samedi 6 février 2010

Qu’est-ce qui ne tourne pas rond dans le Manifeste pour un Québec pluraliste? Le point de vue d'Aristote


«Toutes les opinions sont respectables. Bon. C'est vous qui le dites. Moi, je dis le contraire. C'est mon opinion: respectez-la donc!»
Jacques Prévert


Si Aristote était vivant aujourd’hui, il serait ahuri à la lecture du Manifeste pour un Québec pluraliste. Comment, se demanderait-il, les Québécois en sont-ils venus à cette conception étriquée de la justice que leur propose le Manifeste ? Car il s’agit bien de justice, plus précisément de justice distributive. Pour admettre la réaction d’Aristote (384-322 avant notre ère), il faut comprendre sa pensée politique. Tout un monde le sépare radicalement de nous, nous qui vivons à l'époque «moderne». Avant tout, il vaut la peine de présenter la pensée politique d’Aristote qui domina l’Occident jusqu’au Siècle des Lumières.

Nous disions qu’il est question de justice, de justice distributive en particulier. Pour nous, modernes, la justice se doit être neutre au sens où il est convenu qu’il faille nettement séparer la justice ou l’équité de toute considération morale ayant trait à la vertu, au mérite, c’est-à-dire de toute affaire concernant la «vie bonne», l’excellence, la vertu, bref de tout ce qui vise l’atteinte du bonheur humain. Ne cherchons pas dans les chartes - canadienne ou québécoise - quelle que remarque que ce soit ayant trait au bonheur ainsi qu’aux vertus qui y conduisent. Pour nous modernes, le bonheur et ce qui y mène n’a plus aucun intérêt au plan politique. Sur ce point, notre maître à penser est sans contredit le philosophe américain décédé en 2000, John Rawls. La doctrine politique de Rawls se résume dans le fameux adage : «La priorité du juste sur le bien». Les nombreux signataires du Manifeste ne savent peut-être pas qu’ils souscrivent en bloc à la pensée politique du philosophe d’Harvard.

Tout comme Rawls, Aristote se demandait comment distribuer équitablement les biens. Pour le Stagirite, la justice - mieux, l’équité - consiste à honorer le mérite de chacun. Comment procéder ? Deux critères s’imposent, d’après Aristote. 1) La justice est «téléologique», c’est-à-dire qu’elle se rapporte à la finalité des êtres ou des choses ; 2) La justice récompense les mérites qui manifeste l’excellence (la vertu). Prenons un exemple d’Aristote lui-même : la distribution de flûtes. À qui les distribuer ? Il faut prendre en considération non seulement le mérite des personnes, mais la finalité d’une flûte. Réponse d’Aristote : aux meilleurs joueurs de flûtes. Toute autre répartition faisant appel soit à la classe sociale, à la richesse ou à la pauvreté, soit encore au hasard, serait injuste. Pourquoi ? Parce que, selon Aristote, la finalité d’une flûte, c’est qu’on en joue de manière admirable produisant une belle et excellente musique, de sorte que, ceux et celles qui répondent à cette finalité, devraient obtenir une flûte.

On pourrait penser, comme le proposerait un utilitariste, que distribuer les meilleurs instruments au meilleurs joueurs engendreraient la meilleure musique, que toute monde applaudirait, engendrant ainsi le plus grand bonheur pour le plus grand nombre. Mais la pensée d’Aristote n’est pas du tout celle de l’utilitariste. Ce n’est pas non plus celle de Rawls, dont toute la démarche est, elle aussi, foncièrement anti-utilitariste. La solution de Rawls consiste à opter pour le mode de distribution qui est à l’avantage des plus démunis. Ce qui ne signifie pas que les flûtes doivent être distribuées uniquement aux plus démunis. Pour Rawls, tout le système des droits de la personne doit obéir au principe de justice – principe baptisé de «de différence» – suivant lequel les inégalités économiques et sociales doivent être telles qu’elles sont au bénéfice de tous et surtout des plus désavantagés. Ce n’est plus le mérite des gens ni la finalité des flûtes qui guide Rawls dans l’exercice de la justice, mais le besoin. C’est pourquoi, pour le philosophe d’Harvard, la notion de mérite, et tout ce qu’elle charrie avec elle, n’a pas de place dans une société juste.

Supposons qu’un Stradivarius soit mis aux enchères. Très peu de gens peuvent se le procurer. Un collectionneur peut se l’offrir, mais pas pour en jouer ; il souhaite plutôt l’exposer chez lui. Est-ce juste ? Apparemment oui, si le milliardaire paye avec son propre argent honnêtement acquis. Pour Rawls, ce ne serait pas forcément juste si cela ne bénéficie pas en quelque façon au plus démunis. Rawls serait sans doute d’accord pour que l’acquéreur paye une redevance à l’État qui se chargerait ensuite de redistribuer l’argent aux plus démunis.

Ces deux positions paraîtraient également scandaleuses aux yeux d’Aristote. Un instrument comme le Stradivarius fut fabriqué au départ pour qu’un excellent musicien en joue. C’est là le «telos», le but, la finalité de l’instrument. Tout autre usage serait tenu par Aristote comme «contre-nature».

Évidemment, la sérieuse objection que les modernes adressent à Aristote, c’est que les soi-disantes finalités des êtres et des choses n’existent tout simplement pas. La science moderne a rejeté en bloc l’idée de «causes finales», et n’a retenue que les «causes efficientes ou motrices». La science moderne n’est pas téléologique mais mécanique.

Il n’est pas toutefois assuré que nous puissions nous passer de la téléologie. Prenons le cas du politique. Quel est le but ou la fin du politique ? Un moderne comme Rawls répond que le propre du politique concerne la proclamation de droits individuels et de leur respect intégral de sorte que les citoyens puissent être en mesure de choisir leurs propres conceptions de la vie bonne, c’est-à-dire du bonheur. Notons qu’une telle définition est subrepticement téléologique. Aristote a une conception toute autre du politique mais qui reste téléologique. Le politique n’a rien à voir avec un système de droits individuels se voulant neutre par rapport aux conceptions de la vie bonne des citoyens. La finalité du politique, d’après Aristote, consiste à former de bons citoyens et à cultiver leur «caractère» en développant leur vertu. Aristote rejette l’idée que le but du politique consiste à satisfaire les préférences de la majorité dans la mesure où les droits des individus sont respectés. Aristote va plus loin. L’État est davantage qu’un simple arbitre, neutre, car « la fin d’un [État] est la vie heureuse… et que c’est en vue de belles actions qu’existe la communauté politique, et non en vue de vivre ensemble», écrit-il (Les politiques, III, 9, 1280a).

La finalité du Manifeste propose la meilleure solution au vivre-ensemble, c’est-à-dire «à établir un équilibre, toujours mouvant, entre les préoccupations légitimes de la majorité, et celles des minorités. La recherche constante de cet équilibre honore le Québec et demeure la condition d’un authentique vivre-ensemble.» Encore une fois, Aristote est plus exigeant. Il en appelle à l’excellence. Il ne se satisfait pas d’une société simplement équilibrée. Il l’a veut surtout heureuse, c’est-à-dire, au sens propre, épanouissante. C’est là la finalité de la vie en société. Ce n’est surtout pas une société où chacun vient y puiser ce qui lui faut en échange de ce qu’il n’a pas sous prétexte que chaque citoyen est, par le fait même, détenteur de droits individuels inaliénables. Une société n’est pas une auberge espagnole.

Ce qui ne tourne pas rond dans le Manifeste, et ce qui épouvanterait Aristote, c’est que la finalité politique de l’État proposée est inadéquate. La véritable finalité de l’État consiste à développer les vertus des citoyens qui, en retour, doivent veiller, comme à prunelle de leurs yeux, au bien-être de l’État, puisque de la santé de celui-ci dépend leur bonheur, c’est-à-dire leur épanouissement. La finalité de l’État ne se limite donc en aucune façon à trouver l’équilibre de la société, dans une neutralité irrespectueuse du bonheur des citoyens, où chacun cherche son compte par la satisfaction ses intérêts personnels.

On parle aujourd’hui abondamment d’éducation à la citoyenneté. J’ai bien peur que ce ne soit encore une fois que des mots creux et des vœux pieux. Quand on a vidé l’État de sa véritable finalité («fonction», dirions-nous aujourd’hui), le sens de la citoyenneté ne rime plus à rien. En effet, là où un État octroie à ses citoyens, dès la sortie du ventre maternel, des droits, à quoi bon s’esquinter à les acquérir ? Ce dont l’État devrait plutôt se faire le chantre, c’est d’une éducation à la vertu.

À cet égard, le Manifeste loue la mise sur pied récente du cours d’Éthique et de culture religieuse, comme une heureuse initiative permettant d’assurer le vivre-ensemble. Mais il ne s’agit que d’une éducation au pluralisme. Pour un État comme le Québec, déjà fragilisé, l’éducation au pluralisme est tout ce qu’il y a de plus lénifiant et soporifique. La vertu centrale qu'on souhaite instiller chez les jeunes est la tolérance et le consensus social - ce qui équivaut à l’apprentissage de la rectitude politique commandée par l’État libéral.

Tout le monde est dans ses droits, mais personne ne sait ce qu’est le courage, la justice, la sagesse, la tempérance, la piété, la foi, l’espérance et la charité. Cela ne prépare pas au bonheur. Socrate aimait à dire qu’une vie sans examen de ce qu’est la vertu ne valait pas la peine d’être vécue. Aristote avait retenu la leçon du maître de Platon. Aurons-nous le courage de l’entendre à nouveau?

5 commentaires:

  1. Bonjour Jean,

    tu as raison d'insister sur l'importance qu'on devrait accorder de nouveau à l'éthique des vertus ainsi qu'à l'excellence dans nos sociétés dites "modernes". En revanche, je ne vois pas en quoi cette éthique des vertus est incompatible avec le pluralisme. Présenter le pluralisme comme une invitation à la médiocrité, c'est d'après moi plutôt caricatural. Ça ressemble aussi à un faux dilemme du genre : ou bien vous êtes pour la vertu et l'excellence, ou bien vous êtes pluralistes.

    De mon côté, je ne vois aucune contradiction à être les deux à la fois. Je ne crois pas non plus qu'on puisse faire dire cela à Aristote. Une société pluraliste n'est certainement pas un frein à qui veut vivre une vie en fonction d'un telos précis et en recherchant l'excellence.

    J'admets par ailleurs comme toi que ce n'est pas la majorité des gens aujourd'hui qui adoptent cette voie. Cela dit, tu reconnaitras sûrement que ce n'était pas davantage le cas à l'époque d'Aristote, qui n'était pourtant pas confronté au pluralisme.

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  2. Est-ce que l'éthique des vertus d'Aristote est appropriée pour penser le vivre-ensemble aujourd'hui? Je ne crois pas.

    L'éthique d'Aristote est une éthique "perfectionnsite", c'est à dire qu'elle suppose que la finalité de l'éthique et de la politique est de contribuer à la perfection de l'homme et de la société. Elle suppose que l'homme et la société ont un idéal précis à réaliser.

    C'est une éthique qui requiert l’accord sur une conception particulière du bien. À l'époque cet accord était peut-être possible au sein de l'élite (et avait-on à considérer le point de vue des travailleurs, des barbares, des femmes et des esclaves?). Or, aujourd'hui, il y a clairement désaccord sur les différentes conceptions de la "vie bonne" et des finalités de l'existences.

    La faille de "la solution perfectionniste" est de croire que ce désaccord n’est dû qu’à l’incompréhension ou à de mauvais raisonnements. Pourtant, suivant Rawls, il faut reconnaître que le libre exercice de la raison humaine tend à générer davantage (pas moins) de désaccords sur les fins ultimes de l’existence.

    Le perfectionnisme privilégie une attitude paternaliste en éthique et en politique. Sous couvert de protection, les individus, l’État ou les institutions de la société à doivent imposer un contrôle, une domination afin de réaliser la perfection de l'homme et de la société. Et que faire si le désaccord persiste? Marginaliser, punir voire éliminer... À l'évidence, cette manière de concevoir l'éthique ne résiste pas à l'examen dans le contexte d'une société tolérante.

    Plutôt que de rechercher l'accord, la "solution libérale" suggère de laisser les gens décider ce qui est bon pour eux, la conception qu’on a d’une vie bonne étant une affaire privée.

    L'éthique contemporaine a un champ circonscrit, celui des principes qui devrait régir nos interactions avec autrui. Il ne s'agit pas de surmonter nos désaccords, mais de penser le vivre-ensemble malgré nos désaccords et de de trouver un compromis, dans le respect des droits de chacun.

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  3. Je réponds à vos objections.
    3e paragraphe.Le pluralisme de facto de la société actuelle ne réfute pas le perfectionnisme. Le cadre d'existence a simplement changé. Le courage est toujours d'actualité.
    4e paragraphe. Ce n'est pas une objection mais un argument en faveur du perfectionnisme.
    5e paragraphe. L'objection du paternalisme ne tient pas puisque c'est l'effet pervers du perfectionnisme et non sa visée. Une attitude paternaliste n'est pas vertueuse.
    6e paragraphe. C'est là tout le problème libéral puisqu'on laisse les gens croire qu'ils sont les meilleurs juges en cette matière. Socrate a combattu toute sa vie en prônant l'examen critique comme antidote. L'exercice de l'examen critique de la vertu est gage de bonheur.
    7e paragraphe. Il ne suffit pas de vivre-ensemble mais de bien-vivre.

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  4. Dans vos reproches, il y a une certaine inconsistance:

    "C'est là tout le problème libéral puisqu'on laisse les gens croire qu'ils sont les meilleurs juges en cette matière. Socrate a combattu toute sa vie en prônant l'examen critique comme antidote. L'exercice de l'examen critique de la vertu est gage de bonheur."

    Autrement dit, la remarque suivante doit tomber:

    "L'objection du paternalisme ne tient pas puisque c'est l'effet pervers du perfectionnisme et non sa visée. Une attitude paternaliste n'est pas vertueuse."

    Comment pouvez-vous soutenir que le perfectionnisme ne conduit pas au paternalisme, tout en considérant que les gens ne sont pas les meilleurs juges de ce qui est bon pour eux? Le paternalisme, c'est justement cette attitude qui consiste à déterminer ce qui est bon pour autrui.

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  5. Le perfectionnisme dans sa version socratique n'est pas partenaliste. Car le «Connais-toi toi-même» signfie reconnaître par soi-même qu'on est ignorant alors qu'on croit savoir. L'examen critique socratique est une vertu qui s'apprend, comme toutes les autres vertus.
    Par ailleurs, le libéralisme est un paternalisme déguisé. Avec le tour de passe-passe du voile d'ignorance, Rawls nous impose ce qu'il faut entendre par «justice». Il nous dit ce que nous sommes: des êtres «désengagés», de machines à choisir.

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