Les philosophes scrutent l'actualité. La suite-blogue d'En quête de sens (publié aux Éditions Logiques en 2008)
mardi 22 juin 2010
Il était une fois, la foi... (Réplique à Alexis Gagné-Lebrun («Et pourtant, elle penche…», Le Devoir du mardi 22 juin)
jeudi 6 mai 2010
BERNARD ÉMOND. L'AGNOSTIQUE SENTIMENTAL
Il y a un certain temps je n'ai pas fait paraître de billet, le dernier remontant au 17 mars dernier. Pendant tout ce temps, je fus accaparé par l'écriture d'un livre que je viens de soumettre à divers éditeurs québécois. Le titre: En quête de l'excellence. Après Rawls, Aristote. Le livre traite de l'éthique des vertus d'Aristote appliquée au contexte québécois. Cela ne surprendra pas mes lecteurs assidus puisque depuis un certain temps tous mes billets tournaient autour de ce qui constitue le sujet de mon futur livre. J'espère avoir de bonnes nouvelles des éditeurs d'ici peu.
Pour vous donner un petit avant-goût de l'ouvrage à paraître, en voici un extrait où j'aborde la spiritualité du cinéaste québécois Bernard Émond.
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Toutefois, le problème qui se pose à ceux et celles qui brandissent la science comme rempart contre la théologie naturelle ou l’irrationalisme, c’est le suivant : pourquoi le monde est-il explicable? Ou encore : pourquoi les lois de la nature sont-elles ainsi et pas autrement? On revient ainsi à la fameuse question philosophique par excellence de Leibniz : Pourquoi les choses sont-elles ainsi et pas autrement? Le partisan de l’agnosticisme nécessaire peut bien refuser de répondre à ce genre de question qualifiée d’«absolue», il n’en demeure pas moins qu’elle constitue, qu’il le veuille ou non, une interrogation parfaitement légitime, à moins de la frapper, comme le faisait le positivisme logique sur toutes les questions «métaphysiques», de non-sens pur et simple. Or, la question de l’existence de Dieu est du même ordre que celle de Leibniz. Pourquoi Dieu existerait?, demande l'incroyant. Parce que l'existence de Dieu est nécessaire, répond le croyant.
Daniel Baril, dans La grande illusion. Comment la sélection naturelle a créé l’idée de Dieu, croit pouvoir être en mesure d’expliquer, à l’aide de la théorie de l’évolution de Darwin, appliquée à la psychologie et à la société, comment l’idée de Dieu constitue ce que depuis Richard Dawkins (Le gène égoïste, 1976) on appelle un «mème». Alors qu’un gène «encode», comme disent les généticiens, pour une protéine, le mème (du grec, mimesis) est une unité de transmission par le langage ou tout autre outil symbolique à des fins sociales. Un mème, c’est une sorte d’idée fixe, tel un air bien connu particulièrement entêtant, qui permet la survie des gènes. L’idée de Dieu ne serait que l’un des plus puissants «mèmes» que l’humanité ait jamais inventé pour assurer sa survie. C’est ce qui explique que Baril ne se dit pas du tout agnostique mais farouchement athée, car l’agnosticisme, selon lui, fait la part encore trop belle à l’hypothèse de Dieu. Quelle que soit en effet la définition qu'on en donne, Dieu n’est pas, soutient l’athée. C’est pourquoi l’athéisme constitue une position beaucoup plus radicale que l’agnosticisme, même du type nécessaire, de sorte qu'un gouffre semble séparer l’athée et l’agnostique. En réalité, il n’y a pas de véritable différence de nature entre l’athéisme et l’agnosticisme nécessaire au sens où tous deux sont confrontés à l’objection évoquée précédemment. À supposer en effet que l’idée de Dieu soit bel et bien inventée par les hommes afin de favoriser leur cohésion sociale, laquelle assure leur survie, la question leibnizienne subsidiaire se pose toujours : Pourquoi est-ce ainsi et pas autrement ? Pourquoi y a-t-il de l'être et pas plutôt rien? Pourquoi Dieu existerait, s'il existe? Pourquoi n'existe-t-il pas, s'il n'existe pas? Évidemment, l’athée frappera de non-sens ces questions, alors que le croyant y verra une interrogation légitime, inaccessible à la science mais assurément accessible à la métaphysique et à la théologie, et dont la réponse se résume à : Dieu est nécessairement. L’athée répliquera : pourquoi alors Dieu existe-t-il? La réponse du croyant : l’existence de Dieu est nécessaire.
Dire, en effet, que Dieu n’est pas, c’est comme dire que le cercle est un carré. Traditionnellement, et en particulier depuis la fameuse preuve «ontologique» de l’existence de Dieu d'Anselme de Cantorbery (1033-1109), il est entendu que l’existence fait partie de l’essence même de Dieu. C’est pourquoi, il ne peut en être autrement de l'existence de Dieu : son existence est nécessaire. Et si l’homme a «inventé» Dieu - ce fameux «mème», pour reprendre l'expression de Dawkins - c’est qu’il ne pouvait faire autrement, puisque Dieu existe nécessairement. Comme le disait sarcastiquement à sa manière Voltaire : si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer... Tôt ou tard, l'homme devait en arriver à Dieu c'est-à-dire comme l'être dont l'essence, entre autres, est d'exister. Si l'idée de Dieu a pu servir à assurer la survie de l'homme, tant mieux, mais cela ne signifie pas pour autant qu'elle fut inventée par lui de toutes pièces. Ceux qui, comme Dawkins et Baril, raisonnent de la sorte commettent le sophisme connu sous la formule latine de post hoc ergo propter hoc, c'est-à-dire, littéralement, «après la chose, donc à cause de la chose»: l'idée de Dieu a permis la survie; donc, l'idée de Dieu fut inventée...
S'il est vrai que la science est en mesure d’expliquer la cause ou l’origine de l’idée de Dieu, elle n’est cependant pas en mesure d’en expliquer la finalité, car elle rejette l'idée de cause finale. L’athéisme et l’agnosticisme moderne récusent évidemment la notion de «cause finale» en science. Aristote, le concepteur de la «cause finale» à côté des causes «efficientes», «formelles», «matérielles», ne concevait pas, lui, d’explication valable, pleine et entière, sans les quatre types de cause. En rejetant hors d’elle la cause finale, la science moderne, à laquelle l’agnosticisme nécessaire autant que l’athéisme font appel, se trouve donc à rejeter hors d’elle-même l’idée de Dieu. Voilà comment – en paraphrasant ici le titre d’un ouvrage de Claude Tresmontant – se pose aujourd’hui le problème de l’existence de Dieu.
Si la science a rejeté la notion aristotélicienne de cause finale, devons-nous conclure que c’est parce qu’elle n’est pas utile à la survie de l’humanité? Il y aurait long à dire sur toute l’entreprise naturaliste qui a actuellement le vent en poupe et qui domine la conception que l’on se fait de la science. Alvin Plantinga a proposé un argument dévastateur contre le naturalisme associé à l’évolutionnisme. (Voir James Beilby Naturalism Defeated? Essays on Plantinga’s Evolutionary Argument against Naturalism, Cornell University Press, 2002.) Le naturalisme rejette l’idée que les choses possèdent une fin (une cause finale) en vue de laquelle elles sont faites. En particulier, la capacité humaine de connaître n’a pas pour fonction propre de connaître la vérité. Donc, en rejetant l’idée de fonction propre, le naturalisme rejette la possibilité de connaître.
Pour le naturalisme, tout ce que nous croyons proviendrait de la lutte pour la survie de l’espèce. Comme l’explique un spécialiste de la psychologie de la croyance, le professeur James Alcock, «Le cerveau est une machine à générer des croyances. Il a évolué de façon à favoriser la survie de l’espèce, pas pour chercher la vérité.» (Cité dans Québec Science, avril 2008, vol 46, no. 7; article signé Noémi Mercier, «Pourquoi on croit», p. 22.) L’enfant qui se brûle la main sur la cuisinière conclut que la cuisinière a provoqué sa douleur: il n’y touchera plus. Sa croyance suivant laquelle les cuisinières sont une source de douleur se gravera dans son esprit. Est-ce vrai ou faux ? Peu importe. Le point important, c’est le mécanisme d’apprentissage du danger. Un ami suicidaire vous téléphone alors que vous pensiez justement à lui ; vous concluez qu’il a impérativement besoin de vous, alors que ce n’est pas le cas. Vous sortez miraculeusement indemne d’un accident et vous vous mettez à croire en Dieu. Dieu existe-t-il ? Peu importe. Vous vous méfiez des prêtres catholiques en raison des scandales sexuels qui secouent l’Église. Vous croyez que tous les prêtres sont des abuseurs. Est-vrai? Peu importe.
Si nos croyances, dont celle concernant l’existence de Dieu, favorisent la survie, alors la question de leur vérité ou de leur fausseté ne se pose pas puisque ce qui importe, c’est la survie. Qu’en est-il maintenant de l'idée suivant laquelle nos croyances favorisent la survie? Est-elle vraie ou fausse ? Le naturalisme associé à l’évolutionnisme jette le discrédit sur nos capacités cognitives, car elles ne sont pas fiables. Pour sortir de cette situation difficile, pouvons-nous prouver que nos capacités cognitives sont fiables? Si nous voulions prouver que la raison ne trompe pas, il faudrait supposer que la raison ne trompe pas. La même impossibilité logique condamne d'avance la tentative de prouver que nos facultés cognitives sont fiables. En cherchant à prouver qu’elles le sont, nous admettons au départ ce que nous cherchons à établir. Infernal cercle vicieux. Ainsi, selon Plantinga, le naturalisme associé à l’évolutionnisme est foncièrement irrationnel. L’athéisme de Dawkins et Baril qui carbure au naturalisme évolutionniste roule donc sur une parfaite illusion.
Devant ces impasses, Kenny propose à une voie modérée: l’agnosticisme contingent. Un partisan de l’agnosticisme contingent soutient la position suivante : «Je ne sais pas si Dieu existe. Après tout, il n’est pas impossible qu’un jour on sache qu’il existe. Pour le moment, je n’ai aucune raison m’autorisant à croire que cela ne sera pas possible.»(7)
C’est à la conception humienne de la croyance comme sentiment que bon nombre d’entre nous font implicitement appel lorsqu’il est question de la croyance religieuse. Bernard Émond n’y échappe pas puisque son agnosticisme est essentiellement affaire de sentiment.
Le cinéaste agnostique n’entend donc pas rétablir le catholicisme, mais souhaite surtout éclairer ce qu’il y a de précieux dans notre tradition religieuse. Comme il le dit lui-même, il entend exprimer le sentiment
NOTES
(1) Voir Bernard Émond, in La quête spirituelle : avec ou sans Dieu?, Les conférences du Centre culturel chrétien de Montréal, Fides-MédiasPaul, 2010, p. 28.
(2) André Compte-Sponville, L’esprit de l’athéisme. Introduction a une spiritualité sans Dieu, Albin Michel, 2006.
mercredi 17 mars 2010
Aristote et la téléologie. Qu’aurait pensé l’élève de Platon au sujet du débat concernant la hausse des droits de scolarité?
jeudi 4 mars 2010
L’affaire du niqab et l’éthique des vertus
samedi 27 février 2010
Joannie Rochette et l’éthique de l’excellence
L’athlète Sud-Coréenne, Yu-Na Kim, a certes monté sur la plus haute marche du podium aux Jeux olympiques d’hiver de Vancouver, mais tous s’accordent pour dire que l’athlète de l’Ile-Dupas a conquit l’or inaltérable de l'excellence en acceptant courageusement la compétition sur le terrain de l’adversité la plus terrible. Elle a préféré affronter la compétition et rester à Vancouver, plutôt que de pleurer avec sa famille en assistant aux obsèques de sa mère. La foule fut littéralement subjuguée par le courage inouï dont fit preuve la Québécoise de 24 ans. La détermination d’airain de l’athlète restera à jamais gravée dans nos mémoires.
jeudi 11 février 2010
L'anti-manifeste
L’obsession des libéraux, autant les pluralistes que les plus rigides, est la neutralité en matière de valeurs et de conceptions de la vie bonne. Comme aimait à dire Voltaire : « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que puissiez exprimer votre point de vue ». De son côté, Pierre Elliot Trudeau se plaisait à répéter que l’État n’a pas à mettre son nez dans nos chambres à coucher, exprimant ainsi le caractère de la vie privée. La religion est une affaire strictement privée et, en ce sens, l’État n’a pas à favoriser une religion plus qu’une autre. Tout ce que l’État libéral a à cœur, c’est la promotion et le respect des droits de la personne ; le reste – le plus important, c’est-à-dire le bonheur et ce qui y conduit – relève du discours personnel que chacun puise à la source des philosophies et des religions. Un État libéral qui gouverne une société pluraliste ne doit pas tomber dans le paternalisme en dictant à ses citoyens ce qu’ils doivent penser ou croire. Il a le devoir d’intervenir dans le secteur économique, mais pour ce qui concerne la culture et le mode de vie de ses citoyens, il doit rester « à l’extérieur de la chambre à coucher ».
Je m’inscris en faux contre l’apparente neutralité de l’État. Je soutiens que, malgré les apparences du contraire, l’État libéral des pluralistes et des stricts n’est pas neutre au plan des valeurs et des conceptions de la vie bonne.
Prenons le cas du mariage de conjoints de même sexe. À mon sens, on ne peut pas juger du mariage homosexuel sans se prononcer sur ce qu’est le but ou la finalité du mariage, même lorsqu’on invoque l’égalité de tous devant la loi en soutenant que le refus du mariage entre conjoints de même sexe constitue une discrimination intolérable. Or, le débat concernant le mariage gai est fondamentalement un débat de nature morale quant à savoir si les unions gaies et lesbiennes méritent la même reconnaissance étatique que le mariage hétérosexuel. La question morale est donc celle de savoir si le mariage homosexuel mérite la reconnaissance honorifique que l’État confère au mariage hétérosexuel.
Les libéraux, évidemment, contournent la question faisant valoir qu’il ne s’agit pas de se prononcer sur le sens ou la finalité du mariage, mais de juger si les droits des personnes en cause sont lésés. En interdisant le mariage de conjoints de même sexe, l’État semble exercer de la discrimination envers certains de ses citoyens. Leurs droits à l’égalité devant la loi et celui de la liberté de choix paraissent en effet brimés. En somme, les gens devraient avoir le droit de se marier avec qui ils veulent.
À bien y réfléchir, toutefois, ce raisonnement n’est pas valable. De la prémisse qui dit que les gens doivent exercer leur autonomie et leur libre choix, on ne peut conclure de manière suffisante qu’ils devraient se marier avec qui ils veulent. À ce compte, en effet, on pourrait tout aussi bien admettre que les gens peuvent se marier avec plusieurs conjoints ou même avec des membres de leur propre famille, ou encore avec des animaux, voire des végétaux ou des minéraux, dans la mesure où il ne s’agit que d’exercer leur libre choix.
La question morale demeure entière : le mariage homosexuel est-il légitime, ce type d’union mérite-t-il la reconnaissance de l’État ? Pour se sortir de cette impasse, les libéraux invoquent l’idée que le mariage est une institution qui change en fonction des temps et des lieux. Ils en appellent donc au relativisme moral. Ils font valoir que le mariage peut aussi être envisagé comme un engagement de fidélité entre deux partenaires – homosexuels ou hétérosexuels, peu importe. Or, par ce type de raisonnement, le libéral prend position sur la finalité ou le but du mariage, c’est-à-dire qu’il sort de sa neutralité apparente pour affirmer la légitimité morale du mariage homosexuel. Adieu neutralité!
Est-il possible de se sortir de cette pluralité de conceptions du mariage ? Oui, répondent les libéraux du Manifeste pour un Québec pluraliste en adoptant une position plurielle ouverte. Ce pluralisme est tout simplement consternant. Il tourne en rond. Dans les cours 101 de philosophie, on appelle cela le « sophisme du cercle-vicieux ».
L’éthique du pluralisme libéral n’est pas une éthique de la vertu, mais une éthique axée sur les droits. J’ai cependant un mal inouï à admettre l’idée qu’il puisse s'agir d’une « éthique ». On n’y enseigne aucune vertu digne de ce nom. Même si, selon Rawls, la justice est la vertu première des institutions sociales, il ne s’agit en aucune façon de la vertu du même nom, mais d’un simulacre de vertu.
L'analyse précédente vaut aussi pour le cours ECR. Ce cours origine du Rapport Proulx sur la place de la religion à l’école. Encore là, on pose que l’école doit respecter les droits de la personne, notamment l’égalité fondamentale des citoyens et citoyennes devant la liberté de conscience et de religion. La conclusion du dit Rapport coule, semble-t-il, de source : l’État doit s’abstenir de prendre position en faveur ou en défaveur de l’une ou l’autre des religions ; il ne doit pas favoriser l’enseignement d’une quelconque confession religieuse.
Encore une fois, notons-le, nous sommes devant une question morale que contourne habilement le libéral en se rabattant sur la fameuse neutralité de l’État. Mais il n’échappe pas à la question morale touchant la finalité de l’éducation religieuse publique. En proposant que l’école n’enseigne pas des croyances religieuses mais uniquement des connaissances religieuses, sans engagement ni du professeur ni des élèves, le libéral sort de sa neutralité apparente pour affirmer la finalité d’un enseignement culturel des religions. La forme austère et rigoureuse du Rapport laisse croire qu’il s’agit d’une décision objective établie sur la base de règles de l’art, et qu’aucune position morale n’est adoptée. Toute baigne dans la neutralité la plus trompeuse. Aussi, au nom de l’absolue égalité de tous devant la loi, depuis septembre 2008, tous les jeunes du Québec doivent suivre les cours ECR. Et vive le pluralisme !
samedi 6 février 2010
Qu’est-ce qui ne tourne pas rond dans le Manifeste pour un Québec pluraliste? Le point de vue d'Aristote
«Toutes les opinions sont respectables. Bon. C'est vous qui le dites. Moi, je dis le contraire. C'est mon opinion: respectez-la donc!»
Jacques Prévert
Si Aristote était vivant aujourd’hui, il serait ahuri à la lecture du Manifeste pour un Québec pluraliste. Comment, se demanderait-il, les Québécois en sont-ils venus à cette conception étriquée de la justice que leur propose le Manifeste ? Car il s’agit bien de justice, plus précisément de justice distributive. Pour admettre la réaction d’Aristote (384-322 avant notre ère), il faut comprendre sa pensée politique. Tout un monde le sépare radicalement de nous, nous qui vivons à l'époque «moderne». Avant tout, il vaut la peine de présenter la pensée politique d’Aristote qui domina l’Occident jusqu’au Siècle des Lumières.
Nous disions qu’il est question de justice, de justice distributive en particulier. Pour nous, modernes, la justice se doit être neutre au sens où il est convenu qu’il faille nettement séparer la justice ou l’équité de toute considération morale ayant trait à la vertu, au mérite, c’est-à-dire de toute affaire concernant la «vie bonne», l’excellence, la vertu, bref de tout ce qui vise l’atteinte du bonheur humain. Ne cherchons pas dans les chartes - canadienne ou québécoise - quelle que remarque que ce soit ayant trait au bonheur ainsi qu’aux vertus qui y conduisent. Pour nous modernes, le bonheur et ce qui y mène n’a plus aucun intérêt au plan politique. Sur ce point, notre maître à penser est sans contredit le philosophe américain décédé en 2000, John Rawls. La doctrine politique de Rawls se résume dans le fameux adage : «La priorité du juste sur le bien». Les nombreux signataires du Manifeste ne savent peut-être pas qu’ils souscrivent en bloc à la pensée politique du philosophe d’Harvard.
Tout comme Rawls, Aristote se demandait comment distribuer équitablement les biens. Pour le Stagirite, la justice - mieux, l’équité - consiste à honorer le mérite de chacun. Comment procéder ? Deux critères s’imposent, d’après Aristote. 1) La justice est «téléologique», c’est-à-dire qu’elle se rapporte à la finalité des êtres ou des choses ; 2) La justice récompense les mérites qui manifeste l’excellence (la vertu). Prenons un exemple d’Aristote lui-même : la distribution de flûtes. À qui les distribuer ? Il faut prendre en considération non seulement le mérite des personnes, mais la finalité d’une flûte. Réponse d’Aristote : aux meilleurs joueurs de flûtes. Toute autre répartition faisant appel soit à la classe sociale, à la richesse ou à la pauvreté, soit encore au hasard, serait injuste. Pourquoi ? Parce que, selon Aristote, la finalité d’une flûte, c’est qu’on en joue de manière admirable produisant une belle et excellente musique, de sorte que, ceux et celles qui répondent à cette finalité, devraient obtenir une flûte.
On pourrait penser, comme le proposerait un utilitariste, que distribuer les meilleurs instruments au meilleurs joueurs engendreraient la meilleure musique, que toute monde applaudirait, engendrant ainsi le plus grand bonheur pour le plus grand nombre. Mais la pensée d’Aristote n’est pas du tout celle de l’utilitariste. Ce n’est pas non plus celle de Rawls, dont toute la démarche est, elle aussi, foncièrement anti-utilitariste. La solution de Rawls consiste à opter pour le mode de distribution qui est à l’avantage des plus démunis. Ce qui ne signifie pas que les flûtes doivent être distribuées uniquement aux plus démunis. Pour Rawls, tout le système des droits de la personne doit obéir au principe de justice – principe baptisé de «de différence» – suivant lequel les inégalités économiques et sociales doivent être telles qu’elles sont au bénéfice de tous et surtout des plus désavantagés. Ce n’est plus le mérite des gens ni la finalité des flûtes qui guide Rawls dans l’exercice de la justice, mais le besoin. C’est pourquoi, pour le philosophe d’Harvard, la notion de mérite, et tout ce qu’elle charrie avec elle, n’a pas de place dans une société juste.
Supposons qu’un Stradivarius soit mis aux enchères. Très peu de gens peuvent se le procurer. Un collectionneur peut se l’offrir, mais pas pour en jouer ; il souhaite plutôt l’exposer chez lui. Est-ce juste ? Apparemment oui, si le milliardaire paye avec son propre argent honnêtement acquis. Pour Rawls, ce ne serait pas forcément juste si cela ne bénéficie pas en quelque façon au plus démunis. Rawls serait sans doute d’accord pour que l’acquéreur paye une redevance à l’État qui se chargerait ensuite de redistribuer l’argent aux plus démunis.
Ces deux positions paraîtraient également scandaleuses aux yeux d’Aristote. Un instrument comme le Stradivarius fut fabriqué au départ pour qu’un excellent musicien en joue. C’est là le «telos», le but, la finalité de l’instrument. Tout autre usage serait tenu par Aristote comme «contre-nature».
Évidemment, la sérieuse objection que les modernes adressent à Aristote, c’est que les soi-disantes finalités des êtres et des choses n’existent tout simplement pas. La science moderne a rejeté en bloc l’idée de «causes finales», et n’a retenue que les «causes efficientes ou motrices». La science moderne n’est pas téléologique mais mécanique.
Il n’est pas toutefois assuré que nous puissions nous passer de la téléologie. Prenons le cas du politique. Quel est le but ou la fin du politique ? Un moderne comme Rawls répond que le propre du politique concerne la proclamation de droits individuels et de leur respect intégral de sorte que les citoyens puissent être en mesure de choisir leurs propres conceptions de la vie bonne, c’est-à-dire du bonheur. Notons qu’une telle définition est subrepticement téléologique. Aristote a une conception toute autre du politique mais qui reste téléologique. Le politique n’a rien à voir avec un système de droits individuels se voulant neutre par rapport aux conceptions de la vie bonne des citoyens. La finalité du politique, d’après Aristote, consiste à former de bons citoyens et à cultiver leur «caractère» en développant leur vertu. Aristote rejette l’idée que le but du politique consiste à satisfaire les préférences de la majorité dans la mesure où les droits des individus sont respectés. Aristote va plus loin. L’État est davantage qu’un simple arbitre, neutre, car « la fin d’un [État] est la vie heureuse… et que c’est en vue de belles actions qu’existe la communauté politique, et non en vue de vivre ensemble», écrit-il (Les politiques, III, 9, 1280a).
La finalité du Manifeste propose la meilleure solution au vivre-ensemble, c’est-à-dire «à établir un équilibre, toujours mouvant, entre les préoccupations légitimes de la majorité, et celles des minorités. La recherche constante de cet équilibre honore le Québec et demeure la condition d’un authentique vivre-ensemble.» Encore une fois, Aristote est plus exigeant. Il en appelle à l’excellence. Il ne se satisfait pas d’une société simplement équilibrée. Il l’a veut surtout heureuse, c’est-à-dire, au sens propre, épanouissante. C’est là la finalité de la vie en société. Ce n’est surtout pas une société où chacun vient y puiser ce qui lui faut en échange de ce qu’il n’a pas sous prétexte que chaque citoyen est, par le fait même, détenteur de droits individuels inaliénables. Une société n’est pas une auberge espagnole.
Ce qui ne tourne pas rond dans le Manifeste, et ce qui épouvanterait Aristote, c’est que la finalité politique de l’État proposée est inadéquate. La véritable finalité de l’État consiste à développer les vertus des citoyens qui, en retour, doivent veiller, comme à prunelle de leurs yeux, au bien-être de l’État, puisque de la santé de celui-ci dépend leur bonheur, c’est-à-dire leur épanouissement. La finalité de l’État ne se limite donc en aucune façon à trouver l’équilibre de la société, dans une neutralité irrespectueuse du bonheur des citoyens, où chacun cherche son compte par la satisfaction ses intérêts personnels.
On parle aujourd’hui abondamment d’éducation à la citoyenneté. J’ai bien peur que ce ne soit encore une fois que des mots creux et des vœux pieux. Quand on a vidé l’État de sa véritable finalité («fonction», dirions-nous aujourd’hui), le sens de la citoyenneté ne rime plus à rien. En effet, là où un État octroie à ses citoyens, dès la sortie du ventre maternel, des droits, à quoi bon s’esquinter à les acquérir ? Ce dont l’État devrait plutôt se faire le chantre, c’est d’une éducation à la vertu.
À cet égard, le Manifeste loue la mise sur pied récente du cours d’Éthique et de culture religieuse, comme une heureuse initiative permettant d’assurer le vivre-ensemble. Mais il ne s’agit que d’une éducation au pluralisme. Pour un État comme le Québec, déjà fragilisé, l’éducation au pluralisme est tout ce qu’il y a de plus lénifiant et soporifique. La vertu centrale qu'on souhaite instiller chez les jeunes est la tolérance et le consensus social - ce qui équivaut à l’apprentissage de la rectitude politique commandée par l’État libéral.
Tout le monde est dans ses droits, mais personne ne sait ce qu’est le courage, la justice, la sagesse, la tempérance, la piété, la foi, l’espérance et la charité. Cela ne prépare pas au bonheur. Socrate aimait à dire qu’une vie sans examen de ce qu’est la vertu ne valait pas la peine d’être vécue. Aristote avait retenu la leçon du maître de Platon. Aurons-nous le courage de l’entendre à nouveau?