vendredi 24 février 2012

GRÈVE ÉTUDIANTE: LE POINT DE VUE D'ARISTOTE. Petit guide d'auto-défense philosophique à l'usage des pro-hausse

Tout l’or qui est sur terre ou sous terre ne vaut pas la vertu.

Platon, Les lois 728a

Des lecteurs me pressent d’exposer ma position à propos du sujet de l’heure, la grève étudiante. Je me suis pourtant prononcé dans ce blogue sur le sujet (voir http://enquetedesensjl.blogspot.com/2010/03/aristote-et-la-teleologie-quaurait.html). Par ailleurs, le lecteur de mon dernier essai, Plaidoyer pour une morale du bien, sait où je loge à cet égard. Je défends en effet une position néo-aristotélicienne où la notion de vertu y tient une place centrale. Je sais pertinemment que ma position est fort audacieuse, voire révolutionnaire. Certains voudront me lapider ou me mettre au pilori. Peu importe. Je fais mien le mot de Spinoza dans son Traité de politique: «Ne pas railler, ne pas pleurer, ne pas haïr, mais comprendre.»

            La grève contre la hausse des frais de scolarité soulève un débat de fond qui intéresse au premier chef la philosophie politique laquelle s’interroge principalement sur la nature et le rôle de l’État. Derrière la lutte actuelle contre la hausse des frais de scolarité, les associations étudiantes militent en réalité pour faire reconnaître un  droit à l’éducation gratuite aux niveaux supérieurs. Comme le remarque justement le sociologue Guy Rocher, «Au moment de la Révolution tranquille et depuis celle-ci, la gratuité des études jusqu’au cégep a été instituée et maintenue dans un but de justice sociale[1]

En somme, la grève soulève la question de la juste redistribution des biens et services par l’État. À ce propos, il y a en a pour qui l’État n’a pas sa raison d’être et n’a donc pas à redistribuer les biens, dont l’éducation. Ce sont les libertariens. Pour les «libéraux», au contraire, l’État, sous forme de l’État-providence, doit assurer la gratuité scolaire, du moins au primaire et au secondaire. Les socio-démocrates vont plus loin et exigent la gratuité scolaire à tous les niveaux de l’éducation. Pour ces derniers, l’égalité des chances, voire l’égalité économique est fondamentale. Or, l’égalité, vertus premières des socio-démocrates, contrecarre la liberté. Ce qui signifie que plus que vous visez l’égalité, plus vous restreignez la liberté de certains.

Selon des chiffres (que je n’ai pu, je l’avoue, vérifier encore), seulement 55% de la population québécoise paie des impôts. Tout le monde sait, par ailleurs, que le fardeau fiscal des Québécois est déjà passablement élevé. Je vous laisse imaginez ce que représenterait le surpoids lorsqu’on y ajoute la gratuité aux niveaux de l’éducation supérieure réclamée par les socio-démocrates!

«La liberté des uns», écrivait Isaiah Berlin, «dépend des limites que s’imposent les autres.»[2] Donc, pas d’égalité sans perte en contrepartie de liberté. Au Québec, 55% des Québécois se privent de liberté pour les autres. La situation est donc clairement injuste, et en rajouter avec la gratuité scolaire à tous les niveaux est tout simplement inqualifiable sur le plan de la justice sociale.

            S’il faut éviter à tout prix l’enfer égalitaire que nous promettent les socio-démocrates, il faut également éviter le vice opposé des libertariens où un petit nombre seulement est libre, et où les inégalités sont hallucinantes. Il faut donc préférer le juste milieu entre ces deux extrêmes. C’est la solution «libérale» (ou «conservatrice», c’est selon) qu'aurait proposée Aristote. Mais la position libérale a aussi ses faiblesses qui, il est vrai, sont aussi celles des deux autres positions. Cette faiblesse c’est l’admission des droits sacro-saints de la personne.
Il y a chez bon nombre de nos contemporains une soif jamais inassouvie de tout régler par des lois, par des chartes, des droits, etc. Les grévistes étudiants revendiquent un droit à l’éducation. Qu’on soit pour la grève ou non, on reste prisonnier d’une éthique «légaliste» des droits où tout ce qui relève de la morale doit désormais passer par la loi, les règlements et des politiques. C’est l’Empire des Droits qui contre-attaque. Le philosophe Martin Blais s’est jadis élevé contre ce qu’il appelait l’empire du «juridisme» en matière de moralité: «S’adonner à la culture de ces qualités que sont la justice, le courage et la modération, c’est administrer au poison du juridisme son seul antidote efficace.»[3] Sage parole.
            C’est ici que nous rejoignons les fameuses vertus (aretè) qui occupent une position centrale dans la philosophie politique d’Aristote.

            Posons brutalement la question : devons-nous tout mettre en commun? Partager tous les biens, ceux dont nous sommes propriétaires, qui nous appartiennent? C’est la proposition de Platon dans La République. Pas celle d'Aristote. Si tout bien est commun, alors qui voudra travailler pour produire les biens primaires? Le communisme de Platon conduit à vie la plus misérable qui soit.
            Il faut donc admettre la propriété privée si l’on souhaite vivre dans une société heureuse. En effet, celui en effet qui possède un bien en prend soin; il l’entretien afin qu’il perdure et ne s’épuise pas. Par son travail, il jouit de son bien. Il peut, en outre, le partager avec ceux qui ne possèdent pas ou pas beaucoup. Au départ, en tout cas, pour partager, il va de soi qu’il faille posséder quelque chose.
Comme l’écrit Aristote dans le deuxième livre de la Politique, chapitre 5 : «D’abord, chacun administrant séparément ses biens il ne surgira aucune récrimination des uns contre les autres; au contraire la situation s’améliorera du fait que chacun s’occupera avant tout de ses affaires. Ensuite, grâce à la vertu, il en sera, concernant l’usage des biens, comme le dit le proverbe : ‘tout est en commun entre amis’.»[4]
            La propriété privée – tant décriée par les anarchistes ainsi que les communistes[5] - est donc à la source des vertus : pas d’amitié, de générosité, de justice, etc., sans propriété privée. Ainsi, celui ou celle qui prend soin de son bien, fait preuve de vertu car il ou elle est tempérant; il ne veut pas que son bien s’épuise rapidement en le consommant ou en le gaspillant. Il pourra ensuite témoigner de sa générosité en donnant à ceux et à celles qui ne possèdent pas ou qui possèdent moins. Le contraire se rencontre souvent lorsqu’il s’agit de biens communs, comme l’avait jadis montré Garett Hardin (1915-2003) dans son fameux essai datant de 1968, «La Tragédie des Biens Communs».(6) Hardin (1915-2003) dans son fameux essai datant de 1968, «La Tragédie des Biens Communs».[6]HarharHHar
Un législateur, lui-même vertueux, c’est-à-dire juste, sage, généreux, amical, etc., comprend alors qu’il faille tout mettre en place pour que s’exerce la vertu des citoyens, qui est seule garante de leur bonheur (eudémonia). Comment, dès lors, doit-il distribuer les biens mis en commun par amitié (philia)? Évidemment, le législateur doit être juste. Qu’est-ce à dire? En quoi consiste la vertu civique de justice (dikè)? Nous, modernes, vivant dans des démocraties, lorsque nous pensons à la juste répartition des biens, nous songeons immanquablement à une répartition égalitaire. Pas Aristote. D’abord, il existe divers types d’égalité et d’inégalité. Il y a par exemple l’égalité numérique ou arithmétique, et l’égalité proportionnelle ou géométrique. Lorsque nous concevons l’égalité, c’est à l’égalité numérique que l’on pense: la même quantité de biens ou d’unité de biens. S’il y a un gâteau et quatre personnes, l’égalité numérique prescrit qu’on doive partager le gâteau en quatre parties égales. Aussi, lorsqu’on évoque l’idée d’une société parfaitement égalitaire, on pense généralement à l’égalité numérique des biens entre tous les citoyens. Cette idée est non seulement erronée mais catastrophique car elle conduit tout droit au malheur de tous. En fait, le problème avec l’égalité numérique c’est que les personnes ne sont jamais identiques. Si, parmi nos quatre personnes de tantôt, il faille partager équitablement le gâteau, et sachant que l’une est affamée, il serait juste de lui donner un plus grande part. La justice dépend donc du mérite de chacun, de sorte que, d’après Aristote, la justice distributive implique une égalité proportionnelle au mérite. Sur la question précise du «mérite», Aristote est parfaitement conscient de la grande difficulté consistant à évaluer le mérite. «En ce qui concerne les partages, écrit-il, tout le monde est d’accord qu’ils doivent se faire selon le mérite de chacun; toutefois, on ne s’accorde pas communément sur la nature de ce mérite.»[7]. Souvent, en effet, il peut s’agir des besoins, de l’effort et la vertu. La grande différence entre Aristote et nous, c’est que ce sont toujours, dans nos démocraties modernes, les droits qui fondent la justice, alors que les besoins, l’effort et, surtout, la vertu sont oubliés. On ne naît pas par exemple libre de par le pseudo droit à la liberté que l’État démocratique nous confère à la naissance. On devient libre, entre autres, lorsque nous faisons preuve du courage. La liberté présuppose donc la vertu. Les chartes me reconnaissent un droit formel à la liberté, mais si je suis lâche, je n’ai rien. On ne naît pas libre, on le devient.
Les concepts de droit et de vertu diffèrent radicalement. Un droit n’est pas une disposition acquise volontairement par l’habitude comme l’est la vertu. C'est une protection, une assurance, conférant une dignité. Tout être humain est aujourd’hui de facto détenteur d’un droit et n’a pas besoin de faire quoi que ce soit pour en être digne. Toutefois, posséder une dignité ne fait pas de nous des êtres bons. Le plus vicieux possède le même droit à la liberté dès sa sortie du sein maternel. Ce que nous sommes, en résumé, comme personne ne compte pas; ce qui compte, aux yeux de l’État moderne, c’est le respect des droits de la personne.
Il va de soi que l’éducation occupe une place centrale dans la philosophie politique d’Aristote. L’éducation est essentielle à la vie en société, car c’est par l’éducation que le citoyen est en mesure de prendre part pleinement à la vie politique. Or, l’éducation dont ne cesse de réclamer Aristote, c’est une éducation à la vertu, car la vertu est la cheville ouvrière de toute la vie politique et, donc, du bonheur de tous. Ce type d’éducation à la vertu est tombée en désuétude; elle appartient désormais à un âge révolu. Le nouveau cours d’Éthique et de culture religieuse, par exemple, n’est qu’un cours d’initiation à la tolérance et à la connaissance de la différence dont les balises sont tracées par nos sacro-saints droits de la personne.
En guise conclusion, je salue bien haut les étudiants-es qui acceptent la hausse des frais de scolarité. Ils le font dans une perspective de responsabilisation et de justice sociale. En défrayant une partie de leurs frais de scolarité, ils prennent toute la mesure, toute la portée, la valeur inestimable de ce bien social qu’est l’éducation. Ils font également preuve de justice en reconnaissant la juste part qu’ils doivent à la société. Enfin, ils/elles reconnaissent que l’éducation ne consiste pas seulement à avoir une tête bien faite (ou pleine), mais à acquérir des dispositions morales (des vertus). C’est du moins ce que Socrate enseignait jadis aux Athéniens lors de son fameux plaidoyer que relate Platon : «Souvenez-vous que ce n’est pas la recherche des biens matériels qui conduit à la vertu. C’est, au contraire, en devenant vertueux que peut naître la prospérité, pour les particuliers comme pour la cité.» (Apologie de Socrate, 30b).

Un dernier point pour terminer. Dans la fameuse «économie du savoir» dans laquelle nous vivons actuellement et qui embrouillent tout, les études ne sont jamais conçues comme constituant une fin en soi, mais toujours comme un moyen pour autre chose - à savoir la rentabilité économique. Il faut déplorer et dénoncer cette déroute inqualifiable de l’éducation. Le plaisir de connaître pour connaître est aujourd’hui inconcevable. Pourtant, d’après Aristote, la connaissance ultime «que l’on choisit pour elle-même, et à seule fin de savoir, est plus philosophique que celle qui est choisie en vue des résultats», et cette connaissance est la philosophie. À mon avis, la seule raison que nous aurions de faire grève, c’est d’exiger plus de cours de philosophie à tous les paliers de l’éducation. C’est la seule façon de faire un pied de nez à la sordide économie du savoir.


[1] Guy Rocher, «Une mentalité commerciale», in Éric Martin et Maxime Ouellet, Université inc. Des mythes sur la hausse des frais de scolarité et l’économie du savoir, Lux Éditeur, 2011, p. 125.
[2] Isaiah Berlin, Éloge de la liberté, Paris, Press Pocket, 1990, p. 173. 
[3] Martin Blais, Le chien de Socrate, Chicoutimi, Éditions JCL, 2000, p. 179.
[4] Aristote, Les Politiques, II, 5, 1263a 6, Paris, GF Flammarion, 1990, p. 151-152.
[5] Rappelons la réponse célèbre de Pierre-Joseph Proudhon à la question Qu’est-ce que la propriété?: «C’est le vol
[6] Voir http://lanredec.free.fr/polis/art_tragedy_of_the_commons_tr.html. Imaginez un troupeau de moutons où les bergers les mènent pour brouter dans les pâturages. Ceux-ci sont un bien commun. Toutefois, d’autres bergers apprenant l’existence de ces verts pâturages, mènent leurs troupeaux dans ces mêmes pâturages. À court terme, la quantité de nourriture disponible disparaîtra. Conclusion : un bien commun est rapidement dilapidé et épuisé, alors que tout le monde a avantage à le conserver et à le faire fructifier. Ce qui n’est possible que lorsque quelqu’un en devient propriétaire.
[7] Aristote, Éthique à Nicomaque, Livre V, 6, 1131a 25.

dimanche 5 février 2012

PIERRE-HUGUES BOISVENU: LE DROIT À SA CORDE. John Stuart Mill et le principe de liberté

Plusieurs ont déchiré leur chemise devant la déclaration incendiaire du sénateur Pierre-Huges Boisvenu : «Moi je dis toujours dans le fond : il faudrait que chaque assassin ait le droit à sa corde. Il décidera de sa vie.» Avec un gouvernement conservateur majoritaire, il fallait s’attendre un jour à entendre de pareils propos qui firent dresser les oreilles et le cheveux à la grande majorité des «libéraux» - au sens large, philosophique du terme – que nous sommes. Nombreux furent ceux et celles qui menacèrent Pierre-Hugues Boisvenu de poursuite en justice invoquant l’article 241 du Code criminel.

Le tollé s’explique en grande partie par nos convictions «libérales», plus prégnantes ici au Québec qu’ailleurs au Canada. Beaucoup de Québécois n’ont pas cru les larmes de crocodile qui perlaient sur les joues du sénateur après qu’il eut fait son mea culpa. En un sens, en effet, le sénateur Boisvenu ne s’excuse pas d’être en faveur, comme l’est la vaste majorité de conservateurs, de la peine de mort «dans certains cas». C’est cette dernière partie qui paraît particulièrement odieux à plusieurs : dans quels cas, au juste? Et au nom de quoi et de qui?

Quoi qu’il en soit, bon nombre réclament la tête du sénateur. Il ne faut toutefois pas oublier que nous sommes en démocratie de sorte que, même si les opinions de nos adversaires nous révulsent, il faut les respecter. À cet égard, le philosophe britannique libéral, John Stuart Mill (1806-1873), soutenait que même si une vaste majorité d’entre nous croit avoir raison et qu’une seule personne pense le contraire, il est de notre devoir de ne pas museler cette personne, et de chercher avec elle la vérité sur le sujet controversé. Donc, Mill ne condamnerait pas le sénateur Boivenu. En effet, ce dernier est parfaitement dans son droit d’exprimer ses opinions même si elles indisposent une majorité d’entre nous, du moins ici au Québec.

Mill se plaisait à reprendre la boutade qu’un juge adressa un jour à un accusé : «Votre liberté de donner un poing sur le nez de la victime s’arrête là où commence son nez.» Dans De la liberté (1859), Mill énonce le principe de liberté qu’il défend dans son essai.



«… la seule fin pour laquelle les hommes soient justifiés, individuellement ou collectivement, à interférer avec la liberté d’action de n’importe lequel d’entre eux, est l’autoprotection. La seule raison légitime que puisse avoir une communauté civilisée d’user de la force contre un de ses membres, contre sa propre volonté, est d’empêcher que du mal ne soit fait à autrui. Le contraindre pour son propre bien, physique ou moral, ne fournit pas une justification suffisante…. Le seul aspect de la conduite d’un individu qui soit du ressort de la société est celui qui concerne autrui. Quant à l’aspect qui le concerne simplement lui-même, son indépendance est, en droit, absolue. L’individu est souverain sur lui-même, son propre corps et son propre esprit. » ( John Stuart Mill, De la liberté, Presses Pocket, 1990, p. 39-40.)



Aux yeux de Mill, la déclaration du sénateur Boivenu, qui fait couler beaucoup d’encre, fait implicitement appel au principe de liberté de Mill. Si j’ai raison, alors le sénateur Boisvenu, ainsi que le parti conservateur, dont il est le porte-parole en matière de justice, adhère parfaitement à la pensée libérale de Mill. Ainsi, aux yeux de Mill-Boivenu, ce n’est pas à l’État qu’il revient de donner la mort à un criminel, mais au criminel lui-même. Avec Mill-Boivenu, on ne peut pas plus être partisan du libéralisme dans sa version individualiste triomphante.

Certains songeront ici au mouvement libertarien ou néo-conservatiste qui voit dans l’intervention gouvernementale la source de tous les maux, de telle sorte que seul un gouvernement minimal assurant la protection des droits individuels, au lieu du bien-être commun, s’avère légitime. Toutefois, Mill n’est pas du tout l’adepte de l’idée selon laquelle tous les citoyens possèdent des droits individuels inaliénables. «Avoir un droit, écrit-il dans l’Utilitarisme, c’est avoir quelque chose dont la société doit garantir la possession, en vue de l’utilité générale.» En somme, pour Mill, avoir un droit, c’est assurer la sécurité personnelle et, donc, le bien-être de chacun. L’idée que nous possédons des droits dans l’absolu, indépendamment de leur utilité en vue du bien-être commun, est une pure illusion selon Mill. Aussi, Mill fonde son principe de liberté énoncé précédemment sur la base de l’utilité générale.

Boisvenu est-il libertarien ou utilitariste comme Mill? La question reste posée. Toutefois, il paraît assez clair que Boisvenu souscrit au principe de liberté de Mill. Or, aussi raisonnable que paraisse le principe en question, il présente de sérieuses failles. La principale étant qu’il paraît difficile, voire impossible, de distinguer nettement les actions qui n’ont d’impact que sur nous-mêmes de celles qui en ont sur les autres. Dans les beaux jours où sévissaient le tabagisme, personne ne se doutait que la cigarette était la cause principale du cancer du poumon; aujourd’hui, nous savons qu’un fumeur sur deux développera la terrible maladie. Néanmoins, le principe de Mill n’interdit pas la cigarette puisque c’est là le libre choix du fumeur. Toutefois, nous savons aujourd’hui que la fumée secondaire fait, comme on dit, des dommages collatéraux chez les non-fumeurs de sorte que le tabagisme est désormais interdit dans les lieux publics. De plus, nous avons le droit de circuler en toute liberté sur les routes du Québec, mais nous devons être conscients qu’ainsi nous contribuons aux bouleversements climatiques de toute la planète.

Actuellement, les Québécois se demandent s’il faut légaliser le suicide-assisté. Depuis deux ans, la Commission sur le droit de mourir dans la dignité, sous la présidence du député Geoffrey Kelley, circule au Québec; un rapport est attendu sous peu. Évidemment, le partisan du principe de liberté de Mill brandira le dit principe afin de légaliser la pratique du suicide-assisté.

Cela étant posé, revenons au propos incendiaire du sénateur Boisvenu. Que recommandait-t-il au juste au-delà de ces mots brutaux, maladroits, qu’il a d’ailleurs retirés par la suite? L’extension du principe de liberté de Mill au cas des criminels. Tous les criminels? Le sénateur évoquait le cas des meurtriers en série qui ne ressortent jamais de prison.

Personnellement, je m’oppose à l’extension du principe de Mill comme le souhaite Pierre-Hugues Boisvenu, tout simplement parce que le principe de Mill est confronté à de très sérieuses failles que j’ai à peine effleuré. Prima facie, le principe paraît parfaitement raisonnable, de sorte qu’il naît spontanément dans notre désire d’être bon libéral, c’est-à-dire d’être une personne «ouverte». «Fais ce que tu veux, pourvu que ça ne dérange pas les autres!». Qui voudrait être contre cette maxime libérale? Pierre-Hugues Boisvenu l’endosse radicalement, et c’est en quoi il a bien tort.

lundi 9 janvier 2012

À DIEU Frère François des Franciscains de l'Emmanuel !

Frère François des Franciscains de l'Emmanuel nous a quitté dimanche, le 8 janvier dernier, fête de l'Épiphanie. Crise cardiaque, 52 ans. Il était au Cameroun. Il sera inhumé là-bas, suivant ses volontés.
Avec Job, je dis: le Seigneur a donné; le Seigneur a repris. Bénis sois-tu Seigneur!

Les funérailles de frère François-Marie auront lieu jeudi le 19 janvier à 9h00 du matin heure locale du Camerounet jusqu'à midi (3h00 à 6h00 du matin heure du Québec).
Son corps sera exposé à l'Église paroissiale de Melong II dès mercredi à 14h00 et il y aura des prières et aussi des messes tout au long du jour et de la nuit. Il sera enterré dans le cimetière
des frères à Melong II.

Il y aura une messe commémorative à Montréal, pas avant début mars.

vendredi 23 décembre 2011

L'AGAPÈ-CHARITÉ: POUR L'ABBÉ GRAVEL

Tout l'or qui est sur terre ou sous terre ne vaut pas la vertu.
Platon, Les lois


Les délits en matière sexuelle reprochés à certains frères de la Congrégation de Sainte-Croix tombent sous les sanctions prévues aux articles 151 à 153 du Code criminel canadien prévoyant des peines pouvant aller jusqu’à dix ans d’emprisonnement. Les actes de pédérasties sont ainsi sanctionnées par contravention, non pas à la loi naturelle, doctrine morale officielle de l’Église catholique, mais au système canadien des droits. Ce qu’on comprend, c’est que la Congrégation de Sainte-Croix a conclu une entente avec les représentants des 225 victimes pour verser un montant de 18 millions de dollars en guise d’indemnisation financière.

L’abbé Gravel conteste avec raison l’entente précédente puisqu’elle pénalise toute une communauté pour les écarts de conduite en matière sexuelle d’une minorité seulement de religieux.

            Pourquoi protéger ces religieux tenus criminellement responsables de leur déviance en leur évitant à tout prix l’emprisonnement tout en faisant payer d’un fardeau excessif la vaste majorité de ces religieux qui ont mené une vie de pauvreté sous l’idéal de la charité? La Congrégation de Sainte-Croix me paraît endosser une justice pénale à deux vitesses, l’une pour les religieux, l’autre pour monsieur-et-madame-tout-le-monde.

            Pourquoi, par ailleurs, les victimes ont-elles accepté cette entente financière dégradante pour elles? Comme si l’argent pouvait rétablir leur dignité. On ne peut pas faire ici abstraction du fait que, dans notre société mercantile, tout à un prix, même les pires bassesses. Il y a quelques siècles en Occident, au nom de la «loi naturelle», on châtrait les pédérastes reconnus coupables de «crimes contre-nature». À en croire Michael Walzer dans La soif du gain (L’Herne, 2010), aujourd’hui, le vice le plus répandu est celui la cupidité. Il a bien raison. La crise financière qui secoua en 2008 le capitalisme mondial n’a pas d’autre cause que l’avidité des banquiers de Wall Street. Voilà le cri de ralliement du mouvement des indignés d’Occupons Wall Street : abats la cupidité des banquiers!

            Je ne fais pas du coq à l’âne, car c’est dans ce contexte d’une civilisation fondée sur la cupidité que prend place l’entente historique survenue entre la Congrégation de Sainte-Croix et les victimes d’abus sexuels. Or, le contraire de la cupidité, c’est la vertu de générosité. Le don, en un mot. C’est-à-dire, d’abord et avant tout, le pardon. Or, il n’y a rien de plus coûteux et de plus exigeant que le pardon. Car le pardon est le don total. Il ne peut être que le fait de l’inculpé et de la victime. La victime, elle, par désir que justice soit faite, ne veut pas pardonner. On peut la comprendre. Mais le pardon efface tout. C’est l’acte d’amour parfait. Dans l’éthique chrétienne, c’est la vertu agapè-charité. Je ne prise guère le mot «charité» car il renvoie trop souvent à l’aumône fait aux pauvres, et encore ici, il s’agit de l’argent et de son pouvoir trompeur.

Pardonner, c’est donner la possibilité à l’autre de redémarrer. En pardonnant, on espère que l’autre repartira meilleur. La vertu d’agapè-charité est donc étroitement liée à l’espérance, cette autre vertu chrétienne dite «théologale», car elle viendrait de Dieu. L’amour-charité-espérance constitue, en effet, la plus haute des vertus, entre autres par rapport à celle de justice. J’aimerais bien que mon Église rappelle ces vérités inestimables plutôt que de conforter l’esprit cupide du monde actuel en achetant à prix fort la paix. Je crois que c'est ce que cherche à nous dire l'abbé Gravel et l'on ne peut que l'en remercier.

dimanche 18 décembre 2011

COUP DE GUEULE: ADIEU PHILOCÉGEP!

Cher Zénon,
J’ai décidé de claquer une fois pour toutes la porte de Philocégep (le réseau social des profs des cégeps) où une bonne douzaine de collègues du réseau seulement sur près de 300 inscrits interviennent sur divers sujets d’intérêts principalement pédagogiques pour l’enseignement de la philosophie au collégial.
Je quitte Philocégep car je conspue le règne de la pensée unanime, le prêt-à-penser, les propos rose-bonbon petit-patapon où tout le monde-danse-en-rond car tout-le-monde-est-beau-et-gentil. Propos irrespirables.
Plusieurs se féliciteront de mon départ, lançant un soupir de soulagement, car j’étais le mouton noir, leur bête noire, l’ennemi à abattre. En fait, Philocégep est un vieux cheval paresseux et, comme le taon, qui essaie de le réveiller, je forçais mes collègues à se remettre en question. Or, c’est là une affaire hautement périlleuse. Socrate l’a fatalement comprise. Aussi, avant qu’on m’accuse moi aussi d’impiété, non envers la religion, mais envers l’anti-religion de Philocégep, dont le dieu principal est le naturalisme, je tire ma révérence. D’ailleurs, certains commençaient à faire preuve à mon endroit d’intimidation et menaces. Merci Marjorie Raymond : tu m’as ouvert les yeux. Ton suicide n’aura pas été vain.
Zénon, je te quitte en te laissant méditer ces quelques lignes du regretté Pierre Falardeau :
«À force de t’faire traiter comme un chien, tu finis par mordre comme un chien… J’écris pour m’en sortir. Avec rage. Comme un chien. En mordant les bâtards qui me donnent des coups de pied avec mépris. Pour couper la parole à ceux qui, individuellement ou collectivement, nous traitent de vauriens. Eux qui croient valoir quelque chose parce qu’ils ont l’argent, un habit trois-pièces, la certitude de tout savoir, le petit pouvoir des maîtres et des contremaîtres. J’écris pour ne pas me laisser abattre. Pour ne pas déprimer. Pour me sentir moins impuissant, moins seul. Au cas où nous serions quelques autres. Parce qu’il y a les gros et les petits et que ramper n’est pas le lot des petits.» (La liberté n’est pas une marque de yogourt, TYPO, 2009, p. 13.)

samedi 26 novembre 2011

C.S. LEWIS EST-IL DANGEREUX? L'ARGUMENT SURNATURALISTE TIRÉ DE LA RAISON

«Lorsqu’on entend parler d’une nouvelle tentative d’expliquer la raison, le langage ou la liberté en termes naturalistes, nous devons réagir comme si on nous annonçait que quelqu’un vient de découvrir la quadrature du cercle ou de démontrer que la racine carrée de 2 est un nombre rationnel. Un soupçon de curiosité suffit quant à la manière dont cette erreur s’est produite sans qu’on s’en soit rendu compte.»
Peter Geach, The Virtues
Clive Staples Lewis  (1898-1963)

Dans le dernier chapitre de The Last Word, portant sur le naturalisme et la religion, Thomas Nagel parle de sa propre peur à l’égard de la religion. Il écrit :
Je parle d’expérience puisque je suis moi-même vivement en proie à cette peur. Je souhaite de tout mon cœur que l’athéisme soit vrai, et ce qui me chicote le plus c’est que certaines des personnes les plus intelligentes et les plus avisées que je connaisse soient croyantes. Ce n’est pas tant que je ne crois pas en Dieu et que j’espère que j’ai raison d’être incroyant. J’espère seulement que Dieu n’est pas. Je répugne à l’idée qu’il existe, et je ne souhaite en aucune manière qu’un tel état de choses soit.[1] 
L’un de ces intellectuels qui donne la frousse à Nagel ainsi qu’à d’autres athées, c’est sans aucun doute l’auteur des Chroniques de Narnia, Clive Staples Lewis (1898-1963). Ceux et celles qui connaissent C.S. Lewis savent qu’il fut un habile et intelligent apologète chrétien. À cet égard, on lui doit, entre autres, trois essais majeurs : The Problem of Pain (1940), Miracles (1947) et Mere Christianity (1952).
            C’est dans le second de ces essais, le chapitre 3 en particulier de Miracles, intitulé «La difficulté majeure du naturalisme», que Lewis défend un argument en faveur de l’existence de Dieu tiré de la raison. Je voudrais examiner dans les quelques lignes qui suivent la force de cet argument, et me demander si l’athée a raison de le craindre. En fait, contrairement au témoignage de Nagel, le doute n’a aucune prise sur la foi inébranlable de nombreux athées à l’égard du naturalisme. Aujourd’hui, le naturalisme ainsi que le matérialisme ont le vent dans les voiles, et il n’est pas encore né celui ou celles qui fera trembler de crainte leurs adeptes. Aussi, je ne me berce pas d’illusions et me contenterai ici de présenter l’argument de Lewis.
Le naturalisme, pour le dire rapidement, c’est la conception ontologique (métaphysique) de l’univers voulant que l’univers matériel constitue tout ce qui existe de telle sorte que tout phénomène est susceptible de recevoir une explication réductible à des particules élémentaires spatio-temporels. En somme, pour un adepte du naturalisme, l’univers est comparable à une boîte. Tout ce qui se trouve à l’intérieur de la boîte est causé ou s’explique par autres choses plus élémentaires qui existent à l’intérieur de la boîte. Rien, incluant Dieu, n’existe en dehors de la boîte, de l’univers ou de la nature, qui aurait une explication causale de ce qui se trouve dans la boîte.
Je concède d’emblée que la définition précédente du naturalisme comporte des failles. Mais je ne m’en excuse pas puisque la définition même du naturalisme est sujette à controverse, aucune définition ne faisant consensus. Le Petit Robert nous dit que le naturalisme en philosophie constitue la «doctrine selon laquelle rien n'existe en dehors de la nature, qui exclut le surnaturel.» Que doit-on comprendre par cette définition? Prenons la culture : la chanson, l’écriture, les traditions, les mœurs, etc. Qu’en dirait un adepte du naturalisme? La culture fait-elle ou non partie de la nature ou a-t-elle seulement un statut surnaturel? Qu’est-ce qui est surnaturel, et qu’est-ce qui ne l’est pas? L’esprit humain, par exemple, est-il surnaturel? Selon la définition donnée précédemment, le naturalisme soutient que l’esprit humain est un phénomène naturel – donc, l’esprit se trouve dans la boîte -, de telle sorte qu’il s’explique au moyen d’éléments de nature matériel. Donc, l’esprit, pour un naturaliste, n’existe pas en dehors de la boîte. Démocrite, sans doute le premier de tous les naturalistes, étaient d’avis que l’esprit, comme le corps, est réductible à des particules élémentaires qu’ils appelaient «atomes». Comme on le constate, le naturalisme est, au plan ontologique, un matérialiste. Or, le matérialisme est l’exact opposé de l’idéalisme. Évidemment, pour le naturalisme, la seule chose en dehors de la boîte qui, par conséquent, n’existe pas, c’est Dieu. Le croyant, donc, qui croit en Dieu, est dès lors baptisé de surnaturaliste.
Le dogme inébranlable du naturalisme veut donc qu’il n’y ait rien en dehors de la nature – de la fameuse boîte «noire» – qui existe et que tout s’explique par ce qui se trouve à l’intérieur. Pour réfuter le naturalisme, il suffit donc de prouver qu’il existe quelque chose qui ne s’explique pas par la nature. C’est ce que prétend Lewis dans «La difficulté majeure du naturalisme», le troisième chapitre de Miracles. L’apologète chrétien soutient que la raison humaine n’est pas explicable ou réductible à des processus neurobiologiques, comme le prétend bon nombre de philosophes naturalistes et matérialistes actuels, dont Richard Rorty. Par exemple, dans L’Homme spéculaire, Rorty écrit : 
Toute parole, pensée, théorie, poème, composition ainsi que tout philosophème sera un jour prévisible en termes purement naturalistes. Quelque approche (à base d’atomes-et-de-vide) des microprocès qui traversent les êtres humains permettra alors de prédire tous les sons et les signes dont ils sont la source. Il n’est point de fantômes.[2] 
Lewis soutient lui aussi qu’il n’y a pas de fantômes. Il soutient en particulier que si le naturalisme est vrai, alors il est certainement faux ! En somme, la croyance au naturalisme s’auto-réfute. L’argument de Lewis se base sur la raison humaine : nos capacités humaines rationnelles démontrent que le naturalisme, faisant appel à ses capacités en soutenant qu’elles résultent d’événements matériels, commet une sorte de pétition de principe. C’est-à-dire : on ne peut pas expliquer la cause naturelle de la raison car, ce faisant, on la présuppose. En fait, la raison ne s’explique pas naturellement ; par conséquent, elle n’appartient pas à la nature, au sens où elle résulterait d’événements matériels, biologiques et chimiques en particulier; selon Lewis, la raison serait issue de Dieu. Voilà l’essentiel de l’argument surnaturaliste de Lewis. Je vais maintenant tenter de l’expliquer à ma manière.
L’argument naturaliste
Je vais débuter par le cas étonnant, voire étrange, mais fictif, de Gontran. Gontran croit qu’il a une lésion cérébrale. Après un examen neurologique, son neurologue lui apprend qu’il a effectivement une lésion cérébrale. Le neurologue l’informe que l’étrange symptôme de ce type de lésion cérébrale est que le patient croit qu’il est vrai qu’il a une lésion cérébrale. Donc, Gontran croit en toute vérité qu’il a une lésion cérébrale. Or, même s’il est vrai que Gontran ait bel et bien une lésion au cerveau, il ne s’ensuit pas que Gontran sache qu’il soit victime d’une telle lésion. Son cas illustre le fait que la croyance vraie de Gontran, causée par la lésion cérébrale en question, repose sur un phénomène indépendant de Gontran, à l’œuvre à son insu. Par conséquent, même si la croyance de Gontran est «vraie», on ne peut pas dire à strictement parler que Gontran sache qu’il ait une lésion cérébrale.
Ce cas étrange, digne d’Edmund Gettier, illustre à l’évidence qu’une croyance peut être vraie, mais ne saurait constituer une connaissance en bonne et due forme. La croyance vraie de Gontran s’est pour ainsi dire produite à son insu. Gontran ne savait pas, avant que son neurologue le lui apprenne, que sa croyance vraie était causée par la lésion cérébrale en question.
À mon avis, on a là un exemple probant illustrant l’argument surnaturaliste de Lewis. Ce dernier insiste pour dire que quand bien même le naturaliste croit qu’il est vrai qu’un événement mental n’est qu’un événement matériel, cette croyance n’est vraie qu’à son insu, de sorte qu’à proprement parler le naturalisme ne sait pas ce qu’il prétend savoir.
Le naturaliste se retrouve donc dans une situation similaire à celle de Gontran au sens où il croit que des processus neurologiques causent ses pensées et autres états mentaux. Il croit que l’évolution a engendré toute la gamme de son univers mental ; que la loi de la survie a produit l’intelligence et la raison humaine, etc. Or, selon le surnaturaliste, non seulement il ne sait rien de tout cela ; pire, il a tout faux. Gontran apprend de la part du neurologue que sa croyance vraie est causée par la lésion. Dans le cas du naturaliste, il n’y a personne, rien dans la nature – le «Système total de la Nature», comme l’appelle Lewis – la fameuse boîte contenant tout ce qui est - qui puisse lui dire que sa croyance est vraie, si ce n’est la raison elle-même.
Voici comment le penseur naturaliste raisonne. La nature, assure-t-il, vise l’utilité, c’est-à-dire la survie. Par conséquent, continue-t-il, la nature vise le vrai, car ce qui est utile est vrai. Examinons le raisonnement du naturalisme au moyen des trois propositions suivantes.
(1)   La nature vise l’utilité, c’est-à-dire la survie.
(2)   L’utilité vise la vérité.
(3)   Par conséquent, la nature vise la vérité. 
Critique de l'argument naturaliste
Même si le raisonnement précédent est déductivement valide (si p implique q, et que q implique r, alors p implique r; c'est l'inférence connue sous le vocable du «syllogisme hypothétique»), la difficulté majeure porte sur la prémisse (2) : comment le naturaliste sait-il que l’utilité soit gage de vérité ? Éliminer les plus faibles de la société, comme le recommandait le darwinisme social d’Herbert Spencer, voire l’eugénisme, paraissent être utiles à la société. Est-ce vrai ? Plus généralement, est-il vrai que la nature, dénuée de toute intentionnalité, vise le vrai ? Darwin lui-même en doutait dans une lettre troublante datant du 3 juillet 1881 à William Graham, auteur d’un essai intitulé Le Credo de la science. Darwin écrit : 
«Mais alors avec moi le même horrible doute surgit toujours : les convictions de la pensée de l’homme, qui s’est développée à partir de la pensée des animaux inférieurs, ont-elles une valeur quelconque, méritent-elles aucune confiance ? Qui voudrait prêter confiance aux convictions de la pensée d’un singe, s’il y a des convictions quelconques dans une pensée de ce genre ?»[3] 
Darwin doute que «les convictions de la pensée d’un singe», qui auraient conduit à celles de l’homme, à celles de l’Homo sapiens, visaient le vrai. À plus forte raison, comment la Nature elle-même, un ensemble de forces aveugles et soumises au hasard, peut-elle viser le vrai - «…s’il y a des convictions quelconques dans une pensée de ce genre ?» Le naturaliste le décrète tout simplement : l’utilité, c’est-à-dire ce qui sert à la survie de l’espèce, est garante de la vérité. Pour ce faire, remarquons bien ce qui se passe : le penseur naturaliste use de la raison ; il raisonne. Il s’efforce de bien penser. En somme, il s’efforce d’être logique.
Il convient de rappeler que la logique est la science qui enseigne la manière de bien raisonner, c’est-à-dire de distinguer les inférences valides de celles qui ne le sont pas. Ou bien, autre formulation, la logique étudie, non pas la vérité des prémisses, mais la transmission de la vérité des prémisses vers la conclusion. En ce sens, la logique concerne la conservation de la vérité dans les arguments.
Le penseur naturaliste raisonne donc. Il vise à transférer la vérité de ses prémisses à la conclusion. Or, la conclusion (3) précédente, à l’effet que la nature vise la vérité, n’est pas, pour le moins, évidente. La vérité des prémisses (1) et (2) doivent permettent de conclure à la vérité de (3). Le problème, comme on l’a vu, c’est que la prémisse (2) est difficilement acceptable, c’est-à-dire certainement fausse. Donc, puisque (2) est fausse, le raisonnement du naturaliste s’écroule.
Le penseur naturaliste raisonne, et il croit – que, dis-je, il est convaincu dur comme fer - que cette activité est visée par la nature. Qu’il raisonne, c’est un fait indubitable. Cependant, ce qui est faux, c’est que la nature vise le raisonnement et, donc, la vérité.

L'argument surnaturaliste
Lewis est d’avis que seule la RAISON – qui vient de Dieu, subsistant en dehors de la boîte, à l’extérieure de la nature – permet de savoir quoi que ce soit. Comme on l’a vu, la croyance du naturalisme à l’effet que le raisonnement est engendré par la nature grâce à la lutte pour la survie.
Lorsque nous raisonnons, nous recherchons la vérité, c’est-à-dire le savoir. Le naturalisme, tout autant que le surnaturaliste, s’attache à la vérité ; elle leur importe plus que tout, malgré les dénégations du naturalisme qui clame, dans une veine évolutionniste, que l’important c’est le comportement utile, c’est-à-dire adapté à la survie. Or, la recherche de l’utilité (de la survie) n’est pas la vérité. La réplique du naturalisme consiste à dire que l’utilité vise la vérité. Mais peut-être se trompe-t-il car l’évolution ne vise pas la vérité, comme Darwin lui-même s’en afflige. L’évolution ne planifie rien, pas même la vérité. L’évolution résulte du hasard, de l’environnement, des forces aveugles de la nature. Or, raisonner, déduire, faire des inférences, implique la vérité et vise à la conserver. En somme, la raison humaine est de nature téléologique. C’est pourquoi Lewis dit que le naturalisme s’auto-réfute : en croyant que la naturaliste dit vrai, à savoir que sa croyance est de nature matérielle, elle est en réalité de nature téléologique.
D’ailleurs, selon le surnaturaliste, la conclusion fausse (3) du raisonnement du penseur naturaliste constitue bel et bien l’expression d’un état mental et non d’un simple événement matériel, parce que cet état mental possède une propriété éminente que ne possède pas un événement matériel, à savoir l’intentionnalité, c’est-à-dire «être à propos de quelque chose d’autre», propriété mise en évidence par le philosophe autrichien Franz Brentano (1838-1917). Dans la même veine, Lewis écrit:
«Les actes de pensées sont indubitablement des événements, mais d’un genre très spécial. Ils concernent quelque chose d’autre qu’eux-mêmes et peuvent être vrais ou faux. Les événements en général ne concernent pas quelque chose et ne peuvent pas être vrais ou faux.»[4] 
En somme, seuls des esprits qui raisonnement traitent de réalités se trouvant en dehors d’eux-mêmes, réalités qui sont susceptibles d’être vraies ou fausses. Encore une fois, le naturaliste, tout comme le surnaturaliste, est engagé dans la recherche de la vérité sur faisant appel à la raison. Or, selon le surnaturalisme de Lewis, un événement matériel ne pourra jamais traiter de quoi que ce soit d’autre, dont a fortiori de la validité de nos raisonnements qui vise à conserver la vérité. La raison est foncièrement de nature téléologique.
Il se peut fort bien que les neurones cérébraux participent à nos activités mentales faites d’intentionnalité. Nul doute qu’ils accompagnent nos activités inférentielles. Mais il est illusoire de croire qu’ils permettent eux-mêmes de décider si un raisonnement est valide ou non, c’est-à-dire s’il conserve ou non la vérité des prémisses. Cette capacité est le propre de la raison, et comme l’argument surnaturaliste précédent le montre, elle n’appartient pas à la nature, car elle est hors de la «boîte». Elle ne peut, selon Lewis, que provenir de Dieu, lequel est lui aussi hors de la boîte. Dieu est l’origine de la raison. Comme l’écrit Lewis : 
En ce sens, quelque chose qui dépasse la nature agit chaque fois que nous raisonnons. […] La question [maintenant] est de savoir si vous et moi, nous pouvons être cette raison. La trouve presque sa réponse dès que l’on se souvient de ce que signifie une existence autonome… ce qui existe de façon autonome a dû exister de toute éternité, car si quelque chose d’autre avait pu le faire commencer à exister, alors cela n’existerait pas par soi-même, mais à cause de quelque chose d’autre. Cela doit exister sans interruption, c’est-à-dire, cela ne peut cesser d’exister et recommencer… Or, il est évident que ma raison a grandi graduellement depuis ma naissance et qu’elle s’interrompt pendant plusieurs heures de sommeil chaque nuit. Je ne puis donc pas être cette raison éternelle et autonome qui ne sommeille ni ne dort… Chacun est entré dans la nature depuis la surnature ; chacun a sa racine dans un Être éternel, autonome et rationnel que nous appelons Dieu.»[5]




Voici, en guise de résumé, sous forme propositionnelle, l’argument surnaturaliste de Lewis.

(1)   Si le naturalisme est vrai, alors tout raisonnement s’explique comme étant le produit de causes irrationnelles provenant de la nature, c’est-à-dire qui ne visent pas le vrai.
(2)   Par conséquent, si le naturalisme est vrai, alors aucun raisonnement n’est valide et ne préserve la vérité.
(3)   Si aucun raisonnement n’est valide et vrai, alors aucun raisonnement conduisant à la conclusion «Le naturalisme est vrai» n’est valide et vrai.
(4)   La thèse dont la vérité entraîne la non-validité de la pensée qu’elle est vraie, doit être rejetée, et sa négation doit être admise.
(5)   Si la raison n’est pas le produit de causes naturelles irrationnelles, elle provient alors d’un Être rationnel existant en dehors de la nature.
(6)   Il existe au moins une entité existant en dehors de la nature. Cet Être est Dieu, source de toute rationalité.
(7)   Le naturalisme est donc faux.

Conclusion
            Dans Darwin est-il dangereux ?, Daniel Dennett est d’avis qu’il y a deux types d’explication des phénomènes naturels: l’explication de type «crochet céleste» (skyhook) et l’autre de type «grue» (crane). D’après Dennett, seul le second type d’explication constitue une explication valable, et Darwin a fourni les bases fondamentales des explications «grues». Un grand nombre de penseurs réputés partagent l’avis de Dennett. Les gens comme Thomas Nagel sont aujourd’hui convaincus que c’est là le genre d’explications «vraies» ou qu’il convient, de sorte qu’ils n’ont apparemment aucune crainte à avoir. Toutefois, si le penseur naturaliste veut bien considérer froidement le débat qui l’oppose au surnaturaliste, s’il consent à admettre qu’il a peut être tort, que son rival a peut être raison, s’il admet, malgré tout, qu’il est possible que sa conception métaphysique du monde soit erronée, que nos explications du monde soit aussi celles de «crochets célestes» ; bref, si le naturaliste surmonte la peur que décrit Nagel, le débat entre lui et le surnaturaliste a des chances de progresser.

Je suis d’avis que les invectives, de part et d’autre, n’ont pas leur place dans le débat entre naturalisme et surnaturalisme. Aussi, Dennett devrait s’excuser d’avoir écrit ce qui suit : «Pour le dire carrément mais sans risque de se tromper, quiconque aujourd’hui doute que la variété de la vie sur cette planète est le produit du processus de l’évolution est tout simplement un ignorant – qui n’a pas d’excuse, dans un monde où trois personnes sur quatre ont appris à lire et à écrire.»[6] C.S. Lewis et ses partisans ne méritent pas en effet d’être traités d’ignorants. Ils sont tout autant intelligents que Dennett. De plus, à mon avis, ils ont de bonnes raisons de penser, contrairement à Dennett, que l’évolution n’est pas le fin mot de toute bonne explication, du moins pour ce qui concerne la raison humaine. C'est là un crochet céleste, et non une grue.


[1] Thomas Nagel, The Last Word, New York, Oxford University Press, 1997, p. 130. Ma traduction.
[2] Richard Rorty, L’Homme spéculaire, Paris, Seuil, 1990, p. 424-425. On sait que les travaux du «neurophilosophe» Paul Churland (ainsi que son épouse, Patricia) vont très loin dans ce sens. Churland est un adepte du matérialisme «éliminativiste» qui nie catégoriquement l’existence d’états mentaux voire, mieux encore de l’esprit. Dans Le cerveau, moteur de la raison, siège de l’âme (DeBoeck Université, 1999), il écrit : «Au début de ce livre, vous supposiez que les pensées, les croyances, les désirs et les préférences étaient des états qui constituaient les unités de base de la cognition humaine. Cette hypothèse est assez naturelle : elle est ancrée dans le vocabulaire de tout langage naturel… La cognition humaine est ainsi représentée par le sens commun comme un ballet d’états propositionnels dans lequel l’inférence de certains états à partir d’autres constitue l’unité de base de calcul. Ces suppositions sont les éléments centraux de notre conception normale de l’activité cognitive humaine, une conception souvent appelée «psychologie populaire» pour signifier qu’elle est la propriété commune des peuples en général. Chez les humains et chez les animaux, il est maintenant à peu près évident que l’unité de base de la cognition est le vecteur d’activation et l’unité de base du calcul est la transformation de vecteur à vecteur… Tout cela n’a pas grand-chose à voir avec des phrases et des propositions ou des relations inférentielles entre elles. Notre conception traditionnelle de la cognition est maintenant confrontée à une conception très différente, basée sur le cerveau et qui n’assigne au langage aucun rôle fondamental.» (p. 352-353).
[3] Cité dans Naturalism Defeated? Essays on Plantinga’s Evolutionary Argument against Naturalism, James Beilby éditeur, Ithaca, Cornell University Press, 2002, p. 3. Ma traduction.
[4] C.S. Lewis, Miracles: étude préliminaire, Paris, S.P.B., 1985, p. 24.
[5] Ibid., p. 33-34.
[6] Daniel Dennett, Darwin est-il dangereux? L’évolution et le sens de la vie, Paris, Odile Jacob, 2000, p. 52.