INTRODUCTION
VERDICT: COUPABLE
Pour me résumer. La raison ne consiste pas à savoir ce qui est bien et mal et à prendre la décision en faveur du bien. C’est ce que croyaient Platon ainsi que son maître Socrate. On peut en effet savoir ce qui est bien et ne pas le faire. Je sais pertinemment que la cigarette cause le cancer, mais je fume quand même. Au contraire, savoir ce qui est bien, pour Aristote, c’est avoir pris de bonnes habitudes – ce qu’il désignait comme «vertus». Je fume; j’ai alors pris une mauvaise habitude dont il me sera difficile de me départir. J’ai peur des étrangers, de leur différence, de l’Islam mystérieux par exemple à mes yeux d’Occidentaux. Je prends alors de mauvaises habitudes. Je n’ai pas par ailleurs appris à proportionner les moyens à mes fins. Pour tuer une mouche, par exemple, j’use d’un fusil. Et la peur, que je ne contrôle plus, me pousse à commettre l’irréparable. Il me semble que l’auteur des attentats en Norvège, Anders Berhing Breivik manifesta une très sérieuse carence en bonnes habitudes (en vertus).
Dans cette causerie, je n’entends pas vous parler directement de mon ouvrage, mais indirectement il en sera question, puisque j’aimerais plutôt partager avec vous quelques-unes de mes réflexions sur la triste affaire du docteur Guy Turcotte qui a défrayé les manchettes depuis le jugement prononcé le 5 juillet dernier. On se souvient que Guy Turcotte fut reconnu non criminellement responsable de la mort de ses deux enfants, Olivier, 5 ans, et Anne-Sophie, 3 ans, leur mort étant survenue le 20 février 2009 à Piedmont.
Ce verdict de non responsabilité criminelle pour cause de troubles mentaux en a stupéfié plusieurs, soulevé un tollé dans la population, voire déclenché un débat de société sur la responsabilité criminelle : l’allégation de troubles mentaux justifiant la non responsabilité criminelle ne semble plus faire l’unanimité dans la population.
Un policier arrivé sur les lieux du crime, survenu, je le rappelle, dans la maison de Guy Turcotte à Piedmont le 20 février 2009, constatant le décès des deux jeunes, et après avoir sorti Guy Turcotte sous le lit où il s’était réfugié, lequel avait restitué quantité de lave-glace qu’il avait ingurgité avant d’enlever la vie à ses enfants, déclara: «Tu es un imbécile !».
Évidemment, le jugement du policier était prématuré, puisque le procès n’avait pas encore eu lieu. En fait, nous savons maintenant avec le verdict du jury que Guy Turcotte est effectivement un imbécile, mais un imbécile qui a agit sottement parce qu’il avait «perdu la raison».
Ma question est précisément la suivante : Peut-on perdre la raison ?
C’est ce que j’aimerais examiner ici au plan philosophique. Ma thèse est qu’on ne peut pas perdre la raison si l’on entend par «raison» la disposition acquise à bien se conduire, c’est-à-dire à agir vertueusement. En somme, si par «raison» il faut entendre agir vertueusement, alors «perdre la raison» signifie ne pas se comporter vertueusement. Pour le dire un peu brutalement, Guy Turcotte est coupable de n’être pas vertueux.
Je voudrais, en somme, défendre ici l’éthique de la vertu mise au point par Aristote contre son maître Platon. Lorsque les gens pensent et disent qu’un criminel non responsable de ses actes «a perdu la tête», «la raison», «le bon sens», «les pédales», etc., ils endossent sans le réaliser la philosophie de Platon. Aristote, l’élève de Platon, a, lui, élaboré une philosophie toute autre, essentiellement basée sur l’exercice de la vertu, et qui, comme je l’espère le montrer, à des conséquences importantes dans le débat sur la responsabilité criminelle et sur le verdict donné dans l’affaire Turcotte.
C’est ici que mon propos renvoie à mon essai Plaidoyer pour une morale du bien où je défends l’éthique de la vertu d’Aristote contre, entre autres, la philosophie de Platon. D’où le titre de ma causerie : L’affaire Guy Turcotte : une analyse aristotélicienne.
Un dernier point. Je ne souhaite en aucune manière m'«acharner» sur la personne de Guy Turcotte pour qui j'éprouve une grande sympathie. Pour un aristotélicien comme moi, tout citoyen est d'abord un ami. C'est donc en tant qu'ami que le sort de Guy Turcotte m'interpelle, et c'est aussi en tant qu'ami que je souhaite m'enquérir du malheureux sort de mon ami. Par ailleurs, c'est parce que je le tiens comme mon ami que je lui dois la vérité. Comme disait Aristote: «J'aime Platon, mais j'aime davantage la vérité.»
Un dernier point. Je ne souhaite en aucune manière m'«acharner» sur la personne de Guy Turcotte pour qui j'éprouve une grande sympathie. Pour un aristotélicien comme moi, tout citoyen est d'abord un ami. C'est donc en tant qu'ami que le sort de Guy Turcotte m'interpelle, et c'est aussi en tant qu'ami que je souhaite m'enquérir du malheureux sort de mon ami. Par ailleurs, c'est parce que je le tiens comme mon ami que je lui dois la vérité. Comme disait Aristote: «J'aime Platon, mais j'aime davantage la vérité.»
PLATON ET LA CONCEPTION DUALISTE DE L’ÊTRE HUMAIN
En acceptant la thèse de la défense plaidant l’aliénation mentale dans le procès du Dr Guy Turcotte, le jury accepta donc implicitement la thèse de Platon. Qu’est-ce à dire ? Comment Platon concevait-il l’être humain ?
Pour le savoir, évoquons succinctement la fameuse tragédie, Médée, d’Euripide. Médée trompée par son époux Jason, décida de se venger en tuant ses deux enfants. Selon Platon, la haine et la vengeance, deux passions violentes et négatives, usurpèrent chez Médée la souveraineté de sa raison.
Tout se passerait comme si, pour Platon, les passions négatives de la personne fomentaient un véritable coup d’État visant le renversement de la raison régissant les actes de la personne.
C’est pourquoi on dit typiquement non seulement de Médée, mais de Guy Turcotte, de Anders Berhing Breivik ou encore de Marc Lépine, le tueur de Polytechnique, qu’ils «perdirent la raison». Si les passions n’avaient pas renversé dans chacun de ces cas la raison – tel un coup d’État où le pouvoir légitime se trouve renversé par des forces illégitimes -, ces personnes n’auraient jamais commis leurs crimes inqualifiables.
L’analyse platonicienne de ces cas malheureux admet donc ce qu’on appelle un dualisme chez tout être humain. L’être humain, en somme, est un composite de deux choses. D’une part, il y la raison, le chef pour ainsi dire guidant ou pilotant la personne dans ses actes visant le bien ou le bon. Ajoutons qu’elle seule, la raison, sait ce qui est bon et bien. D’autre part, il y a chez tout être humain les funestes passions – la colère, l’envie, la haine, etc., qui livrent constamment une guerre sans merci à la raison pour la renverser. Notons que ces passions, puisque contraires à la raison, sont, par nature, irrationnelles, puisqu’elles s’opposent à la raison. Voilà, en gros, le dualisme de l’âme et du corps, de la raison et des passions, chez Platon.
Oui, selon Platon, on peut donc perdre la raison lorsque les passions renversent la raison et prennent le pouvoir sur la personne.
En admettant donc que des criminels soient tenus non responsables de leur crime nous souscrivons à la thèse dualiste de Platon. Car ce qui se produit dans tous ces tristes cas de figure, ce sont les passions qui ont eu le dessus sur la raison. La personne n’étant plus maître d’elle-même, il n’y a dès lors plus de limite aux extravagances des passions. Lui-même, le pauvre Guy Turcotte, ne s’explique pas comment il en est venu à tuer les deux êtres qu’il chérissait tant.
Allons plus loin. En plus du dualisme de Platon, de l’esprit et du corps en conflit, nous admettons implicitement, par ailleurs, la thèse «matérialiste» suivant laquelle la raison a son siège dans le cerveau, de sorte qu’un trouble dans la raison correspond à un disfonctionnement cérébral. Guy Turcotte est excusable du fait qu’il «n’avait pas toute sa tête», c’est-à-dire que son cerveau était «dérangé». Ce qui signifie que, pour nous, le bien et le mal trouvent respectivement leur assise dans le fonctionnement normal et le disfonctionnement du cerveau humain. Dans ce cas, nous libérons les personnes comme Guy Turcotte de toute responsabilité criminelle. (C’est pas sa faute, c’est le mauvais fonctionnement de mon cerveau.)
ARISTOTE ET LA CONCEPTION MONISTE DE L’ÊTRE HUMAIN
Une toute autre conception de l’être humain est possible, voire plausible et même plus crédible, à mon sens, que celle proposée par Platon. C’est celle d’Aristote : le conception non plus dualiste mais moniste de l’être humain.
Ne concevons plus, soutient Aristote, l’être humain comme divisé entre deux parties, la raison, d’une part, et les passions corporelles, de l’autre, tel que le suggère le dualisme de Platon. Il n’y qu’une seule sorte de choses, soutient Aristote, l’âme et le corps ne formant qu’une seule sorte de choses. C’est le monisme.
«L’âme (psuchè) est la forme du corps», écrit Aristote dans son traité sur l’âme (Peri psuchè). Prenez une statue. Elle est un composé de matière et de forme inextricablement lié. Si vous retirez la matière ; il n’y a plus de statue ; si vous retirez la forme, il n’y a également plus de statue.
Même chose pour l’être humain : si vous détruisez le corps, vous détruisez également la forme de celui-ci, c’est-à-dire l’esprit (la psuchè); lorsque l'esprit n'est plus, la personne n'est plus. Notez que, contrairement à Platon, l’esprit ne peut exister sans le corps. Cela peut poser un problème pour les tenants de la vie de l’âme après la mort, mais c’est là une autre histoire sur lequel je ne peux me pencher ici.
Or, l’âme ou l’esprit, pour Aristote, est le siège des passions, c’est-à-dire des vertus et des vices.Concevons donc, soutient Aristote, l’être humain comme un réseau de passions où l’on trouve à la fois des vertus et des vices – c’est-à-dire, en gros, de bonnes et de mauvaises habitudes.
L’une de ces vertus, la plus importante aux yeux d’Aristote, se nomme phronèsis, que l’on traduit habituellement par «sagacité» ou encore par «sagesse», voire par «prudence».
La phronèsis-sagesse constitue la vertu intellectuelle la plus importante aux yeux d’Aristote, car elle joue, pour ainsi dire, le rôle de la fameuse raison chez Platon, mais sans s’opposer aux passions, les vertus étant pour ainsi dire des passions bien dressées, éduquées.La phronèsis-sagesse, en somme, pour Aristote n’est pas une entité abstraite, flottant quelque part dans le monde merveilleux des Idées de Platon.
Bien qu’essentielle, la sagesse-phronèsis n’est qu’une vertu, c’est-à-dire une disposition acquise volontairement, comme le sont d’ailleurs toutes les vertus selon Aristote. On ne naît pas sage ou courageux, on le devient à force de pratique.
L’éducation, on le comprend, est donc fondamentale pour Aristote. Car c’est au foyer ainsi qu’à l’école qu’on apprend à être heureux. (L’éducation actuelle, «libérale», n’est pas une éducation à la vertu, mais une éducation à la liberté, c’est qui est fort différent.)
Ainsi, pour Aristote, lorsque nous posons un mauvais jugement ou lorsque nous commettons le mal, jamais à ses yeux, nous ne «perdons la raison». Nous manifestons simplement un manque de jugement ou un défaut de jugement; en somme : une carence en la capacité de bien juger. Une telle carence s’appelle un vice. Et, je rappelle au risque de trop le marteler, que toute vertu chez Aristote, s’apprend et se développe. De sorte que lorsque tu n’agis pas sagement, il y a manque d’éducation, c’est-à-dire un défaut au niveau de l’apprentissage de bonnes dispositions ou d’habitudes.
Ainsi, d’après Aristote, tous les Médée, les Breivik, les Guy Turcotte ou les Marc Lépine de ce monde, ne sont pas tant «fous» que vicieux. Ce sont des êtres, en somme, qui n’ont pas adopté de bonnes habitudes ou qui ont nourri de mauvaises habitudes qui, dès lors, ne font que suivre une pente fatale pouvant à mener à des gestes aberrants et inouïs de méchanceté.
VERDICT: COUPABLE
Pour me résumer. La raison ne consiste pas à savoir ce qui est bien et mal et à prendre la décision en faveur du bien. C’est ce que croyaient Platon ainsi que son maître Socrate. On peut en effet savoir ce qui est bien et ne pas le faire. Je sais pertinemment que la cigarette cause le cancer, mais je fume quand même. Au contraire, savoir ce qui est bien, pour Aristote, c’est avoir pris de bonnes habitudes – ce qu’il désignait comme «vertus». Je fume; j’ai alors pris une mauvaise habitude dont il me sera difficile de me départir. J’ai peur des étrangers, de leur différence, de l’Islam mystérieux par exemple à mes yeux d’Occidentaux. Je prends alors de mauvaises habitudes. Je n’ai pas par ailleurs appris à proportionner les moyens à mes fins. Pour tuer une mouche, par exemple, j’use d’un fusil. Et la peur, que je ne contrôle plus, me pousse à commettre l’irréparable. Il me semble que l’auteur des attentats en Norvège, Anders Berhing Breivik manifesta une très sérieuse carence en bonnes habitudes (en vertus).
On ne fait jamais le mal pour le mal. On n’a tout simplement pas appris des bonnes habitudes; nos mauvaises habitudes suivent dès lors une pente fatale. L’éducation aux vertus demeure, en cesens, capitale. Aristote n’a de cesse de le répéter.
Du point de vue d'Aristote, donc, Guy Turcotte doit être tenu criminellement responsable de la mort de ses enfants parce qu'il n'a pas fait montre des vertus nécessaires au bon jugement dans les circonstances dramatiques et douloureuses de la rupture avec sa femme. Ce n’est pas le désir de vengeance qui, comme le croyait Platon à propos de Médée, renversa sa raison. C’est simplement qu’il n’a appris à proportionner ses moyens pour juguler sa terrible peine d’amour.
Or, il y a une vieille vertu que notre merveilleux monde moderne a mise au rancart, en chassant le christianisme de nos cités, c’est le pardon qui procède de cette autre vieille vertu théologale, la charité. La charité ne réside pas seulement dans le fait de donner aux pauvres, mais dans le don total d’amour. N’oublions pas que le mot charité vient du latin caritas lequel traduit le grec agapè, signifiant amour au sens de don. Ceux et elles qui connaissent le latin, savent sans doute que le préfixe latin «par» ou «per» signifie aller jusqu’au bout, jusqu’à l’extrême, aller à fond, dirions-nous. Donc, le «par-don» est le don total, extrême, l’amour par excellence. En somme, c’est la vertu par excellence. Or, pardonner s’apprend, puisque toute vertu s’apprend comme le dit Aristote. Il faut donc apprendre à pardonner. C’est l’amour-agapè-charité qui le commande.
La raison qui fait que le pardon est si admirable, louable et grandiose, c’est que pardonner est la chose la plus difficile qui soit. «Car», comme l’écrit Aristote dans l’Éthique à Nicomaque, «la vertu a toujours trait à ce qui est le plus difficile, car le bien est de plus haute qualité lorsqu’il est contrarié.» (1105a 8-9). En effet, lorsque le bien, c’est-à-dire l’amour, est mis à l’épreuve ou affligé - comme le cas de Guy Turcotte - c’est l’amour lui-même qui doit rétablir l’amour.
Ainsi, la morale des vertus, d’inspiration aristotélicienne que je défends, juge sur la base de l’excellence de l’homme, l'homme bon, pas sur celle des règles morales en elles-mêmes. Certes, l’infanticide est toujours condamnable. Toutefois, ce n’est pas cette règle morale elle-même qui condamne Guy Turcotte, mais uniquement la faiblesse de son caractère qui le conduisit à commettre l’infanticide.
En d’autres termes, Guy Turcotte n’a pas su pardonner à sa femme, Isabelle Gaston. Il perdit, si l’on veut, la raison si l’on entend par-là qu’il adapta mal ses moyens à ses fins – tel celui qui tue une mouche avec un bazooka… Guy Turcotte souhaita vivement être délivré de sa peine (sa fin) ; c’est pourquoi il tua ses propres enfants (son moyen). Erreur : la vertu (le moyen) lui commandait de pardonner sa femme. Il ne l’a pas fait parce qu’il n’a pas su le faire. Il est dès lors coupable de son vice.
On ne commet jamais le mal pour le mal ; on est simplement maladroit - sans vouloir faire un horrible euphémisme. Or, la maladresse n’est pas une excuse. C’est un vice, et il doit être puni. La seule sanction dans cette triste affaire devrait consister principalement dans l’apprentissage du pardon. C’est la peine la plus terrible qui soit. Souhaitons un grand courage à Guy Turcotte.
Au fond, vous dites, Jean Laberge, que Guy Turcotte a agi sous l'effet de son caractère passionné (emporté), que le caractère, c'est l'homme et que par conséquent frapper à mort ses bébés dans un geste de grande colère, n'est pas un acte isolé mais la couleur de ce qu'il est (le Guy Turcotte).La cause immédiate de son geste est sans doute sa colère du moment, mais la cause première, sous-jacente, c'est le fait que cet homme « est » un violent. Et que comme le jeune qui pratique le piano devient pianiste, celui qui pratique le mensonge devient menteur, Guy Turcotte, lui, a pratiqué l'irritabilité sans bornes - ou l'impulsivité, comme on dit aujourd'hui avec détachement -, il est devenu tyran. Quand on l'a contrarié, il a frappé sans bornes. Comme un adolescent mécontent frappe dans le mur et le défonce, lui, Guy Turcotte, il a frappé comme un sourd... sur ses enfants ; jusqu'à ce qu'il ne reste plus de peau intacte pour planter encore une fois son couteau. On dit 43 fois ? Je n'étais pas au tribunal quand on a jugé le monsieur, mais je suppose que quelqu'un, dans ce tribunal, a réussi à faire la preuve que la démonstration que je fais ici, à votre suite, est complètement erronée !
RépondreSupprimer