dimanche 6 avril 2014

D'OÙ VENONS-NOUS ? LA RÉFUTATION DU NATURALISME


Suite à la lecture du premier chapitre de Lettres ouvertes. Correspondance entre un athée et un croyant (MédiasPaul, 2013), mettant en dialogue Cyrille Barrette (athée) et Jean-Guy Saint-Arnaud (jésuite), j’ai décidé de prendre la plume pour répondre à monsieur Barrette, professeur émérite de biologie à l’Université Laval. Non pas que la réplique du Père Saint-Arnaud soit ni pertinente ni intéressante, je pense toutefois qu’elle manque d’amplitude au plan philosophique. Humblement, je soumets aux deux débatteurs la réplique que voici.

            Malgré leurs réticences à l’avouer ouvertement, les défenseurs de la science moderne, tel Cyrille Barrette, doivent reconnaître qu’ils nourrissent une métaphysique. Barrette, par exemple, rejette ce qu’il appelle « la logique ordinaire du quotidien » (p. 23). En somme, il rejette la métaphysique du sens commun à laquelle s'abreuverait la religion : « En religion, écrit le biologiste, l’origine évoque la création instantanée, parfois à partir de rien, et réalisée comme par magie par un créateur hors de la nature.»

La métaphysique qu’adopte implicitement le scientifique, souvent contraire au sens commun, est celle du naturalisme. Comme toute métaphysique, le naturalisme traite de la conception ultime de la réalité. Elle soutient qu’il n’y a rien en dehors de la nature. La métaphysique contraire au naturalisme n’est pas le sens commun, mais le surnaturalisme laquelle admet la possibilité qu’une réalité plus fondamentale à celle de la nature existe en dehors de la nature. Pour le surnaturalisme, Dieu précisément, existerait en dehors de la nature et en serait le créateur. Le naturalisme nie précisément ce point car, pour lui, à l’intérieur du système global de la nature, tout événement singulier se produit dans l’espace et le temps, parce qu’un événement antérieur s’est produit. De plus, l’univers matériel constitue la seule réalité. La matière n’a jamais été créée; elle aurait toujours existé. La matière s’est développée suivant des lois formant un univers organisé à la suite un processus aveugle temporel dû au hasard. En somme, le naturalisme est un matérialisme. La matière n’est que le résultat de la collision accidentelle d’atomes.

L’« origine » de quoi que ce soit, entre autres de l’univers, obéit à la métaphysique naturaliste. L’univers, où la totalité de la réalité, c’est-à-dire de la matière, n’a pas à proprement parler d’« origine », la matière ayant pour ainsi dire toujours existé. Son existence est parfaitement contingente, c’est-à-dire qu’il y aurait bien pu  n’avoir rien; il n’y a apparemment aucune nécessité à l’existence de quoi que ce soit.

Cyrille Barrette résume en quatre points le concept d’« origine » en biologie dans le cadre de la métaphysique naturaliste et matérialiste (p. 24 à 27) :

1.      L’origine elle-même couvre une longue durée.

2.      L’origine est toujours une émergence imperceptible, diffuse.

3.      L’origine est toujours contingente, c’est-à-dire jamais inévitable, ni prévisible, ni annoncée, ni planifiée, toujours surprenante.

4.      L’origine, c’est la mise en place des éléments qui constituent la définition de l’objet en question.

            Ainsi, si l’on s’interroge sur la question brûlante de l’origine de la vie, une « bonne » réponse doit satisfaire au quatre critères précédents, sinon la réponse n’est pas acceptable et doit être rejetée. Comme on le constate, la vérité concernant l’origine de la vie doit s’inscrire dans le cadre de la métaphysique naturaliste et matérialiste. Tout autre type de réponse, religieuse entre autres, doit être a priori rejeté.

            Le surnaturalisme conteste la métaphysique naturaliste-matérialiste. En prenant la caractérisation que William James (1842-1910) a donné de la vie religieuse, on peut dire que la croyance religieuse est surnaturelle et spirituelle :

1.      Le monde visible n’est qu’une partie d’un univers invisible et spirituel d’où lui vient toute sa valeur.

2.      La fin de l’homme est l’union intime, harmonieuse avec cet univers.

3.      La prière – c’est-à-dire la communion avec l’esprit de l’univers, que ce soit Dieu ou seulement une loi – est un acte qui ne reste pas sans effet : il en résulte un influx d’énergie spirituelle qui peut modifier d’une manière sensible aussi bien les phénomènes matériels que ceux de l’âme.[1]

Au fond, la question centrale opposant le naturalisme au surnaturalisme, devient celle concernant la réalité ultime de l’univers, le naturalisme prétendant que celle-ci est de nature matérielle; le surnaturalisme, au contraire, pense que l’univers est foncièrement de nature spirituelle. Les avancées remarquables en neurobiologique semblent donner raison au naturalisme en ce sens que les développements subséquent de la neurobiologiques finiront par dissiper le mystère apparemment intraitable de la conscience humaine qui ne s’expliquerait soi-disant que par l’activité neuronale du cerveau – laquelle, il va de soi, demeure encore aujourd’hui un profond mystère.

Or, la réfutation du naturalisme est venue de l’auteur de Narnia, Clive Stamples Lewis (1898-1963), célèbre écrivain britannique mais aussi apologète chrétien. La thèse matérialiste du naturalisme se réfute d’elle-même. La réfutation du naturalisme se présente ainsi: « Si mes démarches mentales sont entièrement déterminées par les mouvements des atomes dans mon cerveau, je n’ai aucune raison de supposer que mes croyances soient vraies… donc, je n’ai aucune raison de supposer que mon cerveau soit composé d’atomes. »[2] Si, en effet, ce que je puis savoir résulte de l’activité cérébrale, neuronale en particulier, alors ce que je sais ne consiste qu’en ces activités cérébrales sans que la vérité me soit accessible. Puisque ces activités ne sont pas « intelligentes », au sens où elles ne sont que des processus bio-électriques, elles peuvent en aucune manière connaître le vrai. Les activités neuronales ne sont qu’une suite causale d’activités bio-électriques, de sorte que les activités cérébrales ne savent strictement rien. En somme, ce n’est pas la matière elle-même qui pense, mais notre esprit. Avoir une raison de supposer p, c’est penser (ou croire) que p est vrai. Or, un neurone - voire un milliers de neurones reliés ensemble - ne peuvent penser que p est vrai, ou que j’ai de bonnes raisons de croire que p est vrai.

L’esprit humain est intentionnel. C’est l’une de ses caractéristiques principales, voire essentielles. Un neurone n’est pas intentionnel; il n’a pas la capacité de désigner ou signifier quoi que ce soit à l’extérieur de lui se trouvant dans la réalité. Reconnaître la vérité, c’est être capable de désigner un certain état de choses dans la réalité, à l’extérieur de la conscience humaine. De telle manière que l’espérance du naturalisme d’expliquer la conscience par la matière est, en principe, impossible. C’est l’illusion sur lequel roule le partisan du naturalisme-matérialisme. Pour cette raison, il faut dénoncer cette métaphysique qui bloque et alourdit la vie spirituelle des hommes et des femmes.
Avec tout le respect que je dois au scientifique qu'est Cyrille Barrette, il est grand temps que les masques tombent, et que ceux et celles qui se drapent de la Science, soient démasqués comme des aveugles nous guidant sur des chemins de précipice.




[1] William James, Les formes multiples de l’expérience religieuse. Essai de psychologie descriptive. Chambéry, Éditions Exergue, 2001, p. 443.
[2]Richard Haldane (1856-1928), célèbre humaniste anglais, auteur d’un ouvrage sur la relativité. Cité dans C. S. Lewis, Les Miracles. Étude préliminaire, SPB, Paris, 1985, p. 22. Je souligne «raison».

jeudi 27 mars 2014

DIEU CRÉATEUR


Dans le livre biblique de la Genèse, Dieu est présenté comme le créateur du ciel et de la terre, de la femme et de l’homme. Ce qui conduisit plus d’uns à se représenter Dieu comme un vieil homme portant une barbe blanche, tel ce tableau du romantisme britannique dû à William Blake, Le Dieu architecte. Un texte biblique ajoute que « Dieu les a faits [le ciel et la terre et tout ce qui est en eux] de rien et que la race des hommes est faite de la même manière.) (2 Maccabées 7 28). C’est ce que depuis le Moyen Age on appelle la création ex nihilo, la création de l’univers et de tout ce qu’il contient à partir de rien. Voilà qui est proprement scandaleux pour la raison humaine : comment quoi que ce soit aurait-il pu sortir d’absolument rien; bref, du néant ? Si toute chose a une cause, alors Dieu lui-même ne fut pas engendré par quelque chose d’antérieur à lui? La science moderne qui admet le principe de rationalité suivant lequel toute effet observé à une cause naturelle elle aussi observable, récuse de toute sa puissance ce portrait infantile, digne d’un âge préscientifique, de l’origine de notre monde physique ainsi que de l’être humain. D’où le discrédit dans lequel est aujourd’hui tombé la Bible. Aussi, pour plusieurs, la Science a remplacé la Bible.

            Il faut, toutefois, user de ce que Pascal appelait l’« esprit de finesse » en distinguant le but que poursuit de la science de celui de la Bible. La Bible ne doit pas être comprise comme un recueil de science périmée appartenant à un âge pré-scientifique. En fait, les récits bibliques, dont celui de la Création qui ouvre la Genèse, sont des récits imagés, métaphoriques, symboliques, poétiques, etc., et non pas une histoire relatant des événements tels qu’ils se sont déroulés. En somme, la Bible n’est pas un livre d’histoire. Le premier livre d’histoire, au sens de la recherche d’événements tels qui se sont produits et avérés dans l’espace et le temps, est né de la plume d’un Grec, Hérodote (Ve siècle avant notre ère). Le but de la Bible n’est pas de raconté l’histoire du peuple d’Israël mais témoigner de sa relation avec le Dieu de ce peuple, Yahvé. Il s’agit de voir plus clair dans notre relation avec Dieu. De comprendre, en somme, notre destinée. Or, pour un chrétien, l’événement capital qui jette une lumière décisive sur le peuple de Dieu, c’est la vie et la mort de Jésus-Christ. Pour le chrétien, il s’agit d’une histoire d’amour, faite de fautes et de pardon, entre l’homme et Dieu. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre le récit biblique de la Création. Encore une fois, il ne s’agit pas d’une Histoire naturelle mais, comme on le disait à une certaine époque, d’une Histoire sainte, c’est-à-dire d’histoires visant à montrer comment Dieu agit dans le monde, hier comme aujourd’hui, pour le salut de l’humanité. La Bible parle du passé pour mieux parler de notre présent. Le livre de la Genèse, où se trouve le récit de la Création, veut montrer que Dieu a créé le monde et l’homme pour qu’il vive avec Lui dans l’amour et la plénitude du bonheur. Voilà ce qu’il convient de retenir de ce récit – pas forcément que l’univers fut créé en six jours et qu’au septième Dieu se reposa, fondant ainsi le sabbat. Peut-être qu’une bonne façon de lire (ou d’entendre) le récit de Création, c’est d’écouter l’oratorio de Joseph Haydn, ayant pour titre précisément La Création (Die Schöpfung). C’est un hymne à la gloire de Dieu. On comprend alors les paroles qui clôturent le récit en question lorsque le narrateur écrit : « Dieu vit tout ce qu’il avait fait : cela était très bon. » (Genèse 1 31) La création, la nature ainsi que l’être humain, sont donc considérés comme de bonnes et belles choses, voire excellentes. Surtout, Dieu est présenté d’emblée comme un être créateur. C’est un artiste au sens plein du terme, qui, surtout, aime ce dont il est le créateur. N’oublions donc jamais que Dieu est amour et qu’il est constamment en train de créer. Que c’est parce qu’il aime qu’il est créateur. Les deux sont indissociables.

            L’image que la science moderne nous laisse de l’univers est celle d’un état de choses que l’on constate, qui est là, jeté là pour ainsi dire par pur hasard. L’univers n’est ni bon ni mauvais; il est là, point à la ligne. Seul l’homme est responsable de sa destinée, contrairement à la Bible qui nous dit, qu’après son œuvre d’amour, Dieu la remis entre les mains de l’homme qui, malheureusement, ne pris pas ses responsabilités.

Dans la conception scientifique de l’univers, il n’y a pas de place pour le sens ou le finalité, ni pour la destinée ou le salut de l’homme en relation avec un soi-disant auteur ou créateur de l’univers. L’homme est cependant l’auteur et le concepteur de la science. Seul l’homme, après coup, est en mesure de donner un sens ou une direction à l’univers et sa place dans le tout. Comme l’écrit le célèbre astrophysicien Hubert Reeves « Si nous avons un rôle à jouer dans l’univers, c’est bien celui d’aider la nature à accoucher d’elle-même. »[1] Pourquoi aurions-nous ce rôle à jouer ? Au nom de quoi devons-nous aider la nature à se réaliser, à trouver, pour ainsi dire, son équilibre, sa « santé », devant les menaces engendrées par les changements climatiques? Hubert Reeves n’a pas de réponse à ces questions. Plus loin, cependant, il écrit : « La survie de l’être humain, la victoire de la ‘pulsion de vie’ sur la ‘pulsion de la mort’, tel est l’objectif que détermine pour nous l’analyse de la réalité présentée dans les pages de ce livre. »[2] Ces propos énoncent clairement, me semble-t-il, qu’il existe effectivement une finalité, un but, à l’homme ainsi qu’à la nature, c’est la survie de l’un et de l’autre. Mais pourquoi ce but, cette fin ? Quelle raison le justifie ? C’est lorsqu’on aborde ces questions « limites » ou « ultimes », que la question de Dieu redevient pertinente, voire brûlante d’actualité.

Le philosophe autrichien, Ludwig Wittgenstein (1889-1951), écrit dans son fameux Tractatus logico-philosophicus : « Ce n’est pas comment est le monde qui est le Mystique, mais qu’il soit. » (6.44) Énoncé sibyllin s’il en est un. La science, en somme, explique le ‘comment’ des phénomènes naturels, la religion le ‘pourquoi’ ou encore la raison d’être des choses. Comment s’explique l’origine de l’univers selon la science - l’astrophysique en particulier ? Le big bang, d’après le vocable dû à l’astrophysicien Fred Hoyle (1915-2001), pourtant opposé à l’explication en question puisque Hoyle «… soutenait en effet une conception opposée, celle d’un univers éternel dans un état stationnaire, et, avec cette expression, il pensait décrédibiliser la théorie du big bang. Difficile en effet d’imaginer la création des galaxies à partir d’une explosion, habituellement perçue comme destructrice ! »[3]

Quoi qu’il en soit, une sorte d’« explosion » initiale aurait eu lieu à partir d’un tout petit point, des milliards de fois plus petit qu’une tête d’épingle, libérant notre univers qui serait toujours en expansion depuis lors. La science est incapable de remonter plus loin. Qui avait-il avant le big bang ? On n’en sait strictement rien. Un mur nous sépare de ce qu’il y avait avant l’explosion. Il faut insister, sous peine de commettre un lourd contre-sens, que l’« explosion » en question n’en est pas du tout une ! En effet,

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, il ne s’agit pas d’une explosion, une sorte de déflagration au cours de laquelle la matière naissante viendrait occuper le vide de l’Univers. Car avant le big bang rien n’existait sinon un point qui représentait tout l’Univers. Pas de matière bien sûr, pas plus que d’espace ou de temps d’ailleurs. Même le vide n’a pas de sens avant le big bang ! Alors, il ne peut s’agir d’une explosion car celle-ci se produit quelque part à partir de quelque chose…[4]

La tentation est toutefois grande pour un chrétien de voir dans le big bang le geste créateur de Dieu. Comme si la science venait confirmer le récit biblique de Création ! Il faut résister à cette tentation funeste parce qu’elle nous invite à déplacer l’ordre religieux sur celui de la science. La science travaille dans l’ordre des causes; la religion dans l’ordre du sens. Il ne faut pas confondre ces deux ordres. Car la tentation grande, pour le chrétien, de se représenter Dieu comme un être extérieur à l’univers lui donnant, comme par un coup de baguette magique, l’être et la vie. Malgré le chef-d’œuvre, la peinture de Raphaël, La création d’Adam, au plafond de la chapelle Sixtine, cède à cette tentation. Rien n’est plus mythologique que cette représentation.

Demandons-nous : Pourquoi Dieu aurait-il créé l’univers ? Évidemment, le non-croyant rejette cette question comme étant loufoque puisque, pour lui, Dieu n’est pas. Mais la question n’est pas si loufoque qu’elle paraît, car elle demande, non pas comment – question s’adressant à la science -, mais pourquoi. La raison d’être, en somme, de l’univers et de tout ce qu’il comporte. Comme dit Wittgenstein, c’est le pourquoi qui importe quant à ce qu’il désigne comme le point de vue mystique. En tout cas, la question est parfaitement légitime du point de vue du sens, du point de vue du pourquoi. Évidemment, un scientifique, tel Hubert Reeves, la rejette comme étant hors du domaine de la science qui ne s’intéresse qu’au comment. Si on la considère comme une question étant du ressort de la science, au sens de : Comment Dieu a-t-il créé l’univers ?, la représentation trompeuse précédente s’impose alors à nous. On est amené à concevoir Dieu dans un certain espace hors de l’espace qui, à partir de rien, crée tout… On cède alors à ce qu’en anglais on appelle le « whisfull thinking », la pensée magique. Le rationaliste a alors beau jeu de rejeter Dieu.

Notre question, Pourquoi Dieu aurait-il créé l’univers ?, demande, finalement : Pourquoi y a-t-il de l’être plutôt que rien ? C’est la fameuse question du philosophe allemand Leibniz.[5] Devant cette question, nous sommes confrontés au mystère par excellence. C’est-à-dire, en un mot, Dieu. Il est le mystère. Or, confronté au mystère, toute suite on pense qu’on ne peut rien y comprendre; que cela dépasse tout entendement, toute raison. De sorte que, puisque rien n’est intelligible dans le mystère, il convient surtout de ne pas chercher à comprendre. Évidemment, c’est là donner raison au rationaliste qui, devant le mystère impénétrable de Dieu, non pas d’autre choix que de le rejeter catégoriquement.

Or, c’est se méprendre royalement sur le sens du « mystère ». Plutôt de tenir le mystère comme à jamais inexplicable, l’inintelligible en soi, il convient de l’envisager comme étant inépuisable, c’est-à-dire comme une sorte d’énigme qui n’a pas d’explication ultime ou finale. Personnellement, j’ai toujours été profondément bouleversé par le mystère d’un Dieu qui meurt sur une croix. Rien de plus mystérieux à mes yeux, et pour cause ! Un jour, je compris que le Dieu est un Dieu d’amour. « Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique. » (Jn 3 16) «… car Dieu est amour », dit le même évangéliste (1 Jn 8). Or, même cette explication, pour capitale et profonde qu’elle soit, demeure néanmoins superficielle à un certain niveau. Il est toujours possible d’aller plus loin.[6] Citons sur le point la parole du Siracide, « …il n’est pas possible de découvrir les merveilles du Seigneur. / Quand un homme en a fini, c’est qu’il commence / et lorsqu’il s’arrête, sa perplexité demeure. » (18 6-7) De même en va-t-il, à mon avis, pour ce qui concerne le mystère de Dieu et de sa Création.

Le dominicain Herbert McCabe, qui enseigna la philosophie et la théologie à l’Université d’Oxford, alla de son côté jusqu’à soutenir : « Prouver l’existence de Dieu, c’est prouver que certaines questions se posent toujours, que le monde pose pour nous ces questions. »[7] Prouver l’existence de Dieu, en somme, ne consiste pas à prouver son existence, mais que certaines questions fondamentales de sens, dont celle de Leibniz, sont toujours pertinentes.

L’homme des Lumières, pourfendeur de la religion et adepte de la science, croyait à tort en avoir fini avec Dieu. Force est de constater que le Siracide a raison, « c’est quand l’homme en a fini, qu’il commence…» Sur ce point, saint Augustin s’appuyant sur le passage du Siracide, écrit : « Ainsi, cherchons comme si nous allions trouver, et trouvons comme si nous allions chercher. »[8] Certes, le chrétien sait, par le biais de la Révélation, que Dieu est tri-un. Ce mystère serait inaccessible à la raison humaine. En fait, ce mystère est inépuisable pour l’entendement. Le chrétien sait également que Dieu créa le monde. Comment ? Il ne le sait pas. Il sait du moins que, puisque Dieu est amour, l’univers est aimé de Dieu car, tel un artiste, ses œuvres sont tout pour lui. Au-delà de ces miettes de vérités révélées – ce qui n’est pas rien, je l’accorde volontiers - on ne sait pas grand-chose de Dieu. Le mystère plane toujours sur l’Auteur de la nature.

Jean Guitton (1901-1999), philosophe catholique français, soutient, dans Mon testament philosophique, qu’il croit en Dieu parce qu’il a du mal à y croire… En effet, « … si je n’avais aucun mal à y croire, écrit-il, je crois que je n’y croirais pas. »[9] C’est-à-dire : s’il était facile de croire en Dieu, personne n’y croirait. Dans la même veine que Descartes, soutenant que, puisqu’il doute, Dieu est[10], Guitton soutient que, puisque Dieu est difficile à croire, il y croit ! Sinon, Dieu ne serait pas Dieu. En somme, Dieu est la limite à partir de laquelle la raison devient foi. Si je doute, en effet, c’est que j’ai de bonnes raison de ne pas croire ce qu’on me dit. En somme, le doute laisse entrevoir le pouvoir de la raison. En réalité, Guitton ne part pas du doute pour aboutir à la vérité, car le doute, lui-même, fait appel à la vérité. Logiquement, le doute présuppose l’existence de la vérité. Au fond, Guitton ne part pas du doute, mais de la vérité, qu’il retrouve pour ainsi dire dans l’acte de douter.

Au sens littéral, le mot « mystère » signifie « chose cachée, obscure; secret ».[11] Le mystère désigne donc une vérité secrète, non encore révélée, reconnue, établie. Le mystère présuppose l’existence d’une vérité qui, il faut bien l’avouer, paraît, du moins pour l’heure, impénétrable ou indéchiffrable. Dieu comme mystère désigne donc une vérité secrète inaccessible, du moins pour le moment à l’entendement humain.

Le mystère, donc, tout comme le doute, présuppose l’existence de la vérité. Donc, comme dit Guitton, parce que je doute de Dieu, qui est le mystère par excellence, je ne dispose pas de la vérité pour y croire; mais je présume que cette vérité existe et que, si elle existe, comme je le crois, elle est identique à Dieu. Voilà, me semble-t-il, bien comprise, la preuve de l’existence de Dieu du philosophe français. Elle donne raison, me semble-t-il, à Herbert McCabe : la preuve de l’existence de Dieu, «… c’est prouver que certaines questions se posent toujours, que le monde pose pour nous ces questions. »

Médicalement, le cancer (ou tumeur maligne) est une maladie caractérisée par une prolifération cellulaire (tumeur) anormalement importante au sein d'un tissu normal de l'organisme, de telle manière que la survie de ce dernier est menacée. Les chercheurs sont toujours en quête de la cause du cancer. Aucun doute n’existe quant à l’existence d’une telle cause. Je vois de la fumée au loin, et j’en infère qu’il y a un feu là-bas. Je ne vois pas le feu lui-même, mais seulement son effet. À ce propos, saint Thomas d’Aquin écrit : « Quand on démontre une cause par son effet, il est nécessaire d’employer l’effet, au lieu de la définition de la cause, pour prouver l’existence de celle-ci. Et cela se vérifie principalement lorsqu’il s’agit de Dieu. »[12] Sans connaître la définition ou la nature réelle du feu, je suis tout de même autoriser à déduire son existence, là-bas, de la fumée que j’aperçois au loin. Même chose pour Dieu, soutient l’Aquinate. Le feu est une réaction chimique de combustion qui réunit trois conditions nécessaires et suffisantes : un combustible, un carburant, une énergie d'activation (le fameux « triangle du feu »). Je puis inférer l’existence d’une telle réaction chimique qu’est le feu, sans connaître ce qui le constitue, sans avoir aucune notion de chimie. Ainsi, à la question : Pourquoi le feu ?, je puis répondre en disant qu’il y a des choses qui brûlent (dont le papier, le carton, le bois, etc.), un carburant, de l’oxygène, ainsi qu’une source de chaleur, telle une étincelle. Si l’on demande maintenant : Pourquoi le feu existe-t-il plutôt que rien ?, cette question nous renvoie à celle de Leibniz : Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?, et l’effet – quelque chose existe, l’univers - indique une cause, Dieu, lequel constitue le mystère.

Dieu demeure un mystère. Le mystère. Et c’est parce qu’il est le mystère que nous y croyons. Peut-être que le mystère de Dieu réside dans sa pauvreté, comme le soutenait Gustave Thibon : « Pauvreté de Dieu. – Dieu est le plus riche et le plus pauvre des êtres. Il est tout, mais il n’a rien. Il ne peut donner que lui-même. Et cela explique son insuccès. L’homme a soif de dons extérieurs et moins précieux. »[13] Thibon évoque la différence entre être et avoir. Nous, humains, désirons tout avoir, sans pouvoir être. Nous désirons ardemment le posséder en le connaissant. Le mystère, Dieu, c’est celui de l’Être. C’est le sujet de toute la métaphysique.

Dieu, l’Être par excellence, créateur tout-puissant du ciel et de la terre, Tu T’es pourtant agenouillé devant tes créatures pour leur laver les pieds ! Bénis sois-tu ! Aucune raison ne T'obligeait à créer le monde. Si Tu l'as fait, c'est par gratuité, pur don.




[1] Hubert Reeves, L’heure de s’enivrer. L’univers a-t-il un sens?, Paris, Seuil, 1986, p. 212-213.
[2] Ibid., p. 219.
[3] Christian Camara et Claudine Gaston, 150 idées reçues sur la science, First Éditions, 2011, p. 37-38.
[4] Ibid., p. 37.
[5] Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716) dans ses Principes de la Nature et de la Grâce fondés en raison (1714) écrit : « …pourquoi il y a plutôt quelque chose que rien ?... supposé que des choses doivent exister, il faut qu’on puisse rendre raison, pourquoi elles doivent exister ainsi, et non autrement. »
[6] Comme le dit une chanson de John Littleton, Va plus loin : « Va plus loin, va plus loin / Même si te crois arrivé… »
[7] Herbert McCabe, « Creation », in God Matters, Londres, Continuum, 1987, p. 2. Ma traduction.
[8] Saint Augustin, La Trinité, Livre IX, in Œuvres III : Philosophie, Catéchèse, polémique, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p. 490.
[9] Jean Guitton, Mon testament philosophique, Presses de la Renaissance, 1997, p. 33.
[10] René Descartes, Règles pour la direction de l’esprit.
[11] Voir Xavier Léon-Dufour, Dictionnaire du Nouveau Testament, Paris, Seuil, 1975, p. 381.
[12] Saint Thomas D’Aquin, Somme théologique, Ia 2 ad 2, Paris, Cerf, Tome 1, p. 171.
[13] Gustave Thibon, L’échelle de Jacob, Montréal, Boréal Express, 1984, p. 16-17.

samedi 22 mars 2014

« SUIS-MOI ! »


D’après le pape François, Jésus ne demandait pas « Connais-moi ! », mais « Suis-moi ! ». Dans l’Évangile, Jésus s’adresse à ses apôtres et leur demande : « Pour vous qui suis-je ? » (Mc 8 27). Jésus s’adresse à chaque chrétien et nous demande : « Mais pour toi qui suis-je ? ». « Cette question…, dit le pape François,  ne se comprend que chemin faisant, après une longue marche, faite de grâce et de péché, la marche d’un disciple. Jésus n’a pas dit ‘ Connais-moi! ’, mais ‘ Suis-moi ! C’est en suivant Jésus qu’on apprend à le connaître… Il faut rencontrer quotidiennement le Seigneur, tous les jours, dans les victoires comme les faiblesses. ’»

            La connaissance intellectuelle de Dieu, ce n’est donc pas vraiment le connaître. Or, les philosophes sont réputés ne connaître Dieu qu’intellectuellement. C’est comme apprendre l’existence de l’ornithorynque, sans jamais en avoir rencontré. On se dit alors : « Ah bon; je ne savais pas… Je vais me coucher moins sot ce soir… » Ce type de connaissance ne nous affecte en rien. Il n’en va pas de même de la connaissance de Dieu. C’est la « connaissance sensible au cœur » selon le mot de Pascal. Aussi, devant la question : « Pourquoi je crois en Dieu », Maurice Zundel va jusqu’à écrire : « Je ne crois pas en Dieu, je le vis. »[1] Comme dit le pape François, vivre Dieu, c’est suivre son Fils, Jésus. Connaître, écrit de son côté Zundel, c’est « co-naître». « Pour connaître authentiquement, il faut naître à une vie authentique. »[2] Cela me rappelle ce mot du Père Sertillanges : « Pour juger vrai, il faut être grand. »[3]

            Tout cela nous conduit à la conclusion selon laquelle connaître Dieu, ce n’est jamais qu’un simple constat d’un fait anecdotique, à savoir que Dieu existe, c’est faire une expérience renversante, faite justement de « retournement », de transformation; bref, de conversion. À ce moment précis, celui ou celle qui « connaît » Dieu, acquiert un savoir transfigurant. Une transformation complète de la personne s’effectue en elle : sa vision du monde et d’elle-même change du tout au tout. Même la mort, de lugubre et effroyable qu’elle paraissait auparavant, c’est-à-dire avant la conversion, devient douce et bienveillante.

            C’est à ce moment précis de conversion que naît la foi, qui n’est pas l’abdication de la raison, mais la compréhension qu’il existe un mystère, une réalité, une vérité, qui dépasse la raison humaine. Or, qui dit vérité, même mystérieuse, dit « connaissance ». La foi est donc bel et bien une connaissance. Évidemment, celui ou celle qui n’a pas fait cette expérience de conversion, ne peut admettre l’existence de cette « vérité » que la raison humaine ne peut s’expliquer.

            Aussi, lorsque Jésus demande « Qui suis-je ? », il ne demande pas « connais-moi ! », mais « Suis-moi ! ». Le Seigneur demande plutôt « Convertis-toi ! ». Il vient alors à toi pour te transformer, te transfigurer. Pour te dire qu’Il t’aime, et qu’Il souhaite recevoir en retour ton amour.



[1] Maurice Zundel, « Pourquoi je crois en Dieu », in La Vérité, source unique de liberté, Articles de Maurice Zundel, Tome 1, Québec, Anne Sigier, 2001, p. 145.
[2] Maurice Zundel, « Vérité et liberté », p. 39.
[3] A-D. Sertillanges, La vie intellectuelle. Son esprit. Ses conditions. Ses méthodes., Paris, Revue des Jeunes, 1944, p. 33.

mercredi 19 février 2014

SAGESSE ET RAISON


Qu’est-ce que la philosophie? Étymologiquement, la philosophie c’est l’amour (philo) de la sagesse (sophia). La sagesse est donc le bien ultime que recherche le ou la philosophe. En réalité, c’est l’inverse qui est vrai : la philosophie, c’est la sagesse de l’amour. Car c’est dans l’amour que se trouve la sagesse. Ou encore : il n’y a pas de sagesse sans amour. Bref, la condition nécessaire et suffisante de la sagesse étant l'amour.

Dans la tradition chrétienne, amour se dit en grec agapè. L’apôtre Paul porte aux nues l’agapè : « Quand j’aurais toute la connaissance…, s’il me manque agapè, je ne suis rien. » (1 Corinthiens 13 2). Les latins traduisirent agapè par caritas ce qui donna en français charité laquelle constitue dans la doctrine de l’Église la vertu théologale par excellence. Or, la charité comme amour-don, agapè, c’est bien plus que donner aux pauvres ou au nécessiteux, comme on le pense couramment. Donc, le sage est celui ou celle qui est capable d’agapè, c’est-à-dire d’amour-don. Celui ou celle qui donne sa vie aux autres témoigne du plus grand amour qui soit (Jean 15 13 : « Le plus grand amour (agapè) que quelqu’un puisse montrer, c’est de donner sa vie pour ses amis. ») Saint Paul va même jusqu’à dire que «…quand j’aurais la foi (pistis) la plus totale, celle qui transporte les montagnes, s’il me manque l’amour (agapè), je ne suis rien. » Donc, agapè est, en un certain sens, supérieur à pistis, la foi, autre vertu théologale avec l’espérance et la charité (agapè). C’est d’ailleurs pourquoi la vertu agapè-don constitue la plus grande de toutes les vertus, cardinales comme théologales confondues. J’aurais beau dire ou croire que Jésus est le Fils de Dieu, mais s’il me manque amour-agapè, ma croyance ou ma foi est vaine.

            Par conséquent, dans la tradition évangélique, il faut convenir que la sagesse c’est l’amour-don, agapè. C’est la vertu première et dernière de toute l’éthique chrétienne.

            Abordons, à présent, une question difficile : la sagesse de l’amour-don est-elle identique à la fameuse raison des philosophes? Vous savez sans doute que la philosophie est traditionnellement définie comme une activité de la raison. Enseignant au collégial, j’enseigne entre autres le premier cours de philosophie aux élèves qui s’y initient, dont le titre est Philosophie et rationalité. Il me faut donc définir la rationalité. La question est complexe puisque, comme on sait, le concept de raison a varié au cours de l’histoire occidentale. Descartes, dira par exemple, au siècle précédent celui des Lumières, que le « bon sens » - la raison – est la chose la mieux partagée du monde. (Discours de la méthode, 1ère partie). D’après Descartes, donc, et les Philosophes qui le suivront au siècle des Lumières, la raison est partagée universellement par tous, le philosophe comme l’ignorant. Descartes donne les principes à suivre pour guider la raison vers la vérité, chacun étant habileté à trouver la vérité grâce à la raison. Chez les anciens Grecs, seul le philosophe use de la raison. Chez Platon, par exemple, seul le philosophe est apte à penser de manière rationnelle, la masse des gens en étant incapables, puisque les désirs et les passions les gouvernent en les tenant captifs des passions. C’est ce que décrit merveilleusement Platon dans sa fameuse Allégorie de la Caverne. Chez Platon la raison conduit à la sagesse. L’amour de la raison, en effet, débouche sur la sagesse. C’est le but en effet visé par la philosophie. Contrairement à Platon, pour Descartes la raison conduit, non pas à la sagesse, mais surtout à la vérité dans les sciences – le sous-titre du fameux Discours de la méthode étant : Pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences. La sagesse disparaît donc au profit de l’exercice de la raison visant la fondation de la science. La philosophie devient avec Descartes la servante de la science. Descartes a gagné sa gageure puisque la science a aujourd’hui a remplacé la sagesse. En fait, l’exercice de la raison trouve sa réalisation éloquente dans la science – qui est devenue notre religion ou qui a en quelque sorte remplacé la religion. C’était la foi des Philosophes des Lumières. On peut très certainement dire que ces Philosophes ont triomphé et qu’ils ont désormais le haut du pavé.

            Pour nous, donc, aujourd’hui, depuis les Lumières, dont notre civilisation moderne est héritière, la raison s’exerce brillamment dans les sciences, et la sagesse est aujourd’hui réduite – ou se ratatine - à la science. Bien évidemment, il n’est désormais plus question de parler de la sagesse comme étant celle de l’Amour (agapè). L’amour, pense-t-on, est une sorte de passion dont il faut se garder ou se prémunir car elle serait source d’irrationalité, de méprise et d’erreur. Être amoureux, c’est aujourd’hui une sorte de vice – pour celui ou celle du moins qui veut parvenir à la vérité. Il ou elle doit être impassible, objectif-ve, neutre, s’il ou elle veut trouver la vérité.

            On comprend dès lors pourquoi la religion – le christianisme, en Occident – ait pris une « méchante débarque ». L’Évangile en effet annonçant la Bonne Nouvelle de l’Amour-agapè, il devient parfaitement irrationnel de croire en cette Bonne Nouvelle. Jésus-Christ, qui révèle qui est notre Père à tous et à toutes, à savoir l’Amour-agapè, c’est-à-dire Don Démesuré, Sans Allure, Sans Bon Sens, Sans Pareil, Inouï, etc., devient proprement, au regard de la raison, irrationnel, irraisonnable, inconcevable; bref, incroyable. Comme le disait déjà saint Paul, «... ce qui est folie (môron) de Dieu, est plus sage (sophôteron) que les hommes.» (1 Corinthiens 1 24).

            La sagesse, comme amour-agapè, a aujourd’hui presque disparu. Triomphe maintenant la rationalité, la raison, et son expression suprême qui devient idole : la science. La sagesse, elle, destituée de son rang, n’est plus que misère. N’est-ce pas là en effet la principale caractéristique de notre monde actuel : la misère ?


            On entend souvent dire par les mécréants et les athées que si Dieu était véritablement tout-puissant, il pourrait accomplir tout ce qu’il souhaite, c’est-à-dire n’importe quoi. Dieu devrait pouvoir accomplir plein d’absurdités. Par exemple : qu’Il soit et qu’Il ne soit en même temps. Il pourrait aussi être à la fois le Bien et le Mal. La réponse que donne le chrétien face à ces turpitudes du Malin, c’est que Dieu est un être rationnel, à savoir que Dieu est logique évitant la contradiction parce que la contradiction n’est pas saine, bonne, ou « viable ». La réponse qu’il faut donner à ceux et celles qui tentent Dieu est que Dieu est non seulement logique, Il est surtout sage. Sa nature est essentiellement bonne et, donc, sage. Et sa sagesse, comme je le soutenais précédemment, provient du fait qu’il n’est qu’Amour (agapè). Celui qui n’est qu’Amour pur veut le bien pour ce qui n’est pas lui. Ses créatures, en particulier. Il ne peut donc vouloir à la fois le Bien et le Mal. Par amour, Il veut le Bien. C’est donc parce qu’Il aime qu’Il veut le Bien, souhaite le Bien. Dieu n’est donc pas la simple loi logique de non-contradiction. Il d’abord et surtout Amour. Et c’est parce qu’il aime qu’Il veut le Bien. Il ne peut donc, en aucune manière, souhaiter également le Mal. Ceux qui veulent que Dieu se livrent à leurs turpitudes ignorent donc la nature essentiellement amoureuse de Dieu.

            Le philosophe Brian Leftow, enseignant à la prestigieuse université d’Oxford en Angleterre, a écrit : « Je suis philosophe parce que je suis chrétien. » À l'image du grand prêtre qui déchira sa chemise en entendant Jésus proclamer qu’il est le Fils de Dieu, bon nombre crient au scandale en entendant pareille affirmation voulant qu’on ne peut être philosophe sans être chrétien. Mais Brian Leftow a parfaitement : si en effet la philosophie est sagesse de l’amour, alors le chrétien est sage parce qu’il est à la cherche l’Amour.
 

jeudi 2 janvier 2014

samedi 28 décembre 2013

DIEU EST EN BAS PAS EN HAUT !

Non, dubia, sed certa conscientia, domine, amato…
 Quid autem amo, cum te amo ?
Saint Augustin, Confessions, 10, VI



Le titre de ce petit texte provient du commentaire suivant de Georges Madore à l’occasion de la fête chrétienne de Noël de 2013: « Bas, plus bas, c'est là que Dieu se trouve... c'est là qu'il nous attend. Ne regardez pas là-haut dans le ciel : la nuit a englouti la lumière, les anges ont fait place aux étoiles; les chants se sont dissous dans le silence. Dieu n'est pas là-haut, il est ici-bas. Il est le Dieu Très-Bas. Qui ne sait se pencher ne peut le trouver. »[1]

On songe en particulier à l'essai d'anthologie de l'incroyance et la libre-pensée de Normand Baillargeon, intitulé : «Là-haut, il n'y a rien...» C'est vrai! Le professeur Baillargeon, l’un des co-auteurs, a parfaitement raison. Parce que tout est sous nos yeux ici-bas. Aveugles que nous sommes!

Depuis, en gros, le siècle des Lumières, qui a vu le triomphe de la Raison, nous ne savons plus nous pencher. Nous regardons le ciel, et nous disons, « effectivement, il est parfaitement dérisoire de croire qu’il y ait quelque chose là-haut ! » Normand Baillargeon est aujourd’hui, au Québec, le représentant le plus articulé du rationalisme athée issu des Lumières.[2]

Bien que le rationalisme ait plusieurs sens, en gros, il consiste à tenir qu’une proposition est vraie ou susceptible d’être vraie s’il y a une bonne raison de supposer qu’elle soit vraie. Le maître à penser de Baillargeon, Bertrand Russell (1872-1970), écrit au tout début de ses Essais sceptiques, « il n’est pas désirable d’admettre une proposition quand il n’y aucune raison de supposer qu’elle est vraie. »[3] Ailleurs, dans Pourquoi je ne suis pas chrétien, Russell écrit : « L’habitude de fonder les convictions sur des preuves, et de ne pas leur accorder de certitude que dans la mesure où elles sont garanties par des preuves, guérirait, si elle devenait générale, la plupart des maux dont souffre le monde. »[4] Enfin, toujours Russell au sujet de la foi : « Je pense que la foi est un vice, parce que la foi veut dire croire une proposition quand il n’y a pas de bonne raison de la croire. Cela peut être considéré comme une définition de la foi. »[5] Désignons les trois énoncés précédent de Russell Principe rationaliste de l’éthique de la croyance (PREC). En somme, une croyance légitime est celle fondée sur des preuves. D’après Russell, croire qu’une théière circule en orbite autour de la terre, est un bel exemple de croyance religieuse irrationnelle, non-fondée.[6] Dans l’état actuel de nos connaissances et du développement technologique, il paraît difficile soit de confirmer cette étonnante hypothèse, soit de l’invalider.

D’après Russell-Baillargeon, puisque les énoncés religieux ne satisfont pas au PREC, ils doivent être rejetés et condamnés. N'oublions qu'il s'agit d'un principe éthique, c'est-à-dire véhiculant un contenu moral. Ils ne doivent surtout pas être enseignés dans les écoles car, comme dit Russell, les énoncés religieux sont à la source des principaux maux dont souffre notre humanité. Notre bonheur, donc, devrait entraîner l’éradication complète de la religion, du moins dans l’« espace public ».

Lorsqu’on braque ainsi la foi sous le projecteur du rationalisme, c’est comme regarder en haut - alors que tout se passe en bas ! La religion n’est pas déconnectée de la réalité, de la vie de tous les jours. Si elle n’avait pas prise sur la réalité terre-à-terre, la religion n’aurait pour nous eu aucun intérêt.[7]

Nous lisons à l’article « foi », dans le dictionnaire marabout université portant sur Les religions, que « La foi est la base de toute religion; c’est l’adhésion à certaines propositions, tenues pour vraies, en vertu ni de l’évidence, ni d’une démonstration rationnelle, mais de la confiance mise dans le témoignage d’une personne, dans une tradition, ou dans un sentiment intime. »[8] La foi, donc, ne répond en aucune manière au réquisit du PREC.

Règle générale, le rationalisme est l’ennemi des traditions. Il se méfie également des états de conscience, tel celui consistant à faire confiance qui est au cœur de la foi. Pourtant, il croit en la raison. Le rationaliste fait confiance en la raison. Sa foi est celle du… rationalisme. Il tient en effet qu’il est mal et condamnable de ne pas obéir à la raison. D’où peut-il donc tenir cette vérité ? Quelle en est l’évidence ? De la raison elle-même, répond-t-il. Alors, pourquoi, si la raison est pour ainsi dire présente en l’homme depuis qu’il existe, qu’il y ait toujours eu des religions et que, même depuis le siècle des Lumières, elles ne sont pas encore disparues, au contraire, car elles resurgissent sans cesse ? La réponse du rationalisme est toujours la même : les hommes préfèrent la tradition, les états de conscience, l’expérience intime, etc., à la raison. Or, à l’évidence, il s’agit là, non pas d’une vérité de la raison, mais d’une vérité tirée de l’expérience. Une « induction » comme disent les logiciens. Ce fut ainsi… et il en sera ainsi dans l’avenir. L’expérience répétée est donc à la source de la raison. On peut donner quelques bons exemples du PREC, mais la généralité du principe en question pèche contre la preuve disponible. En somme, le PREC constitue une hérésie logique car il constitue un sophisme de la généralisation hâtive ou abusive.

Mais qu’est-ce qui justifie que le PREC sera encore légitime dans l’avenir ? C’est le fameux problème de la justification de l’induction que, David Hume (1711-1776), le premier a mis en évidence. On ne peut donc justifier l’expérience par le recours à l’expérience car il s’agit d’un cercle vicieux que la raison proscrit.

Le fameux PREC de Russell-Baillargeon vacille lorsqu’on l’examine attentivement. Si la raison ne peut justifier le recours à l’expérience, la raison peut-elle se justifier elle-même ? En d’autres termes, le PREC est-il une vérité de la raison ? C’est une vérité raisonnable, mais de là soutenir qu’il provient de la raison pure, c’est encore une fois exagérée, c’est-à-dire déraisonnable. Donc, il ne paraît pas y avoir de fondement au principe de Russell-Baillargeon. En fait, la position connue de Russell sur les questions de morale – car il s’agit bien d’une question morale, sinon éthique – est celle du subjectivisme moral. Russell est très clair sur ce point :

Quand un homme dit : « Ceci est bon en soi », il paraît affirmer un fait, tout comme s’il disait : « Ceci est carré » ou « Ceci est sucré ». Je pense que c’est là une erreur. Je pense qu’il veut dire en réalité : « Je souhaite que tout le monde désire ceci », ou plutôt:« Puisse tout le monde désirer ceci ». Si l’on interprète ses paroles comme une affirmation, il s’agit seulement de l’affirmation de son désir personnel; par contre, si on les interprète d’une façon plus générale, elles n’affirment rien, mais ne font qu’exprimer un désir. Le désir lui-même est personnel, mais son objet est universel. C’est, à mon avis, ce singulier enchevêtrement du particulier et de l’universel qui a causé une telle confusion en matière de morale.

(…)

La théorie que je viens de présenter est une des formes de la doctrine dite de la “subjectivité” des valeurs. Cette doctrine consiste à soutenir que, si deux personnes sont en désaccord sur une question de valeur, ce désaccord ne porte sur aucune espèce de vérité, mais n’est qu’une différence de goûts.[9]

 

Le rationalisme de Russell confine donc au subjectivisme. Ce qui lui est d’ailleurs fatal. Au fond, nous dit Russell, au nom de la raison, est « vrai » et « bon » ce qui me paraît l’être et ce que je souhaite vivement que tout le monde adopte. Voilà qui est au fondement du PREC : le subjectivisme moral. Cela même que Russell-Baillargeon dénonce et condamne chez le croyant ! Donc, avant de souscrire aux positions athées de Russell-Baillargeon, il convient de quitter le rationalisme qui ne tient pas la route, et adopter une autre voie pour comprendre le phénomène religieux avant de le condamner au pilori.

 

*

Ne cherchons donc pas Dieu dans les hauteurs de la raison comme le prescrivent Russell et Baillargeon. Cherchons-le en bas, dans le cœur des hommes, car comme le dit Pascal, « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point. »[10] Or, les raisons du cœur, ce sont les raisons de l’amour.[11] Du moins, est-ce ainsi en christianisme. Mais avant d’en dire davantage sur l’amour (agapè) en christianisme, disons comment la religion, plus précisément le sacré, advient dans la vie profane des êtres humains.

Selon les spécialistes des religions, en tout premier lieu Rudolf Otto qui, dans son étude, Le sacré[12], devenue un classique dans l’étude des religions, montre que le sacré est une dimension incontournable de l’existence humaine. Ce n’est pas une idée ou un concept, mais d’abord et avant tout, une expérience. Celle qu'il a baptisé de « numineux ». Faire l’expérience du sacré - du numineux - est essentielle pour le croyant. C’est une expérience profonde qui bouleverse l’appréhension familière du monde. L’expérience du sacré ou du numineux donne la conviction qu’au-delà de la vie profane de tous les jours, il existe une réalité transcendante. C’est ce que découvre le croyant lorsqu’il se «converti».

L’historien des religions, Mircea Eliade[13], désigne l’irruption du sacré dans la vie profane comme étant une hiérophanie (du grec hieros, sacré, phanein, se manifester). Il s’agit donc, surtout, d’une expérience d’une grande intensité émotionnelle mais qui n’est pas dépourvue de sens, donc de contenu cognitif, au contraire, puisque la hiérophanie donne sens, un sens sacré à l’existence ainsi qu’à l’univers dans sa totalité. Si l’on perd de vue la dimension hiérophanique de la vie du croyant, le vécu de ce dernier devient complètement irrationnel, telle la fameuse théière de Russell qui n'est associée à aucune hiérophanie. Chez le chrétien, la croix n’est jamais qu’un simple instrument de torture comme elle l’était chez les Romains. Elle évoque le sacré par excellence - le numineux -: la mort et la résurrection du Christ, c’est-à-dire de Dieu fait homme, mort par amour pour l’humanité. C’est le symbole du don (agapè) par excellence. La croix symbolise l’amour-don (agapè). Cette hiérophanie se retrouve dans nombre de symbolisme chrétien. Dans la crèche, en particulier. Dieu, le Tout-Puissant, l’Être suprême, naît dans la pauvreté et non dans la richesse d’un palais royal. Stupéfiant! Dieu naît dans la pauvreté et l’exclusion ! La raison est choquée par ce paradoxe. Seuls les gens simples, les exclus, misérables, les parias de la société (les bergers) peuvent l’approcher. Oui, comme dit Georges Madore, Dieu naît dans les bas-fonds. Inutile de braquer les télescopes sur le ciel pour le voir. Il est couché dans une mangeoire. Scandale pour la raison !

La raison doit abdiquer et laisser toute la place à l’amour-don (agapè). Le rationalisme ne trouvera jamais Dieu. Peine perdue. Seule l’ouverture à l’amour-agapè permet de connaître Dieu. Comme l’écrit saint Augustin : «Tard je vous ai aimée, Beauté si ancienne et si nouvelle, tard je vous ai aimée. C’est que vous étiez au-dedans de moi, et, moi, j’étais en dehors de moi ! »[14]

En christianisme, l’amour-agapè est tenu comme étant l’une des trois vertus théologales, avec la foi et l’espérance. C’est la plus haute des vertus. On l’a traduit en latin par caritas, ce qui a donné en français, charité. La charité ne consiste pas seulement à donner aux nécessiteux. La charité a mauvaise réputation. Aujourd’hui, on parle plutôt de solidarité, de partage. La charité, vertu théologale par excellence, est devenue une sorte d’oxymore, une vertu sociale. C’est un oxymore car une vertu, par définition, est une disposition individuelle et non sociale. La société n’est pas un individu. Dans la société actuelle, c’est la justice sociale qui est devenue la vertu par excellence. Encore une fois, il s’agit là d’un oxymore, car seule une personne est juste, pas une société. Celle-ci n’a aucune existence en dehors des personnes qui la compose.

Pour voir Dieu, il faut en somme réhabiliter la vertu, celle en particulier de l’amour-agapè, la plus haute des vertus théologales. Il faut cesser en somme d’en appeler à cette espèce de divinité, la Raison, qui s’est imposée à l’Occident, depuis les Lumières. Il faut réhabiliter l’éthique de la vertu. Ce que j’ai tenté de faire dans mon essai Plaidoyer pour une morale du bien (Liber, 2011). Je souscris toujours à cette voie de la sagesse remontant à Aristote – que toute la modernité s’est évertuée à dénigrer et à chasser. À commencer par Thomas Hobbes (1588-1679) qui écrit de manière virulente, voire malveillante, dans le Léviathan : « Je crois qu’en matière de philosophie naturelle, on ne peut rien dire de plus absurde que ce qu’on appelle la Métaphysique d’Aristote, ni de plus opposé au gouvernement que ce qu’il dit dans ses Politiques, et rien de plus ignorant qu’une grande partie de son Éthique. »[15] Plus tard, Lord Russell sera encore plus méchant à l’endroit du maître du Lycée : « Aristote, il faut le dire, fut l’un des plus grands maux pour l’humanité. »[16] Russell condamnera également le grand commentateur d’Aristote, le docteur de l’Église catholique, saint Thomas d’Aquin (1225-1275)[17], le concepteur, soi-dit en passant, des vertus théologales.

Comme on l’a vu, en matière de moralité ou d’éthique, Russell défend le subjectivisme : les propositions morales, voire religieuses, n’ont pas la prétention de dire le vrai, mais seulement l’expression de sentiments, de goûts ou de préférences personnels dont on souhaite qu’ils soient partagés par tout le monde. Or, comme on l’a vu précédemment, le PREC, expression de la raison par excellence, reste tout de même un énoncé moral ou éthique; donc, il tombe lui aussi dans la fosse du subjectivisme. La prétention de Russell en brandissant le PREC n’est qu’un vœu pieux.

En contestant l’Église et la scolastique, les penseurs modernes ont cherché à formuler un principe éthique rationnel universel. Les plus fameux sont ceux de Bentham et Mill, de Kant aussi avec son Impératif catégorique. Depuis lors, on assiste à un litige lancinant entre les éthiques conséquentialistes et déontologiques.[18] Avec d’autres, je défends, pour ma part, dans l’essai précédemment mentionné, une éthique de la vertu remontant à Aristote.

L’éthique aristotélicienne n’est pas rationaliste. Elle s’oppose à celle de son maître, Platon. Contrairement à ce dernier, Aristote ne cherche pas à déterminer ce qui bien ou bon en soi. Son propos n’est pas théorique, mais pratique, même l’Éthique à Nicomaque ne manque pas de considérations théoriques. « Ce n’est pas pour savoir ce qu’est la vertu que nous nous livrons à un examen, mais pour devenir bons. », écrit le Stagirite.[19] « La plupart n’agissent pas ainsi et cherchent refuge dans la théorie, croyant se consacrer à la philosophie et ainsi pour pouvoir être vertueux. Ils font un peu comme ces malades qui écoutent attentivement les prescriptions de leur médecin, mais n’en font rien. », lit-on encore, où Aristote songe entre autres à son vieux maître.[20]

L’exercice éthique d’Aristote n’est pas rationaliste, mais fait plutôt appel à la raison pratique, ce qui constitue d’ailleurs en soi l’une des vertus, sans doute la plus importante à ses yeux, la phronésis – la sagacité (qu’on traduit parfois mal par « prudence »). Évidemment, Aristote ne parle pas des vertus théologales de foi, d’espérance et de charité puisque c’est Thomas d’Aquin, son grand commentateur, qui les introduisit. Toutefois, dans un passage de l’Éthique à Nicomaque, Aristote écrit à propos de la vertu de courage et de son contraire, le vice de lâcheté : «

 

Celui qui ressent une peur excessive est lâche. En effet, il redoute ce qui n’est pas redoutable, et d’une manière qui ne convient pas et il s’ensuit pour lui toutes sortes de conséquences analogues. De plus, il pèche par manque de confiance, mais comme il se montre excessif dans l’affliction, c’est là qu’apparaît surtout sa nature. Ainsi donc le lâche est en quelque sorte  réfractaire à l’espérance. Ne redoute-t-il pas tout? L’homme courageux, se comporte tout différemment, car la confiance en soi naît d’une ferme espérance.[21]

 

Confiance (foi) et espérance, deux vertus théologales, sont ici mentionnées. En somme, le courage n’est possible que s’il présuppose la foi et l’espérance. Reste la troisième, la vertu suprême, l’amour-agapè, qui n’est pas mentionnée par Aristote. Thomas d’Aquin la tire d’un passage célèbre de la première épître de saint Paul aux Corinthiens, chapitre 13 : « Quand j’aurai la foi (pistis) la plus totale, celle qui transporte les montagnes, s’il me manque l’amour (agapè), je ne suis rien. » C’est donc dire que toute l’éthique chrétienne repose sur cette vertu première et dernière, l’amour-agapè.

            Le philosophe américain, Harry G. Frankfurt, est revenu sur les raisons de l’amour dans un essai portant le même titre.[22] La thèse du philosophe est que l’amour n’est pas de l’ordre de la raison, ni de l’ordre de l’affectif, mais de l’ordre du volitif; bref, de la volonté. En somme, on ne peut rien vouloir sans d’abord aimer. Contrairement au rationalisme, ce n’est pas parce que c’est rationnel qu’on aime, mais on aime parce que nous avons la capacité ou la volonté d’aimer ce qui est aimable et rationnel. « Aimer quelque chose se rapporte moins à ce qu’une personne croit, ou à sa manière de sentir, qu’à une configuration de la volonté qui consiste dans une préoccupation pratique de ce qui est bon pour l’objet aimé. », écrit Frankfurt.[23] Nous aimons ce qui est bon ou bien parce que nous sommes ainsi faits. Nous aimons la vie, non pas comme telle parce que la vie est bonne et belle en soi, mais parce que nous sommes des êtres qui aimons le bien et les belles choses. Sans amour, la vie ne vaudrait pas la peine d’être vécue. Frankfurt écrit : « Plus profondément, peut-être, c’est l’amour qui justifie la valeur pour nous de la vie elle-même. »[24]

Les êtres vivants luttent pour leur survie. Sans ce désir de vivre, il n’y aurait pas d’évolution. Ce désir de vivre, l’amour de la vie chez les humains, ne s’expliquent pas par la théorie de l’évolution de Darwin. Au contraire, la théorie darwinienne présuppose cet état de choses inscrit dans la nature des êtres. Qui donc a inscrit l’amour de vie en nous, sinon, comme dit un chant de Noël, « …l’Auteur de la nature » qui, lui, n’est qu’Amour. Il nous fit à son image et à sa ressemblance. Nous fûmes créés dans l’Amour et en vue de l’Amour.

Dans une note en bas de page, Frankfurt écrit : « C’est précisément ainsi que l’amour mène le monde. »[25] Frankfurt ne fait pas référence au Dieu des chrétiens, mais je suis convaincu que l’aveu précédent convient parfaitement au Dieu chrétien, celui de Jésus-Christ. Pour le voir, ne regardons pas là-haut, dans le ciel de la Raison. Mais, plus bas, ici et maintenant, dans le cœur, dans le ciel de la vertu d’Amour-agapè.




[1] Georges Madore, Avent et Noël 2013, Montréal, Novalis, p. 39.
[2] Voir en particulier « Confidences d’un mécréant humaniste », in Heureux sans Dieu, sous la direction de Daniel Baril et Normand Baillargeon, Montréal, VLB Éditeur, 2009, p. 77-98.
[3] Bertrand Russell, Essais sceptiques, Paris, Fondation Nobel, 1964, p. 51.
[4]Bertrand Russell, Pourquoi je ne suis pas chrétien et autres textes, Préface de Normand Baillargeon, Montréal, Lux, 2011, p. 35.
[5] Bertrand Russell, «The Existence and Nature of God», in L. Greenspan et S. Andersson, dir., Russell on Religion, Routledge, New York, 1999, p. 94. Cité dans Jacques Bouveresse, Que peut-on faire de la religion?, Agone, 2011, p. 107.
[6] Betrand Russell, « Is there a God ? »
[7] Voir Edward I. Bailey, La religion implicite. Une introduction. Liber, 2006.
[8] Les religions, Dictionnaires marabout université, Paris, Centre d’Étude et de Promotion de la Lecture, 1974, p. 181. Je souligne le mot « confiance ».
[9] Bertrand Russell, Science et religion, Gallimard, Idées NRF # 248, 1971, p. 175-177.
[10] Blaise Pascal, Pensées, # 423.
[11] Voir Harry G. Frankfurt, Les raisons de l’amour, Circé, 2006.
[12] Rudolf Otto, Le sacré. L’élément non rationnel dans l’idée du divin et sa relation avec le rationnel, Paris, Payot, 1968.
[13] Mircea Eliade, Le sacré et le profane, Paris, Gallimard, 1965.
[14] Saint Augustin, Confessions, 10, XXVII.
[15] Thomas Hobbes, Léviathan, Paris, Gallimard, 2000, livre IV, 45, p. 913.
[16] Bertrand Russell, The Scientifique Outlook, Londres, Rourtledge, 2001, p. 27. Première édition, 1931. Ma traduction.
[17] Bertrand Russell, Histoire de la philosophie occidentale, Paris, Les Belles Lettres, 2011, tome I, chapitre XIII, p. 536.
[18] Là-dessus, je renvoie en français à l’ouvrage de Jean-Cassien Billier, Introduction à l’éthique, PUF, 2010.
[19] Aristote, Éthique à Nicomaque, Livre II, 1103b 25.
[20] Ibid, 1105b 71-88.
[21] Ibid., Livre III, 10, 1115b 35 – 1116a 1-4. Je souligne.
[22] Voir plus bas note 11.
[23] Frankfurt, op. cit., p. 54.
[24] Ibid., p. 51.
[25] Ibid., p. 48.