jeudi 10 mai 2012

DU DEVOIR DE RÉSERVE. RÉPLIQUE AU «DEVOIR DE PARTICIPATION»

«Lorsque les pères s'habituent à laisser faire les enfants,
lorsque les fils ne tiennent plus compte de leurs paroles,
lorsque les maîtres tremblent devant leurs élèves et préfèrent les flatter,
lorsque finalement les jeunes gens méprisent les lois,
parce qu'ils ne reconnaissent plus au-dessus d'eux l'autorité de rien ni de personne,
alors c'est là, en toute beauté et en toute jeunesse,
le début de la tyrannie.»
Platon, République, VIII, 562b-563e:

Si bon nombre d’étudiants-es saluent l’appui de leurs professeurs dans l’actuel conflit des droits de scolarité, un aussi grand nombre dénoncent cette appui. Ils ne comprennent pas le parti-pris de leurs maîtres. La lettre parue dans La Presse du 9 mai dernier, cosignée par 307 professeurs, ne les aide malheureusement pas à comprendre le geste singulier des professeurs. Je vais tenter d’expliquer pourquoi ces étudiants-es ont raison de contester l’action des enseignants, de sorte qu’ils ont parfaitement raison de la dénoncer.

Bien que la jeunesse d’aujourd’hui paraisse plus dégourdie que nous l’étions ou, en tout cas, que ne l’étaient nos parents, il ne faut jamais perdre de vue que les jeunes adultes de maintenant sont en pleine formation. Certes, ils ne sont pas encore des adultes parfaitement mures, malgré toutes les apparences qu’ils donnent parfois étonnamment du contraire. Les adultes qu’ils rencontrent dans les salles de classe continuent à exercer sur eux une influence. Qu’on le veuille ou non, leurs professeurs constituent des modèles de vie d’adulte auxquels ils peuvent s’identifier ou, du moins, se mesurer.

Nos collègues, revendiquant un devoir de participation dans le conflit, oublient cette vérité de La Palice de la psycho-pédagogie. Pour eux, les jeunes adultes à qui ils enseignent sont, comme on dit, majeurs et vaccinés. Toutefois, au plan de toute bonne pédagogie, il est impératif de prendre en compte de la réalité maturationnelle des jeunes adultes. La prise de position des professeurs semblent les trahir, tout en trahissant leur approche pédagogique faisant fi de la réalité psychologique des jeunes adultes.

On me répliquera qu’en prenant ainsi position, les professeurs confrontent les étudiants-es à la «vraie» vie adulte, plus précisément à vie politique qui semble, selon eux, imprégner tout l’existence humaine. Pour eux, il n’y aurait pas de véritable coupure entre la vie étudiante et la vie de citoyen engagé, de sorte que l’enseignement appris en classe doit être confronté au «réel» sous peine de n’avoir aucune valeur. Il y a là une position «épistémologique» et didactique contestable. En tout cas, l’analogie entre les théories scientifiques et l’éducation évoquée par les auteurs, du fait que les deux doivent être confrontées à l’expérience, paraît pour le moins discutable. John Dewey aurait sans doute applaudit à cette idée (voir Démocratie et éducation et Expérience et éducation), mais le pragmatisme de Dewey ne constitue pas sûrement pas une vérité absolue en la matière puisqu’elle se trouve fortement contestée par d’autres écoles en pédagogie. Il m’apparaît donc malvenu, voire incongru, d’engager les étudiants sur une voie pédagogique contestée. Un souci d’objectivité – de neutralité – minimale commande plutôt à l’enseignant de ne pas orienter, voire diriger, les étudiants dans une voie qui peut s’avérer un cul-de-sac. Restons humbles tout en évitant la témérité. En tant que pédagogue, exerçons notre devoir de réserve.

Le devoir de réserve est le même que celui qu’un juge observe. Il s'agit d'un devoir de neutralité d'opinion. Notons qu’il s’agit d’un devoir et, par conséquent, d’un exercice de la volonté. Ce type de disposition s'apprend. Par le passé, on le désignait sous le vocable de «vertu», voire d’«excellence». C’est qu’il y a des degrés dans l’exercice de ce devoir; on peut être plus ou moins neutre ou impartial. L’idéal reste toujours à atteindre. Toutefois, les cas exemplaires de personnes neutres, impartiales, forcent l’admiration et suscitent l’imitation. Aristote, dans l’Éthique à Nicomaque, le premier, en a fait la théorie, l’éthique des vertus. Pour lui, la prudence ou la sagacité (phronèsis) paraît être la vertu par excellence. Mes collègues auraient tout avantage à relire Aristote.

En tant que professeur de philosophie, j'ai le devoir d'exposer le plus clairement et le plus objectivement possibles diverses positions sur tout sujet controversé - et, Dieu sait qu'en philosophie, les sujets sont éminemment controversés. En tant que citoyen, par ailleurs, j'ai le droit à la libre expression. Les auteurs du texte confondent le devoir de neutralité et le droit à libre expression.

Par ailleurs, dans une certaine mesure, le débat sur la laïcité rejoint celui sur le devoir de réserve. Bon nombre de mes collègues sont de farouches partisans de la laïcité mur-à-mur. Pour ce qui est du devoir de réserve, c’est pour eux une toute autre affaire. Curieux.

Récemment, j’ai formé sur Facebook le groupe Profs contre la grève. Il veut simplement rappeler à la conscience des professeurs militant activement du côté des étudiants contestant la hausse, supportés également par leurs puissants syndicats, leur devoir de réserve dans ce conflit. A-t-on déjà vu lors d'une élection «Profs en faveur de QS ou du PQ ou du PLQ»? Avec en sus, propagande et endoctrinement en classe? J'ose croire que non, car plusieurws auraient décrié avec raison leur action. Cela vaut également pour le conflit actuel.

En fait, Profs contre la grève ou Profs contre la hausse recèle une sorte de contradiction, voire un oxymore. Toutefois, Profs contre la hausse oblige à sortir de notre mutisme afin de rappeler à nos confrères leur devoir de réserve. Si cela vaut la peine, cela vaut bien une contradiction.

4 commentaires:

  1. «Il veut simplement rappeler à la conscience des professeurs militant activement du côté des étudiants contestant la hausse, supportés également par leurs puissants syndicats, leur devoir de réserve dans ce conflit.»

    Encore faudrait-il que vous puissiez prouver l'existence d'un tel devoir de réserve. Le pouvez-vous?

    Il semble, d'après Maître Roberge que les professeurs qui ont ce parti-pris «contre la hausse» le font à l'encontre d'une vérité de La Palice de la psycho-pédagogie. Intéressant, je croyais que les sources d'inspiration des professeurs contre la hausse était antérieures à cette discipline, tout comme La Palice lui-même...

    Parce que les étudiants ne sont encore que très verts, vulnérables et en pleine transformation, nous devrions nous garder de leur offrir des modèles auxquels s'identifier? Est-ce cela que Maître Roberge veut dire?

    Je crois que non, puisque les étudiants sont vulnérables et peuvent s'identifier, nous ne devons que leur offrir des modèles excellents. Il semble que la définition de l'excellence soit pour Maître Roberge celle de «vertu», «d'excellence», de neutralité d'opinion, comme un juge qui observe. D'après Maître Roberge, cela s'apprend. On a donc un idéal calqué sur celui d'Aristote, un autre prédécesseur de la psycho-pédagogie.

    On se retrouve donc dans une situation assez simple : parce que les jeunes sont malléables et vulnérables, on ne devrait leur enseigner que les modèles excellents. Parce que les jeunes sont influençables et peuvent facilement s'identifier, les professeurs devraient avoir une conduite impeccable et servir d'exemple. Je crois que l'on a bien compris la logique du Maître.

    Le Maître nous sert donc une leçon de probité : les professeurs ne devraient qu'incarner que les idéals qu'ils jugent impeccables. Pour le Maître, il s'agit de la sagacité et la prudence.

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  2. On est donc simplement en désaccord dans l'exercice de ces principes... Pour les «professeurs contre la hausse», le conflit actuel n'est pas un événement partisan comme une élection, d'ailleurs «profs contre la hausse» rassemble une myriade de tendances, des caquistes, des péquistes, des solidaires, des gauchistes, des anarchistes, des libertariens, des droitistes, etc. Ce sont donc des gens qui se sont rassemblés autour d'une cause, en dépit de leurs différences. Une cause qu'ils jugent suffisamment importante pour s'engager, militer, voire recevoir des coups ou se faire arrêter. Contrairement à d'autres types de savoirs, l'engagement politique, le militantisme, le respect des droits se vit très mal abstraitement. C'est quelque chose que l'on peut difficilement simuler. Pour les «profs contre la hausse», l'augmentation des droits de scolarité est incompatible avec la mission des institutions d'enseignement du Québec et les valeurs québécoises. Ils sont donc dans la rue. C'est une question d'application desdits principes.

    Cette considération est le fruit d'une exposition claire et objective des tenants et aboutissants de la hausse. Les raisons pour lesquelles ladite hausse est imposée ne répondent pas de sa réelle nécessité, mais du fait qu'elle est préférée par des gens puissants (les acteurs du fameux pacte sur le financement) et parce que le gouvernement met tout son pouvoir pour la rendre acceptable.

    Toutefois, l'acceptabilité sociale de la hausse reste à faire, au contraire, cette hausse semble plutôt défavorable à l'intérêt général. On est donc confronté à un problème de légitimité. À partir du moment où le pouvoir impose un décision contraire à l'intérêt du peuple et qu'il refuse un véritable débat clair, ouvert, transparent et rationnel, que reste-t-il comme moyen pour se faire entendre?

    Les tenants de la hausse prétendent qu'il s'agit d'une mesure juste, équitable et nécessaire. Soit, qu'ils nous convainquent, qu'ils prennent le temps et qu'ils soumettent cette option à un examen objectif, nous évaluerons la pertinence de la mesure en usant de prudence et de sagacité. Toutefois, comme Maître Laberge le sait, la hausse n'a pas été soumise à l'examen. Elle a été imposée et ceux qui l'ont proposée, en dépit de leur pouvoir, l'ont fait avec intransigeance. Pour «les profs contre la hausse», la chose est entendue, le gouvernement abuse et une révolte franche est nécessaire pour corriger cet abus.

    Entendons-nous, les «profs contre la hausse» ont peut-être tort, mais ils pensent, au plus profond d'eux-mêmes, qu'ils sont appelés par cette cause et qu'il faut répondre à l'injustice. Dans certains cas, le devoir de réserve se transforme en consentement, en appui tacite à l'oppresseur. Dans le cas de la lutte étudiante, la chose est simple: les étudiants se battent contre Goliath, la cause est juste, le combat, nécessaire, et les étudiants sont vulnérables sans l'appui de leurs profs. Pour «les profs contre la hausse», on ne se sentirait pas digne d'enseigner aux jeunes sans être au front avec eux, car c'est la survie même de l'Académie qui est en jeu, c'est la pérennité de la société qui est compromise.

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  3. Quand Athènes est attaquée et que les jeunes prennent les armes, Socrate, Platon ou Aristote doivent-ils rester dans leurs jardins ou doivent-ils défendre la citée? Considérant qu'il s'agit d'un enjeu grave, les «profs contre la hausse» pensent qu'exercer un «devoir de réserve» dans les circonstances aura des conséquences graves. Cela pourrait être interprété comme un désaveu et pourrait aussi démoraliser les étudiants. Par ailleurs, un nombre assez impressionnant d'acteurs sont contre les étudiants : gouvernement, policiers, administrations, médias, etc., lesquels ne sont pas neutres non plus. Comme les étudiants ne se battent pas seulement pour eux-mêmes, mais pour le bien commun, il est anormal qu'ils subissent tous les coups. Les «profs contre la hausse»peuvent amortir quelques coups.

    La preuve, dans les circonstances, qu' « [u]n souci d’objectivité – de neutralité – minimale commande plutôt à l’enseignant de ne pas orienter, voire diriger, les étudiants dans une voie qui peut s’avérer un cul-de-sac reste à faire. Ce n'est peut-être pas la mesure la plus prudente ou la plus sagace. Car cette réserve, cette neutralité, ne sont pas des valeurs absolues, certaines circonstances commandent un engagement.

    S'il est tout à fait légitime, pour Maître Laberge, de ne pas avoir la conviction de s'opposer à la hausse, il a néanmoins la conviction qu'il doit agir dans le débat, quitte à créer un groupe de «profs contre la grève», même si c'est pour corriger une supposée dérive, n'est-ce pas la preuve que même pour celui qui cite Aristote, il est nécessaire de sortir de sa neutralité et que les vertus cardinales sont peut-être l'intégrité et l'engagement? Auquel cas, Maître Laberge n'est pas en contradiction, il est au contraire très cohérent, il n'a simplement pas identifié la valeur qu'il partageait avec les «profs contre la hausse».

    Pour Maître Laberge, il est nécessaire de s'engager quand l'éducation est menacée et il a une image très claire de l'enseignant qui doit incarner un idéal de prudence et de sagacité; pour les «profs contre la hausse», il est nécessaire de s'engager quand l'éducation est menacée et ils ont une image très claire de l'enseignant qui doit incarner un idéal de participation à la vie civique, qui participe aux combats sociaux et qui lutte pour l'équité.

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  4. En définitive, Maître Laberge est un militant exemplaire, il appuie les étudiants verts et cherche à les aider dans leur lutte. On se demande donc toujours où il a été déniché son « devoir de réserve», car il a beau chercher à noyer le poisson dans son paragraphe sur la confrontation entre l'enseignement et la vie, le coeur de son reproche réside en une trahison «des professeurs contre la hausse» envers leurs étudiants vulnérables. Les «professeurs contre la hausse» ont peut-être l'humilité de se mettre justement côte à côte avec les étudiants dans ce combat, mais ils offrent le meilleur d'eux-mêmes en guise d'exemple. Maître Laberge fait la même chose...

    On ne sait pas plus pourquoi, en tant que «prof de philosophie», une fois qu'une position intenable avait été exposée, une fois que le mensonge était démasqué (la fumisterie de la «juste part» par exemple) il fallait persister dans un «devoir de réserve» et d'où ce dernier venait. On a compris les références à Aristote, mais ne sait toujours pas pourquoi elles doivent être étendues à tous les profs ni si elles souffrent des exceptions. Enfin, on ne sait pas pourquoi Maître Laberge aurait le monopole de leur interprétation. Une fois que ces questions sont posées, on comprend mieux que l'accusation de Maître Laberge selon laquelle les «profs contre la hausse» trahissent les étudiants est arbitraire. Maître Laberge voudrait que l'on partage ses principes, mais comme il fait preuve de mauvaise foi en ne reconnaissant pas les principes d'autrui, comment peut-on penser qu'il cultive lui-même les vertus qu'il nous communique?

    Pourquoi ne pas honorer véritablement ses croyances et exercer intégralement, jusqu'à l'excellence, son devoir de réserve? Il serait plus convaincant si, comme les «profs contre la hausse», il s'engageait concrètement, donc dans son cas s'il pouvait se taire intégralement...

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