jeudi 8 mars 2012

UNE JUSTE INÉGALITÉ


Dans Le cochon qui voulait être mangé, Julian Baggini présente l’anecdote suivante intitulée «Une juste inégalité».

  Jean et Marie étaient allés acheter les cadeaux de Noël qu’ils allaient offrir à leurs trois fils : Matthieu, quatorze ans, Marc, douze ans, et Luc, dix ans. Ils aimaient leurs enfants et s’efforçaient de ne jamais en favoriser un par rapport aux autres. Cette année, ils avaient prévu de dépenser 100 euros pour chacun.
  Au début, tout semblait se passer sans problème, car ils avaient trouvé rapidement ce qu’ils cherchaient : pour chacun, une console de jeu électronique de poche PlayBoy à 100 euros. Cependant, au moment où ils allaient se rendre aux caisses, Jean remarqua une offre spéciale. Pour l’achat de deux des nouvelles consoles de haut de gamme PlayboyPlusMax à 150 euros chacune, on avait droit en prime à une console Playboy gratuite. Pour la même dépense, ils pouvaient donc avoir des articles plus intéressants.
  «On ne peut pas faire ça, fit Marie. Ce ne serait pas équitable, car un des trois garçons aurait quelque chose de moins bien que les deux autres.»
  «Mais, Marie, dit Jean, qui se voyait emprunter à ses fils leurs nouveaux jouets, pourquoi ça ne serait pas équitable? Aucun n’aurait un cadeau moins bien! Et sur les trois, il y en aurait deux qui auraient quelque chose d’encore mieux. Et si on ne profite pas de cette promotion, deux des garçons seront moins gâtés que ce qui était possible.»
  «Je ne veux aucune inégalité entre les trois», répondit Marie.
  «Même si ça veut dire qu’ils auront moins?»[1]

Ceux et celles qui ont lu les billets précédents, comprendront que Marie est une digne représentante de l’égalitarisme déontologique : il faut à tout prix rechercher l’égalité, et ne jamais admettre les inégalités, même si, comme dans les circonstances précédentes, elles sont avantageuses. Parfit qualifie ces égalitaristes d’égalitaristes intransigeants. «Aux yeux de ces égalitaristes, l’inégalité est mauvaise même quand elle ne nuit à personne.»[2] Pourtant, l’inégalité engendrée en achetant PlayBoyMaxPlus paraît acceptable puisque personne n’est lésée, même si deux enfants s’en sortent mieux que le troisième.

L’égalitarisme répliquera faisant valoir que l’un des enfants se trouvera laissé pour compte, défavorisé, par rapport à ses deux frères plus favorisés, même si chacun y trouve son compte. Ce qui aura pour effet d’engendrer un climat familial malsain. C’est du moins ce que défendrait l’égalitarisme de type téléologique.
La position prioritariste dans la situation décrite par Baggini est plus difficile à circonscrire. Comme on l’a vu, le prioritarisme soutient qu’il faut favoriser les plus défavorisés considérés dans l’absolu. Dans l’anecdote, ce dont le prioritariste doit tenir compte, c’est celui qui a moins; or, l’enfant qui a moins l’est relativement aux deux autres. En soi, il possède quand même une console PlayBoy. Ce qui fait voir l’absurdité de la position prioritariste car on est défavorisé toujours par rapport à d’autres que soi. Un monde où tout le monde est aveugle serait pire qu’un monde où tout le monde voit. Le prioritariste en convient. Mais le prioritariste n’est pas un égalitariste. Pour lui, un monde où seulement certains sont aveugles alors que d’autres voient lui est intolérable, non pas parce qu’il souhaiterait que tous soient aveugles ou que tous soient voyants, mais, tout simplement et candidement, parce que certains ne voient pas.

L’inégalité n’est pas ce qui choque le prioritarisme. Le plus célèbre des philosophes politiques au XXIe siècle, John Rawls, fut sans aucun doute le plus digne représentant du prioritarisme. Son fameux «principe de différence» qui dit en substance que les inégalités ne sont acceptables que si elles sont profitables aux plus défavorisés.[3] Comme on peut le constate, toutefois, ce principe ne nous permet pas de savoir si, dans la situation imaginée par Baggini, l’inégalité est acceptable pour les trois frères.
Ce que l’anecdote de Baggini illustre de manière exemplaire c’est ce qu’il est convenu d’appeler l’objection du nivellement par le bas contre l’égalitarisme et le prioritarisme. Cette objection, comme l’écrit encore Parfit : «invoque les situations où, si on supprimait une inégalité donnée, cela rendrait les choses pires pour certains sans améliorer le sort de quiconque.»[4] Baggini commente ainsi de son côté l’objection du nivellement par le bas :
En effet, il semble qu’il y ait quelque chose d’obstinément pervers dans le fait d’obtenir l’égalité au prix du nivellement par le bas. Il serait facile de rendre tout le monde égal simplement en rendant chacun aussi pauvre que l’individu le plus pauvre de la société. Or, une telle idée paraît évidemment absurde, car ainsi on n’aiderait personne : le plus pauvre resterait aussi pauvre, et tous les autres subiraient un préjudice.[5]

Ainsi, selon l’objection du nivellement par le bas, l’égalitarisme et le prioritarisme conduisent toute la société à une perte sèche de bien-être. Devant ce constat accablant, on ne peut que refuser catégoriquement les demandes prioritaristes des étudiants visant à ne pas hausser les frais de scolarité afin de permettre l’accessibilité aux plus défavorisés. On doit une fière chandelle aux philosophes, en particulier à Derek Parfit, de nous permettre d'être plus lucides devant la rhétorique esclavagiste des partisans de la gauche politique.



[1] Julian Baggini, Le cochon qui voulait être mangé et 99 autres petites histoires philosophiques, Paris, First Éditions, 2007, p. 273.
[2] Derek Parfit, «Égalité ou priorité?», Revue française de science politique, 1996, vol. 46, no. 2, p. 319.
[3] John Rawls, Théorie de la justice, Paris, Seuil, 1997, p. 91.
[4] Ibid.
[5] Julian Baggini, op. cit., p. 273-274.

mardi 6 mars 2012

LE «PRIORITARISME» DES ÉTUDIANTS-BOYCOTTEURS: «Payez, payez pour nous, ainsi soit-il!»

Dans un article retentissant, «Égalité ou priorité?», devenu un classique incontournable sur la notion d’égalité, le philosophe britannique Derek Parfit distingue, à côté des deux formes d’égalitarisme - déontologique et téléologique -, le «prioritarisme». Parfit écrit :
Le prioritarisme, tel que je le définis ici, n’est pas une croyance en l’égalité. Nous donnons la priorité aux personnes défavorisées, non pas parce que cela réduira les inégalités, mais pour d’autres raisons. C’est ce qui distingue cette position de l’égalitarisme.[1]

Examinons le cas suivant, proposé naguère par Thomas Nagel dans une étude, elle aussi remarquable, portant sur l’égalité.[2]
Supposons que j’aie deux enfants, dont l’un est normal et tout à fait heureux, et dont l’autre souffre d’un douloureux handicap. Appelons-les respectivement le premier enfant et le second enfant. Je suis sur le point de changer de travail. Supposons que je doive décider entre déménager pour une ville chère où le second enfant pourra recevoir un traitement médical particulier et bénéficier d’une scolarité particulière, mais où le niveau de vie de la famille sera plus bas et le voisinage désagréable et dangereux pour le premier enfant – ou bien alors déménager pour une banlieue semi-rurale et agréable où le premier enfant, qui s’intéresse particulièrement aux sports et à la nature, pourra avoir une vie libre et plaisante. C’est un choix difficile, de quelque point de vue que l’on se place.[3]

Le choix de Nagel dans cette situation complexe porta, comme beaucoup d’entre nous l’aurait fait, sur l’aide à apporter en priorité au second enfant. Pourquoi? Parce que le second enfant est défavorisé et ce serait là, dit Nagel, une décision égalitariste. Comment soutenir qu’il s’agit bel et bien d’une position égalitariste puisque, prima facie, on défavorise nettement le premier enfant? «Il est plus urgent», répond Nagel, «de faire profiter le second enfant même si le bénéfice que nous pouvons donner au premier enfant est moindre que le bénéfice que nous pouvons donner au premier enfant… Une amélioration dans sa situation est plus importante qu’une amélioration égale ou quelque peu plus grande dans la situation du premier.»[4]

            Soucieux de poser des distinctions judicieuses, Parfit fut conduit à distinguer la position égalitariste de ce qu’il a baptisé du nom prioritarisme. À proprement parler, un partisan du prioritarisme ne se préoccupe pas de l’égalité stricto sensu. Le fait que certaines personnes soient plus défavorisées relativement à d’autres, n’a pas d’importance pour le prioritarisme. Comme l’écrit Parfit :

Les aides qui leur sont destinées [aux plus défavorisées] auraient autant d’importance s’il n’y avait personne qui soit mieux loti. La différence principale est donc la suivante. Ce qui préoccupe les égalitaristes, ce sont les données relatives, à savoir, le niveau de chacun comparé à celui des autres. Selon la conception prioritariste, seul compte le niveau absolu des personnes.[5]

            La distinction que pose Parfit entre égalitarisme et prioritarisme jette, me semble-t-il, un nouvel éclairage sur de nombreux débats politiques ou positions «de gauche» car, si l’on est égalitariste, on n’est pas forcément prioritarisme. Pour un égalitariste téléologique, par exemple, les inégalités sont intolérables en raison des conséquences néfastes qu’elles engendrent dans la vie sociale. Au contraire, pour un prioritariste, il est urgent d’aider les plus démunis, non pas parce qu’ils sont défavorisés par rapport à d’autres plus favorisés, mais parce qu’ils sont, en un sens absolu, misérables. À ce compte, si le prioritarisme doit être cohérent, il doit porter ses revendications absolues en faveur de l’aide à tous les démunis de la terre. Par ailleurs, même si cette aide implique que d’autres doivent se sacrifier pour tous et que, donc, qu’il doive y avoir des inégalités, cela ne pose aucun problème moral à un prioritariste. Sa prière est : Payez, payez pour eux, ainsi soit-il!

            Un des arguments principaux invoqués par les étudiants boycottant actuellement leurs cours afin de contrer la hausse des droits de scolarité, est un argument typiquement prioritariste. Il concerne l’accessibilité aux études supérieures pour les jeunes démunies. Or, aux yeux des étudiants-boycotteurs, il est urgent que ces jeunes qui ne peuvent pas se payer comme les autres des études supérieures soient aidés - tout comme le second enfant du cas de Nagel. Ils sont défavorisés en terme absolu, et une hausse des droits de scolarité viendrait aggraver davantage leur sort. Il est donc urgent, aux yeux de ces étudiants, d’enlever à certains, aux contribuables en particulier, déjà lourdement taxés, pour donner la chance à ceux qui n’ont pas les moyens financiers d’étudier. Cela est tout, sauf de l’égalitarisme. Si Parfit a raison, c’est du pur prioritarisme. Supposons que tous les étudiants soient également démunis. Aux yeux des étudiants prioritaristes, il est urgent de les aider. Pas aux yeux d’un égalitariste, car tous sont également misérables, incapables de se payer des études. Les prioritaristes, eux, se rabattent alors sur l’État-providentiel qui forcera les contribuables à payer pour eux. Adieu l’Égalité!


[1] Derek Parfit, «Égalité ou priorité?», Revue française de science politique, vol. 46, no 2, 1996, p. 312.
[2] Thomas Nagel, Questions mortelles, Paris, Presses Universitaires de France, 1983, chapitre 8.
[3] Ibid., p. 146.
[4] Ibid., p. 147.
[5] Parfit, op. cit., p. 313.
Pour en savoir plus sur le traitement philosophique de la notion d'égalité, consultez le recueil de M. Clayton et A. Williams, The Ideal of Equality, Palgrave Macmillan, 2002.

lundi 5 mars 2012

ÉGALITÉ ET ÉDUCATION



Derek Parfit (1942-  )
Nul doute que, mise à part la liberté, l’égalité constitue la valeur centrale de nos sociétés démocratiques. Nous sommes tous en faveur de l’égalité de quelque chose : égalité des droits, des revenus, des chances, égalité devant la loi, la justice, égalité de respect, de dignité, de qualité de vie, etc. Toute une flopée de valeurs se retrouve ainsi sous le parapluie de l’égalité, de sorte que le concept d’égalité est l’un des plus difficiles à traiter dans les débats politiques actuels.

Pourquoi l’égalité? Pourquoi avons-nous tant foi en l’égalité? Pourquoi l’égalité est-elle si importante à nos yeux? Nous croyons qu’il faut rechercher l’égalité parce l’inégalité est mauvaise en soi; en contrepartie, cela signifie que l’égalité est bonne en soi. On a là ce que les philosophes[1] appellent une conception «déontologique» de l’égalité. «Déontologique» au sens où l’égalité est à rechercher pour elle-même, indépendamment de ses conséquences, de ses résultats bénéfiques par ailleurs. À titre d’exemple, voici ce qu’écrit Myriam Fahmy, directrice de l’État du Québec, Institut du Nouveau Monde, en introduction au dossier Le Québec est-il (toujours) une société égalitaire[2]: «Le principe sous-jacent à tous ces textes est que plus d’égalité est, en soi, un objectif incontournable pour le Québec.»[3]

Pourtant, nous croyons aussi que l’égalité renvoie ultimement aux valeurs de partage et de solidarité. Si l’égalité est bonne, c’est parce qu’elle améliore la société ou qu’elle rend les gens heureux. Nous croyons par exemple que l’égalité économique est de loin préférable aux inégalités vertigineuses entre riches et pauvres, de sorte que c’est en soi une très mauvaise chose que des gens sont plus défavorisés que d’autres. Comme l’écrit encore la directrice de l’Institut du Nouveau Monde : «En fait, les travaux [de chercheurs britanniques Wilkinson et Pickett] ont mis en évidence une étroite corrélation entre, d’un côté, les inégalités de richesse et, de l’autre, l’espérance de vie, le niveau d’alphabétisation, les taux d’incarcération, le taux de toxicomanie, la santé maternelle et une foule d’autres indicateurs sociaux.»[4]

Ici, ce qui importe, ce sont les conséquences néfastes et, déplorables, des inégalités; de sorte que l’égalité paraît de loin préférable à l’inégalité. Les philosophes qualifient de «téléologique» la conception de l’égalité voulant que les conséquences bénéfiques pour la société dans son ensemble soient préférables à celles engendrées par les inégalités.

Dans nos débats politiques, nous confondons souvent la conception déontologique avec la téléologique. Supposons que les membres de la société puissent être (1) également favorisés, ou (2) également défavorisés. Si nous sommes égalitariste, laquelle des deux situations allons-nous préférer? La conception déontologique de l’égalité ne nous permet pas de choisir entre (1) et (2), même si intuitivement nos préférons (1) à (2). Alors sur quoi fondons-nous notre préférence pour la première situation? Nous fondons notre préférence sur la base d’une conception téléologique de l’égalité – le ce en vue de quoi, le télos, comme dirait Aristote, visé par l’égalité. C’est parce que l’égalité vise en bout de piste le partage et la solidarité que le gens l’estiment tant.

Si nous nous sommes égalitaristes, il importe donc de préciser quel type d’égalité nous défendons. À ce propos, les étudiants boycottant actuellement leurs cours, défendent autant les versions déontologiques que téléologiques : ils revendiquent à la fois un droit à l’éducation [conception déontonlogique] afin de permettre l’accessibilité universelle aux études supérieures [conception téléologique]. C’est la raison pourquoi, le boycottage actuel, ne porte pas, à strictement parler, sur la seule hausse des frais de scolarité [téléologique], mais sur la question plus large de la justice sociale qui, aux yeux du moins des boycotteurs, commande l’égalité économique universelle [déontologique]. L’égalité déontologique réclame donc une vision plus large de la politique, à savoir quelque chose comme la sociale-démocratie, voire le socialisme.


[1] Voyez en particulier Derek Parfit, «Égalité ou priorité?», Revue française de science politique, vol. 46, no 2, 1996, 280-320.
[2] Myriam Fahmi, directrice, L’état du Québec 2011, Institut du Nouveau Monde, Boréal, 2011.
[3] Myriam Fahmi, «Le mythe d’un Québec égalitaire», in L’état du Québec 2011, p. 39. Je souligne.
[4]Ibid., p. 35.

jeudi 1 mars 2012

BOYCOTTAGE ÉTUDIANT. Évitons une autre «Tragédie des biens communs»


Imaginez un troupeau de moutons où les bergers les mènent pour brouter dans de verts pâturages. Ceux-ci sont un bien commun. Toutefois, d’autres bergers apprenant l’existence de ces riches pâturages, mènent leurs troupeaux dans ces mêmes lieux. À court terme, la quantité de nourriture disponible disparaîtra. Conclusion: un bien commun est rapidement dilapidé et épuisé. Tout le monde a donc avantage à le conserver et à le faire fructifier. Comment faire pour assurer la durabilité des biens communs? En le remettant à un tiers qui l’administrera en notre nom? C’est ce que font nos gouvernements et, à l’évidence, force est de constater qu’il s’agit toujours d’un bien commun que nous dilapidons à qui mieux mieux – à commencer, le plus souvent, par les gouvernements eux-mêmes!
            Ce type de phénomènes, constitutif de la nature humaine et des sociétés humaines, fut mis en évidence la première fois par le biologiste américain Garett Hardin (1915-2003) dans un essai percutant, datant de 1968, publié dans la prestigieuse revue Science, «La Tragédie des Biens communs».[1] Ainsi, le phénomène troublant des changements climatiques serait la résultante d’une tragédie globale des biens communs planétaires.
Il sauta aux yeux d’Hardin que lorsqu’un bien m’appartient, j’en prends soin comme à la prunelle de mes yeux. Lorsque le berger s’avise de devenir propriétaire des espaces alimentaires nécessaires pour la survie et la reproduction de son troupeau, il s’assure du même coup de la durabilité de son bien. La quantité d’herbe disponible est juste suffisante pour subvenir aux besoins de tous les moutons, mais pas plus. Responsable, le berger ne s’avise pas d’augmenter la taille de ses moutons car l’ajout de moutons diminuerait la quantité de nourriture disponible. Pourtant, le berger sait qu’un nombre plus important de moutons signifie davantage de rentrée d’argent. Quoi qu’il en soit, le berger veille à la durabilité ainsi qu’à la qualité de son cheptel. Hardin tirait alors comme principe que la durabilité et la qualité d’un bien sont assurées lorsqu’on en est propriétaire. C’est sur ce principe moral de responsabilité que se trouve fondé, aux yeux d’Hardin, la propriété privée. Ainsi, lorsque que l’on n’est pas propriétaire d’un bien commun, on se fiche bien de sa durabilité et de sa qualité. C’est cette attitude de responsabilisation qu’il est si difficile à inculquer aux hommes et aux femmes d’aujourd’hui confrontés à la crise écologique planétaire.
L’éducation est un bien commun. Le gouvernement l’administre en notre nom. À strictement parler, ce bien ne lui appartient pas. Comme personne légale, l’État n’en est que l’administrateur, le gestionnaire. Or, même si l’éducation appartient à la collectivité, elle demeure un bien commun. À cet égard, l’éducation serait elle aussi confrontée à «la tragédie des biens communs».
Des étudiants-es boycottent actuellement leurs cours contre la hausse annoncée des frais de scolarité aux études supérieures. Cette levée de boucliers cache mal l’enjeu véritable des étudiants-es qui est la gratuité scolaire à tous les paliers de l’éducation. Ils revendiquent un «droit à l’éducation».
Il faut refuser ce soi-disant «droit à l’éducation» car la situation deviendra désastreuse pour ce bien commun qu’est l’éducation. En effet, si Hardin a raison, si la «Tragédie des biens communs» est véritablement un phénomène lent, mais irréversible, il faut alors que les étudiants-es aux niveaux supérieurs se responsabilisent et paient pour leur éducation. Par ailleurs, il faut également éviter que l’éducation soit, comme elle l’est malheureusement actuellement, une sorte d’entreprise commerciale. Un législateur sagace, veillant donc à responsabiliser les futurs citoyens, doit éviter de naviguer entre Charibde et Scylla.

C’est pourquoi je termine en me rangeant inconditionnellement derrière le Mouvement des étudiants socialement responsables du Québec.

[1] Garett Hardin, «The Tragedy of Commons», Science, 162, 1243-1248. En traduction française voir : http://lanredec.free.fr/polis/art_tragedy_of_the_commons_tr.html.

vendredi 24 février 2012

GRÈVE ÉTUDIANTE: LE POINT DE VUE D'ARISTOTE. Petit guide d'auto-défense philosophique à l'usage des pro-hausse

Tout l’or qui est sur terre ou sous terre ne vaut pas la vertu.

Platon, Les lois 728a

Des lecteurs me pressent d’exposer ma position à propos du sujet de l’heure, la grève étudiante. Je me suis pourtant prononcé dans ce blogue sur le sujet (voir http://enquetedesensjl.blogspot.com/2010/03/aristote-et-la-teleologie-quaurait.html). Par ailleurs, le lecteur de mon dernier essai, Plaidoyer pour une morale du bien, sait où je loge à cet égard. Je défends en effet une position néo-aristotélicienne où la notion de vertu y tient une place centrale. Je sais pertinemment que ma position est fort audacieuse, voire révolutionnaire. Certains voudront me lapider ou me mettre au pilori. Peu importe. Je fais mien le mot de Spinoza dans son Traité de politique: «Ne pas railler, ne pas pleurer, ne pas haïr, mais comprendre.»

            La grève contre la hausse des frais de scolarité soulève un débat de fond qui intéresse au premier chef la philosophie politique laquelle s’interroge principalement sur la nature et le rôle de l’État. Derrière la lutte actuelle contre la hausse des frais de scolarité, les associations étudiantes militent en réalité pour faire reconnaître un  droit à l’éducation gratuite aux niveaux supérieurs. Comme le remarque justement le sociologue Guy Rocher, «Au moment de la Révolution tranquille et depuis celle-ci, la gratuité des études jusqu’au cégep a été instituée et maintenue dans un but de justice sociale[1]

En somme, la grève soulève la question de la juste redistribution des biens et services par l’État. À ce propos, il y a en a pour qui l’État n’a pas sa raison d’être et n’a donc pas à redistribuer les biens, dont l’éducation. Ce sont les libertariens. Pour les «libéraux», au contraire, l’État, sous forme de l’État-providence, doit assurer la gratuité scolaire, du moins au primaire et au secondaire. Les socio-démocrates vont plus loin et exigent la gratuité scolaire à tous les niveaux de l’éducation. Pour ces derniers, l’égalité des chances, voire l’égalité économique est fondamentale. Or, l’égalité, vertus premières des socio-démocrates, contrecarre la liberté. Ce qui signifie que plus que vous visez l’égalité, plus vous restreignez la liberté de certains.

Selon des chiffres (que je n’ai pu, je l’avoue, vérifier encore), seulement 55% de la population québécoise paie des impôts. Tout le monde sait, par ailleurs, que le fardeau fiscal des Québécois est déjà passablement élevé. Je vous laisse imaginez ce que représenterait le surpoids lorsqu’on y ajoute la gratuité aux niveaux de l’éducation supérieure réclamée par les socio-démocrates!

«La liberté des uns», écrivait Isaiah Berlin, «dépend des limites que s’imposent les autres.»[2] Donc, pas d’égalité sans perte en contrepartie de liberté. Au Québec, 55% des Québécois se privent de liberté pour les autres. La situation est donc clairement injuste, et en rajouter avec la gratuité scolaire à tous les niveaux est tout simplement inqualifiable sur le plan de la justice sociale.

            S’il faut éviter à tout prix l’enfer égalitaire que nous promettent les socio-démocrates, il faut également éviter le vice opposé des libertariens où un petit nombre seulement est libre, et où les inégalités sont hallucinantes. Il faut donc préférer le juste milieu entre ces deux extrêmes. C’est la solution «libérale» (ou «conservatrice», c’est selon) qu'aurait proposée Aristote. Mais la position libérale a aussi ses faiblesses qui, il est vrai, sont aussi celles des deux autres positions. Cette faiblesse c’est l’admission des droits sacro-saints de la personne.
Il y a chez bon nombre de nos contemporains une soif jamais inassouvie de tout régler par des lois, par des chartes, des droits, etc. Les grévistes étudiants revendiquent un droit à l’éducation. Qu’on soit pour la grève ou non, on reste prisonnier d’une éthique «légaliste» des droits où tout ce qui relève de la morale doit désormais passer par la loi, les règlements et des politiques. C’est l’Empire des Droits qui contre-attaque. Le philosophe Martin Blais s’est jadis élevé contre ce qu’il appelait l’empire du «juridisme» en matière de moralité: «S’adonner à la culture de ces qualités que sont la justice, le courage et la modération, c’est administrer au poison du juridisme son seul antidote efficace.»[3] Sage parole.
            C’est ici que nous rejoignons les fameuses vertus (aretè) qui occupent une position centrale dans la philosophie politique d’Aristote.

            Posons brutalement la question : devons-nous tout mettre en commun? Partager tous les biens, ceux dont nous sommes propriétaires, qui nous appartiennent? C’est la proposition de Platon dans La République. Pas celle d'Aristote. Si tout bien est commun, alors qui voudra travailler pour produire les biens primaires? Le communisme de Platon conduit à vie la plus misérable qui soit.
            Il faut donc admettre la propriété privée si l’on souhaite vivre dans une société heureuse. En effet, celui en effet qui possède un bien en prend soin; il l’entretien afin qu’il perdure et ne s’épuise pas. Par son travail, il jouit de son bien. Il peut, en outre, le partager avec ceux qui ne possèdent pas ou pas beaucoup. Au départ, en tout cas, pour partager, il va de soi qu’il faille posséder quelque chose.
Comme l’écrit Aristote dans le deuxième livre de la Politique, chapitre 5 : «D’abord, chacun administrant séparément ses biens il ne surgira aucune récrimination des uns contre les autres; au contraire la situation s’améliorera du fait que chacun s’occupera avant tout de ses affaires. Ensuite, grâce à la vertu, il en sera, concernant l’usage des biens, comme le dit le proverbe : ‘tout est en commun entre amis’.»[4]
            La propriété privée – tant décriée par les anarchistes ainsi que les communistes[5] - est donc à la source des vertus : pas d’amitié, de générosité, de justice, etc., sans propriété privée. Ainsi, celui ou celle qui prend soin de son bien, fait preuve de vertu car il ou elle est tempérant; il ne veut pas que son bien s’épuise rapidement en le consommant ou en le gaspillant. Il pourra ensuite témoigner de sa générosité en donnant à ceux et à celles qui ne possèdent pas ou qui possèdent moins. Le contraire se rencontre souvent lorsqu’il s’agit de biens communs, comme l’avait jadis montré Garett Hardin (1915-2003) dans son fameux essai datant de 1968, «La Tragédie des Biens Communs».(6) Hardin (1915-2003) dans son fameux essai datant de 1968, «La Tragédie des Biens Communs».[6]HarharHHar
Un législateur, lui-même vertueux, c’est-à-dire juste, sage, généreux, amical, etc., comprend alors qu’il faille tout mettre en place pour que s’exerce la vertu des citoyens, qui est seule garante de leur bonheur (eudémonia). Comment, dès lors, doit-il distribuer les biens mis en commun par amitié (philia)? Évidemment, le législateur doit être juste. Qu’est-ce à dire? En quoi consiste la vertu civique de justice (dikè)? Nous, modernes, vivant dans des démocraties, lorsque nous pensons à la juste répartition des biens, nous songeons immanquablement à une répartition égalitaire. Pas Aristote. D’abord, il existe divers types d’égalité et d’inégalité. Il y a par exemple l’égalité numérique ou arithmétique, et l’égalité proportionnelle ou géométrique. Lorsque nous concevons l’égalité, c’est à l’égalité numérique que l’on pense: la même quantité de biens ou d’unité de biens. S’il y a un gâteau et quatre personnes, l’égalité numérique prescrit qu’on doive partager le gâteau en quatre parties égales. Aussi, lorsqu’on évoque l’idée d’une société parfaitement égalitaire, on pense généralement à l’égalité numérique des biens entre tous les citoyens. Cette idée est non seulement erronée mais catastrophique car elle conduit tout droit au malheur de tous. En fait, le problème avec l’égalité numérique c’est que les personnes ne sont jamais identiques. Si, parmi nos quatre personnes de tantôt, il faille partager équitablement le gâteau, et sachant que l’une est affamée, il serait juste de lui donner un plus grande part. La justice dépend donc du mérite de chacun, de sorte que, d’après Aristote, la justice distributive implique une égalité proportionnelle au mérite. Sur la question précise du «mérite», Aristote est parfaitement conscient de la grande difficulté consistant à évaluer le mérite. «En ce qui concerne les partages, écrit-il, tout le monde est d’accord qu’ils doivent se faire selon le mérite de chacun; toutefois, on ne s’accorde pas communément sur la nature de ce mérite.»[7]. Souvent, en effet, il peut s’agir des besoins, de l’effort et la vertu. La grande différence entre Aristote et nous, c’est que ce sont toujours, dans nos démocraties modernes, les droits qui fondent la justice, alors que les besoins, l’effort et, surtout, la vertu sont oubliés. On ne naît pas par exemple libre de par le pseudo droit à la liberté que l’État démocratique nous confère à la naissance. On devient libre, entre autres, lorsque nous faisons preuve du courage. La liberté présuppose donc la vertu. Les chartes me reconnaissent un droit formel à la liberté, mais si je suis lâche, je n’ai rien. On ne naît pas libre, on le devient.
Les concepts de droit et de vertu diffèrent radicalement. Un droit n’est pas une disposition acquise volontairement par l’habitude comme l’est la vertu. C'est une protection, une assurance, conférant une dignité. Tout être humain est aujourd’hui de facto détenteur d’un droit et n’a pas besoin de faire quoi que ce soit pour en être digne. Toutefois, posséder une dignité ne fait pas de nous des êtres bons. Le plus vicieux possède le même droit à la liberté dès sa sortie du sein maternel. Ce que nous sommes, en résumé, comme personne ne compte pas; ce qui compte, aux yeux de l’État moderne, c’est le respect des droits de la personne.
Il va de soi que l’éducation occupe une place centrale dans la philosophie politique d’Aristote. L’éducation est essentielle à la vie en société, car c’est par l’éducation que le citoyen est en mesure de prendre part pleinement à la vie politique. Or, l’éducation dont ne cesse de réclamer Aristote, c’est une éducation à la vertu, car la vertu est la cheville ouvrière de toute la vie politique et, donc, du bonheur de tous. Ce type d’éducation à la vertu est tombée en désuétude; elle appartient désormais à un âge révolu. Le nouveau cours d’Éthique et de culture religieuse, par exemple, n’est qu’un cours d’initiation à la tolérance et à la connaissance de la différence dont les balises sont tracées par nos sacro-saints droits de la personne.
En guise conclusion, je salue bien haut les étudiants-es qui acceptent la hausse des frais de scolarité. Ils le font dans une perspective de responsabilisation et de justice sociale. En défrayant une partie de leurs frais de scolarité, ils prennent toute la mesure, toute la portée, la valeur inestimable de ce bien social qu’est l’éducation. Ils font également preuve de justice en reconnaissant la juste part qu’ils doivent à la société. Enfin, ils/elles reconnaissent que l’éducation ne consiste pas seulement à avoir une tête bien faite (ou pleine), mais à acquérir des dispositions morales (des vertus). C’est du moins ce que Socrate enseignait jadis aux Athéniens lors de son fameux plaidoyer que relate Platon : «Souvenez-vous que ce n’est pas la recherche des biens matériels qui conduit à la vertu. C’est, au contraire, en devenant vertueux que peut naître la prospérité, pour les particuliers comme pour la cité.» (Apologie de Socrate, 30b).

Un dernier point pour terminer. Dans la fameuse «économie du savoir» dans laquelle nous vivons actuellement et qui embrouillent tout, les études ne sont jamais conçues comme constituant une fin en soi, mais toujours comme un moyen pour autre chose - à savoir la rentabilité économique. Il faut déplorer et dénoncer cette déroute inqualifiable de l’éducation. Le plaisir de connaître pour connaître est aujourd’hui inconcevable. Pourtant, d’après Aristote, la connaissance ultime «que l’on choisit pour elle-même, et à seule fin de savoir, est plus philosophique que celle qui est choisie en vue des résultats», et cette connaissance est la philosophie. À mon avis, la seule raison que nous aurions de faire grève, c’est d’exiger plus de cours de philosophie à tous les paliers de l’éducation. C’est la seule façon de faire un pied de nez à la sordide économie du savoir.


[1] Guy Rocher, «Une mentalité commerciale», in Éric Martin et Maxime Ouellet, Université inc. Des mythes sur la hausse des frais de scolarité et l’économie du savoir, Lux Éditeur, 2011, p. 125.
[2] Isaiah Berlin, Éloge de la liberté, Paris, Press Pocket, 1990, p. 173. 
[3] Martin Blais, Le chien de Socrate, Chicoutimi, Éditions JCL, 2000, p. 179.
[4] Aristote, Les Politiques, II, 5, 1263a 6, Paris, GF Flammarion, 1990, p. 151-152.
[5] Rappelons la réponse célèbre de Pierre-Joseph Proudhon à la question Qu’est-ce que la propriété?: «C’est le vol
[6] Voir http://lanredec.free.fr/polis/art_tragedy_of_the_commons_tr.html. Imaginez un troupeau de moutons où les bergers les mènent pour brouter dans les pâturages. Ceux-ci sont un bien commun. Toutefois, d’autres bergers apprenant l’existence de ces verts pâturages, mènent leurs troupeaux dans ces mêmes pâturages. À court terme, la quantité de nourriture disponible disparaîtra. Conclusion : un bien commun est rapidement dilapidé et épuisé, alors que tout le monde a avantage à le conserver et à le faire fructifier. Ce qui n’est possible que lorsque quelqu’un en devient propriétaire.
[7] Aristote, Éthique à Nicomaque, Livre V, 6, 1131a 25.

dimanche 5 février 2012

PIERRE-HUGUES BOISVENU: LE DROIT À SA CORDE. John Stuart Mill et le principe de liberté

Plusieurs ont déchiré leur chemise devant la déclaration incendiaire du sénateur Pierre-Huges Boisvenu : «Moi je dis toujours dans le fond : il faudrait que chaque assassin ait le droit à sa corde. Il décidera de sa vie.» Avec un gouvernement conservateur majoritaire, il fallait s’attendre un jour à entendre de pareils propos qui firent dresser les oreilles et le cheveux à la grande majorité des «libéraux» - au sens large, philosophique du terme – que nous sommes. Nombreux furent ceux et celles qui menacèrent Pierre-Hugues Boisvenu de poursuite en justice invoquant l’article 241 du Code criminel.

Le tollé s’explique en grande partie par nos convictions «libérales», plus prégnantes ici au Québec qu’ailleurs au Canada. Beaucoup de Québécois n’ont pas cru les larmes de crocodile qui perlaient sur les joues du sénateur après qu’il eut fait son mea culpa. En un sens, en effet, le sénateur Boisvenu ne s’excuse pas d’être en faveur, comme l’est la vaste majorité de conservateurs, de la peine de mort «dans certains cas». C’est cette dernière partie qui paraît particulièrement odieux à plusieurs : dans quels cas, au juste? Et au nom de quoi et de qui?

Quoi qu’il en soit, bon nombre réclament la tête du sénateur. Il ne faut toutefois pas oublier que nous sommes en démocratie de sorte que, même si les opinions de nos adversaires nous révulsent, il faut les respecter. À cet égard, le philosophe britannique libéral, John Stuart Mill (1806-1873), soutenait que même si une vaste majorité d’entre nous croit avoir raison et qu’une seule personne pense le contraire, il est de notre devoir de ne pas museler cette personne, et de chercher avec elle la vérité sur le sujet controversé. Donc, Mill ne condamnerait pas le sénateur Boivenu. En effet, ce dernier est parfaitement dans son droit d’exprimer ses opinions même si elles indisposent une majorité d’entre nous, du moins ici au Québec.

Mill se plaisait à reprendre la boutade qu’un juge adressa un jour à un accusé : «Votre liberté de donner un poing sur le nez de la victime s’arrête là où commence son nez.» Dans De la liberté (1859), Mill énonce le principe de liberté qu’il défend dans son essai.



«… la seule fin pour laquelle les hommes soient justifiés, individuellement ou collectivement, à interférer avec la liberté d’action de n’importe lequel d’entre eux, est l’autoprotection. La seule raison légitime que puisse avoir une communauté civilisée d’user de la force contre un de ses membres, contre sa propre volonté, est d’empêcher que du mal ne soit fait à autrui. Le contraindre pour son propre bien, physique ou moral, ne fournit pas une justification suffisante…. Le seul aspect de la conduite d’un individu qui soit du ressort de la société est celui qui concerne autrui. Quant à l’aspect qui le concerne simplement lui-même, son indépendance est, en droit, absolue. L’individu est souverain sur lui-même, son propre corps et son propre esprit. » ( John Stuart Mill, De la liberté, Presses Pocket, 1990, p. 39-40.)



Aux yeux de Mill, la déclaration du sénateur Boivenu, qui fait couler beaucoup d’encre, fait implicitement appel au principe de liberté de Mill. Si j’ai raison, alors le sénateur Boisvenu, ainsi que le parti conservateur, dont il est le porte-parole en matière de justice, adhère parfaitement à la pensée libérale de Mill. Ainsi, aux yeux de Mill-Boivenu, ce n’est pas à l’État qu’il revient de donner la mort à un criminel, mais au criminel lui-même. Avec Mill-Boivenu, on ne peut pas plus être partisan du libéralisme dans sa version individualiste triomphante.

Certains songeront ici au mouvement libertarien ou néo-conservatiste qui voit dans l’intervention gouvernementale la source de tous les maux, de telle sorte que seul un gouvernement minimal assurant la protection des droits individuels, au lieu du bien-être commun, s’avère légitime. Toutefois, Mill n’est pas du tout l’adepte de l’idée selon laquelle tous les citoyens possèdent des droits individuels inaliénables. «Avoir un droit, écrit-il dans l’Utilitarisme, c’est avoir quelque chose dont la société doit garantir la possession, en vue de l’utilité générale.» En somme, pour Mill, avoir un droit, c’est assurer la sécurité personnelle et, donc, le bien-être de chacun. L’idée que nous possédons des droits dans l’absolu, indépendamment de leur utilité en vue du bien-être commun, est une pure illusion selon Mill. Aussi, Mill fonde son principe de liberté énoncé précédemment sur la base de l’utilité générale.

Boisvenu est-il libertarien ou utilitariste comme Mill? La question reste posée. Toutefois, il paraît assez clair que Boisvenu souscrit au principe de liberté de Mill. Or, aussi raisonnable que paraisse le principe en question, il présente de sérieuses failles. La principale étant qu’il paraît difficile, voire impossible, de distinguer nettement les actions qui n’ont d’impact que sur nous-mêmes de celles qui en ont sur les autres. Dans les beaux jours où sévissaient le tabagisme, personne ne se doutait que la cigarette était la cause principale du cancer du poumon; aujourd’hui, nous savons qu’un fumeur sur deux développera la terrible maladie. Néanmoins, le principe de Mill n’interdit pas la cigarette puisque c’est là le libre choix du fumeur. Toutefois, nous savons aujourd’hui que la fumée secondaire fait, comme on dit, des dommages collatéraux chez les non-fumeurs de sorte que le tabagisme est désormais interdit dans les lieux publics. De plus, nous avons le droit de circuler en toute liberté sur les routes du Québec, mais nous devons être conscients qu’ainsi nous contribuons aux bouleversements climatiques de toute la planète.

Actuellement, les Québécois se demandent s’il faut légaliser le suicide-assisté. Depuis deux ans, la Commission sur le droit de mourir dans la dignité, sous la présidence du député Geoffrey Kelley, circule au Québec; un rapport est attendu sous peu. Évidemment, le partisan du principe de liberté de Mill brandira le dit principe afin de légaliser la pratique du suicide-assisté.

Cela étant posé, revenons au propos incendiaire du sénateur Boisvenu. Que recommandait-t-il au juste au-delà de ces mots brutaux, maladroits, qu’il a d’ailleurs retirés par la suite? L’extension du principe de liberté de Mill au cas des criminels. Tous les criminels? Le sénateur évoquait le cas des meurtriers en série qui ne ressortent jamais de prison.

Personnellement, je m’oppose à l’extension du principe de Mill comme le souhaite Pierre-Hugues Boisvenu, tout simplement parce que le principe de Mill est confronté à de très sérieuses failles que j’ai à peine effleuré. Prima facie, le principe paraît parfaitement raisonnable, de sorte qu’il naît spontanément dans notre désire d’être bon libéral, c’est-à-dire d’être une personne «ouverte». «Fais ce que tu veux, pourvu que ça ne dérange pas les autres!». Qui voudrait être contre cette maxime libérale? Pierre-Hugues Boisvenu l’endosse radicalement, et c’est en quoi il a bien tort.

lundi 9 janvier 2012

À DIEU Frère François des Franciscains de l'Emmanuel !

Frère François des Franciscains de l'Emmanuel nous a quitté dimanche, le 8 janvier dernier, fête de l'Épiphanie. Crise cardiaque, 52 ans. Il était au Cameroun. Il sera inhumé là-bas, suivant ses volontés.
Avec Job, je dis: le Seigneur a donné; le Seigneur a repris. Bénis sois-tu Seigneur!

Les funérailles de frère François-Marie auront lieu jeudi le 19 janvier à 9h00 du matin heure locale du Camerounet jusqu'à midi (3h00 à 6h00 du matin heure du Québec).
Son corps sera exposé à l'Église paroissiale de Melong II dès mercredi à 14h00 et il y aura des prières et aussi des messes tout au long du jour et de la nuit. Il sera enterré dans le cimetière
des frères à Melong II.

Il y aura une messe commémorative à Montréal, pas avant début mars.