jeudi 4 août 2011

«N'AYEZ PAS PEUR!» Réplique à Raynald Valois, Le Devoir du mardi 2 août 2011

Vous vous méprenez, cher collègue, sur la nature de la foi. En matière de foi, écrivez-vous, «on a plus affaire à des positions rationnelles. Le fondement de la religion ce n’est pas la raison, mais la foi.» L’athéisme a dès lors beau jeu de condamner la religion puisqu’elle conduirait à des tragédies démentielles comme celle survenue en Norvège. Votre défense de la religion tourne à vide. Vous posiez cependant la bonne question, celle de «la vraie nature de la croyance religieuse».

Il convient impérativement en tout premier lieu de distinguer la foi de la croyance religieuse. Si la foi implique des croyances de type religieux, la foi n’est pas au départ une croyance, contrairement au prêt-à-penser qui circule depuis le siècle des Lumières à ce sujet voulant démoniser la foi comme croyance irrationnelle. La foi - du moins la foi chrétienne - se définit traditionnellement depuis Thomas d’Aquin (1225-1274) comme une vertu – dite «théologale», avec la charité et l’espérance. Or, la foi n’est pas d’abord une croyance (irrationnelle, selon l’athée) mais, surtout, une attitude, une disposition – une vertu. En gros, la vertu de foi c’est un savoir- faire : c’est savoir faire confiance. Parlez-en aux amateurs du Canadiens de Montréal en série éliminatoire. Ces partisans, fous du Canadien, qui déraisonnent selon leurs adversaires, ont la ferme conviction, malgré l’évidence contraire, que leur club sera victorieux et remportera la Coupe Stanley. Ils débordent de confiance. Voilà la foi. La foi du croyant est exactement comme celle du partisan «dément» du Canadien : il sait faire confiance. Il sait garder confiance, malgré l’évidence contraire. L'incroyant agit comme étouffoir un peu comme les adversaires du Canadien en série éliminatoire qui ridiculisent ceux et celles qui placent leur espoir dans une cause perdue d'avance.

Savoir faire confiance est donc la vertu de la foi. S'il fallait ne plus faire confiance dans la vie de tous les jours, nos existences ne seraient qu'invivables et sans avenir­. Or, comme toute vertu, la vertu de foi – du savoir faire confiance, donc - s’apprend et se développe. Il s’agit donc bel et bien d’un savoir, mais d’un savoir essentiellement pratique, c’est-à-dire qui résulte, comme toute vertu, de l’apprentissage faites dans des situations toutes aussi problématiques que complexes que celles que nous vivons à tous les jours. On a malheureusement le tort de penser que tous les types de savoir sont essentiellement de nature théorique ne faisant appel qu’à la raison. Contrairement à monsieur Valois qui déclare que «quand on a l’évidence rationnelle que quelque chose est vrai, on ne dit pas qu’on y croit, mais plutôt qu’on le sait», quand on sait quelque chose, évidemment, on croit que c’est vrai, mais surtout on acquiert cette croyance véridique sur la base d'autres vertus préalables, dont celle consistant à faire confiance. Ainsi la foi, comme vertu, constitue - on l'oublie trop souvent - la condition nécessaire dans le processus conduisant à la vérité, c’est-à-dire au savoir. Si je n’ai pas appris à discriminer mes perceptions ainsi que mes jugements, mais aussi à me faire confiance sur ce plan, j’aurai bien du mal à savoir quoi que ce soit. La vertu de foi est donc au cœur du processus de connaissance, malgré tout le préjugé contraire que véhiculent les Lumières séparant radicalement la foi de la raison et du savoir. Ainsi, même l'incroyant fait appel à la vertu de foi, car croire en ce qui est rationnel, c’est faire confiance à la raison. On se rappelera de l'ouvrage-choc de Francis Jeanson, La foi d'un incroyant, lequel défend la thèse que la foi n'est pas l'apanage automatique des chrétiens, mais de tous ceux et celles qui osent se libérer de la peur.

L’incroyant, pourrait-on dire, pèche cependant par la faiblesse de la vertu de foi. Le terroriste, qu’il soit d’obédience chrétienne ou musulmane, lui, pèche par excès. Dans les deux cas, ils ne savent pas faire confiance comme il convient. Le terroriste fondamentaliste carbure, lui, à la peur. Il a surtout peur de la vérité. Il a horreur de se tromper. C’est pourquoi il détient dogmatiquement la vérité. Il est prêt à tout pour la défendre, même à commettre des actes irréparables et inqualifiables. Le mot de Nietzsche lui va comme un gant: «Ce n’est pas le doute qui rend fou, c’est la certitude.» Or, la peur, c’est bien connu, est un manque patent de courage lequel est lui aussi tenu comme une vertu – dite «cardinale» cette fois-ci. Il va de soi que la vertu de courage est impliquée dans celle de la foi, car faire confiance, on en conviendra volontiers, implique du courage. Aussi, celui ou celle qui se décourage a perdu toute espérance. La vertu théologale de l'espérance subordonne donc la vertu cardinale du courage. Le terroriste fondamentaliste n’est donc pas quelqu’un de vertueux, il n’a pas la vertu de la foi, ni celle de l'espérance et, partant, n'ayant pas l'espérance, il n'a pas de courage. Il a le vice contraire: la peur qui l'enferme. En somme, le terroriste fondamentaliste n’est pas du tout un croyant au sens propre du terme, mais un simulacre de croyant, pourrait-on dire, même s’il affirme croire aux vérités de sa religion. Quand, donc, un terroriste qui, au nom de sa religion, commet des actes démentiels, ne le qualifions pas d’abord d’être irrationnel, voire de dément, mais plutôt de personne vicieuse qui mérite tout notre pitié par charité.

Vers la fin de son texte, Valois suggère «que les autorités religieuses de toutes les dénominations ont plus que jamais la grave responsabilité de discerner l'essentiel de l'accessoire, l'esprit de la lettre, dans l'enseignement qu'ils prétendent transmettre au nom d'un Dieu qui a créé tous les humains dans un égal élan d'amour.» Pour ma part, je pense que Jean-Paul II fut, à cet égard, un visionnaire lorsque, en octobre 1978, lors de son premier discours papal sur les marches de Saint-Pierre, il lança son fameux «N'ayez pas peur!» (Non abbiate paura!) Notre peur, en effet, est l'ennemi juré de la foi. Celle-ci constitue pourtant l'antidote à notre vice.

lundi 1 août 2011

LA VÉRITÉ SELON MICHELINE LANCTÔT

La réalisatrice et scénariste, Micheline Lanctôt, y allait ce matin (lundi, 1er août), dans le cadre de l'émission radiophonique Sans préliminaires à la première chaîne de Radio-Canada, d'une chronique sur la vérité qui m’a fort intriguée. Intrigué, je le fus; mieux, perplexe, au sens où, niant l’existence de la vérité et défendant un relativisme radical, madame Lanctôt tombe exactement dans le piège du terrorisme lequel vise à ruiner nos propres convictions.
Le terrorisme, qu’il soit d’obédience intégrisme chrétien ou musulman, vise à ébranler notre conviction en la vérité. C’est d’ailleurs ce que montre admirablement bien le récent film de Xavier Beauvois, Des hommes et des dieux. Ces moines ne renoncèrent pas à la vérité face à la violence sans retenue des terroristes islamistes sévissant en Algérie. En rejetant la vérité, quelle qu’elle soit, nous faisons exactement le jeu du terrorisme : nous nous aliénons de nous-mêmes; dès lors, le terrorisme a beau jeu de nous imposer ensuite dans la gorge «leur vérité».
En matière de vérité, je fais mienne la maxime de Diderot : «On doit exiger de moi que je cherche la vérité, mais non que je la trouve.» (Pensées philosophiques #29) Mais je préfère par-dessus tout la recommandation de saint Augustin: «Cherchons donc comme si nous devions trouver et trouvons dans l'intention de toujours chercher. En effet, quand un homme en a fini, c'est alors qu'il commence. (De Trinitate, IX, 1) Une fois, par exemple, terminé l'étude de la philosophie, commence le temps de philosopher.

Par ailleurs, j’aime bien distinguer la «vérité» de la «véracité». Je loue, en somme, ceux et celles qui, de manière tenace et lucide, tentent d’établir la vérité. Claude Robinson, par exemple. L’auteur des Aventures de Robinson Curiosité croit en la vérité contre les mensonges de ses adversaires. Robinson n’a jamais lâché la serviette, et il n’entend assurément pas le faire. « Moi, je ne lâcherai pas», déclarait-il aux journalistes. «Je sais que je dis la vérité et qu’eux sont des menteursClaude Robinson est un modèle à imiter, tout comme le sont les moines Tibhirine. En condamnant le terrorisme, ne condamnons pas, je vous prie, la vérité. Ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain.
Puisque madame Lanctôt terminait sa chronique en citant une boutade de ce je ne sais plus qui, je lui soumets cette  pensée de Blaise Pascal : «La vérité est si obscurcie en ce temps et le mensonge si établi, qu’à moins d’aimer la vérité, on ne saurait la connaître.» Je souhaite à Micheline Lanctôt cette vertu de l’amour de la vérité, qui est celle du philosophe. Mais, avant tout, encore faut-il croire à la vérité, qu'elle existe et qu'elle est une. Souhaitons-lui d'y croire, malgré tout.

vendredi 29 juillet 2011

COMME LES AMARICAINS

Que tous mes détracteurs méditent à fond cette chronique de Christian Rioux:

Je salue ce texte remarquable de mon journaliste préféré du Devoir. M. Rioux élabore admirablement mieux la thèse de la Grattonisation que je ne l'ai pu le faire dans ma petite lettre qui a fait tant jaser et qui a suscité une légion de critiques. J'invite évidemment M. Laguë à répondre à M. Rioux.

La «Grattonisation» n'est pas une lubie de «nationaleux chialeux», et je salue bien haut Falardeau et Poulin d'avoir mis en évidence ce mythe vivant d'Elvis Gratton qui révèle notre identité profonde. Sommeille toujours en tout Québécois un Elvis Gratton.

Ce n'est pas une simple question d'acculturation apolitique. Les 100 000 et plus sont, en effet, «allés entendre le prêt-à-consommer de la gigantesque machine du show biz anglo-saxon», comme l'écrit si justement Rioux. Il y a des choix qui, qu'on le veuille ou non, qu'on le réalise ou non, sont de nature politique au sens premier de l'exercice d'un certain pouvoir. L'«ouverture sur le monde», quelle connerie! L'ouverture plutôt sur la bourse gorgée à bloc de l'industrie musicale amaricaine.

mardi 26 juillet 2011

BEHRING BREIVIK ET L'AFFAIRE GUY TURCOTTE : L'ANALYSE D'ARISTOTE

La raison ne consiste pas à savoir ce qui est bien et mal et à prendre la décision en faveur du bien. C’est ce que croyaient pourtant Socrate et Platon. On peut en effet savoir ce qui est bien et ne pas le faire. Je sais pertinemment que la cigarette cause le cancer, mais je fume quand même. Au contraire, savoir ce qui est bien, pour Aristote, c’est avoir pris de bonnes habitudes – ce qu’il désignait comme «vertus». Je fume; j’ai alors pris une mauvaise habitude dont il me sera difficile de me départir. J’ai peur des étrangers, de leur différence, de l’Islam mystérieux par exemple à mes yeux d’Occidentaux. Je prends alors de mauvaises habitudes. Je n’ai pas par ailleurs appris à proportionner les moyens à mes fins. Pour tuer une mouche, par exemple, j’use d’un fusil. Et la peur, que je ne contrôle plus, me pousse à commettre l’irréparable. Il me semble que l’auteur des attentats en Norvège manifeste une très sérieuse carence en bonnes habitudes (en vertus). On ne fait jamais le mal pour le mal. On n’a tout simplement pas appris des bonnes habitudes; nos mauvaises habitudes suivent  dès lors une pente fatale. L’éducation aux vertus est, en ce sens, capitale. Aristote n’a de cesse de le répéter.


En acceptant la thèse de la défense plaidant l’aliénation mentale dans le procès du Dr Guy Turcotte, le jury accepta implicitement la thèse de Platon. C’est parce que Guy Turcotte avait «perdu la raison», donc qu’il n’était plus apte à juger de ses actes, qu’il ne fut pas tenu criminellement responsable de la mort de ses deux enfants. S’il avait eu toute sa raison, comme on se plaît à le dire, Guy Turcotte n’aurait jamais posé les gestes irréparables qu’il a commis. En effet, l’infanticide est condamnable car il est toujours déraisonnable de tuer ses propres enfants.

Même Médée, dans la pièce éponyme d’Euripide, malgré l’adultère de son époux, Jason, n’a aucune légitimé morale à tuer ses enfants. D’après l’analyse de Platon, la haine et la vengeance, deux passions violentes, usurpèrent chez Médée la souveraineté de sa raison. C’est d’ailleurs pourquoi on dit si typiquement non seulement de Médée, mais de Guy Turcotte, de Breivik ou encore de Marc Lépine, qu’ils «perdirent la raison». Si les passions n’avaient pas renversé dans chacun de ces cas la raison - comme lors d’un coup d’État où le pouvoir légitime est renversé par des forces illégitimes -, ces personnes n’auraient jamais commis leurs crimes inqualifiables. L’analyse platonicienne admet donc un dualisme de la raison, d’une part, et des passions, de l’autre. L’être humain n’est, selon Platon, qu’un champ de bataille où la raison livre une guerre sans merci aux passions ainsi qu'aux désirs lesquels, par définition, sont irrationnels puisque contraires à la raison.

Nous, nous acceptons la thèse dualiste remontant à Platon. Nous admettons implicitement, par ailleurs, la thèse «matérialiste» suivant laquelle la raison a son siège dans le cerveau, de sorte qu’un trouble dans la raison correspond à un disfonctionnement cérébral. Guy Turcotte est excusable du fait qu’il «n’avait pas toute sa tête», c’est-à-dire que son cerveau ne fonctionnait pas comme il faut. Ce qui signifie que, pour nous, le bien et le mal trouvent respectivement leur assise dans le fonctionnement normal et le disfonctionnement du cerveau humain.

Bien évidemment, une toute autre conception du psychisme humain est possible, voire plausible et même plus crédible que celle proposée par Platon. C’est celle d’Aristote. Ne concevons plus, soutient Aristote, l’esprit humain comme étant divisé entre deux parties, la raison, d’une part, et les passions, de l’autre, tel que le suggère  le dualisme de Platon. Concevons plutôt l’esprit comme un réseau de passions où l’on trouve à la fois des vertus et des vices – c’est-à-dire, en gros, de bonnes et de mauvaises habitudes. L’une de ces vertus, qu’Aristote appelle phronèsis, que l’on traduit habituellement par «sagacité» ou encore «prudence», constitue la vertu intellectuelle la plus importante aux yeux d’Aristote, car elle joue, pour ainsi dire, le rôle de la raison chez Platon, mais sans s’opposer aux passions, les vertus étant pour ainsi dire des passions bien dressées. De sorte que lorsque nous posons un mauvais jugement, jamais aux yeux d’Aristote, nous ne «perdons la raison». Nous manifestons simplement un manque de jugement ou un défaut de jugement; en somme : une carence en la capacité de bien juger. Une telle carence s’appelle un «vice». Et, comme toute vertu chez Aristote, la vertu de sagacité ou de prudence s’apprend et se développe.

Ainsi, d’après Aristote, tous les Médée, les Breivik, les Guy Turcotte ou les Marc Lépine de ce monde, ne sont pas tant «fous» que vicieux. Ce sont des êtres, en somme, qui n’ont pas adopté de bonnes habitudes ou qui ont nourri de mauvaises habitudes qui, dès lors, ne font que suivre une pente fatale.

Du point de vue d'Aristote, donc, Guy Turcotte doit être tenu criminellement responsable de la mort de ses enfants parce qu'il n'a pas fait montre des vertus nécessaires au bon jugement dans les circonstances dramatiques et douloureuses de la rupture avec sa femme.

Ainsi, la morale des vertus, d’inspiration aristotélicienne que je défends, juge sur la base de l’excellence de l’homme, pas sur celle des règles morales en elles-mêmes. Certes, l’infanticide est toujours condamnable. Toutefois, ce n’est pas cette règle morale elle-même qui condamne Guy Turcotte, mais uniquement la faiblesse de son caractère qui le conduisit à commettre l’infanticide.


Supposons que l’ex-médecin n’ait pas tué ses enfants. Supposons qu’il se soit dit, malgré sa terrible peine et son indicible désespoir: «il est toujours mal de tuer, en particulier ses propres enfants; c’est donc mon devoir de ne pas intenter à leur vie». Ici, c’est la règle qui est source de la moralité; la qualité de l’individu importe peu. La règle exige, commande impérativement un devoir. En évitant l’infanticide, la moralité reste sauve et indemne. Supposons que Guy Turcotte fut sur le point de tuer ses enfants quand tout à coup - tel l’ange qui arrêta la main d’Abraham - son bras armé paralysa, victime d’un AVC. Il se réveilla le lendemain sans avoir commis l’infanticide, la mère des enfants les ayant conduits en lieu sûr. Certes, Guy Turcotte n’aurait pas tué ses enfants; il aurait simplement raté son coup. La règle morale est sauve. Nous dirions alors que n’eut été de sa paralysie, il les aurait tout de même tués car il en avait la ferme l’intention, et cela le condamne, même s’il échoua. Un tel être, en effet, est vil même si la morale reste intacte.

lundi 25 juillet 2011

LETTRE À BERNARD DRAINVILLE

Cher monsieur Drainville



J’ai commis la semaine dernière une lettre parue dans LE DEVOIR, intitulée «100 000 Elvis Gratton», à propos du mégaconcert à Québec du groupe américain Metallica. Cette lettre fit tant jaser que la première chaîne de Radio-Canada m’invitait le lundi, 24 juillet, à en débattre publiquement, d’autant qu’un de leur journaliste, Philippe Laguë, m’avait donné la réplique dans le même journal (Libre opinion, du jeudi 21 juillet).

En gros, dans ma lettre - qui est davantage, je le concède, un coup de gueule qu’une analyse posée - je soutenais la thèse «falardiste» suivant laquelle, en se pâmant pour les grosses pointures de la musique anglophone de la planète, les Québécois se «Grattonisent», c’est-à-dire qu’en adulant un groupe américain comme ils l’ont fait (une semaine après avoir adulé U2 à Montréal), ils se trouvent alors à dénigrer leur propre culture musicale.

Cette mauvaise habitude d’aduler l’autre, the Biggest, the Most, etc., comme le montre éloquemment les pitreries d’Elvis Gratton, provient de notre mentalité de colonisé dont il faut toujours se méfier. Certes, l’affirmation nationale qu’a connu le Québec dans les années ’70 et ’80, nous donne espoir que cette mentalité est en voie de régression. Mais, un Elvis Gratton sommeille en nous, de sorte qu’il faut rester vigilant. D’où mon coup de gueule.

Bon nombre de mes critiques – et ils furent légion -, m’assurent qu’ils peuvent fort bien flipper sur Metallica tout en étant de bons souverainistes. Je me permets d’en douter. Philippe Laguë, par exemple, assure que la raison pour laquelle il préfère la musique rock anglophone à ce qui ce fait chez nous en français, c’est que ce que nous faisons n’est rien d’équivalent en français qui puisse arriver à la cheville de ce que font les anglophones; de plus, la musique rock francophone d’ici est moribonde. Évidemment, son code de déontologie lui interdit de faire état de son allégeance politique, mais il jure que ses préférences musicales n’ont aucune velléité politique. On peut le croire souverainiste et bon rocker anglophone. Je conclus qu’on peut fort bien se targuer d’être souverainiste tout en étant un bon Bob Gratton.

Il faut en effet être aveugle pour ne pas remarquer chez le journaliste un mépris pour la musique rock québécoise. D’ailleurs, il ajoute que «malheureusement, […] c’est un genre qui se conjugue plus souvent en anglais qu’en français». Voilà un beau préjugé, et merci monsieur Laguë pour l’encouragement que vous donnez ainsi aux jeunes musiciens francophones d’ici de tâter du rock…

Au 16e et 17e siècle, en Europe, la musique dominante était la musique italienne. Si on avait demandé à un Français de l’époque ce qu’il pense de la musique française, il aurait sûrement dénigré sa propre musique nationale : la musique étant un art qui ne se conjugue qu’en italien pas en français. Décidemment, comme disait l’autre, plus ça change plus c’est pareil. Quoi qu’il en soit, il fallut l’intervention du Roi Soleil lui-même pour débarrasser les Français de ce préjugé tenace en faveur de la musique italienne. Par une ironie dont seule l’histoire a le secret, ce fut un italien, Giovanni Baptista Lulli, qui créa le genre musical français par excellence, la tragédie lyrique.

Je conclus que l’indépendance n’est pas la panacée qui fera accéder les Québécois au Royaume des cieux. Même souverain, le Québec comptera toujours des Bob Gratton. Alors que faire?

La mauvaise habitude de Bob Gratton, on le sait, c’est le dénigrement de soi. Pour utiliser un mot qui n’est plus à la mode, ce type de mauvaise habitude s’appelle un vice. Le contraire d’un vice s’appelle une vertu. Le contraire du dénigrement de soi c’est l’amour de soi. L’amour de soi est une vertu, c'est-à-dire une bonne habitude. Elle seule permet l’amour de l’autre, comme l’enseigne par exemple le précepte évangélique : aime ton prochain comme toi-même. Si tu ne t’aimes pas, tu n’aimeras pas l’autre. C'est une lapalissade. Donc, pour s’ouvrir de la bonne façon à l’autre, à sa différence, etc.. il faut d’abord apprendre à s’aimer. Or, l’amour de soi s’oppose tout autant à l’amour excessif de soi, c’est-à-dire au narcissisme, qui est le vice oppposé. Si Aristote a raison, la vertu est un juste milieu entre deux mauvaises habitudes. En ce qui concerne l’amour de soi, cette vertu est la bonne habitude à acquérir se situant au milieu exact entre le dénigrement de soi, d’une part, et le narcissisme, de l’autre.

Voilà maintenant où je veux en venir, monsieur Drainville. Il me semble que la fameuse condition gagnante au prochain référendum est celle-ci : apprendre à s’aimer. Il est impératif que les Québécois s’aiment. Ils ont commencé à le faire dans les années ’70 et ’80, mais aujourd’hui leur bonne habitude s’étiole. En d’autres termes, dans une veine politique nettement aristotélicienne qui enseigne que le rôle d’un État enseigne aux citoyens le bonheur par l’enseignement de la vertu, il est impérieux que l’État québécois mette en place tout ce qui favorise l’amour du peuple québécois pour lui-même. C’est impératif. La souveraineté coulera alors de source.

vendredi 22 juillet 2011

RÉPLIQUE À LAGUË. PRISE 2

Malgré les déclarations de Laguë (voir son texte dans Le Devoir du jeudi 21, Libre opinion), le chroniqueur de l’auto n’a, au fond, que du mépris pour le rock québécois alors qu’il exprime toute son admiration pour les «authentiques» rockers anglais. Voilà, je crois, l’essentiel d’une position «Grattonnesque» reflétant excellemment bien la posture du «colonisé». Pour Gratton, toute imitation d’Elvis autre qu’un Blanc est tout simple désolant et déprimant. C’est le cas du malheureux «Elvis Wong» pour qui Gratton n’a que du mépris.

La thèse de Farlardeau-Poulin dans Elvis Gratton c’est que bon nombre de Québécois sont colonisés ou aliénés - «étranger à eux-mêmes» - du fait qu’ils dénigrent systématiquement ce qu’ils sont, à savoir des Québécois, en vénérant les plus puissants, les plus forts et les plus riches - en l’occurrence les «Amaricains». Falardeau écrivait: «C’est très simple, Elvis Gratton. Faire rire pour faire penser.» Le problème, c'est que les imbécilités de Gratton ne sont pris qu'au premier degré seulement; la plupart prenant Gratton, non pas comme colonisé ou aliéné, mais comme un bouffon, point à la ligne.

Prenons un exemple fictif.

J’aime tant les pasta que je ne saurais manger autre chose que les authentiques pasta italiennes, cuisinées par des Italiens de souche. Le reste, c’est du simulacre de cuisine italienne. De sorte que le spaghetti offert dans les restaurants québécois avec de la poutine me consterne et m’horripile. Je n’irai, au grand jamais, manger dans ces bineries! Je suis prêt à l’inverse à payer des sommes astronomiques pour manger dans les meilleurs restaurants italiens de la métropole. (500$ pour une paire de billets pour U2!) Je dénigre alors la cuisine québécoise, surtout lorsqu’elle prétend imiter la cuisine italienne. – Non, mais, soyons sérieux je vous prie : comparer la cuisine québécoise avec la cuisine italienne! C’est comme comparer du jello avec un sorbet au kirsch…

Mais, rétorquera-t-on, n’est-ce pas là un goût bien personnel, parfaitement apolitique et, par ailleurs, parfaitement légitime? Mes goûts sont les miens; ceux qui préfèrent la cuisine québécoise, grand bien leur en fasse! Non merci, pas pour moi! Supposons cependant qu’une masse importante de la population partage avec moi mes goûts pour la cuisine italienne. Notre engouement pour cette cuisine n’aurait d’équivalent que notre dédain pour la cuisine québécoise. Nous poserions alors un geste «politique» au sens où nous soutiendrions, en somme, que seule la cuisine italienne authentique devrait avoir le droit de citer au Québec. Certes, nous ne disons pas ouvertement et carrément que la cuisine nationale nous répugne. Mais notre engouement pour l’autre cuisine nous trahit. Nous nous trahissons lorsque nous sommes prêts à débourser des sommes importantes, pour ne pas dire faramineuse, pour assister à des mégaspectacles mettant en vedette des mégastars. (Comparez : 300$ pour les Rolling Stones et 45$ pour Plume!)

Je pense que l'exemple fictif de la cuisine permet de mieux comprendre ce dont il est question, à savoir que l’engouement pour la musique rock anglaise implique que nous dédaignons, pour ne pas dire méprisons, la musique rock d’ici. Or, ce dédain, voire ce mépris, constitue une position politique, car nous méprisons les gens d’ici ainsi que leur capacité à innover et à créer. En somme, nous dénigrons le Québec pour nous pâmer devant l’Autre. Dans les années ’70 et ’80, nous vivions une époque d’affirmation nationale; la création de la musique québécoise avait le vent dans les voiles. Ces beaux jours sont derrière nous. Ce n’est certainement pas en multipliant ces mégaspectacles que cette fièvre créatrice renaîtra.

J’ajouterai, pour terminer, que les jeunes musiciens québécois qui veulent faire carrière dans le rock ont une énorme pente à remonter quand ils voient l’adulation que les Québécois réservent aux supers-groupes rock.

jeudi 21 juillet 2011

Cher monsieur «Elvis» Laguë: y'en aura pas de facile!

Nul n’est plus esclave que celui qui se croit libre sans l’être.

Goethe

Comme je le mentionne dans le fil de discussion au sujet de ma lettre 100 000 Elvis Gratton, il s’agit d’un coup de gueule, où je concède qu’il y a là exagération – comme dans tout coup de gueule. Cependant, le sens de ma lettre visait principalement à interroger la dimension politique de notre appui massif, manifeste cet été au Québec, pour la musique populaire anglophone. Je tiens à redire que je n’ai, personnellement, rien contre la musique du groupe Metallica en particulier, bien je n’en sois pas amateur. Comprenons-nous bien : je n’attaque pas les amateurs d’un genre musical ; ce n’est pas une question d’appréciation esthétique sur lequel porte notre différend mais une question d’appréciation politique. À cet égard, nos niveaux d’analyses divergent. Vous et mes critiques (qui sont, je l’avoue, légion), vous vous placez systématiquement au niveau du «je», de ses préférences, de ses goûts, et vous dites en somme : ne touchez pas! D’accord. Moi, je ne me positionne pas au plan de la première personne, mais à celle de la troisième, le «il», le collectif. Ce qui offre une autre perspective d’analyse, et donc d’évaluation. Du point de vue du «je», les choix musicaux, c’est bien connu, ne se discutent pas. Elvis Gratton se passionnait pour les chansons d’Elvis. Aucun problème sur ce plan. Toutefois, si une vaste majorité de Québécois faisait le même choix que lui, là, la perspective change, et cette préférence toute individuelle prend alors, qu'on le veuille ou non, une autre dimension – une dimension politique. Ainsi, un choix individuel peut devenir un choix collectif lequel à des împlications politiques. La question politique est alors la suivante : l’État doit-il subventionner un festival faisant la promotion de la musique d’Elvis Presley ? Plus réalistement: l’État doit-il subventionner le Festival d'été de Québec qui fait la promotion de la musique anglophone des grosses pointures: les MaCartney, Black Eyed Peas, Elton John, Metallica... ?. Comme le remarquait un de vos courriéristes (Henri Marineau, Lettre, mercredi 20 juillet), sur un ton beaucoup plus nuancé que le mien : «…qu’est-ce que les jeunes vont retenir : Metallica ou Jean-Pierre Ferland ?» Poser la question, c’est y répondre. Qu’on le veuille ou non, un choix individuel est aussi un choix politique. Pour paraphraser le titre d'un ouvrage de Laure Waridel, Écoutez, c'est voter.

Cette prémisse étant établie, si nos choix sont en somme collectifs, une image collective se dégage du type de personne opérant ces choix collectifs. En contexte québécois, c’est celui qui dénigre systématiquement ce qui est québécois parce que c’est petit et minable comparativement à tout ce qui est anglophone - les «Amaricains» comme dit savoureusement Elvis Gratton. C’est la thèse du dénigrement de soi de Falardeau-Poulin que je reprends à mon compte ici et que j'évoquais en filigrane dans ma lettre. Nous passons ici, pour ainsi dire, à un troisième niveau d’analyse où nous tentons d’identifier cette fois-ci ce personnage québécois typique – qui n’existe pas, je le concède au plan individuel, mais uniquement au plan collectif. Elvis Gratton est un «mythe», création de  l'inconscient collectif selon Jung, au sens où il est le modèle, le prototype du Québécois – considéré, je le répète, au plan collectif. Ce mythe parle de nous, de notre ADN national, pour ainsi dire. La question politique devient celle de la question identitaire si aiguë au Québec. Gratton patine sur la bottine lorsqu'on lui demande de décliner son identité. Pour le citer à nouveau: «Moé, chus un Canadien québécois. Un Français, Canadien-français. Un Amaricain du Nord français. Un francophone, Québécois canadien. Un Québécois d’expression française, française», etc. Tous les Québécois ont la même perplexité à cet égard. On peut ou non souscrire à la thèse du dénigrement de soi de Falardeau-Poulin, la contester ou l’infirmer. Pour ma part, il m’a semblé que des événements musicaux comme ceux auxquels nous venons d'assister, avec la messe papale de Metallica, donnent de l’eau au moulin à la thèse de Falardeau-Poulin. Si c’est le cas, alors effectivement il y avait bel et bien 100 000 Elvis Gratton et plus encore qui exultèrent en transe sur les volutes musicales de Metallica.

Cela dit, cher ami, malgré tout ce que je viens de dire, continuez à vous passionner pour le rock anglophone. Mais n'oubliez pas, comme le chante Charlebois, qu'ici au Québec tout commence par un Q et finit par un bec... Ce qui signfie que tout est à l'envers au Québec. Désolé, monsieur Laguë, mais au Québec on ne peut pas faire ce qu'on veut comme ailleurs. Par exemple, il y  la loi 101 que les anglophones québécois ont encore dans la gorge. Nous sommes, vous le savez pourtant, un peuple fragile. C'est la condition de l'Homo Quebecus. En d'autres termes, comme disait l'autre, y'en aura pas de facile! Peut-être qu'un jour on sera si tanné de cet état d'être qu'on s'assimilera tout bêtement et tout rentrera dans l'ordre. Notre histoire politique depuis les années '60 est celle d'une lutte terrible. Quoi qu'il en soit, d'ici notre éventuelle assimilation, il y aura toujours un faitguant qui - tel le sphinx qui guettait aux portes de Thèbes en interrogeant les passants de son énigmatique «Qui es-tu?» - s'acharnera à nous déranger à propos de notre sacrée identité.