vendredi 20 avril 2012

DE L'ART DE DIRE DES CONNERIES

Harry G. Frankfurt (1929-   )

O les larmes de crocodiles que versent actuellement la gauche caviar, s'apitoyant sur l'université devenue, selon elle, un terrain d'affrontement alors qu'elle serait le haut lieu idyllique du dialogue et de l'échange pacifique… Bullshit ! diront plusieurs. Ce qui renvoie à l'essai percutant du philosophe américain, Harry Frankfurt, On Bullshit - trd frse De l'art de dire de conneries (10/18, 2006).


Comme on sait, Frankfurt s’est rendu célèbre pour avoir distingué le mensonge (lying) de la «bullshit» - du baratin. Le baratinage est plus proche, selon le philosophe, du bluff que du mensonge. «Le bluff et le mensonge sont deux modes de représentation déformée ou tromperie», écrit Frankfurt.


«Mais le concept fondamental, poursuit-il, qui caractérise la nature du mensonge est celui de la fausseté : le menteur est avant tout quelqu’un qui proclame volontairement une chose fausse. Le bluff vise lui aussi à transmettre une fausse information. Cependant, il se distingue du mensonge pur et simple en ce qu’il repose non pas sur la fausseté, mais plutôt sur le trucage. Ainsi s’explique qu’il soit si proche du baratin. Car l’essence même de ce dernier est l’imposture, et non la fausseté.»



«Pour les jours comme aujourd’hui!» est le slogan publicitaire d’une entreprise commerciale bien connue. Un bel exemple de baratin (bullshit). On ne vise pas tant à dire ce qui est faux, qu’à bluffer, qu’à leurrer.


Depuis le début du conflit étudiant, il y eut, de part et d’autre, beaucoup de baratinage, chez les anti-hausses comme chez les pro-hausse. C’est de bonne guerre.


Du côté des pro-hausse, il y a évidemment l’imbroglio actuel du conflit où le président de la CLASSÉ, Gabriel Nadeau-Dubois (GND), déclare «se dissocier» des gestes de violence et de vandalisme commis par les étudiants contestataires, mais se refusent à les «condamner».Pourquoi? D’abord parce que GND n’en a pas le mandat. Étonnant! Passons. En fait, ces gestes dont GND dit du bout des lèvres «se dissocier», résultent selon lui de l’exaspération des étudiants contestataires devant le refus systématique du gouvernement de négocier. En somme, ce serait la faute du gouvernement si violence il y eut. Puisque le gouvernement en est le responsable, il est saugrenu de chercher à s’excuser! C’est la conclusion qu’accouchera finalement le congrès de la CLASSÉ ce fameux dimanche du 22 avril, Jour de la Terre. Nous en reparlons plus bas.


Quoi qu’il en soit, on a là un exemple éloquent de baratinage. GND ne cherche pas tant à mentir, à dire le faux, qu’à bluffer, c’est-à-dire à maquiller, à truquer la réalité afin de se sortir d’embarras. Il est en vain par ailleurs de rétorquer comme le fit Martine Desjardins, présidente de la FEUQ, d’exiger de la ministre «de dénoncer les actes posés par les administrations universitaires à l’égard des étudiants et les actes de violence policière», car c’est simplement renvoyer la balle dans le camp de l’adversaire - ce qui s’appelle le sophisme du Tu quoque («Toi aussi»). Lors de chicanes d’enfants, on entend souvent la répartie : «Tu m’accuses de telle et telle chose; et bien toi aussi t’as fait telle et telle chose, et pire encore!»


Le baratinage dans le présent conflit n’est pas qu’à sens unique. Au contraire. GND a bien compris que l’exigence de la ministre Beauchamp constituait en réalité une sorte de bluff pour diviser le mouvement étudiant. «Divide et impera», diviser pour mieux régner. La ministre ne ment pas en exigeant de GND et de la CLASSÉ qu’ils condamnent les violences. Elle est sincère. Mais il est aussi très clair que son exigence musclée constitue une sorte de croc-en-jambe, de coup bas illégitime. Bref, de baratin.

Venons-en donc à la résolution de la CLASSE adoptée concernant la dissociation/condamnation de la violence. Voici l’alinéa clé de la résolution de la Coalition qui en a abusé plusieurs :

Que la CLASSE condamne publiquement la violence physique délibérée contre des personnes sauf dans les cas de légitime défense; 

À l’évidence, il ne s’agit que du pur baratin. La résolution esquive en effet carrément le sujet crucial du vandalisme : la Coalition ne dit rien à ce sujet. Si elle condamne la «violence physique délibérée contre les personnes», elle ne condamne pas la violence contre les biens publics ou privés. Cette interprétation est corroborée par l’aliéna suivant de la résolution :

Que la CLASSE condamne la violence policière et institutionnelle dont sont victimes systématiquement les étudiantes et les étudiants, notamment la discrimination à l’accessibilité aux études selon des critères socio-économiques, les injonctions brimant le droit de grève et la liberté d’association, les humiliations, l’intimidation, la répression violente de la part des forces de l’ordre et des administrations.


En somme, la CLASSE redit ce qu’elle a toujours soutenu : la hausse des droits de scolarité décrétée par le gouvernement libéral est une politique violente ; s’y opposer est donc considéré comme une geste de légitime défense et justifie les gestes de violence.

Voilà un exemple éloquent de baratinage. Les propos tordus de la CLASSE ne montrent aucun souci pour la vérité, car l’intention du baratineur, n’est pas celle de dire la vérité ni la fausseté. Quelle est donc l’intention du baratineur, si ce n’est pas de dire ni la vérité ni la fausseté? Quel est son but? Baratiner! C’est-à-dire : bluffer, truquer, leurrer, mystifier, sans se soucier ni de la vérité ni de la fausseté, afin de parvenir à ses fins, à savoir lutter contre la hausse des droits de scolarité (et, éventuellement, instaurer la gratuité scolaire).

Il peut sembler incongru, voire contradictoire, de penser que le baratineur ne s’intéresse pas à la vérité (ni à la fausseté). Encore une fois, selon Frankfurt, seul le menteur (liar) se préoccupe de la vérité; pas le baratineur (bullshitter).

Revoyons la fameuse déclaration fameuse de George W. Bush condamnant le régime de Saddam Hussein parce que ce régime produisait soi-disant des armes de destruction massive. Bush ne mentait pas; il baratinait (ou déconnait). Son objectif n’était pas de cacher la vérité, il n’était donc pas menteur ; son but était d’envahir l’Irak, que celle-ci recèle ou non des armes de destructions massives. Nous savons à présent que l’Irak ne détenait pas de telles armes. L’administration Bush a par la suite rétorqué que, de toute façon, l’Amérique devait envahir l’Irak afin d’y chasser le dictateur et instaurer la démocratie. Bush était sincère au départ de sa croisade contre l’Irak ; il croyait que l’Irak détenait des armes de destructions massives. Cependant, il ne disposait pas de preuves formelles, indubitables, à ce chapitre. Mais il se servit de ce prétexte pour envahir l’Irak. D’après l’analyse de Frankfurt, nous devrions dire que le président des États-Unis déconnait, mais ne mentait pas.

Comme on l’a vu, le baratin repose sur le bluff ou le trucage. Bush bluffa à partir de quelques minces indices laissant croire qu’il avait raison de vouloir envahir l’Irak. Le 5 février 2003, devant le Conseil de Sécurité de l'ONU, Colin Powell, alors Secrétaire d’État des États-Unis, donna des preuves très controversées sur l'existence d'armes de destruction massive en Irak. Il exprimera deux ans plus tard son amertume: interrogé sur ABC, il expliqua que cette prestation, en grande partie fausse, entache désormais sa carrière. Si Colin Powell a menti, Bush a de son côté déconné ou baratiné. Powell a récolté tout l’odieux du baratinage de son patron.

Lorsqu’on confronte le baratineur à la vérité, son masque de baratineur tombe et il devient un menteur. C’est exactement ce qui se passe avec GND. Celui-ci baratine ou déconne. Mais lorsqu’on découvre son imposture, il devient menteur.

Vers la fin de son essai, Frankfurt pourquoi le baratin est-il si répandu. En premier lieu, répond Frankfurt, il y a cette conviction propre aux démocraties «qu’il est de la responsabilité du citoyen d’avoir une opinion sur tout...». Nous sommes tous amenés, un jour ou l’autre, à devoir donner notre avis sur un sujet dont on ignore presque tout. C’est le règne de ce que déjà Platon appelait la doxa, l’empire de l’opinion, c’est-à-dire de l’ignorance. Contemporain du faîte de la démocratie à Athènes, Platon dénonçait le danger d’un pouvoir politique reposant sur l’ignorance des citoyens. Seuls, arguait Platon dans La République, ceux qui savent doivent gouverner : ce sont les fameux «philosophes-rois».

D’après Frankfurt, la prolifération du baratin a des sources plus profondes que l’empire de la doxa naissant dans le terreau fertile de la démocratie. Ces sources véritables sont celles du triomphe des philosophies «anti-réalistes» «qui nient toute possibilité d’accéder à une réalité objective et par conséquent de connaître la nature véritable des choses.» Ces philosophies, tels le relativisme ainsi que le scepticisme, sapent l’idéal de vérité «au profit d’une autre sorte de discipline : celle que requiert l’idéal alternatif de sincérité.» Puisque nous sommes pratiquement tous convaincus qu’une réalité vraie, valable pour tous, n’existe pas, le mieux que nous puissions faire, c’est de dire comment les choses nous apparaissent, chacun devant être fidèle à ce qu’il perçoit et à comment il le perçoit. Le problème qui se pose, toutefois, c’est qu’«être fidèle» à soi n’a plus aucun sens puisque la vérité n’en a plus aucun. Frankfurt peut donc conclure son essai par cette phrase coup-de-poing : «La sincérité, par conséquent, c’est du baratin (sincerity itself is bullshit)». 

Ne doutons pas de la sincérité des uns et des autres. Sachons, toutefois, qu’il s’agit toujours de baratin et, en conséquence, méfions-nous en.

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