuleusement à son interlocuteur croyant ce que signifie le mot « origine » en biologie. Contrairement au jésuite, Cyrille Barrette croit qu’il faut à tout prix éviter de penser erronément que Dieu serait le créateur extérieur au monde qui, par un coup de baguette magique, aurait fait surgir du néant le monde tel que nous le connaissons. Nous verrons plus loin de ce qu'il en est de la fameuse définition de l' «origine» en biologie évolutive.

            Barrette termine sa première lettre, en citant avec approbation la conclusion du biologiste français, Jacques Monod, auteur d’un célèbre essai, Le hasard et la nécessité (1970) : « L’ancienne alliance [entre la religion et la science] est rompue. L’homme sait enfin qu’il est seul dans l’immensité indifférente d’où il a émergé par hasard. »[1]

            Toutefois, malgré la grande circonspection dont fait preuve Jacques Monod, comme biologiste, à l’instar de son émule, Cyrille Barrette, l’auteur du Hasard et de la nécessité, pose au départ un postulat méthodologique lourd de conséquences parce qu’il détermine la conclusion à laquelle aboutit le savant. Ce principe est celui de l’objectivité de la Nature. Puisque ce principe méthodologique de la science expérimentale moderne paraît si important, il vaut la peine de citer au long le passage au début de l’essai où il en est question.[2]

La pierre angulaire de la méthode scientifique est le postulat de l’objectivité de la Nature. C’est-à-dire le refus systématique de considérer comme pouvant conduire à une connaissance « vraie » toute interprétation des phénomènes donnée en termes de causes finales, c’est-à-dire de « projet ». On peut dater exactement la découverte de ce principe. La formulation, par Galilée et Descartes, du principe d’inertie, ne fondait pas seulement la mécanique, mais l’épistémologie de la science moderne, en abolissant la physique et la cosmologie d’Aristote. Certes, ni la raison, ni la logique, ni l’expérience, n’avaient manqué aux prédécesseurs de Descartes. Mais la science, telle que nous l’entendons aujourd’hui, ne pouvait se constituer sur ces seules bases. Il y fallait encore l’austère censure posée par le postulat d’objectivité. Postulat pur, à jamais indémontrable, car il est évidemment impossible d’imaginer une expérience qui pourrait prouver la non-existence d’un projet, d’un but principal, où que ce soit dans la nature.

            Monod dit bien que le postulat de l’objectivité de la Nature, qui se trouve au cœur de la science moderne, est « indémontrable » (tout comme le postulat en géométrie de l’infinité d’une droite), même si les faits pointent pour ainsi dire dans la direction d’un certain but ou projet. Le vieil argument du dessein, tendant à prouver l’existence de Dieu, la 5e voie de Thomas d’Aquin [3], table sur le fait assez évident que les êtres naturels agissent en vue d’une fin. Malgré cette évidence, la science moderne l’exclut radicalement. Monod poursuit :

…le postulat d’objectivité est consubstantiel à la science, il a guidé tout son prodigieux développement depuis trois siècles. Il est impossible de s’en défaire, fût-ce provisoirement, ou dans un domaine limité, sans sortir de celui de la science elle-même.

L’objectivité cependant nous oblige à reconnaître le caractère téléonomique des êtres vivants, à admettre que, dans leurs structures et performances, ils réalisent et poursuivent un projet. Il y a donc là, au moins en apparence, une contradiction épistémologique profonde. Le problème central de la biologie c’est cette contradiction elle-même, qu’il s’agit de résoudre si elle n’est qu’apparente, ou de prouver radicalement insoluble si en vérité il en est bien ainsi.[4]

On ne doit donc pas se surprendre que la science moderne ne trouve aucune finalité dans la nature puisqu’elle pose au départ qu’il n’y en a pas ou qu’il ne peut n’y en avoir !

Comme l’a fait remarquer Claude Tresmontant [5], sur la base de son principe méthodologique de l’objectivité de la nature, Monod peut affirmer sans gêne aucune qu’il n’y a que du hasard, aucune entité supérieure ne venant organiser le processus évolutif. En somme, Monod passe d’un principe méthodologique à une conclusion de nature ontologique concernant ce qui existe. Boutant hors de la science la fameuse « causalité finale », ainsi que le cause formelle, ne conservant que la causalité efficiente ou motrice, il ne faut guère s’étonner que la science n’en trouve pas de finalité dans la nature parce qu’elle n’en veut tout simplement pas ! Ce paralogisme est proprement ahurissant venant de la part d’un éminent homme de science. Ce qui explique d’ailleurs le grand embarras du biologiste.

Ce n’est pas tout. À la toute fin de l’essai, Monod convertit le principe de l’objectivité de la Nature en un principe éthique de la connaissance. Dès lors, « la connaissance en elle-même est exclusive de tout jugement de valeur (autre que « valeur épistémologique ») tandis que l’éthique, par essence non objective, est à jamais exclue du champ de la connaissance. » [6] Le subterfuge du biologiste est franchement consternant : afin d’assurer la prévalence de la connaissance sur l’éthique, la connaissance doit se fonder sur l’éthique ! Il y a là un sordide cercle-vicieux.

            Autant l’homme de science se veut prudent et circonspecte, autant il apparaît ici puéril et franchement indigne de sa profession. Il est honteux de souscrire à ce genre de « tripotage épistémologique ». Aussi, en citant Jacques Monod, Cyrille Barrette se discrédite. Il n’y qu’une hypothèse qui puisse expliquer cette immense et consternante fraude intellectuelle, c’est l’adhésion pure et simple à l’athéisme, voulant que l’athéisme« domine à tout prix la science, seule autorisée à se prononcer sur ce qui est. Sur ce point, comme sur bien d’autres, Claude Tresmontant avait vu juste :

M. Monod a constaté que la science expérimentale en tant que telle, depuis le XVIIe siècle, se détourne de plus en plus de la recherche de la finalité dans la nature. Il en déduit qu’en réalité il n’y a aucun projet dans la nature, aucun dessein poursuivi, et donc aucune intelligence créatrice ni organisatrice.

La déduction est hardie. M. Monod est passé d’une constatation méthodologique à une affirmation ontologique, qui est, parlons clair, l’athéisme.[7]

Le scientifique nous dit qu’on ne doit pas admettre dans l’univers de la science des entités ou des divinités qui organiseraient hors de la nature le déroulement de l’évolution biologique. Le souci de la rigueur scientifique oblige à respecter le vœu pieux de l’homme de science en évacuant par la porte la finalité. Ce qu’on réalise, après coup, de manière désolante, c’est que subrepticement le savant réintroduit ses convictions dans la science par la fenêtre. Cela est déplorable et doit être vivement dénoncé.

Monod n’est pas le seul, cependant, à invoquer l’éthique pour justifier la science, même si la science prétend être radicalement distincte de l’éthique, comme le soutient Monod. Hubert Reeves invoque pour sa part un code moral dont le premier article veut que la « pulsion de vie » triomphe de la «pulsion de mort ». C’est du moins ce qu’enseigne l’observation des faits.

Notre effort pour penser la réalité doit, sous peine d’échec, intégrer tous les acquis de la science moderne. La survie de l’être humain, la victoire de la « pulsion de vie » sur la « pulsion de mort », tel est l’objectif que détermine pour nous l’analyse de la réalité présentée dans les pages de ce livre. Cet objectif pourrait être la base de notre code moral.[8]

Tout comme Jacques Monod, Reeves demeure extrêmement soucieux de ne pas intégrer dans la science les questions de finalité, même s’il reconnaît que la réalité vise le triomphe de la vie sur la mort. Je voudrais bien que les scientifiques m’explique une bonne fois pour toutes pourquoi donc l’être humain désire tant survivre ? Pourquoi est-ce ainsi et pas autrement ? Pourquoi la « pulsion de mort » ne domine pas ? Jamais la science moderne expérimentale ne répondra à cette question parce qu’elle n’est tout simplement pas configurer pour y répondre. Encore une fois, elle rejette hors d’elle-même les questions téléologiques. Tout au plus, admet-t-elle, comme chez Monod et Reeves un principe moral de nature téléologique.

Au lieu d’admettre humblement ses limites, la science prétend être la source de toute explication digne de ce nom. Il faut que cesse cette usurpation éhontée de la puissance de l’intelligence humaine que constitue la science moderne. En abolissant la métaphysique, en bloquant son accès à l’intelligence, la science nous aliène.

En évoquant la gigantomachie que se livre la pulsion de vie contre la pulsion de mort, Hubert Reeves nous renvoie au vieil Empédocle. Hardiment, Empédocle posait l’existence de deux éléments fondamentaux, l’Amour et la Haine, qui président aussi bien à l’union et à la séparation dont tous les êtres sont nés qu’à la vie biologique et affective de ces êtres. Évidemment, nous rigolons devant l’anthropomorphisme puéril du philosophe agrigentin. Reeves ne fait pas mieux.

Dans Phédon de Platon (98c), Socrate raconte qu’un jour il assista à une lecture publique d’un livre du philosophe Anaxagore. Il en fut profondément ému tout en espérant comprendre pourquoi les choses sont ce qu’elles sont de la meilleure façon qu’il soit. Anaxagore y soutenait que l’Intelligence (Nôus) est non seulement la cause motrice mais surtout ordonnatrice de toutes choses. Socrate se procura donc le livre d’Anaxagore afin d’y apprendre ce qu’il désirait comprendre avidement. Il fut lamentablement déçu. On lui expliquait les causes des phénomènes par une diversité de causes secondaires matérielles. Par exemple, que s’il était assis dans la prison en entendant son exécution, c’est que ses jambes sont dotés de tendons et de muscles qui peuvent lui permettre de s’asseoir… Bref, que de pareilles causes expliquent pourquoi Socrate fut condamné et qu’il accepta sa condamnation afin de ne pas porter préjudice à la cité, « Non, je vous assure, donner à de pareilles choses le nom de causes est vraiment trop absurde ! » (99a).

Plus le désert croît, plus l’homme a soif. C’est ce que constatait déjà Antoine Saint-Exupéry qui écrit: « Je hais mon époque de toutes mes forces. L’homme y meurt de soif. Ah ! Général, il n’y a qu’un problème, un seul de par le monde. Rendre aux hommes une signification spirituelle, des inquiétudes spirituelles. »[9]

Depuis donc près de 2 500 ans, aucune explication n’a été donnée de la lente mais sûre hyper-organisation de la matière. Depuis le siècle dernier, la science biologique, en particulier, démontre que la matière s’organise en structures de plus en complexes. Cela étant, Claude Tresmontant demande :

…il y a plus grave, et plus radicalement décisif…: c’est que l’arrangement des atomes, des molécules et des macromolécules ne suffit pas à rendre compte de la vie même de l’être vivant. Tout au plus cet arrangement serait-il susceptible d’expliquer la constitution d’un beau cadavre frais de cellule, mais non pas d’expliquer sa vie, c’est-à-dire le pouvoir qu’elle a de renouveler son stock matériel tout en restant elle-même, d’assimiler et d’éliminer, de se réparer s’il le faut, de se reproduire en conservant, en maintenant et en donnant sa propre structure à une autre cellule-fille.[10]

Le savant n’a d’autre réponse à donner que les structures biologiques se développent en se complexifiant. Pourquoi est-ce ainsi et pas autrement ? L’austère censure de la science, comme dit Monod, interdit de poser cette question - parfaitement légitime par ailleurs. Du moins pour Aristote, qui écrit dans sa Physique : « Il est donc manifeste que la nature est cause, et cause en ce sens : en vue de quelque chose [cause finale]. »[11] Rejetant au départ le finalisme, la science moderne ne trouve que ce qu’elle y a mise au préalable: le hasard. On l’a vu, il s’agit chez Monod d’une sorte de pétition de principe : pourquoi y a-t-il du hasard ? Parce qu’on a rejeté au départ l’idée de « projet », de « dessein », de plan, d’intention, de cause finale, etc.

Oui mais, répliquera-t-on, il n’y a pas que le hasard; il y a aussi de la nécessité. D’où, d’ailleurs, le titre de l’essai de Monod, Le hasard et la nécessité. L’auteur fait dire au premier philosophe matérialisme, Démocrite, cette maxime placée en exergue de l’essai : Tout ce qui existe dans l’univers est le fruit du hasard et de la nécessité. Or, cette épigraphe n’est pas de Démocrite. Le biologiste aurait pu citer celle de Leucippe, un autre atomiste comme Démocrite et originaire également de la même cité, Adbère : « Aucune chose ne devient sans cause, mais tout est l'objet d'une loi [raison] (λόγος) et sous la contrainte de la nécessité. »

Il semble que la notion de « hasard » soit étrangère à la pensée grecque, car elle renvoie à l’informe, au chaos ou au désordre. La pensée grecque répugne au désordre puisqu’ il est impensable, tel le néant. Quoi qu’il en soit, si l’on s’en tient à la formule de Leucippe, celui-ci semble poser le Logos [la raison] comme principe qui engendre tout par nécessité. Dans Génération des animaux (V, 8 789b 2), Aristote écrit : « Démocrite omet de traiter de la cause finale, et ainsi ramène à la nécessité toutes les voies de la nature. »

Cyrille Barrette, pour revenir à lui, parle moins de hasard que de contingence. La contingence, c’est le contraire de la nécessité ou du nécessaire. C’est l’imprévisible. Que le monde existe, tel qu’il est, il n’y a rien là de nécessaire, mais de contingent. Notre univers aurait pu ne pas être; mais il est. C’est un fait contingent. Le terme de « contingence » a aussi sa signification métaphysique en ce que l’être contingent « n’a pas en soi la raison de son existence ».[12] Par exemple, je suis un être contingent puisque mon existence – ma naissance – dépend de mes parents. En ce sens, Dieu seul est l’être nécessaire et non-contingent puisqu’il existe par lui seul. Ce n’est évidemment pas au sens métaphysique que Cyrille Barrette entend le terme « contingence ». Aucun n’être n’est, selon lui, « nécessaire », métaphysiquement parlant. Barrette qualifie même la contingence de « profonde ». À l’entendre, on serait presque porté à croire que tout, même la biologie, est « profondément » contingente. Nous aurions pu ne pas exister qu’il n’y aurait pas eu de science. Peut-être même que, alors que nous existons, nous n’aurions pas de science. Aucune « nécessité » ne nous y contraint. C’est la contingence radicale.

Reste que, pour Barrette, les lois de la biologie évolutionniste, sont nécessaires, non-contingentes. Il y a donc du nécessaire dans le contingent ! Si, par exemple, les êtres, les êtres vivants en particulier, ne cherchaient pas à survivre, ne luttaient pas pour leur survie, les lois de la biologie évolutionniste n’auraient rien de nécessaires puisqu’elles s’annuleraient, ne s’appliquant pas. En somme, pour que la biologie évolutionniste soit nécessaire, il faut des êtres qui visent à survivre; bref, qui veulent vivre. (Songeons à la « pulsion de vie » de Reeves.) Or, ce désir de vivre coûte que coûte est cause finale. La recherche éperdue des causes efficientes fait perdre à la science moderne le sens commun.

Lorsqu’on a faim, il est nécessaire de manger. C’est une nécessité biologique que la physiologie explique excellemment : quand le niveau de glycogène dans le foie tombe sous un certain niveau, des cellules sensibles à une très faible chute de la glycémie, localisées dans l'hypothalamus, libèrent alors des récepteurs dans le foie. Bon, merveilleux. Mais la question centrale demeure: pourquoi manger ? Quelle en est la nécessité du point de vue de la cause finale ? Pas compliqué : la santé. Pourquoi alors la santé ? Parce qu’elle contribue au bonheur. Il est donc nécessaire de manger pour être heureux. Or, ce genre de nécessité par la cause finale n’intéresse aucunement le scientifique. Tant pis.


Terminons par ce dernier point. Le point le plus nébuleux de la lettre de Barrette réside dans la définition de la notion d’« origine » en biologie évolutive. Rien de plus difficile à saisir que le concept d’« origine ». C’est un concept au contour flou, imprécis. Barrette achève notre hébètement en en rajoutant. « L’origine, écrit Barrette, constitue toujours une émergence imperceptible, diffuse. »[14] L’origine serait comparable à un tas de sable. Jusqu’où peut-on enlever des grains pour qu’il n’y ait plus de tas de sable ? Difficile à dire. Le paradoxe « sorite » consiste à dire qu’un seul grain constitue un tas; ce qui est absurde. Mais deux grains constituent-ils un tas ? Encore difficile à dire. Et ainsi de suite. Les mêmes remarques valent pour l’origine, du moins selon ce que Barrette nous dit. Aussi loin qu’on recule, aucun moment ne marquerait le point de départ, l’« origine ». En somme, pour le biologiste, l’« origine » n’a jamais de commencement positif, déterminé.
Pour le biologiste, l’« origine » n’est jamais le commencement positif, discontinu, de quelque chose. Barrette ne manque de ridiculiser la religion (judéo-chrétienne) qui évoque le coup de baguette magique de la création. À vrai dire, Barrette n’offre strictement rien de mieux. Il n’y a pas, selon lui, de moment « créateur », de soi-disant « commencement ». Il n’y aurait pas de « premier homme ». Tout il n’y aurait pas eu de commencement à la langue française. « La langue française, comme notre espèce, n’a pas d’origine. »[14]
La logique de la biologie évolutive n’est certes pas un miracle, mais elle est loin de forcer la conviction puisqu’elle génère un obscur paradoxe. Dans le récit de la Genèse, Dieu dit que la lumière soit, et elle fut. Cela signifie, à mon humble avis, que commencement il y eut. Peut-être mieux encore : il y eu commencement, et non un sorte de début de commencement qui n’en fut pas exactement un... Le récit biblique pose en tout cas la validité du principe de bivalence : il y eut commencement (et non son contraire). Aussi « mythique » qu’on le voudra, le récit de la Genèse paraît bien plus logique que celui que propose Cyrille Barrette.



[1] Jacques Monod, Le hasard et la nécessité. Essai sur la philosophie naturelle de la biologie moderne, Paris, Seuil, 1970, p. 224-225.
[2] Ibid., p. 37-38.
[3] Somme théologique, I q.2 art. 3.
[4] Jacques Monod, op. cit., p. 38.
[5] Claude Tresmontant, Les problèmes de l’athéisme, Paris, Éditions du Seuil, 1972.
[6] Ibid., p. 218.
[7] Ibid., p. 262.
[8] Hubert Reeves, L’heure de s’enivrer. L’univers a-t-il un sens ?, Paris, Seuil, 1986, p. 219.
[9] Antoine de Saint-Exupéry, Un sens à la vie, Paris, Gallimard, NRF, 1956, p. 225-226.
[10] Claude Tresmontant, Comment se pose aujourd’hui le problème de l’existence de Dieu, Paris, Seuil, 1966, p. 214.
[11] Aristote, Physique, II 199b 33.
[12] Régis Jolivet, Vocabulaire de la philosophie, Emmanuel de Vitte, 1962, p. 47.
[13] Cyrille Barrette et Jean-Guy Saint-Arnaud, op. cit., p. 24.
[14] Ibid., p. 27.