jeudi 25 août 2011

RUSSELL ET LA FOI. Compte-rendu critique de Pourquoi je ne suis pas chrétien? de Bertrand Russell

Compte-rendu de Bertrand Russell, Pourquoi je ne suis pas chrétien?, Préface de Normand Baillargeon, traduit de l’anglais par Guy Le Clech, Lux Éditeur, 2011.

Il s’agit ici d’une édition québécoise d’un recueil des textes de Bertrand Russell (1870-1970), dû aux soins de Paul Edwards, recueil qui fut édité chez Jean Jacques Pauvert en 1972 (quoique l’édition québécoise mentionne l’année 1964). L’édition québécoise chez Lux supprime l’Avant-propos de Louis Rougier faisant place à une préface de Normand Baillargeon, intitulée «Bertrand Russell et la religion». Outre le texte de Russell à présent disponible au public québécois avec la présente édition, l’ouvrage n’a d’autre intérêt en somme que la présentation de Baillargeon de la pensée russellienne sur la religion. Baillargeon est soucieux de relever les transformations qui se sont opérées au fils des ans dans la pensée de Russell sur le sujet dont la position ne paraît pas être un athéisme aussi radical qu’il le paraît au départ. Quoi qu’il en soit, Baillargeon termine sa préface en citant Russell, citation qui situe Lord Russell dans le prolongement des Lumières : «Trois passions simples mais extraordinairement fortes, ont gouverné ma vie : la recherche passionnée de l’amour, la quête du savoir et une douloureuse pitié devant la souffrance de l’humanité».» (p. 30) Russell, somme toute, est le Voltaire version britannique au XXe siècle.

C’est un secret de Polinichelle que Normand Baillargeon milite activement en faveur de l’incroyance et de la libre-pensée. Deux de ses plus récents ouvrages en témoigne, l’un dirigé en collaboration avec Daniel Baril, Heureux sans dieux. Des incroyants, athées et agnostiques, témoignent (vlb éditeur, 2009); le second, Là-haut, il n’y a rien. Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée, sous sa direction (Quand la philosophie fait pop!, 2010). Les incroyants, les athées, les agnostiques et libres-penseurs, peuvent remercier Baillargeon de leur permettent de sortir du placard. On ne peut que se réjouir de cette entreprise qui a toutefois l’allure d’un «évangile» annonçant la béatitude pour les exclus d’hier et d’aujourd’hui. Le moment, en tout cas, paraît synchrone avec la mise en place depuis quelques années du cours d’Éthique et de culture religieuse où l’étude de l’athéisme est exclue du programme. Il est clair que l’intention de l’auteur en publiant les trois ouvrages mentionnés vise à rappeler haut et fort l’injustice dont est encore victime ce pan de la pensée humaine, surtout au Québec où la religion catholique domina sans partage comme une chape de plomb.

Cependant, j’ai plutôt l’impression que le parti pris de Baillargeon nettement en faveur de l’athéisme et de l’incroyance constitue en fait une forme désolante de «propagande». Baillargeon a pourtant tout l’étoffe de l’universitaire et la compétence l'autorisant à publier des études nuancées et critiques en philosophie de la religion. À cet égard, je prends comme modèle le récent recueil publié chez Vrin par Cyrille Michon et Roger Pouivet, Philosophie de la religion. Approches contemporaines (2010). À propos de l'ouvrage de Russell, Jacques Bouveresse vient de faire paraître une étude, Que peut faire de la religion? (Agone) (j'exècre personnellement le titre), où le spécialiste français de la pensée de Wittgenstein, examine les différends entre Russell et Wittgenstein à propos de la religion. À lire l'ouvrage de Bouveresse, le lecteur comprend que la figure de libre-penseur que fut Lord Russell constitue aux yeux de Baillargeon l'icône du philosophe. Pas un mot n'est dit dans la préface de Baillargeon du différend entre Russell et Wittgenstein sur la religion. Or, dans l'ouvrage de Bouveresse on y apprend entre autres choses que, tout en étant sympathisant à la cause chrétienne, Wittgenstein ne s'est jamais déclaré chrétien et, à ce titre, le «second» Wittgenstein a tout du modèle du libre-penseur, contrairement à Russell qui, par sa critique ascerbe du christianisme, se fait le fossoyeur de la religion chrétienne. En tant qu'auteur qui publie énormément au Québec, je ne peux que déplorer le battage philosophique unilatéral de Baillargeon. L'amitié qui me lie toutefois à cet auteur adulé m'oblige à contester sa démarche, et je souhaite malgré tout le faire avec amabilité et bienveillance.

Cela dit, le livre de Russell lui-même comporte de très sérieuses failles, dont  trois  majeures.

La première, et non la moindre, concerne la mécompréhension totale dont fait preuve Russell à l’égard de la foi chrétienne. Une remarque de Wittgenstein, élève de Russell, le montre éloquemment. «La foi chrétienne», écrit l’auteur du Tractatus, «et la superstition sont choses fort différentes. La seconde vient de la peur et une fausse science. La première est une confiance.» (Ludwig Wittgenstein, Remarques mêlées, Paris, Garnier-Flammarion, 2002, p. 143.)

Depuis, en gros, le siècle des Lumières, nous, modernes, distinguons radicalement la croyance religieuse du savoir et de ce qui est rationnel. La croyance religieuse est dès lors frappée d’irrationalité, bref de superstition. Wittgenstein, dans la remarque citée, s’attaque précisément à ce préjugé tenace voulant que les seules croyances légitimes soient celles que la science autorise.

On connaît le fameux le mot de Voltaire, l’icône des Lumières: «La superstition enflamme le monde; la philosophie l’éteint.» La foi religieuse, évidemment selon Voltaire, est cette funeste superstition qui embrase tout. Il semblerait que l’auteur de Candide ait vu juste. L’enfer de la guerre au terrorisme n’est-elle pas engendrée par le fanatisme de la superstition religieuse? En réalité, c’est Wittgenstein qui a raison. Ce qui embrase actuellement le monde, ce n’est pas la superstition mais la peur, de sorte qu’on devrait corriger Voltaire et dire plutôt : «La peur enflamme le monde; la foi l’éteint.» En effet, apprendre à se faire confiance mutuellement est la véritable panacée à la guerre au terrorisme. Voyez l’actualité. Anders Berhing Breivik, un exemple de drames parmi tant d’autres, qui a frappé de stupeur la tranquille Norvège, a agit sous le coup de la peur qui l’avait complètement phagocytée. La peur, pas la foi, conduit au fanatisme et à l’embrasement du monde.

Sur la base de la compréhension erronée de la foi chrétienne comme superstition, Russell ainsi que ses partisans réduisent les chrétiens à de simples «croyants». En somme, la religion (chrétienne) se ramène selon eux essentiellement à un système de croyances, équivalents à d'autres systèmes de croyances, de sorte que les croyances chrétiennes constitue une idéologie farfelue et aberrante, mais, surtout, dangereuse. Les chrétiens, eux, se perçoivent moins comme des croyants que comme des témoins de la foi. Il y a là l’expression d’une dimension existentielle qui rejoint en réalité celle de la foi vécue comme vertu. Mais les philosophes adeptes des Lumières comme Russell font preuve de cécité navrante vis-à-vis de l’excellence de la vertu de foi. Aristote, qui n’était évidemment pas chrétien, voyait pourtant dans la vertu de courage une autre vertu, l’espérance, car celui ou celle qui déprime et se décourage, perd l'espérance. Ce n’est pas pour rien que Thomas d’Aquin va relire Aristote sur les vertus et fera de la foi, de l’espérance et de la charité (agapè), trois vertus «théologales».

Wittgenstein insiste sur le fait que la foi chrétienne est d’abord et avant tout une vertu, où le «contenu propositionnel» est secondaire. L’important de la vertu de la foi, c’est l’attitude consistant à faire confiance. La foi chrétienne est donc étroitement liée à cette autre vertu théologale qu’est l’amour-agapè (que l'on a traduit habituellement par charité, terme inapproprié toutefois car trop souvent assiocié au don fait aux pauvres.) Thomas d'Aquin tenait l'amour-agapè comme la vertu par excellence. Saint Paul écrit que sans elle, je n'ai rien, pas même la foi! (1Corinthiens 13 2). En somme, la foi est manifestation d'amour. En évacuant la vertu de la foi, en la réduisant à une simple croyance, la religion perd tout son sel. Wittgenstein était d’avis que la véritable superstition consiste à penser la religion exactement comme le faisait Russell.

Que le lecteur me comprenne bien. Je n'adule pas Wittgenstein pour lui-même car, avec tout le respect qu'on lui doit, Wittgenstein reste un penseur «moderne», c'est-à-dire un bon libéral, au sens où l'autonomie de la personne demeure la valeur ultime, le bien suprême. Russell et Wittgenstein se rejoignent sur ce point, l'un étant toutefois plus radical que l'autre. Moi, je prise par-dessus tout la vertu, car sans elle, la personne ne vaut rien.

Mon deuxième irritant est ce principe éthique de la croyance qu’énonce Russell en page 35 : «L’habitude de fonder les convictions sur des preuves, et de ne pas leur accorder de certitude que dans la mesure où elles sont garanties par des preuves, guérirait, si elle devenait générale, la plupart des maux dont souffre le monde.» Ce principe éthique de la croyance rappelle étonnamment celui de cet autre britannique, William Kingdon Clifford (1845-1879) qui, dans un essai devenu classique, « The Ethics of Belief,», publié en 1879,  formule le principe de la «bonne» croyance : «…c’est un tort, toujours, partout et pour quiconque de croire quoi que ce soit sur la base d’une évidence insuffisante

S’il fallait prendre ce principe au pied de la lettre, il faudrait dès lors rejeter une masse considérable de nos croyances communes. Par exemple, la croyance à d’autres esprits que le nôtre, ou encore, l’existence d’un État politique, l’existence d’une «volonté générale» dont nos démocraties seraient l’expression comme le croyait dur comme fer Jean-Jacques Rousseau. Dans son Contrat social, le philosophe de Genève déclare en effet que «la volonté générale est toujours droite et tend toujours à l’utilité publique». Quelle évidence avons-nous de croire à l’assertion de Jean-Jacques Rousseau? L'élection fédérale du 2 mai dernier était-elle l'expression de la «volonté générale»?

Évidemment, pour les promotteurs de l’éthique de la croyance, il s’agit surtout de bannir les croyances jugées les plus loufoques, dont la croyance religieuse que Russell assimile tout bêtement à la croyance en une théière chinoise en orbite autour de Mars. (Croire que la théière en question aujourd’hui vogue entre la planète Terre et Mars n’est plus du tout aberrant – surtout si l’on songe à la quantité de débris qui circulent désormais dans la galaxie en raison des multiples voyages spatiaux entrepris depuis lors par l’homme.)

Encore une fois, s’il fallait s’en tenir à l'éthique de la croyance de Russell et de Clifford, les partisans enthousiastes, mordus, du Canadien de Montréal participant aux séries éliminatoires, mus par une foi inébranlable, devraient cesser impérativement de croire aux chances de leur équipe de remporter la fameuse Coupe Stanley, l’évidence disponible leur faisant cruellement défaut. Ainsi, si fallait s’en tenir à la ligne dictée par Russell et Clifford, il faudrait condamner comme étant immorale, voire vicieuse, la foi en la victoire des partisans du Canadien. Ce qui est, il va de soi, parfaitement aberrant.

Il y a bien d’autres objections contre le principe de Clifford-Russell que je passe sous silence. Notons, à tout le moins, qu'il s'agit bel et bien d'un principe éthique, et que ceux et celles qui ne le respectent pas, tels les chrétiens, doivent dès lors être tenues comme des personnes vicieuses. Ainsi, la foi, qui est pourtant  reconnue dans l'Église comme une vertu, devient ainsi, sous la férule de Russell et de ses zélateurs, un vice

Enfin, parmi les assertions de Russell, il y a une en particulier qui me turlupine passablement. En page 34, on lit : «Cet argument [de la finalité], cependant fut réfuté par Darwin…» Rien de plus faux! La théorie de l’évolution de Darwin n’a pas réfuté le finalisme et, partant, l’argument dit «dessein». En effet, il est impératif de comprendre que la théorie darwinienne loin de réfuter le finalisme le présuppose! Elle présuppose en effet que les êtres luttent pour leur survie. Ce fait est celui de la finalité dans la nature. Or, la théorie de Darwin n’explique pas ce fait fondamental; elle le prend tout simplement pour acquis. Pourquoi donc notre monde est-il ainsi fait que les êtres qui y vivent luttent-ils pour leur existence? Notre monde et les êtres qui y vivent auraient pu être autres qu’ils ne le sont. C’est là, pourtant, un fait métaphysique incontestable que les êtres désirent ardemment vivre, sinon survivre. Ce fait métaphysique intriguait au plus au point Aristote qui, pour sa part, s’est contenté d’en prendre acte dans sa Physique (Livre 2, 8). Dire que Darwin rejette le finalisme est une grossière erreur. Or, ce fait métaphysique qu’Aristote n’explique pas trouve pourtant une explication dans l’argument du dessein, c’est la Cinquième Voie des preuves de l’existence de Dieu chez Thomas d’Aquin. (Sur tout cela, je renvoie le lecteur à l’essai percutant d’Edward Feser, The Last Superstition. A Refutation of the New Atheism, St. Augustine Press, 2008, ainsi que l’étude remarquable d’Étienne Gilson, D’Aristote à Darwin et retour,  Vrin, 1971.)

Inutile de se le cacher, Lord Russell exécrait Thomas d’Aquin - comme d’ailleurs tous les médiévaux qui avaient le tort, selon lui, de faire appel à Aristote, «Le Philosophe», dont toute la philosophie, aux yeux de Russell, est entièrement dépassée par la nouvelle logique que Russell lui-même a mis au point avec Frege. C’est là un immense préjugé. Russell se fera le fossoyeur du thomisme en dévaluant Thomas d’Aquin comme philosophe. «On trouve chez Thomas d’Aquin peu de véritable esprit philosophique.», lit-on dans la monumentale Histoire de la philosophie occidentale (1945). Quelle imbécilité! Et Lord Russell d’ajouter «Je ne puis donc admettre qu’il mérite d’être placé au même niveau que les meilleurs philosophes, tant en Grèce que dans les temps modernes.» Pourtant, ce seront paradoxalement des philosophes britanniques, Anthony Kenny en tête, avec aussi Peter Geach et Élizabeth Anscombe, qui feront redécouvrir les richesses philosophiques inouïes que recèle la pensée thomasienne. En France, les travaux d’Étienne Gilson et de Jacques Maritain réhabiliteront la légitimité de philosophe que Lord Russell lui avait bassement retiré mais que Thomas d’Aquin n’a jamais perdu.

À propos des oeuvres de Russell, Wittgenstein confia ce qui suit un jour à l'un de ses élèves, Maurice Drury: «Les livres de Russell devraient être reliés en deux couleurs; ceux qui traitent de logique et de mathématique en rouge - et tous les étudiants en philosophie devraient les lire; ceux qui traitent d'éthique et de politique en bleu - et personne ne devrait être autorisé à les lire.» (Maurice Drury, Conversations avec Ludwig Wittgenstein, PUF, 2002, p. 104). Lorsque je fus étudiant en philosophie à l'université, je lisais avec délectation les oeuvres en «rouge» de Russell; ceux en «bleu» m'ont toujours paru insignifiants. Le jugement de Wittgenstein, pour radical qu'il soit, s'applique principalement, à mon avis, à Pourquoi je ne suis pas chrétien? Que mon collègue et ami Normand Baillargeon l'apprécie me consterne.

            La remarque précédente de Wittgenstein s’explique par cette autre suivant laquelle Russell, dans sa vieillesse, aurait souffert de la «perte des problèmes philosophiques». En fait, si l’on en croit Alan Wood, «Russell a consacré sa vie intellectuelle à trois recherches principales. Il a cherché la vérité objective et impersonnelle successivement dans la religion, les mathématiques et la science. Pas dans la philosophie. Dans son for intérieur il pensait d’ordinaire que la philosophie est inférieure aux mathématiques et à la science.» (Alan Wood, «Essai sur l’évolution de la philosophie de Russell», dans Bertrand Russell, Histoire de mes idées philosophiques, Paris, Tel Gallimard, 1961, p. 330) Les vues de Russell sur la religion doivent donc être comprises comme s’inscrivant dans le projet de «naturalisation» dont, philosophe américain, Willard van Orman Quine (1908-2000), s’est fait le champion à la suite de Russell. Il s’agirait là, toutefois, selon Wittgenstein, d’une erreur monumentale dans la direction que doit prendre la philosophie, Wittgenstein ayant toujours professé que la philosophie n’«explique rien» mais ne fait que décrire. D’où, l’accusation suivant laquelle Russell, et a fortiori ses successeurs, dont Quine, serait atteint de la maladie «de la perte des problèmes philosophiques». Il va sans dire que le débat est fort complexe. Il n’est toujours pas résolu, et il n’est pas prêt de l’être. Quoi qu’il en soit, il importe que le lecteur de Pourquoi je ne suis pas chrétien? soit averti du parti pris philosophique de Russell.

mardi 23 août 2011

JACK, TU N'ES PAS MORT!

Jack, tu n’es pas mort ! Ce qui me console, c’est ce que saint Augustin m’enseigne que le mal n’a pas de réalité en soi, qu’il n’est qu’absence de bien (privatio boni). Dans notre monde fait de bruit et de fureurs, de cris et de larmes, mon espérance est que l’homme bon que tu fus, Jack, soit à jamais. Car la mort n’a pas de prise sur le bon et le bien. Aussi, ne disons pas : «il n’est plus» ; «la mort l’a emporté», «le cancer a eu raison de lui», etc. Cela, en effet, nous ne pouvons le penser.

Avec celle d’Augustin, la voix de Parménide retentit et fortifie en moi l'espérance. Ne disons pas «le non-être est», car «pensée et être sont un», dit Parménide. Certes, le cancer fut. Lui aussi avait de l’être. Il nous prive seulement du bien que tu es. Tu n’es pas mort, Jack ! Je ne puis penser : «Le cancer est le mal incarné», car, encore une fois, le mal n’existe pas pour lui-même indépendamment du bien. Seul le Bien étant.

De même, on ne peut penser «un tel a fait le mal pour le mal». Car celui qui agit mal, le fait toujours en vue d’un bien. Breivik a tué, non en vue du mal pour le mal, mais pour le bien qu’il croyait erronément être sa cause. La peur l’a égaré, trompé. Il prit un bien pour le mal. On ne fait que le bien, jamais le mal. Parfois, on s’illusionne sur ce qui est bien. Le vice Breivik, la peur, est le défaut d’une vertu, la confiance.

Le néant n’est pas ; donc, la mort n’est pas. Voilà mon espérance. N’allons pas croire que «la chose» qu’est le néant soit. On ne peut le penser. Le néant, comme la mort, n’ont pas de réalité.

Certes, nous te pleurons, et notre cœur s’attriste. Un bien en effet nous a été ravi. Le deuil est humain. Mais, toi, avant que nous soyons privés de ta présence, tu as témoigné de l’Espoir. Ton témoignage ne passera pas. La mort, en effet, n’a aucune prise sur l’Espoir. Car l’Espoir est vertu. Le vice est de sombrer dans le désespoir. Croire à ce qui ne peut être.

Socrate disait «Aucun mal ne peut arriver à l’homme de bien». Aucun mal, n’est arrivé à Jack. Cherchons-le quelque part en Galilée, car il nous y précède.

jeudi 11 août 2011

UN ARGUMENT EN FAVEUR DE L'EXISTENCE DE DIEU AU MOYEN DU DOUTE! Lecture de Jean Guitton.

Jean Guitton  1901-1999
Jean Guitton est assurément un philosophe chrétien (catholique) de première envergure. Malheureusement, il n’eût pas de successeur notable, les générations subséquentes de philosophes français ayant à peu près tous pris le parti  de l’athéisme et de la «déconstruction» de la métaphysique.

Car, de la métaphysique, Guitton s’en réclame. Il lui apparaît, en effet, suivant en cela Les principes de la philosophie de Descartes, que

l’homme a toujours besoin d’un minimum de cohérence en sa pensée et en sa vie; or ce besoin ne peut être satisfait que par l’accord de ses pensées et de ses actions avec certaines données, règles ou valeurs tenues pour fondamentales et appelées pour cette raison principes; l’homme a donc toujours besoin de principes pour penser et agir – et il en est ainsi, même s’il ne s’en rend pas compte…(1)

Au fond, selon Guitton, la démarche métaphysique visant l’établissement de ce que l’on appelle depuis Aristote, les «vérités premières», débute par… le doute. Que l’homme doute, est un fait que personne ne songe à contester et admet volontiers. Tout découle, selon Guitton, de cette vérité première : le «je doute». Que s’ensuit-il? Quelles vérités fait-il dériver de là?

D’abord, il faut admettre que le doute implique logiquement la vérité. Si je doute, en effet, c’est que je ne possède pas la vérité (ni la fausseté). Je la présuppose cependant. Lorsque je doute, en effet, j’admets implicitement qu’une pensée est soit vraie soit fausse; j'admets donc le principe que les logiciens appellent «principe de bivalence». Donc, même si je ne possède pas la vérité, puisque je doute, je l’invoque du moins par le fait même qu’il soit vrai que je doute, et que j’aspire à la vérité et non pas à la fausseté.

Guitton dérive donc la vérité du doute – ce qui, de prime abord, paraît paradoxal. On ne doute, en effet, qu’étant donnée la vérité. Ce que Guitton appelle par ailleurs un «Absolu». Or, cet Absolu, pour Guitton, comme il en est pour toute pensée cohérente, n’est nul autre que Dieu. Dubito, ergo Deus est. (Je doute, donc Dieu existe).(2) Donc, du fait que je doute – que tout homme doute -, il s’ensuite que Dieu existe! Guitton écrit :

Je commence par être plus ou moins sceptique, comme tout le monde. Puis, je comprends que ça ne tient pas, et qu’il y a des vérités, notamment le je pense, je suis, je vis, et les mathématiques, et la biologie, etc. S’il y a des vérités fondées, il y a un critère absolu et un fondement radical de ces vérités. Il y a donc une Vérité première et absolue. Être un esprit, c’est vivre au sein de cette Vérité, sous la lumière de cette Vérité, dans une vie qui est un mouvement perpétuel vers cette Vérité. Mais ce qui n’est pas vrai n’est pas. La vérité est l’être véritable. Donc cette Vérité première est l’Être même. Et elle est éternelle. Tout cela est évident.(3)

Il n’y rien de paradoxal à être sceptique et affirmer l’existence de Dieu, du moins si l’on tient compte des précisions précédentes à l’effet que le doute implique ou présuppose l’admission implicite de la vérité. Encore une fois, lorsque je doute, je ne doute pas qu’il soit vrai que je doute ni que la vérité existe mais qu’elle m’échappe, certes, mais y aspire néanmoins. Loin d’être stérile et paralysant, le doute m’engage donc au contraire à me détourner du doute et à me mettre en marche en direction de la vérité.

Diderot, ce bon sceptique des Lumières, écrivait : «On doit exiger de moi que je cherche la vérité, mais non que je la trouve.»(4) L’énoncé de Diderot constitue en réalité un attrape-nigaud. En effet, si je reconnais comme Diderot que j’ai le devoir de chercher la vérité, je la tiens du fait même que je la cherche puisque je la présuppose.

Pour ma part, tout en admettant avec Guitton la vérité première suivant laquelle la Vérité existe, qu’elle est une et éternelle, absolue et que Dieu est cette Vérité, il n’y a qu’un pas pour comprendre la nature véritable de la foi qui est parfaitement raisonnable. Je m’explique.

Si nous sommes tous dans le doute par le fait que nos capacités intellectuelles soient faibles ou limitées, comme le soutient le scepticisme, nous sommes par le fait du doute, que je qualifierai pour ma part de positif – au sens où le doute n’a rien de stérile et de paralysant comme le veut trop souvent le préjugé à l’égard du doute au sens négatif – dirigé vers la Vérité. Donc, il est parfaitement raisonnable que celui qui doute au sens positif du terme ait foi - en la Vérité. C’est d’ailleurs le sens de la fameuse formule de saint Anselme, croire pour mieux comprendre (fides quaerens intellectum). En effet, douter m’oblige à chercher la vérité. J’aspire ardemment à elle. Pourquoi? Parce que je l’aime. La foi est donc, dans son essence, un acte d’amour pour la Vérité, c’est-à-dire pour Dieu.

Loin d’être opposée à la raison, comme on le fait traditionnellement, la foi est l’expression même de la raison, comme nous venons de le voir. En fait, la foi est tenue comme une des trois vertus théologales. La foi constitue en effet un acte de confiance en la raison humaine capable de connaître la vérité. Avoir la foi, c’est donc être parfaitement rationnel.
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(1) Henri Hube, Entretiens posthumes avec Jean Guitton, Presses de la Renaissance, Paris, 2004, p. 35-36.
(2) Jean Guitton, Mon testament philosophique, Press Pocket, Paris, p. 49.
(3) Ibid., p. 46.
(4) Denis Diderot, Pensées philosophiques #XXIX.

jeudi 4 août 2011

«N'AYEZ PAS PEUR!» Réplique à Raynald Valois, Le Devoir du mardi 2 août 2011

Vous vous méprenez, cher collègue, sur la nature de la foi. En matière de foi, écrivez-vous, «on a plus affaire à des positions rationnelles. Le fondement de la religion ce n’est pas la raison, mais la foi.» L’athéisme a dès lors beau jeu de condamner la religion puisqu’elle conduirait à des tragédies démentielles comme celle survenue en Norvège. Votre défense de la religion tourne à vide. Vous posiez cependant la bonne question, celle de «la vraie nature de la croyance religieuse».

Il convient impérativement en tout premier lieu de distinguer la foi de la croyance religieuse. Si la foi implique des croyances de type religieux, la foi n’est pas au départ une croyance, contrairement au prêt-à-penser qui circule depuis le siècle des Lumières à ce sujet voulant démoniser la foi comme croyance irrationnelle. La foi - du moins la foi chrétienne - se définit traditionnellement depuis Thomas d’Aquin (1225-1274) comme une vertu – dite «théologale», avec la charité et l’espérance. Or, la foi n’est pas d’abord une croyance (irrationnelle, selon l’athée) mais, surtout, une attitude, une disposition – une vertu. En gros, la vertu de foi c’est un savoir- faire : c’est savoir faire confiance. Parlez-en aux amateurs du Canadiens de Montréal en série éliminatoire. Ces partisans, fous du Canadien, qui déraisonnent selon leurs adversaires, ont la ferme conviction, malgré l’évidence contraire, que leur club sera victorieux et remportera la Coupe Stanley. Ils débordent de confiance. Voilà la foi. La foi du croyant est exactement comme celle du partisan «dément» du Canadien : il sait faire confiance. Il sait garder confiance, malgré l’évidence contraire. L'incroyant agit comme étouffoir un peu comme les adversaires du Canadien en série éliminatoire qui ridiculisent ceux et celles qui placent leur espoir dans une cause perdue d'avance.

Savoir faire confiance est donc la vertu de la foi. S'il fallait ne plus faire confiance dans la vie de tous les jours, nos existences ne seraient qu'invivables et sans avenir­. Or, comme toute vertu, la vertu de foi – du savoir faire confiance, donc - s’apprend et se développe. Il s’agit donc bel et bien d’un savoir, mais d’un savoir essentiellement pratique, c’est-à-dire qui résulte, comme toute vertu, de l’apprentissage faites dans des situations toutes aussi problématiques que complexes que celles que nous vivons à tous les jours. On a malheureusement le tort de penser que tous les types de savoir sont essentiellement de nature théorique ne faisant appel qu’à la raison. Contrairement à monsieur Valois qui déclare que «quand on a l’évidence rationnelle que quelque chose est vrai, on ne dit pas qu’on y croit, mais plutôt qu’on le sait», quand on sait quelque chose, évidemment, on croit que c’est vrai, mais surtout on acquiert cette croyance véridique sur la base d'autres vertus préalables, dont celle consistant à faire confiance. Ainsi la foi, comme vertu, constitue - on l'oublie trop souvent - la condition nécessaire dans le processus conduisant à la vérité, c’est-à-dire au savoir. Si je n’ai pas appris à discriminer mes perceptions ainsi que mes jugements, mais aussi à me faire confiance sur ce plan, j’aurai bien du mal à savoir quoi que ce soit. La vertu de foi est donc au cœur du processus de connaissance, malgré tout le préjugé contraire que véhiculent les Lumières séparant radicalement la foi de la raison et du savoir. Ainsi, même l'incroyant fait appel à la vertu de foi, car croire en ce qui est rationnel, c’est faire confiance à la raison. On se rappelera de l'ouvrage-choc de Francis Jeanson, La foi d'un incroyant, lequel défend la thèse que la foi n'est pas l'apanage automatique des chrétiens, mais de tous ceux et celles qui osent se libérer de la peur.

L’incroyant, pourrait-on dire, pèche cependant par la faiblesse de la vertu de foi. Le terroriste, qu’il soit d’obédience chrétienne ou musulmane, lui, pèche par excès. Dans les deux cas, ils ne savent pas faire confiance comme il convient. Le terroriste fondamentaliste carbure, lui, à la peur. Il a surtout peur de la vérité. Il a horreur de se tromper. C’est pourquoi il détient dogmatiquement la vérité. Il est prêt à tout pour la défendre, même à commettre des actes irréparables et inqualifiables. Le mot de Nietzsche lui va comme un gant: «Ce n’est pas le doute qui rend fou, c’est la certitude.» Or, la peur, c’est bien connu, est un manque patent de courage lequel est lui aussi tenu comme une vertu – dite «cardinale» cette fois-ci. Il va de soi que la vertu de courage est impliquée dans celle de la foi, car faire confiance, on en conviendra volontiers, implique du courage. Aussi, celui ou celle qui se décourage a perdu toute espérance. La vertu théologale de l'espérance subordonne donc la vertu cardinale du courage. Le terroriste fondamentaliste n’est donc pas quelqu’un de vertueux, il n’a pas la vertu de la foi, ni celle de l'espérance et, partant, n'ayant pas l'espérance, il n'a pas de courage. Il a le vice contraire: la peur qui l'enferme. En somme, le terroriste fondamentaliste n’est pas du tout un croyant au sens propre du terme, mais un simulacre de croyant, pourrait-on dire, même s’il affirme croire aux vérités de sa religion. Quand, donc, un terroriste qui, au nom de sa religion, commet des actes démentiels, ne le qualifions pas d’abord d’être irrationnel, voire de dément, mais plutôt de personne vicieuse qui mérite tout notre pitié par charité.

Vers la fin de son texte, Valois suggère «que les autorités religieuses de toutes les dénominations ont plus que jamais la grave responsabilité de discerner l'essentiel de l'accessoire, l'esprit de la lettre, dans l'enseignement qu'ils prétendent transmettre au nom d'un Dieu qui a créé tous les humains dans un égal élan d'amour.» Pour ma part, je pense que Jean-Paul II fut, à cet égard, un visionnaire lorsque, en octobre 1978, lors de son premier discours papal sur les marches de Saint-Pierre, il lança son fameux «N'ayez pas peur!» (Non abbiate paura!) Notre peur, en effet, est l'ennemi juré de la foi. Celle-ci constitue pourtant l'antidote à notre vice.

lundi 1 août 2011

LA VÉRITÉ SELON MICHELINE LANCTÔT

La réalisatrice et scénariste, Micheline Lanctôt, y allait ce matin (lundi, 1er août), dans le cadre de l'émission radiophonique Sans préliminaires à la première chaîne de Radio-Canada, d'une chronique sur la vérité qui m’a fort intriguée. Intrigué, je le fus; mieux, perplexe, au sens où, niant l’existence de la vérité et défendant un relativisme radical, madame Lanctôt tombe exactement dans le piège du terrorisme lequel vise à ruiner nos propres convictions.
Le terrorisme, qu’il soit d’obédience intégrisme chrétien ou musulman, vise à ébranler notre conviction en la vérité. C’est d’ailleurs ce que montre admirablement bien le récent film de Xavier Beauvois, Des hommes et des dieux. Ces moines ne renoncèrent pas à la vérité face à la violence sans retenue des terroristes islamistes sévissant en Algérie. En rejetant la vérité, quelle qu’elle soit, nous faisons exactement le jeu du terrorisme : nous nous aliénons de nous-mêmes; dès lors, le terrorisme a beau jeu de nous imposer ensuite dans la gorge «leur vérité».
En matière de vérité, je fais mienne la maxime de Diderot : «On doit exiger de moi que je cherche la vérité, mais non que je la trouve.» (Pensées philosophiques #29) Mais je préfère par-dessus tout la recommandation de saint Augustin: «Cherchons donc comme si nous devions trouver et trouvons dans l'intention de toujours chercher. En effet, quand un homme en a fini, c'est alors qu'il commence. (De Trinitate, IX, 1) Une fois, par exemple, terminé l'étude de la philosophie, commence le temps de philosopher.

Par ailleurs, j’aime bien distinguer la «vérité» de la «véracité». Je loue, en somme, ceux et celles qui, de manière tenace et lucide, tentent d’établir la vérité. Claude Robinson, par exemple. L’auteur des Aventures de Robinson Curiosité croit en la vérité contre les mensonges de ses adversaires. Robinson n’a jamais lâché la serviette, et il n’entend assurément pas le faire. « Moi, je ne lâcherai pas», déclarait-il aux journalistes. «Je sais que je dis la vérité et qu’eux sont des menteursClaude Robinson est un modèle à imiter, tout comme le sont les moines Tibhirine. En condamnant le terrorisme, ne condamnons pas, je vous prie, la vérité. Ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain.
Puisque madame Lanctôt terminait sa chronique en citant une boutade de ce je ne sais plus qui, je lui soumets cette  pensée de Blaise Pascal : «La vérité est si obscurcie en ce temps et le mensonge si établi, qu’à moins d’aimer la vérité, on ne saurait la connaître.» Je souhaite à Micheline Lanctôt cette vertu de l’amour de la vérité, qui est celle du philosophe. Mais, avant tout, encore faut-il croire à la vérité, qu'elle existe et qu'elle est une. Souhaitons-lui d'y croire, malgré tout.

vendredi 29 juillet 2011

COMME LES AMARICAINS

Que tous mes détracteurs méditent à fond cette chronique de Christian Rioux:

Je salue ce texte remarquable de mon journaliste préféré du Devoir. M. Rioux élabore admirablement mieux la thèse de la Grattonisation que je ne l'ai pu le faire dans ma petite lettre qui a fait tant jaser et qui a suscité une légion de critiques. J'invite évidemment M. Laguë à répondre à M. Rioux.

La «Grattonisation» n'est pas une lubie de «nationaleux chialeux», et je salue bien haut Falardeau et Poulin d'avoir mis en évidence ce mythe vivant d'Elvis Gratton qui révèle notre identité profonde. Sommeille toujours en tout Québécois un Elvis Gratton.

Ce n'est pas une simple question d'acculturation apolitique. Les 100 000 et plus sont, en effet, «allés entendre le prêt-à-consommer de la gigantesque machine du show biz anglo-saxon», comme l'écrit si justement Rioux. Il y a des choix qui, qu'on le veuille ou non, qu'on le réalise ou non, sont de nature politique au sens premier de l'exercice d'un certain pouvoir. L'«ouverture sur le monde», quelle connerie! L'ouverture plutôt sur la bourse gorgée à bloc de l'industrie musicale amaricaine.

mardi 26 juillet 2011

BEHRING BREIVIK ET L'AFFAIRE GUY TURCOTTE : L'ANALYSE D'ARISTOTE

La raison ne consiste pas à savoir ce qui est bien et mal et à prendre la décision en faveur du bien. C’est ce que croyaient pourtant Socrate et Platon. On peut en effet savoir ce qui est bien et ne pas le faire. Je sais pertinemment que la cigarette cause le cancer, mais je fume quand même. Au contraire, savoir ce qui est bien, pour Aristote, c’est avoir pris de bonnes habitudes – ce qu’il désignait comme «vertus». Je fume; j’ai alors pris une mauvaise habitude dont il me sera difficile de me départir. J’ai peur des étrangers, de leur différence, de l’Islam mystérieux par exemple à mes yeux d’Occidentaux. Je prends alors de mauvaises habitudes. Je n’ai pas par ailleurs appris à proportionner les moyens à mes fins. Pour tuer une mouche, par exemple, j’use d’un fusil. Et la peur, que je ne contrôle plus, me pousse à commettre l’irréparable. Il me semble que l’auteur des attentats en Norvège manifeste une très sérieuse carence en bonnes habitudes (en vertus). On ne fait jamais le mal pour le mal. On n’a tout simplement pas appris des bonnes habitudes; nos mauvaises habitudes suivent  dès lors une pente fatale. L’éducation aux vertus est, en ce sens, capitale. Aristote n’a de cesse de le répéter.


En acceptant la thèse de la défense plaidant l’aliénation mentale dans le procès du Dr Guy Turcotte, le jury accepta implicitement la thèse de Platon. C’est parce que Guy Turcotte avait «perdu la raison», donc qu’il n’était plus apte à juger de ses actes, qu’il ne fut pas tenu criminellement responsable de la mort de ses deux enfants. S’il avait eu toute sa raison, comme on se plaît à le dire, Guy Turcotte n’aurait jamais posé les gestes irréparables qu’il a commis. En effet, l’infanticide est condamnable car il est toujours déraisonnable de tuer ses propres enfants.

Même Médée, dans la pièce éponyme d’Euripide, malgré l’adultère de son époux, Jason, n’a aucune légitimé morale à tuer ses enfants. D’après l’analyse de Platon, la haine et la vengeance, deux passions violentes, usurpèrent chez Médée la souveraineté de sa raison. C’est d’ailleurs pourquoi on dit si typiquement non seulement de Médée, mais de Guy Turcotte, de Breivik ou encore de Marc Lépine, qu’ils «perdirent la raison». Si les passions n’avaient pas renversé dans chacun de ces cas la raison - comme lors d’un coup d’État où le pouvoir légitime est renversé par des forces illégitimes -, ces personnes n’auraient jamais commis leurs crimes inqualifiables. L’analyse platonicienne admet donc un dualisme de la raison, d’une part, et des passions, de l’autre. L’être humain n’est, selon Platon, qu’un champ de bataille où la raison livre une guerre sans merci aux passions ainsi qu'aux désirs lesquels, par définition, sont irrationnels puisque contraires à la raison.

Nous, nous acceptons la thèse dualiste remontant à Platon. Nous admettons implicitement, par ailleurs, la thèse «matérialiste» suivant laquelle la raison a son siège dans le cerveau, de sorte qu’un trouble dans la raison correspond à un disfonctionnement cérébral. Guy Turcotte est excusable du fait qu’il «n’avait pas toute sa tête», c’est-à-dire que son cerveau ne fonctionnait pas comme il faut. Ce qui signifie que, pour nous, le bien et le mal trouvent respectivement leur assise dans le fonctionnement normal et le disfonctionnement du cerveau humain.

Bien évidemment, une toute autre conception du psychisme humain est possible, voire plausible et même plus crédible que celle proposée par Platon. C’est celle d’Aristote. Ne concevons plus, soutient Aristote, l’esprit humain comme étant divisé entre deux parties, la raison, d’une part, et les passions, de l’autre, tel que le suggère  le dualisme de Platon. Concevons plutôt l’esprit comme un réseau de passions où l’on trouve à la fois des vertus et des vices – c’est-à-dire, en gros, de bonnes et de mauvaises habitudes. L’une de ces vertus, qu’Aristote appelle phronèsis, que l’on traduit habituellement par «sagacité» ou encore «prudence», constitue la vertu intellectuelle la plus importante aux yeux d’Aristote, car elle joue, pour ainsi dire, le rôle de la raison chez Platon, mais sans s’opposer aux passions, les vertus étant pour ainsi dire des passions bien dressées. De sorte que lorsque nous posons un mauvais jugement, jamais aux yeux d’Aristote, nous ne «perdons la raison». Nous manifestons simplement un manque de jugement ou un défaut de jugement; en somme : une carence en la capacité de bien juger. Une telle carence s’appelle un «vice». Et, comme toute vertu chez Aristote, la vertu de sagacité ou de prudence s’apprend et se développe.

Ainsi, d’après Aristote, tous les Médée, les Breivik, les Guy Turcotte ou les Marc Lépine de ce monde, ne sont pas tant «fous» que vicieux. Ce sont des êtres, en somme, qui n’ont pas adopté de bonnes habitudes ou qui ont nourri de mauvaises habitudes qui, dès lors, ne font que suivre une pente fatale.

Du point de vue d'Aristote, donc, Guy Turcotte doit être tenu criminellement responsable de la mort de ses enfants parce qu'il n'a pas fait montre des vertus nécessaires au bon jugement dans les circonstances dramatiques et douloureuses de la rupture avec sa femme.

Ainsi, la morale des vertus, d’inspiration aristotélicienne que je défends, juge sur la base de l’excellence de l’homme, pas sur celle des règles morales en elles-mêmes. Certes, l’infanticide est toujours condamnable. Toutefois, ce n’est pas cette règle morale elle-même qui condamne Guy Turcotte, mais uniquement la faiblesse de son caractère qui le conduisit à commettre l’infanticide.


Supposons que l’ex-médecin n’ait pas tué ses enfants. Supposons qu’il se soit dit, malgré sa terrible peine et son indicible désespoir: «il est toujours mal de tuer, en particulier ses propres enfants; c’est donc mon devoir de ne pas intenter à leur vie». Ici, c’est la règle qui est source de la moralité; la qualité de l’individu importe peu. La règle exige, commande impérativement un devoir. En évitant l’infanticide, la moralité reste sauve et indemne. Supposons que Guy Turcotte fut sur le point de tuer ses enfants quand tout à coup - tel l’ange qui arrêta la main d’Abraham - son bras armé paralysa, victime d’un AVC. Il se réveilla le lendemain sans avoir commis l’infanticide, la mère des enfants les ayant conduits en lieu sûr. Certes, Guy Turcotte n’aurait pas tué ses enfants; il aurait simplement raté son coup. La règle morale est sauve. Nous dirions alors que n’eut été de sa paralysie, il les aurait tout de même tués car il en avait la ferme l’intention, et cela le condamne, même s’il échoua. Un tel être, en effet, est vil même si la morale reste intacte.