mercredi 31 juillet 2013

19-2, CAMUS ET AYN RAND

Je ne suis pas téléphile. Parfois, j’avoue me laisser accrocher par certaines émissions de télé. Ce fut le cas l’an dernier par la série 19-2 à Radio-Canada. Je n’avais pas écouté la «première saison», comme on dit. L’été dernier (2012), pour me reposer d’un long printemps particulièrement agité, je me suis laissé tenter par quelques épisodes en reprise de la série 19-2. Ça m’a emballé et donné le goût de revoir la première série au complet, alors je me suis procuré le coffret de la première saison. Comme je n’écoutais les épisodes qu’au compte-goutte, à temps perdu, la deuxième saison a débuté de manière fracassante, retentissante, alors que j’étais encore à achever la première suite. Le premier épisode de la deuxième saison, qui fit beaucoup jaser, s’ouvrait avec celle de la tuerie dans une école. Les amateurs d’hémoglobine furent au rendez-vous. J’ai persisté dans l’écoute des deux séries en parallèle mais j’ai cessé, franchement incapable de poursuivre. Je ne suis pas en effet un adepte de la philosophie de l’absurde. Je voudrais ici m’en expliquer.
La série 19-2 nous engage en effet à la philosophie de l’absurde d’Albert Camus, en particulier dans le Mythe de Sisyphe (paru en 1942). Le sous-titre du fameux essai de l’écrivain, journaliste d’origine algérienne, mort en 1960 à l’âge de 47 ans, est : Essai sur l’absurde. La première phrase de l’essai donne le ton : «Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide.» Camus réduit la philosophie au suicide : «Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d’être vécue, c’est répondre à la question fondamentale de la philosophie.», écrit-il encore en seconde phrase.
Or, quand je regarde 19-2, en particulier la vie de Nicolaï Berrof (Réal Bossé), ainsi que celle de Benoît Chartier (Claude Legault), qui font équipe comme patrouilleurs de la Police métropolitaine de la ville de Montréal, l’interrogation philosophique de Camus me prend à la gorge: pourquoi pas le suicide? Puisque tout est foncièrement absurde, pourquoi pas?, en effet. Pour quelle raison continuer à exister comme le font Berrof et Chartier alors que leur existence ne rime qu’à l’absurde? La plus misérable existence n’est-elle pas celle de Berrof, dont la mère lui dévoile sans ménagement, devant ses amis, qu’elle ne l’a jamais aimé; qu’il n’habite plus avec sa conjointe, la Sergente-détective Isabelle Latendresse (Julie Perreault) qui, pourtant, travaille, comme lui, au même poste de police, et dont leur unique fils, Théo (Robert Naylor), consomme et tombe dans la délinquance; qui plus est, son commandant en chef, Marcel Gendron (Julien Petitclerc), ne le porte pas du tout dans son cœur en plus de convoiter son épouse; à cela, il faut ajouter le sort misérable de son ex-confrère, Jean-Pierre Harvey (Vincent Gratton), ayant perdu l’usage d’un œil et une partie de ses capacités cérébrales lors d’une intervention armée mal engagée. Berrof ne devrait-il pas s’enlever la vie devant tant de calamités qui pèsent sur lui telle une chape de plomb? On ne voit pas comment une personne normale puisse assumer tant d’adversités et continuer à poursuivre son existence ainsi que son travail de patrouilleurs qui n’est pas, pour dire le moins, de tout repos.
Ce Berrof n’est-il pas l’illustration parfaite de ce pauvre héros mythologique, Sisyphe, dont les mythographes ne s’entendent sur le motif de sa condamnation exemplaire par Zeus, le roi des dieux? Sisyphe fut condamné dans l’Hadès à rouler une pierre énorme jusqu’au sommet d’une montagne qui redescendait vers le bas une fois parvenu à son but; l’infortuné était alors contraint de recommencer éternellement son travail. Lorsqu’on pense à Berrof - ainsi qu’à son collègue Chartier qui, lui aussi, ne fut pas épargné, loin de là, par le malheur -, on ne peut songer qu’à Sisyphe tant leur «existence» est semblable, c’est-à-dire misérable. «Absurde», aurait dit Camus. Toute existence, en effet, est absurde, - du moins selon Camus. Pourquoi alors vivre se demande le philosophe? S’il n’y aucune bonne raison d’exister, alors il convient de s’enlever la vie. N’est-ce pas une bonne raison de se suicider puisque le monde est irrationnel, absurde?
Mais ce n’est pas là la conclusion que tira Camus. Du moins, l’auteur du Mythe de Sisyphe ne s’est pas suicidé puisqu’il est mort d’un absurde accident d’automobile. Je soutiens que le réalisateur Podz et son équipe de scénaristes nous livrent précisément ce message dans la série 19-2: l’existence est absurde. D’où la question philosophique par excellence : pourquoi pas le suicide?
Alors, pourquoi Camus ne s’est-il pas suicidé? La réponse de Camus devrait être aussi celle de Podz et de ses scénaristes qui explique pourquoi Berrof et Chartier continuent malgré tout à vivre. En gros, la réponse de Camus est celle-ci : accepter le suicide, c’est accepter l’absurde; choisir de vivre, c’est accepter d’être libre et autonome dans un univers absurde. En somme, la réponse de Camus constitue, non pas une renonciation, mais un vibrant appel à la liberté. «Il faut imaginer Sisyphe heureux.», c’est sur cet impératif que se clôt le Mythe de Sisyphe. Choisir de rester dans ce monde, donc exercer sa liberté, même si celui-ci est privé d’espoir soumis qu’il est à l’absurde, constitue, selon Camus, le geste de suprême liberté. Jean-Paul Sartre dira de son côté que la liberté est notre seule «essence» car nous sommes «condamnés à la liberté.», selon une formule restée célèbre. Sartre parle de la sorte de la liberté dans L’existentialisme et un humanisme. Qu’on le veuille ou non, la liberté reste, en son fond, paradoxale. Elle est en effet paradoxale puisque nous n’avons ni voulue, ni décidée d’être libre, mais qui, par ailleurs, nous contraint à choisir.
C’est donc au nom de la liberté que Camus rejette le suicide. Je soutiens qu’il en va de même pour les auteurs de 19-2. La seule raison pourquoi il vaille la peine de rester en vie et de poursuivre, malgré l’absurdité de l’existence, c’est que nous sommes des hommes et des femmes libres, libres de ne pas se soumettre à l’implacable force de l’absurdité de l’existence.
Le «théâtre de l’absurde» - celui d’Eugène Ionesco, de Samuel Beckett, d’Arthur Adamov, de Jean Genet, voire d’Harold Pinter - a précédé 19-2. Le théâtre de l’absurde consiste à montrer l’absurdité de l’existence pour que, par un effet de catharsis (de «purgation», le mot est d’Aristote), le spectateur et le public soit amené à réagir, c’est-à-dire à explorer d’autres formes d’existences plus authentiques, moins absurdes.
Alors, pourquoi donc aie-je cessé brutalement de visionner 19-2? La réponse de Camus fasse à son interrogation philosophique n’est-elle pas suffisante en elle-même? Ne comporte-t-elle pas, sinon un espoir, du moins une issue hors de l’absurdité de l’existence qui permet de reprendre son souffle? En somme, 19-2 n’est-il pas un hymne à la liberté et à l’humanisme? N’est-ce pas là ce que témoignent Berrof et Chartier en continuant d’assumer leur sale boulot malgré leur existence plus que misérable?
19-2 ne véhicule pas seulement un message moral touchant l’absurdité de l’existence. Il véhicule également un message politique. Les agents de la paix, sont au service de l’État. Ils constituent, dans une démocratie, le bras armé du pouvoir exécutif. De ce fait, ils représentent un mal nécessaire, bien qu’ils soient mal aimés. La question que ne se posait pas Camus, mais que nous pouvons, nous, nous poser, est la suivante : si l’existence est absurde, la politique le serait-elle aussi? Bien que la série tente de redorer le blason à une profession qui a en bien besoin, ce que montre toutefois 19-2, c’est que le pouvoir exécutif que constitue la police est lui-même rongé par l’absurde de l’intérieur. Ce que révélait de son côté le film Omertà de Luc Dionne (2012). Le «mal» ne vient pas tant des criminels que de la haute direction de la police. Dans la deuxième saison de 19-2, la «taupe» infiltrée, se révèle finalement être nul autre que le sergent Julien Houle (Sylvain Marcel), le plus «sain» apparemment de toute la gang…
Dans la pièce célèbre de Sartre, Huis clos, il y a cette phrase célèbre : «L’enfer, c’est les Autres». Le plus détestable, c’est en effet le jugement d’autrui. À cet égard, Chartier écope à souhait : lui, le «chevreuil», ce transfuge de la Sureté du Québec qui fuit les démons de sa campagne natale pour refaire sa vie dans la grande ville. Dans l’univers de l’existentialisme camusien ou sartrien, il est clair que la perception subjective de soi-même et des autres est centrale, voire capitale. En fait, il n’y a que cela. Si la liberté existe, c’est encore une donnée subjective, jamais objective, du monde, que chacun doit reconnaître par et pour lui-même. Car rien n’est donné objectivement dans l’univers camusien ou sartrien.
C’est précisément sur ce point où je décroche de 19-2, de Camus et de leur envolée pour le merveilleux monde de l’absurde. Il me rappelle trop ce philosophe britannique, d’origine écossaise, David Hume (1711-1776) qui, à l’âge de 26 ans seulement, écrivait dans un immense traité (Traité de la nature humaine), ce qui suit : «La raison est, et elle ne peut qu’être, l’esclave des passions; elle ne peut prétendre à d’autre rôle qu’à les servir et à leur obéir. (…) Il n’est pas contraire à la raison de préférer la destruction du monde à une égratignure de mon doigt.»[1]
Un livre insolite, paru en 2007, au titre provocateur, What is your Dangerous Idea?[2], demandait à de grands penseurs actuels dans toutes les disciples d’évoquer ce qu’ils tiennent pour leur plus dangereuse idée. Évidemment, plusieurs répondirent en évoquant les idées de Darwin concernant l’évolution biologique de l’espèce humaine sans intervention divine. Effectivement, le monde depuis lors a perdu l’idée pernicieuse d’une finalité à l’univers. Bertrand Russell (1872-1970) résumait la résultante de la dangereuse idée de Darwin de manière exemplaire dans un texte également exemplaire de lyrisme, «Profession de foi d’un homme libre» :
Que l’Homme soit le produit de causes qui ne prévoyaient nullement la fin qu’elles accomplissaient; que son origine, son développement, ses espoirs et ses peurs, ses amours et ses croyances, ne soient rien d’autre que le résultat de collisions accidentelles d’atomes; qu’aucun feu, aucun héroïsme, aucune intensité de pensée et de sentiment ne peuvent préserver une vie individuelle de la tombe; que tous les travaux des âges, toute la dévotion, toute l’inspiration, tout l’éclat de midi du génie humain soient destinés à disparaître dans la vaste mort du système solaire, et que le temple entier de la réalisation de l’Homme doive inévitablement disparaître sous les décombres d’un univers en ruines (toutes ces choses, si elles n’échappent pas à la discussion, sont néanmoins si proches de la certitude qu’aucune philosophie qui les rejette ne peut espérer tenir debout). Ce n’est que sur l’échafaudage de ces vérités, sur le fondement ferme du désespoir inébranlable, que l’habitation de l’âme peut désormais être bâtie en toute sécurité.[3]
Devant donc l’absurdité du monde dans lequel nous vivons où, comme le chante éloquemment les Mythy Python, dans leur film Le sens de la vie, «Pour des millions de gens, la vie n’est qu’une triste vallée de larmes./ Assis en rond sans rien à se dire./ Les scientifiques disent que nous ne sommes que des spirales d’ADN se reproduisant à tout jamais.», il convient d’admettre en toute liberté que nous ne sommes que cela, à savoir des fragments d’ADN qui ne désirent que se répliquer, comme le soutien avec force le célèbre biologiste britannique, Richard Dawkins.
Pour moi, la plus dangereuse des idées fut celle de David Hume, et que Camus développa ensuite à sa manière. Si, objectivement, le monde qui nous entoure est vicié par l’absurde, la seule retraite possible est le soi-même, le merveilleux monde de la subjectivité que Hume, le premier, ouvra, pour nous, modernes. Nous en sommes toujours là. L’important est de le savoir; surtout que toute cette subjectivité dithyrambique constitue un véritable poison fort dangereux et contre lequel il faut impérativement se prémunir. C’est pourquoi, ayant compris cela, je décidé de ne plus regarder 19-2.
Ayn Rand (1905-1982)
La plus virulente critique du subjectivisme vient de la philosophe américaine, d’origine russe, Ayn Rand (1905-1982). Alors qu’en France l’existentialisme de Camus et de Sartre avait le vent dans les voiles, aux États-Unis, dans les années ’60, Ayn Rand martelait sa philosophie anti-subjectiviste, baptisée d’«Objectivisme». Comme son nom l’indique, l’objectivisme entend redonner à la réalité son objectivité.
En 1957, Rand fait paraître un roman qui deviendra célèbre, Atlas Shrugged (La révole d’Atlas)[4], où le héros, John Galt, prononce un discours –fleuve s’étendant sur près de 70 pages. John Galt expose la philosophie de l’objectivisme de l’auteure. «Nous, les hommes de raison, nous sommes en grève contre vous et vos semblables au nom d’un seul axiome, qui est le fondement de notre code moral, de même que le fondement du vôtre est votre désir de ne pas en tenir compte. À savoir que l’existence existe[5] C’est-à-dire que le principe de bas de l’objectivisme est que la réalité existe que nous le voulions ou non. En somme, l’objectivisme est un réalisme. En philosophie, le réalisme est la doctrine voulant qu’un monde extérieur existe en dehors de nos consciences. Puisque la «réalité» est absurde, elle est déclarée nulle et non avenue par le subjectivisme, tout ce qui a une réalité c’est la vie intérieure de la conscience. En somme, le subjectivisme est une forme d’idéalisme ou d’anti-réalisme.
L’admission du réalisme implique par ailleurs l’admission de la raison que le subjectivisme, dans sa version existentialiste, déclare obsolète parce qu’il n’y a que l’absurde. Or, si tout est absurde, autant dire que «tout est absurde» est absurde! La philosophie subjective de l’existentialisme est franchement irrationnelle de part en part.
L’objectivisme de Ayn Rand admet donc, à côté de la réalité première et indépassable de l’existence, la raison, délaissé par le penseur existentialiste, laquelle permet de connaître la réalité et de vivre sur cette planète. Penser rationnellement permet d’accéder à la réalité, c’est-à-dire de survivre et d’être heureux. Or, il se trouve que plusieurs abdiquent devant les exigences de la pensée, préférant s’en remettre à l’univers subjectif de la pensée irrationnelle, laissant les autres penser à leur place. La réalité aura cependant le dernier mot. John Galt dit encore à ce propos:
Vous refusez de penser quand vous laissez votre esprit divaguer dans un brouillard intérieur pour ne pas endosser la responsabilité de juger, acte qui repose sur la notion implicite qu’une chose n’existe pas tant que vous refusez de l’identifier. A ne sera pas A tant que vous ne l’aurez pas admis. Ne pas penser est un acte nihiliste, une volonté de nier l’existence, une tentative de balayer la réalité. Mais l’existence existe. On ne peut pas balayer la réalité, c’est elle qui finit par balayer ceux qui la balaient.[6]
Et la liberté, cette valeur si chère aux existentialistes, que devient-elle pour l’objectivisme? D’abord, il faut savoir que tout valeur découle d’une valeur suprême, indépassable, la vie, l’existence. «Seul le concept de ‘vie’, dit encore John Galt, rend possible le concept de ‘valeur’.» Donc, la liberté est seconde par rapport à la vie ou à l’existence qui, faut-il le rappeler, est la réalité première, la donnée de base fondamentale - «métaphysique». L’être humain a ensuite le choix fondamental : penser ou ne pas penser; conserver sa vie et s’épanouir ou n’être qu’un animal suicidaire vivant à ses risques et périls, voguant vers le malheur. John Galt ne cesse de répéter que vivre, c’est-à-dire penser, et que penser implique un choix éthique fondamental. Là réside la liberté ou plutôt le libre-arbitre. Celui ou celle qui ne pense pas, n’est donc pas libre.
Penser, c’est comme savoir jouer de la musique sur un instrument. Tout le monde est évidemment libre de jouer ou de ne pas jouer de la musique. Jouer de la musique exige toutefois un effort. Il n’y rien d’automatique, bien que chacun en possède la capacité. Penser, ce n’est pas seulement entretenir des pensées ou être simplement conscient. Idem pour jouer de la musique : ce n’est pas simplement fredonner machinalement un air, une mélodie dans son esprit; c’est comprendre musicalement une pièce et être en mesure de l’exécuter sur un instrument.
Penser implique un choix délibéré, intentionnel, d’examiner systématiquement les conséquences d’une action, d’une idée. En somme, penser c’est interroger, examiner, investiguer la réalité.
Ce qui précède explique en bonne partie pourquoi l’étiquette «libertarienne» ne convient pas à la philosophie d’Ayn Rand. Elle même a choisi délibérément le terme «objectivisme» par opposition précisément au subjectivisme qui a cours en philosophie et qui est aujourd’hui dominant. La liberté, donc, bien qu’importante, découle de la réalité première qu’est la vie. Est libre, donc, celui ou celle qui pense afin de survivre et s’épanouir.
Tout cela étant bien ficelé au plan théorique et philosophique, que proposerait donc un scénariste inspiré de l’objectivisme d’Ayn Rand au lieu du subjectivisme à la Camus? Évidemment, je ne suis pas scénariste, et je n’ai pas le talent extraordinaire que possédait à ce chapitre Ayn Rand. Rappelons, à cet égard, que le scénario du roman Atlas Shrugged est génial et d’une originalité inouïe. Afin de promouvoir sa philosophie de l’objectivisme, l’auteure imagine une situation des plus rocambolesques où, pour stopper les avancées d’une société américaine qui sombre de plus en plus dans la misère en raison des politiques socialistes du gouvernement, Rand conçoit une «grève» menée par les grands entrepreneurs du pays, avec John Galt à leur tête, lui-même inventeur d’un moteur révolutionnaire, en lutte contre la dictature socialiste de l’État américain.
Ce qu’il faut toutefois retenir du roman randien, c’est qu’en plus d’être une œuvre d’art de premier ordre, le roman est un vibrant témoignage d’espoir dont le propos central est de convaincre le lecteur que la vie humaine sur cette terre vaut la peine d’être vécue. Ce monde dans lequel nous vivons n’est pas du tout en son fond absurde et malveillant. Le monde est bon, bienveillant; il suffit seulement d’user de la pensée rationnelle. Les existentialistes accusent l’univers d’être absurde et condamnent les penseurs du siècle des Lumières de leur culte de la raison et de son pouvoir illusoire sans espoir. Au contraire, Ayn Rand prend le contrepied des contempteurs contemporains de la raison et des capacités mentales de l’être humain en célébrant les bienfaits de la raison laquelle fut le moteur du siècle des Lumières et sur lequel notre monde moderne est érigée.
L’univers camusien de 19-2 est celui d’un monde pessimiste où l’homme est livré aux «monstres» de l’absurdité et des malheurs les plus terribles. On se croirait assister à une tragédie grecque où, comme l’écrit Shakespeare dans Macbeth (Acte V, scène 5), «La vie [n’est] qu’une histoire dite par un fou, pleine de fracas et de furie, et qui ne signifie rien…» L’univers du «théâtre de l’absurde» est irrespirable où la seule gloire reste d’affronter et d’assumer ce monde franchement innommable. Quelle barbarie! On est loin de la civilisation et de sa promesse du bonheur. Les Grecs qui inventèrent la philosophie pour pallier aux histoires aberrantes relatant les grands fracas des aventures des dieux, paraissent loin bien derrière nous. «Bonheur», d’ailleurs, n’est-ce pas, est un mot aujourd’hui disparu. C’est pourquoi, dans la novlangue du roman 1984 d’Orwell, cet autre roman marquant du XXe siècle, le mot «bonheur», de même que «pensée», sont bannis. (Rappelons que la novlangue dans 1984 fut inventée pour répondre aux besoins politiques de l’Angsoc, le socialisme anglais, le régime politique d’Océania, c’est-à-dire, en gros, Londres.)
Jetons donc aux rebus 19-2, et attendons des scénaristes plus optimistes, plus joyeux, qui ne sombrent pas dans les délires de l’absurde.


Le 30 juillet 1944, la veille de sa mort au combat, Antoine de Saint Exupéry écrivit une lettre adressée à un général qui demeure d’une hallucinante lucidité sur la culture de la société moderne. «Mais si je rentre vivant de ce "job nécessaire et ingrat", il ne se posera pour moi qu’un problème : que peut-on, que faut-il dire aux hommes? «Job nécessaire et ingrat» fut également le lot de Berrof et Chartier. Podz et son équipe s’en sont repus à satiété. «Si je rentre vivant, que peut-on, que faut-il dire aux hommes?», demande l’auteur du Petit Prince qui n’est jamais rentré.

D’après Ayn Rand, ce qu’il faut dire aux hommes, c’est ce que la philosophe désigne sous le vocable percutant de «cannibalisme moral» qui règne en roi et maître partout. Puisque la tendance forte est de ne plus penser; que les autorités, surtout l’État (qui, au Québec, a remplacé l’Église), exige davantage le sacrifice de soi pour les autres; que la recherche de l’égalité à tout prix nivelle vers le bas en tout; nous assistons bel et bien au «cannibalisme moral» exigeant le sacrifice de soi pour les autres lequel, comme on le voit, mène à l’abrutissement contre lequel il ne paraît pas y avoir de solution. À moins, ne cesse de répéter Ayn Rand, de ne plus être des animaux sacrificiels et, une fois pour toutes, de se mettre à penser.
 


[1] David Hume, Traité de la nature humaine, livre II, troisième partie, section III.
[2] Recueil de textes édité par John Brockman chez Harper et ayant pour pour sous-titre : Today’s Leading Thinkers on the Unthinkable. Avec une introduction de Steven Pinker et une postface de Richard Dawkins.
[3] Bertrand Russell, «Profession de foi d’un homme libre», in Mysticisme et logique, Paris, Vrin, 2007, p. 66. L’article de Russell est paru originellement en décembre 1903; l’ouvrage de Russell où il fut reproduit date de 1917.
[4] Traduction française parue seulement en 2011 sous le titre La Grève.
[5] Ayn Rand, La Grève, Les Belles Lettres, 2011, p. 1013.
[6] Ibid., p. 1015.

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