samedi 31 mars 2012

LA GRENOUILLE QUI VOULAIT SE FAIRE BOEUF. Réponse à mes critiques


Le moins qu’on puisse dire c’est que mon Devoir de philo à propos de la manière dont verrait Derek Parfit l’actuelle contestation étudiante, n’a laissé personne indifférent. 46 commentaires, la plus part désobligeants; 4 maigres votes en faveur… Dans un contexte chauffé à blanc par la contestation étudiante, je ne me berçais pas d’illusions quant à la réception qu’on allait faire de mon exercice scolaire. Aussi, j’avais salué le courage d’Antoine Robitaille de me permettre de publier mon texte, sachant que je n’allais pas être le seul à être lapidé sur la place publique.

Il n’est pas aisé de départager la part «idéologique», de la part de vérité des commentaires m’imputant  de «grossières erreurs». N’oublions pas également que nous sommes en terre du Québec, que nous sommes «tricotés-serrés», et que la dissidence est toujours mal vue et condamnée. Imaginez un prof de philo du Vieux Montréal, l’un des foyers légendaires de la «go-goche», qui refuse de se soumettre aux directives de son syndicat appuyant le boycott étudiant! C’est le monde à l’envers, quoi! Imaginez, en outre, que ce même prof ait l’outrecuidance de contester le mot d’ordre d’éminents universitaires, dont Georges Leroux et Guy Rocher, dans une Lettre ouverte aux professeurs d’université (paru dans Le Devoir en ligne) les invitant à contester la «juste part» du ministre Bachand. Le tableau est complet : notre prof de philo est tout simplement tombé sur la tête! Non, mais, qui va lui faire entendre raison à ce bougre d’idiot?!

Une réponse est venue de la terre bénie des dieux, la cité universitaire d'Oxford, là où Derek Parfit enseigne. Elle est venue de François Hudon, Fellow au Centre for the Study of Social Justice de la University of Oxford. Excellente critique. Posée et sereine. Comme il convient dans la pratique philosophique anglo-saxonne.

François Hudon reproche deux choses à mon Devoir de philo. 1) Il commet une erreur d’interprétation textuelle de Parfit «Égalité ou priorité?»; 2) L’objection du nivellement par le bas ne s’applique pas au cas de la hausse des droits de scolarité.

Voilà qui a le mérite d’être clair. Je vais surtout montrer ici que mon interprétation demeure valable, à savoir que la prioritarisme est aussi affecté par le nivellement par le bas. De plus, je montrerai que le prioritarisme est aussi confronté à l’objection du nivellement par le haut. Inutile de chercher cette thèse chez Parfit et de me reprocher que j'en dis plus que le maître n'enseigne. 

Parfit écrit : «La position prioritariste coïncide souvent avec la croyance dans l’égalité». L’une des grandes originalités de l’essai de Parfit consiste à distinguer l’égalitarisme du prioritarisme. La distinction paraît claire; à d’autres moments, Parfit a des doutes. Considérons l’exemple du monde divisé qu’examine Parfit en conclusion de son texte:

(1) La moitié à 100, l’autre 200;

(2) La moitié à 140, l’autre 140.

Un égalitariste déontologique ne peut rien dire quant à ce qui est préférable entre les situations (1) et (2). Un égalitariste téléologique dirait que (2) serait préférable à (1), puisqu’il valorise l’égalité par-dessus tout. Que dirait un prioritariste? (2) serait préférable à (1). Pourquoi? Parce qu’en terme absolu, les plus défavorisés ont davantage, et non pas en raison de l’égalité numérique. «Il est exact que, écrit Parfit, en passant de (1) à (2), les personnes mieux lotis ont davantage à perdre que les personnes défavorisées n’ont à gagner.» Or, (2) représente bel et bien un nivellement par le bas par rapport à (1). Donc, le prioritarisme, contrairement à ce qu’affirme Parfit par ailleurs, est aussi confronté à l’objection du nivellement. En effet, Parfit écrivait plut tôt : «Les égalitaristes sont confrontés à cette objection [nivellement par le bas] parce qu’ils estiment que l’inégalité est en elle-même une mauvaise chose. Si nous acceptons la position prioritariste, nous évitons cette objection.» (p. 314) Mon exemple des consoles électriques voulaient seulement illustrer de manière signifiante l’exemple précédent de Parfit.


Gardien de la lettre du texte de Parfit, François Hudon me réprimande en me le citant: « Supposons que ceux qui sont mieux lotis subissent un quelconque coup du sort, si bien qu’ils se retrouvent aussi mal lotis que tout le monde. Étant donné que cet événement supprimerait l’inégalité, il faut qu’il soit en un sens le bienvenu, du point de vue télique, quand bien même il aggrave la situation de quelques-uns, sans améliorer celle de quiconque. Aux yeux d’un grand nombre d’auteurs, cette conséquence semble une absurdité totale. C’est ce que je nomme l’objection du nivellement par le bas. » (p. 307) En somme, aux yeux de Hudon – et, partant, de Parfit -, pour qu’il y ait nivellement par le bas, il faut que la situation des plus démunis ne s’en trouve ni diminuée ni améliorée. C’est ce que j’appellerais une conception stricte du nivellement par le bas. Prenons le cas de l'ancienneté syndicale. Tous les professeurs embauchés sont qualifiés, c'est-à-dire «compétents». Les excellents profs sont rabaissés et les mauvais profs ou profs médiocres sont remontés à la médiane de la compétence. Il y a ici nivellement par le bas. Si les étudiants contestaient la loi syndicale de l'ancienneté, je serais le premier à porter le carré rouge.

Examinons à présent le cas théorique qui suit de nivellement par le bas.

    A B

X 30 20

Y 60 40


Deux sociétés X et Y, composées de deux classes A et B. Dans la société X, chacun de la classe A possède 30 unités; ceux de B en possèdent 20. La société X est inégalitaire de 10 unités. Chez Y, les classes A et B possèdent le double de leur classe correspondante en X. L’inégalité est toutefois de 20.

Un égalitariste préfèrera la société X parce qu’elle est moins inégalitaire. S’il vivait en Y, il souhaiterait bien que sa société se transforme en une société X. Pour cela, il doit vouloir niveler vers le bas en réduisant de moitié les possessions des classes A et B.

Un prioritariste criera évidemment à l’injustice. Même si l’inégalité en Y est du double, les moins bien nantis en B sont encore mieux que les plus nantis en A! Ce sont eux, les moins bien nantis, qu’il faut favoriser - quitte à ce que les inégalités s’accroissent. Le prioritariste voudra donc que la société X se transforme en une société Y. Pour ce faire, il lui faudra niveler non plus vers le bas, mais niveler vers le haut.

Si erreur il y a dans mon Devoir de philo, c’est de ne pas avoir compris que le prioritariste nivelle aussi vers le haut. Il exigera un effort supplémentaire considérable autant des bien nantis que des moins bien nantis. Toutefois, les inégalités s’accroîtront. Un prioritariste exigera des investissements massifs de l’État providentiel. Il forcera les contribuables à payer pour les autres. L’État-providence est la clé de voûte du prioritarisme en surimposant toujours davantage les plus nantis afin d’en arriver à leur société Y inégalitaire.

S’il y a une leçon que Parfit nous enseigne, c’est que le prioritarisme, qui passait trop souvent avant Parfit pour un égalitariste, n’est en fait qu’un inégalitarisme qui s’ignore dont l’unique objectif est de niveler vers le haut afin que l'État paie des biens et services qui nous coûtent les yeux de la tête. C’est la grenouille qui voulait se faire aussi grosse qu’un bœuf, aurait dit Lafontaine. Nous laisserons le mot de la fin au célèbre fabuliste: «Le monde est plein de gens qui ne sont pas plus sages.»

dimanche 25 mars 2012

POURQUOI JE PORTE LE CARRÉ VERT

Lorsque les contestaires en sont à revendiquer le poids du nombre, avec la manifestation du 22 mars, c'est que le débat sur la hausse des frais de scolarité cesse d'être rationnel. On use alors de la force, voire de l'intimidation, pour faire plier l'autre (le gouvernement). Might is Right: la Force prime le Droit. Ce qui se met en place à partir de maintenant, c'est la stratégie de l'usure: «nous les aurons bien à l'usure!», scandent les asso étudiantes.


Toute la contestation étudiante oblitère les questions fondamentales de l'excellence de celui et de celle qui s'instruit, du mérite, de la qualité des cours, de la qualité des professeurs.  L'ancienneté syndicale est une véritable plaie. À décrier à gauche la marchandisation du savoir, on oblitère les véritables problèmes qui gangrénisent l'éducation depuis si longtemps, dont l'incompétence de certains professeurs. Si c'était la raison pourquoi les étudiants contestent leurs cours, j'afficherais volontiers le carré rouge. Mais des défauts chroniques dont suffoque le système d'éducation québécois, il n'en est jamais question. En somme, la grangrène qui corrompt l'éducation, c'est le corporatisme; la protection absolue des petits intérêts de chacun.

mardi 20 mars 2012

LA PENSÉE MAGIQUE. Réplique à la Lettre ouverte aux professeurs d'université


S’il y a bien un corps étranger à l’institution du savoir qu’est l’université, c’est la pensée magique. Pourtant, trois réputés universitaires québécois font appel à la pensée magique dans une Lettre ouverte aux professeurs d’université paru dans le Devoir en ligne.
         L’objection du triumvirat universitaire à l’argument gouvernemental veut qu’«une part ne peut être juste dans une société où l’on introduit des mesures qui renforcent les inégalités sociales au lieu de les diminuer.» Bref, la hausse des frais de scolarité serait, aux yeux de nos éminents universitaires, injuste parce que le contrat social québécois repose sur la solidarité sociale. Ici, on prend un fait – un consensus social -, en l’occurrence l’état de fait du fameux «modèle québécois», et l’on conclut: par conséquent, il faut s’y tenir. Or, depuis Hume, nous savons que l’on ne peut légitimement passer d’un «est» à un «doit». Cela s’appelle un sophisme, baptisé de «naturaliste».

            Il y a plus. Ne tenons pas compte du sophisme précédent. Admettons que la solidarité sociale au Québec exige l’abolition de la hausse prévue, voire la gratuité scolaire. Serait-ce toujours juste? À l’évidence, les contribuables devront payer pour assurer la gratuité universelle, en particulier la classe moyenne, déjà lourdement imposée. Est-ce juste? Aucunement. Personne n’a le droit de contraindre qui que ce soit à payer pour les autres.
L’argument de nos universitaires, porte-parole des étudiants, est «pas dans nos poches, mais dans celles des autres». J’entends leur réplique disant : «L’argent existe, mais l’État, incapable de saine gestion, spoliant nos richesses naturelles, refile la facture de leur incurie aux pauvres étudiants.» Voilà la pensée magique. La pensée magique veut que le Québec soit riche à craquer, que l’argent existe quelque part, principalement dans les mains des magouilleurs et des profiteurs du système, que le méchant gouvernement n’ouvre ses coffres qu’aux multinationales, aux entreprises en collusion, etc. Les syndicats, de leur côté, sont propres et justes parce qu’ils ne trempent pas dans ces magouilles de bas étage, ayant fait vœu de pauvreté en souscrivant au contrat social de partage. Voilà le baratin habituel.
La pensée magique veut que la richesse pousse dans les arbres. C’est faux. La richesse provient du travail et de la responsabilité citoyenne. Acquérir le travail des autres par la force, voilà l’injustice. Aussi la lutte que mènent actuellement les étudiants contre la hausse en vue de la gratuité scolaire, lutte soutenue par l’aréopage universitaire, fait appel à la pensée magique et constitue une grave injustice commise à l’endroit des Québécois. Ceux qui invitent, tels les éminents universitaires, à contraindre d'autres à payer pour les étudiants, sont irresponsables.

Pire encore. Demandez aux économistes:les régimes universels faramineux dont les Québécois se sont dotés depuis cinquante ans et dont ils sont si fiers, ne profitent qu'au mieux lotis.

samedi 17 mars 2012

DEREK PARFIT PORTERAIT LE CARRÉ VERT. La gratuité scolaire pour tous nous conduirait au nivellement par le bas, dirait le philosophe britannique

Derek Parfit
Deux fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés de philosophie, d'histoire et d'histoire des idées le défi de décrypter une question d'actualité à partir des thèses d'un penseur marquant. Cette semaine: un philosophe surtout connu dans le monde anglosaxon, Derek Parfit, dont l'ouvrage principal est Raisons et personnes, paru en 1984 (toujours pas traduit en français). L'auteur a fait paraître en 2011, chez Oxford University Press, On What Matters,un monumental traité  de morale.

Si l'on me demande pourquoi je porte un carré vert, je réponds qu'au feu vert, on avance et qu'au rouge, on s'immobilise. Qui veut immobiliser le Québec? Les «anti-hausse» feraient-ils régresser la société québécoise? Selon nous, le philosophe britannique Derek Parfit (1942-) aurait tendance à le penser.

À l'évidence, l'enjeu du boycottage étudiant est beaucoup plus large que la simple hausse des droits de scolarité que projette le gouvernement Charest. Il concerne en effet ce qu'en philosophie politique on désigne par «justice sociale», plus précisément l'«éthique distributive»: comment l'État doit-il répartir les biens et services entre tous les citoyens? Voilà la question de fond.

Il y en a pour qui les inégalités sociales et de revenus sont intolérables; il faut donc tout faire pour les éliminer. Ce sont les partisans de l'«égalitarisme». Au contraire, ceux qui s'opposent à toute redistribution égalitaire en forçant les gens à payer des impôts sont qualifiés de «libertariens».

Il est clair que les étudiants contestant leurs cours appartiennent au clan égalitariste. L'argument précédent l'évoque: l'éducation est un bien public (en réalité, un service) et l'État doit le répartir également. D'où l'idée d'un «droit à l'éducation» universel à tous les niveaux d'étude que scandent les étudiants contestataires; pas seulement au primaire et au secondaire, mais aussi au collégial et à l'université.

Les libertariens rétorquent que ce soi-disant droit à l'éducation constitue un coût exorbitant pour les contribuables, qui sont déjà lourdement imposés. Surtout lorsqu'on songe que près de 45 % de la population québécoise ne paie pas d'impôts. Il y a là une question de «justice sociale». De quel droit peut-on contraindre les gens à payer pour les autres?

La pensée dominante au Québec rejette le libertarisme — assimilé à un conservatisme — et privilégie nettement l'égalitarisme. De leur côté, les libéraux de Jean Charest jugent normal, étant donné les coûts importants que représente l'éducation, que les étudiants souhaitant poursuivre des études supérieures assument une partie — minime, d'ailleurs — des coûts entraînéspar l'éducation.

Le Mouvement des étudiants socialement responsables du Québec (MESRQ) est également de cet avis et accepte la hausse envisagée, qu'il considère relever de la responsabilité citoyenne. Les membres du MESRQ arborent donc le petit carré vert.


Distinguer égalitarisme et prioritarisme

Si une majorité de Québécois optent pour l'égalitarisme, comment expliquer la différence existant entre les libéraux, le MERSQ et les étudiants qui luttent, au fond, pour l'abolition des inégalités sociales et de revenu?

C'est ici que les lumières de Derek Parfit peuvent nous aider à y voir plus clair. Dans un essai retentissant, Égalité ou priorité?, malheureusement peu connu du public francophone et qui est devenu une sorte de classique quant au traitement philosophique réservé à l'égalité, Parfit distingue l'égalitarisme de ce qu'il qualifie de «prioritarisme».

Selon lui, les gens qui se disent égalitaristes ne sont souvent, en réalité, que prioritaristes, et à ses yeux, les étudiants contestataires ainsi que leurs supporteurs tomberaient dans cette catégorie. Cette distinction a son importance puisqu'elle les confronte à l'objection fatale du nivellement par le bas.

Pourquoi nous, au Québec, chérissons tant l'égalité? Nous croyons qu'il faut à tout prix rechercher l'égalité parce que l'iné-galité est mauvaise en soi; cela signifie par conséquent que l'égalité est bonne en soi. Si l'égalité est bonne en soi, c'est parce qu'elle améliore la société ou qu'elle rend les gens heureux.

Nous croyons par exemple que l'égalité économique est de loin préférable aux inégalités vertigineuses entre riches et pauvres, de sorte que c'est en soi une très mauvaise chose que des gens soient plus défavorisés que d'autres.

Supposons que les membres de la société puissent être (A) également favorisés ou (B) également défavorisés. Comme égalitariste, laquelle des deux situations préférerions-nous? Les deux sociétés étant «égalitaires», nous devrions logiquement choisir l'une et l'autre. Évidemment, nous préférons la société A à la société B.

Ici, ce qui importe, ce sont les conséquences néfastes et déplorables des inégalités. De sorte que la société A paraît de loin préférable à l'autre. Parfit qualifie de «conséquentialiste» la conception de l'égalité voulant que les conséquences bénéfiques pour la société dans son ensemble soient préférables à celles engendrées par les inégalités.

Sur quoi fondons-nous notre préférence pour la première situation? Sur le fait qu'elle sous-tend une conception conséquentialiste de l'égalité. C'est parce que l'égalité vise en bout de piste le partage et la solidarité que nous la valorisons.

L'égalité pour elle-même ne nous intéresse pas; c'est même grotesque. Aucune société ne souhaite vraiment que ses membres soient tous également défavorisés! C'est ce que Parfit appelle une conception «déontologique» de l'égalité sans tenir compte des conséquences.

Bref, il importe toujours de préciser quel type d'égalité nous défendons. Parmi les étudiants contestataires, certains défendent une conception déontologique, d'autres optent pour une égalité conséquentialiste.

D'autres revendiquent à la fois un droit égal à l'éducation (égalité déontologique) afin de permettre l'accessibilité universelle aux études supérieures (égalité conséquentialiste).

C'est d'ailleurs pourquoi le boycottage actuel ne porte pas tant sur la seule hausse des droits de scolarité que sur la question plus large de la justice sociale qui, aux yeux des boycotteurs du moins, exige l'égalité économique.

Dans son essai, Parfit écrit: «Le prioritarisme, tel que je le définis ici, n'est pas une croyance en l'égalité. Nous donnons la priorité aux personnes défavorisées, non pas parce que cela réduira les inégalités, mais pour d'autres raisons. C'est ce qui distingue cette position de l'égalitarisme.»





Un cas ficitif

Examinons un cas fictif. Des parents doivent prendre une décision difficile, lourde de conséquences. Ils ont deux enfants, dont l'un est en santé et tout à fait heureux, alors que l'autre souffre d'un douloureux handicap. En raison d'un changement professionnel, les parents se voient offrir de déménager en ville.

Or, là-bas, le second enfant recevra un traitement médical crucial. Toutefois, le niveau de vie de la famille baissera et le voisinage s'annonce désagréable, voire dangereux, surtout pour le premier enfant.

Autre option: rester en banlieue semi-rurale et agréable où le premier enfant, qui s'intéresse particulièrement aux sports et à la nature, pourra vivre librement et s'épanouir, mais où l'accès au traitement médical pour le second serait impossible.

La plupart d'entre nous choisiraient la première option de déménager en ville afin d'aider l'enfant le plus défavorisé — même si nous savons pertinemment que le premier enfant pourrait en souffrir. C'est que nous donnons priorité aux plus défavorisés, même si nous savons pertinemment que nous affectons le bien-être des autres. Nous continuerons peut-être à parler d'égalité, voire d'équité.

Or, il ne s'agira plus d'égalité à proprement parler puisque, prima facie, on se trouverait à désavantager nettement le premier enfant. «Il est plus urgent, répondrions-nous, d'avantager le second enfant, même si le bénéfice que nous donnerions au premier serait moindre. Une amélioration de sa situation est plus importante qu'une amélioration égale ou quelque peu plus grande par rapport au premier.»

Nous cessons dès lors d'être égalitariste et prenons l'habit du prioritariste. L'égalité stricto sensu nous importe moins. Ce qui nous préoccupe désormais, c'est la personne défavorisée elle-même. Si on est un égalitariste conséquentialiste, comme on l'a vu, les inégalités sont intolérables en raison des conséquences néfastes qu'elles engendrent pour la vie sociale.

Au contraire, pour un prioritariste, il est urgent d'aider les plus démunis, non pas parce qu'ils sont défavorisés par rapport à d'autres mais parce qu'ils sont, en un sens absolu, moins bien lotis.

La notion d'accessibilité aux études supérieures invoquée dans l'argumentaire des étudiants est typiquement prioritariste. À leurs yeux, il est urgent que les jeunes qui ne peuvent pas se payer comme les autres des études supérieures soient aidés — tout comme le second enfant du cas fictif précédent —, même si cela implique que d'autres seront désavantagés, tel le premier enfant.

Supposons que tous les étudiants soient également démunis. Aux yeux de ces étudiants prioritaristes, il demeurerait urgent de les aider, même si l'État n'a pas les sous pour le faire. Un prioritariste ne compare pas les personnes. Pour un prioritariste, comme le disait Nietzsche de façon mordante, «l'égalité consiste à trancher ce qui dépasse».


Les Parent


D'après Parfit, le prioritarisme est confronté à l'objection sérieuse du «nivellement vers le bas» (Levelling Down Objection). Considérons un autre cas fictif. Les Parent, de la télésérie bien connue, vont acheter leurs cadeaux de Noël pour leurs trois fils. Ils avaient prévu dépenser 100 $ pour chacun. Arrivés au magasin, ils trouvent ce qui suit: pour chacun, une console de jeu vidéo de poche EnJeu à 100 $.

Cependant, au moment où ils se rendent aux caisses, le père, Louis-Paul, remarque une offre spéciale. À l'achat de deux des nouvelles consoles haut de gamme EnJeuPlus à 150 $ chacune, on offre une console EnJeu à 100 $ gratuite.

Pour la même somme, ils peuvent obtenir des articles ayant une grande valeur. Natalie, la mère, n'est pas d'accord. Elle trouve la solution non équitable car l'un des trois garçons — Zach, sans doute — aurait une console moins évoluée que les deux autres, Oli et Thomas. Le père réplique qu'il n'en est rien car aucun des trois n'aurait un cadeau de moins de 100 $.

De plus, sur les trois, deux disposeraient d'une console de qualité supérieure. Enfin, si on ne profite pas de cette promotion, deux des garçons seront moins favorisés que dans l'autre scénario. «Je refuse qu'il y ait inégalité entre les trois», répond Natalie. «Même si ça veut dire qu'ils auront moins?», rétorque Louis-Paul.

Il y a quelque chose d'irrationnel dans le fait de chercher l'égalité au prix du nivellement par le bas. Dans ce scénario, aucun des enfants ne se trouve avantagé.

Supposons que le plus défavorisé — Zach, disons — se trouve parfaitement satisfait avec la console à 100 $. Si la mère refuse toujours l'offre spéciale, il y aura là quelque chose d'obstinément irrationnel, non?

Il est possible de rendre tout le monde égal simplement en rendant chacun aussi pauvre que l'individu le plus pauvre de la société. Une telle idée paraît évidemment absurde car personne n'y gagne: le plus pauvre resterait aussi pauvre et tous les autres subiraient un préjudice.

D'après Parfit, donc, et aussi étonnant que cela puisse paraître, en priorisant systématiquement les plus défavorisés pour eux-mêmes, on n'aide personne. Le prioritarisme conduit la société à une perte sèche de bien-être. Parce que je les considère comme prioritaristes, je crois qu'on devrait refuser les revendications des étudiants contestataires.

jeudi 8 mars 2012

UNE JUSTE INÉGALITÉ


Dans Le cochon qui voulait être mangé, Julian Baggini présente l’anecdote suivante intitulée «Une juste inégalité».

  Jean et Marie étaient allés acheter les cadeaux de Noël qu’ils allaient offrir à leurs trois fils : Matthieu, quatorze ans, Marc, douze ans, et Luc, dix ans. Ils aimaient leurs enfants et s’efforçaient de ne jamais en favoriser un par rapport aux autres. Cette année, ils avaient prévu de dépenser 100 euros pour chacun.
  Au début, tout semblait se passer sans problème, car ils avaient trouvé rapidement ce qu’ils cherchaient : pour chacun, une console de jeu électronique de poche PlayBoy à 100 euros. Cependant, au moment où ils allaient se rendre aux caisses, Jean remarqua une offre spéciale. Pour l’achat de deux des nouvelles consoles de haut de gamme PlayboyPlusMax à 150 euros chacune, on avait droit en prime à une console Playboy gratuite. Pour la même dépense, ils pouvaient donc avoir des articles plus intéressants.
  «On ne peut pas faire ça, fit Marie. Ce ne serait pas équitable, car un des trois garçons aurait quelque chose de moins bien que les deux autres.»
  «Mais, Marie, dit Jean, qui se voyait emprunter à ses fils leurs nouveaux jouets, pourquoi ça ne serait pas équitable? Aucun n’aurait un cadeau moins bien! Et sur les trois, il y en aurait deux qui auraient quelque chose d’encore mieux. Et si on ne profite pas de cette promotion, deux des garçons seront moins gâtés que ce qui était possible.»
  «Je ne veux aucune inégalité entre les trois», répondit Marie.
  «Même si ça veut dire qu’ils auront moins?»[1]

Ceux et celles qui ont lu les billets précédents, comprendront que Marie est une digne représentante de l’égalitarisme déontologique : il faut à tout prix rechercher l’égalité, et ne jamais admettre les inégalités, même si, comme dans les circonstances précédentes, elles sont avantageuses. Parfit qualifie ces égalitaristes d’égalitaristes intransigeants. «Aux yeux de ces égalitaristes, l’inégalité est mauvaise même quand elle ne nuit à personne.»[2] Pourtant, l’inégalité engendrée en achetant PlayBoyMaxPlus paraît acceptable puisque personne n’est lésée, même si deux enfants s’en sortent mieux que le troisième.

L’égalitarisme répliquera faisant valoir que l’un des enfants se trouvera laissé pour compte, défavorisé, par rapport à ses deux frères plus favorisés, même si chacun y trouve son compte. Ce qui aura pour effet d’engendrer un climat familial malsain. C’est du moins ce que défendrait l’égalitarisme de type téléologique.
La position prioritariste dans la situation décrite par Baggini est plus difficile à circonscrire. Comme on l’a vu, le prioritarisme soutient qu’il faut favoriser les plus défavorisés considérés dans l’absolu. Dans l’anecdote, ce dont le prioritariste doit tenir compte, c’est celui qui a moins; or, l’enfant qui a moins l’est relativement aux deux autres. En soi, il possède quand même une console PlayBoy. Ce qui fait voir l’absurdité de la position prioritariste car on est défavorisé toujours par rapport à d’autres que soi. Un monde où tout le monde est aveugle serait pire qu’un monde où tout le monde voit. Le prioritariste en convient. Mais le prioritariste n’est pas un égalitariste. Pour lui, un monde où seulement certains sont aveugles alors que d’autres voient lui est intolérable, non pas parce qu’il souhaiterait que tous soient aveugles ou que tous soient voyants, mais, tout simplement et candidement, parce que certains ne voient pas.

L’inégalité n’est pas ce qui choque le prioritarisme. Le plus célèbre des philosophes politiques au XXIe siècle, John Rawls, fut sans aucun doute le plus digne représentant du prioritarisme. Son fameux «principe de différence» qui dit en substance que les inégalités ne sont acceptables que si elles sont profitables aux plus défavorisés.[3] Comme on peut le constate, toutefois, ce principe ne nous permet pas de savoir si, dans la situation imaginée par Baggini, l’inégalité est acceptable pour les trois frères.
Ce que l’anecdote de Baggini illustre de manière exemplaire c’est ce qu’il est convenu d’appeler l’objection du nivellement par le bas contre l’égalitarisme et le prioritarisme. Cette objection, comme l’écrit encore Parfit : «invoque les situations où, si on supprimait une inégalité donnée, cela rendrait les choses pires pour certains sans améliorer le sort de quiconque.»[4] Baggini commente ainsi de son côté l’objection du nivellement par le bas :
En effet, il semble qu’il y ait quelque chose d’obstinément pervers dans le fait d’obtenir l’égalité au prix du nivellement par le bas. Il serait facile de rendre tout le monde égal simplement en rendant chacun aussi pauvre que l’individu le plus pauvre de la société. Or, une telle idée paraît évidemment absurde, car ainsi on n’aiderait personne : le plus pauvre resterait aussi pauvre, et tous les autres subiraient un préjudice.[5]

Ainsi, selon l’objection du nivellement par le bas, l’égalitarisme et le prioritarisme conduisent toute la société à une perte sèche de bien-être. Devant ce constat accablant, on ne peut que refuser catégoriquement les demandes prioritaristes des étudiants visant à ne pas hausser les frais de scolarité afin de permettre l’accessibilité aux plus défavorisés. On doit une fière chandelle aux philosophes, en particulier à Derek Parfit, de nous permettre d'être plus lucides devant la rhétorique esclavagiste des partisans de la gauche politique.



[1] Julian Baggini, Le cochon qui voulait être mangé et 99 autres petites histoires philosophiques, Paris, First Éditions, 2007, p. 273.
[2] Derek Parfit, «Égalité ou priorité?», Revue française de science politique, 1996, vol. 46, no. 2, p. 319.
[3] John Rawls, Théorie de la justice, Paris, Seuil, 1997, p. 91.
[4] Ibid.
[5] Julian Baggini, op. cit., p. 273-274.

mardi 6 mars 2012

LE «PRIORITARISME» DES ÉTUDIANTS-BOYCOTTEURS: «Payez, payez pour nous, ainsi soit-il!»

Dans un article retentissant, «Égalité ou priorité?», devenu un classique incontournable sur la notion d’égalité, le philosophe britannique Derek Parfit distingue, à côté des deux formes d’égalitarisme - déontologique et téléologique -, le «prioritarisme». Parfit écrit :
Le prioritarisme, tel que je le définis ici, n’est pas une croyance en l’égalité. Nous donnons la priorité aux personnes défavorisées, non pas parce que cela réduira les inégalités, mais pour d’autres raisons. C’est ce qui distingue cette position de l’égalitarisme.[1]

Examinons le cas suivant, proposé naguère par Thomas Nagel dans une étude, elle aussi remarquable, portant sur l’égalité.[2]
Supposons que j’aie deux enfants, dont l’un est normal et tout à fait heureux, et dont l’autre souffre d’un douloureux handicap. Appelons-les respectivement le premier enfant et le second enfant. Je suis sur le point de changer de travail. Supposons que je doive décider entre déménager pour une ville chère où le second enfant pourra recevoir un traitement médical particulier et bénéficier d’une scolarité particulière, mais où le niveau de vie de la famille sera plus bas et le voisinage désagréable et dangereux pour le premier enfant – ou bien alors déménager pour une banlieue semi-rurale et agréable où le premier enfant, qui s’intéresse particulièrement aux sports et à la nature, pourra avoir une vie libre et plaisante. C’est un choix difficile, de quelque point de vue que l’on se place.[3]

Le choix de Nagel dans cette situation complexe porta, comme beaucoup d’entre nous l’aurait fait, sur l’aide à apporter en priorité au second enfant. Pourquoi? Parce que le second enfant est défavorisé et ce serait là, dit Nagel, une décision égalitariste. Comment soutenir qu’il s’agit bel et bien d’une position égalitariste puisque, prima facie, on défavorise nettement le premier enfant? «Il est plus urgent», répond Nagel, «de faire profiter le second enfant même si le bénéfice que nous pouvons donner au premier enfant est moindre que le bénéfice que nous pouvons donner au premier enfant… Une amélioration dans sa situation est plus importante qu’une amélioration égale ou quelque peu plus grande dans la situation du premier.»[4]

            Soucieux de poser des distinctions judicieuses, Parfit fut conduit à distinguer la position égalitariste de ce qu’il a baptisé du nom prioritarisme. À proprement parler, un partisan du prioritarisme ne se préoccupe pas de l’égalité stricto sensu. Le fait que certaines personnes soient plus défavorisées relativement à d’autres, n’a pas d’importance pour le prioritarisme. Comme l’écrit Parfit :

Les aides qui leur sont destinées [aux plus défavorisées] auraient autant d’importance s’il n’y avait personne qui soit mieux loti. La différence principale est donc la suivante. Ce qui préoccupe les égalitaristes, ce sont les données relatives, à savoir, le niveau de chacun comparé à celui des autres. Selon la conception prioritariste, seul compte le niveau absolu des personnes.[5]

            La distinction que pose Parfit entre égalitarisme et prioritarisme jette, me semble-t-il, un nouvel éclairage sur de nombreux débats politiques ou positions «de gauche» car, si l’on est égalitariste, on n’est pas forcément prioritarisme. Pour un égalitariste téléologique, par exemple, les inégalités sont intolérables en raison des conséquences néfastes qu’elles engendrent dans la vie sociale. Au contraire, pour un prioritariste, il est urgent d’aider les plus démunis, non pas parce qu’ils sont défavorisés par rapport à d’autres plus favorisés, mais parce qu’ils sont, en un sens absolu, misérables. À ce compte, si le prioritarisme doit être cohérent, il doit porter ses revendications absolues en faveur de l’aide à tous les démunis de la terre. Par ailleurs, même si cette aide implique que d’autres doivent se sacrifier pour tous et que, donc, qu’il doive y avoir des inégalités, cela ne pose aucun problème moral à un prioritariste. Sa prière est : Payez, payez pour eux, ainsi soit-il!

            Un des arguments principaux invoqués par les étudiants boycottant actuellement leurs cours afin de contrer la hausse des droits de scolarité, est un argument typiquement prioritariste. Il concerne l’accessibilité aux études supérieures pour les jeunes démunies. Or, aux yeux des étudiants-boycotteurs, il est urgent que ces jeunes qui ne peuvent pas se payer comme les autres des études supérieures soient aidés - tout comme le second enfant du cas de Nagel. Ils sont défavorisés en terme absolu, et une hausse des droits de scolarité viendrait aggraver davantage leur sort. Il est donc urgent, aux yeux de ces étudiants, d’enlever à certains, aux contribuables en particulier, déjà lourdement taxés, pour donner la chance à ceux qui n’ont pas les moyens financiers d’étudier. Cela est tout, sauf de l’égalitarisme. Si Parfit a raison, c’est du pur prioritarisme. Supposons que tous les étudiants soient également démunis. Aux yeux des étudiants prioritaristes, il est urgent de les aider. Pas aux yeux d’un égalitariste, car tous sont également misérables, incapables de se payer des études. Les prioritaristes, eux, se rabattent alors sur l’État-providentiel qui forcera les contribuables à payer pour eux. Adieu l’Égalité!


[1] Derek Parfit, «Égalité ou priorité?», Revue française de science politique, vol. 46, no 2, 1996, p. 312.
[2] Thomas Nagel, Questions mortelles, Paris, Presses Universitaires de France, 1983, chapitre 8.
[3] Ibid., p. 146.
[4] Ibid., p. 147.
[5] Parfit, op. cit., p. 313.
Pour en savoir plus sur le traitement philosophique de la notion d'égalité, consultez le recueil de M. Clayton et A. Williams, The Ideal of Equality, Palgrave Macmillan, 2002.

lundi 5 mars 2012

ÉGALITÉ ET ÉDUCATION



Derek Parfit (1942-  )
Nul doute que, mise à part la liberté, l’égalité constitue la valeur centrale de nos sociétés démocratiques. Nous sommes tous en faveur de l’égalité de quelque chose : égalité des droits, des revenus, des chances, égalité devant la loi, la justice, égalité de respect, de dignité, de qualité de vie, etc. Toute une flopée de valeurs se retrouve ainsi sous le parapluie de l’égalité, de sorte que le concept d’égalité est l’un des plus difficiles à traiter dans les débats politiques actuels.

Pourquoi l’égalité? Pourquoi avons-nous tant foi en l’égalité? Pourquoi l’égalité est-elle si importante à nos yeux? Nous croyons qu’il faut rechercher l’égalité parce l’inégalité est mauvaise en soi; en contrepartie, cela signifie que l’égalité est bonne en soi. On a là ce que les philosophes[1] appellent une conception «déontologique» de l’égalité. «Déontologique» au sens où l’égalité est à rechercher pour elle-même, indépendamment de ses conséquences, de ses résultats bénéfiques par ailleurs. À titre d’exemple, voici ce qu’écrit Myriam Fahmy, directrice de l’État du Québec, Institut du Nouveau Monde, en introduction au dossier Le Québec est-il (toujours) une société égalitaire[2]: «Le principe sous-jacent à tous ces textes est que plus d’égalité est, en soi, un objectif incontournable pour le Québec.»[3]

Pourtant, nous croyons aussi que l’égalité renvoie ultimement aux valeurs de partage et de solidarité. Si l’égalité est bonne, c’est parce qu’elle améliore la société ou qu’elle rend les gens heureux. Nous croyons par exemple que l’égalité économique est de loin préférable aux inégalités vertigineuses entre riches et pauvres, de sorte que c’est en soi une très mauvaise chose que des gens sont plus défavorisés que d’autres. Comme l’écrit encore la directrice de l’Institut du Nouveau Monde : «En fait, les travaux [de chercheurs britanniques Wilkinson et Pickett] ont mis en évidence une étroite corrélation entre, d’un côté, les inégalités de richesse et, de l’autre, l’espérance de vie, le niveau d’alphabétisation, les taux d’incarcération, le taux de toxicomanie, la santé maternelle et une foule d’autres indicateurs sociaux.»[4]

Ici, ce qui importe, ce sont les conséquences néfastes et, déplorables, des inégalités; de sorte que l’égalité paraît de loin préférable à l’inégalité. Les philosophes qualifient de «téléologique» la conception de l’égalité voulant que les conséquences bénéfiques pour la société dans son ensemble soient préférables à celles engendrées par les inégalités.

Dans nos débats politiques, nous confondons souvent la conception déontologique avec la téléologique. Supposons que les membres de la société puissent être (1) également favorisés, ou (2) également défavorisés. Si nous sommes égalitariste, laquelle des deux situations allons-nous préférer? La conception déontologique de l’égalité ne nous permet pas de choisir entre (1) et (2), même si intuitivement nos préférons (1) à (2). Alors sur quoi fondons-nous notre préférence pour la première situation? Nous fondons notre préférence sur la base d’une conception téléologique de l’égalité – le ce en vue de quoi, le télos, comme dirait Aristote, visé par l’égalité. C’est parce que l’égalité vise en bout de piste le partage et la solidarité que le gens l’estiment tant.

Si nous nous sommes égalitaristes, il importe donc de préciser quel type d’égalité nous défendons. À ce propos, les étudiants boycottant actuellement leurs cours, défendent autant les versions déontologiques que téléologiques : ils revendiquent à la fois un droit à l’éducation [conception déontonlogique] afin de permettre l’accessibilité universelle aux études supérieures [conception téléologique]. C’est la raison pourquoi, le boycottage actuel, ne porte pas, à strictement parler, sur la seule hausse des frais de scolarité [téléologique], mais sur la question plus large de la justice sociale qui, aux yeux du moins des boycotteurs, commande l’égalité économique universelle [déontologique]. L’égalité déontologique réclame donc une vision plus large de la politique, à savoir quelque chose comme la sociale-démocratie, voire le socialisme.


[1] Voyez en particulier Derek Parfit, «Égalité ou priorité?», Revue française de science politique, vol. 46, no 2, 1996, 280-320.
[2] Myriam Fahmi, directrice, L’état du Québec 2011, Institut du Nouveau Monde, Boréal, 2011.
[3] Myriam Fahmi, «Le mythe d’un Québec égalitaire», in L’état du Québec 2011, p. 39. Je souligne.
[4]Ibid., p. 35.