mardi 22 juin 2010

Il était une fois, la foi... (Réplique à Alexis Gagné-Lebrun («Et pourtant, elle penche…», Le Devoir du mardi 22 juin)

Il est consternant de voir des partisans du cours ECR se servir de l’objection du multiculturalisme et du relativisme que le cours entraînerait contre leurs détracteurs alors que ces derniers leur font le même reproche. Le professeur de physique au collège de Saint-Hyacinthe, Alexis Gagné-Lebrun, retourne l’épouvantail du multiculturalisme et du relativisme contre les adversaires de ECR. L’objection est la suivante : l’enseignement confessionnel ouvre la porte au multiculturalisme ainsi qu’au relativisme honni puisque chaque école pourra désormais enseigner ses propres divinités chéries, c’est-à-dire ses propres «œillères», masquant la réalité, ce qui bloque inévitablement le développement du jugement critique. Au contraire, les adversaires de ECR disent : l’enseignement du pluralisme religieux et moral conduit tout droit au relativisme et conforte la position multiculturaliste. Ils n'ont pas tort. Il faudra bien que les partisans d’ECR répondent à l’accusation, sinon ils n’allèguent qu’un sophisme connu sous le nom latin de Tu quoque qu’on traduit littéralement par «toi aussi» : «tu m’accuses de tel et tel forfait?; eh bien, toi aussi tu le fais et ce, de manière pire encore…» Il ne vaut pas la peine d’entrer dans ce genre de débat de bas étage.

Notre professeur de physique a bien d’autres nébuleuses dans son cyclotron. Par exemple, la raison d’être de l’école, assure-t-il, consiste à former les futurs citoyens à la pensée critique. Fort bien. D’où tient-il donc cela ? N’est-ce pas là un argument d’autorité ? Une évidence ? C’est certes une évidence pour celui ou celle qui vit dans une démocratie libérale comme la nôtre et qui partage le vœu de neutralité d’un État libéral. Cela est si évident pour l’auteur qu’il ne prend aucun soin pour justifier son assertion. Est-ce là toutefois faire preuve d’esprit critique que de prendre des évidences sociales et politiques comme allant de soi ? Et si, par ailleurs, la finalité de l’école était toute autre? Par exemple, que l’école vise à l’excellence dans toute ses acceptions, dont en particulier l’excellence de la pensée? Pourquoi limiter ainsi la «raison d’être» de l’école à la seule pensée critique ? N’est-ce pas là le parti pris d’un «libéral» au sens large du terme ? Pourquoi l’école ne devrait-elle pas aussi développer le sens du devoir être, du courage, de la tempérance, de la justice, de la solidarité, de la responsabilité, etc.; bref, des vertus? Et pourquoi l’école ne pourrait-elle pas développer ces excellences que sont la foi, l’espérance et la charité - dont les films de Bernard Émond en constituent des témoignages éloquents ? Ceux et celles qui ont la foi, qui savent espérer et partager, sont-ils pour autant de mauvais citoyens ? Comme beaucoup aujourd’hui au Québec, l’auteur semble confondre la «foi», qui est une excellence – une vertu, comme on disait autrefois – à une simple «croyance». Il y certes une croyance dans la foi, mais elle ne l'épuise pas. À ce compte, la croyance au libéralisme de l'auteur est tout autant une croyance. Mais croire au libéralisme, c'est plus qu'une simple croyance. L'auteur devrait s’aviser que ce qu’on enseigne au Loyola High School, c’est bien autres choses que de simples «croyances» religieuses, de simples «ornières». Peut-être comprendra-t-il qu’au fond la «raison d’être» de l’école consiste en l’éducation à l’excellence, et que l’excellence n’exclut pas la foi, bien au contraire. Thomas d’Aquin, qui a le malheur d’appartenir au Moyen-âge, que pourfendait soi-disant ce héros des «modernes» que fut Galilée, affirmait que la charité – aujourd’hui, on dirait «solidarité» - constituait l’excellence par excellence. Comme disait saint Paul, si je n’ai pas la charité –la solidarité-, je n’ai rien.

Si, au Loyola High School, on cherche à enseigner l’excellence par excellence dont parle saint Paul, n’est-ce pas là un bien sublime qu’il convient de rechercher de toutes nos forces et de tout notre être, de sorte que, il va de soi, il convienne également de former nos enfants à cette excellence? À cet égard, les purs et durs de ECR paraissent tout simplement consternants et alarmants. Quand cesseront-ils donc de prendre la foi pour une simple croyance, de prendre la proie pour l’ombre? L’idéologie politique du libéralisme à laquelle ils souscrivent est si enracinée en eux qu’il faut de la foi pour espérer qu’un jour ils en sortiront. Comme dit le slogan : libérons-nous des libéraux !

jeudi 6 mai 2010

BERNARD ÉMOND. L'AGNOSTIQUE SENTIMENTAL

Chères amies, chers amis de Sophia
Il y a un certain temps je n'ai pas fait paraître de billet, le dernier remontant au 17 mars dernier. Pendant tout ce temps, je fus accaparé par l'écriture d'un livre que je viens de soumettre à divers éditeurs québécois. Le titre: En quête de l'excellence. Après Rawls, Aristote. Le livre traite de l'éthique des vertus d'Aristote appliquée au contexte québécois. Cela ne surprendra pas mes lecteurs assidus puisque depuis un certain temps tous mes billets tournaient autour de ce qui constitue le sujet de mon futur livre. J'espère avoir de bonnes nouvelles des éditeurs d'ici peu.

Pour vous donner un petit avant-goût de l'ouvrage à paraître, en voici un extrait où j'aborde la spiritualité du cinéaste québécois Bernard Émond.
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Le cinéaste Bernard Émond se dit agnostique(1). Il rejette l’étiquette d’athée. Le cinéaste serait plutôt favorable, dit-il, à une approche théologique appelée «apophatique» voulant que Dieu ne soit pas connaissable de manière positive. La théologie apophatique déclare qu’on ne peut dire de Dieu que ce qu’il n’est pas; en lui-même, il demeure «inconnaissable». C’est là le fameux mystère de l’être. André Comte-Sponville adopte cette voie : c’est la spiritualité sans Dieu.(2) Le mystère de l’être, c’est la fameuse question de Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716) soulevée dans ses Principes de la Nature et de la Grâce fondés en raison (1714): «…pourquoi il y a plutôt quelque chose que rien ?... suppposé que des choses doivent exister, il faut qu’on puisse rendre raison, pourquoi elles doivent exister ainsi, et non autrement.» Si Dieu existe, pourquoi doit-il exister? Quelle est la raison d’être de son existence? Pourquoi Dieu existe? À ces questions l’athée ne trouve aucune réponse valable. L’adepte de la théologie apophatique, tel Bernard Émond, ne propose pas non plus de réponse, mais il n’est pas pour autant athée. «Dieu» ne serait qu’un nom vide, car il ne désigne aucun être; au mieux, il évoquerait le sentiment d’une présence, trop souvent silencieuse aux yeux du cinéaste devant les calamités et les souffrances sans nom qui affligent l’humanité.

Dans Heureux sans Dieu, diverses personnalités québécoises témoignent de leur « incroyance », ou de leur « athéisme », ou encore de leur « agnosticisme ». Le sujet paraît piégé au départ car, sans couper les cheveux en quatre, il faudrait savoir, au plan conceptuel, ce que désignent précisément ces termes qui se présentent, prima facie, comme synonymes.

À cet égard, l’historien et du sociologue des sciences, Yves Gingras, dans « Le pari de la raison », avance une distinction conceptuelle fort intéressante entre l’agnosticisme et l’athéisme. Il affirme d’entrée de jeu : « Je suis rationnellement agnostique, mais existentiellement et affectivement athée. »(3) Malheureusement, l’auteur est peu loquace en ce qui concerne la distinction qu’il évoque sans l’élucider, alors même que, selon lui, « tout le brouhaha intellectuel sur la question des rapports entre la science et les religions et le flot d’encre qui a coulé sur ce sujet depuis quelques années s’expliquent d’abord par l’entretien de ces confusions conceptuelles. »

Peut-on être à la fois athée et agnostique? Gingras pense que oui, car pour lui, l’athéisme origine des sentiments contrairement à l’agnosticisme qui fait appel à la raison. Je ne suis pas de cet avis: on est athée vis-à-vis une certaine conception ou définition de la divinité ou de Dieu, et les sentiments sont ici secondaires. L’athéisme n’est pas qu'«une simple question de feeling». En réalité, l’athée ne croit pas en une certaine proposition à l’égard d'une (ou de plusieurs) divinité; de ce fait, il entretient une certaine croyance, vraie ou fausse, même si elle est négative. Par exemple, j'adore Homère, et ce qu'il raconte au sujet des divinités olympiennes m'exhalte. Cependant, je ne crois pas en Zeus, Apollon, Athéna, etc. Les sentiments que j’éprouve à l’égard de ces divinités importent peu. Il est clair que je suis athée, pas du tout agnostique, vis-à-vis l’existence des divinités de l’Olympe. Je ne crois pas en leur existence, un point c’est tout. Ce n’est pas une affaire de sentiment, mais d’attitude propositionnelle, comme disent les philosophes analytiques. Ma croyance est liée vis-à-vis un certain contenu propositionnel (à savoir que Zeus, Athéna, etc. existent) que je juge être faux. Or, si je suis athée vis-à-vis l’existence des divinités grecques, je ne suis pas pour autant agnostique à leur égard.

On peut être athée à l’égard de l’existence du Dieu de la tradition judéo-chrétienne tel qu’il est présenté en particulier en théologie naturelle. Cette approche fournit des preuves rationnelles remontant aux fameuses cinq voies de Thomas d’Aquin.(4) Or, les trois attributs traditionnels de Dieu, soit l’omnipotence, l’omniscience et la bienveillance suprême, paraissent incompatibles entre eux. C’est la raison pour laquelle je me déclare athée à l’égard de la définition traditionnelle du Dieu de la tradition judéo-chrétienne. Toutefois, il se peut qu’il existe une autre conception de Dieu qui soit exempte de contradictions. En ce sens, je puis être agnostique sans être athée. Par conséquent, l’agnosticisme n’implique pas l’athéisme. En outre, contrairement à ce que pense Yves Gingras, l’athéisme n’a rien à voir avec les sentiments, mais plutôt avec l’absence de bonnes raisons de croire au Dieu chrétien tel qu'il est défini en théologie naturelle.

Contrairement à l’athée, l’agnostique est susceptible de modifier ses vues. Je reste personnellement ouvert à la possibilité d’une autre conception du Dieu judéo-chrétien, et j’épouserai l’athéisme, dans la mesure où l'on me fournirait des preuves contraires à son existence ou encore si l'on réfute les preuves traditionnelles remontant à Thomas d’Aquin.

Pour sa part, le philosophe britannique Anthony Kenny va plus loin dans la conceptualisation de l’agnosticisme en distnguant deux types d’agnosticisme: le nécessaire et le contingent.(5) L'adepte de l’agnosticisme nécessaire croit que l'esprit humain, par sa nature même, en particulier en raison des limites de la raison, ne pourra jamais établir des preuves de l’existence de Dieu. Emmanuel Kant (1724-1804) est sans contredit le plus illustre représentant de ce type d’agnosticisme. Kenny, lui, est cependant d’avis que les objections de Kant devant les preuves en faveur de l’existence de Dieu ne tiennent pas la route. Comte-Sponville est du même avis puisqu'il affirme :


«Qu’il n’y a pas de preuve de l’existence de Dieu, qu’il ne peut y en avoir. Tant pis pour les dogmatiques, La métaphysique n’est pas une science. La théologie, encore moins… C’est qu’aucune science n’atteint l’absolu – ou qu’aucune, en tout cas, ne l’atteint absolument. »(6)


Le pessimisme de Kant ainsi que de ses épigones contemporains à l’égard des capacités humaines en théologie naturelle est typique de la démarche du siècle des Lumières : l’explication scientifique du monde peut fort bien se passer de Dieu. La métaphysique et la théologie sont obsolètes. Une fois posée les limites de la raison humaine, les fameuses preuves de l’existence de Dieu deviennent caduques.
Toutefois, le problème qui se pose à ceux et celles qui brandissent la science comme rempart contre la théologie naturelle ou l’irrationalisme, c’est le suivant : pourquoi le monde est-il explicable? Ou encore : pourquoi les lois de la nature sont-elles ainsi et pas autrement? On revient ainsi à la fameuse question philosophique par excellence de Leibniz : Pourquoi les choses sont-elles ainsi et pas autrement? Le partisan de l’agnosticisme nécessaire peut bien refuser de répondre à ce genre de question qualifiée d’«absolue», il n’en demeure pas moins qu’elle constitue, qu’il le veuille ou non, une interrogation parfaitement légitime, à moins de la frapper, comme le faisait le positivisme logique sur toutes les questions «métaphysiques», de non-sens pur et simple. Or, la question de l’existence de Dieu est du même ordre que celle de Leibniz. Pourquoi Dieu existerait?, demande l'incroyant. Parce que l'existence de Dieu est nécessaire, répond le croyant.
Daniel Baril, dans La grande illusion. Comment la sélection naturelle a créé l’idée de Dieu, croit pouvoir être en mesure d’expliquer, à l’aide de la théorie de l’évolution de Darwin, appliquée à la psychologie et à la société, comment l’idée de Dieu constitue ce que depuis Richard Dawkins (Le gène égoïste, 1976) on appelle un «mème». Alors qu’un gène «encode», comme disent les généticiens, pour une protéine, le mème (du grec, mimesis) est une unité de transmission par le langage ou tout autre outil symbolique à des fins sociales. Un mème, c’est une sorte d’idée fixe, tel un air bien connu particulièrement entêtant, qui permet la survie des gènes. L’idée de Dieu ne serait que l’un des plus puissants «mèmes» que l’humanité ait jamais inventé pour assurer sa survie. C’est ce qui explique que Baril ne se dit pas du tout agnostique mais farouchement athée, car l’agnosticisme, selon lui, fait la part encore trop belle à l’hypothèse de Dieu. Quelle que soit en effet la définition qu'on en donne, Dieu n’est pas, soutient l’athée. C’est pourquoi l’athéisme constitue une position beaucoup plus radicale que l’agnosticisme, même du type nécessaire, de sorte qu'un gouffre semble séparer l’athée et l’agnostique. En réalité, il n’y a pas de véritable différence de nature entre l’athéisme et l’agnosticisme nécessaire au sens où tous deux sont confrontés à l’objection évoquée précédemment. À supposer en effet que l’idée de Dieu soit bel et bien inventée par les hommes afin de favoriser leur cohésion sociale, laquelle assure leur survie, la question leibnizienne subsidiaire se pose toujours : Pourquoi est-ce ainsi et pas autrement ? Pourquoi y a-t-il de l'être et pas plutôt rien? Pourquoi Dieu existerait, s'il existe? Pourquoi n'existe-t-il pas, s'il n'existe pas? Évidemment, l’athée frappera de non-sens ces questions, alors que le croyant y verra une interrogation légitime, inaccessible à la science mais assurément accessible à la métaphysique et à la théologie, et dont la réponse se résume à : Dieu est nécessairement. L’athée répliquera : pourquoi alors Dieu existe-t-il? La réponse du croyant : l’existence de Dieu est nécessaire.
Dire, en effet, que Dieu n’est pas, c’est comme dire que le cercle est un carré. Traditionnellement, et en particulier depuis la fameuse preuve «ontologique» de l’existence de Dieu d'Anselme de Cantorbery (1033-1109), il est entendu que l’existence fait partie de l’essence même de Dieu. C’est pourquoi, il ne peut en être autrement de l'existence de Dieu : son existence est nécessaire. Et si l’homme a «inventé» Dieu - ce fameux «mème», pour reprendre l'expression de Dawkins - c’est qu’il ne pouvait faire autrement, puisque Dieu existe nécessairement. Comme le disait sarcastiquement à sa manière Voltaire : si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer... Tôt ou tard, l'homme devait en arriver à Dieu c'est-à-dire comme l'être dont l'essence, entre autres, est d'exister. Si l'idée de Dieu a pu servir à assurer la survie de l'homme, tant mieux, mais cela ne signifie pas pour autant qu'elle fut inventée par lui de toutes pièces. Ceux qui, comme Dawkins et Baril, raisonnent de la sorte commettent le sophisme connu sous la formule latine de post hoc ergo propter hoc, c'est-à-dire, littéralement, «après la chose, donc à cause de la chose»: l'idée de Dieu a permis la survie; donc, l'idée de Dieu fut inventée...
S'il est vrai que la science est en mesure d’expliquer la cause ou l’origine de l’idée de Dieu, elle n’est cependant pas en mesure d’en expliquer la finalité, car elle rejette l'idée de cause finale. L’athéisme et l’agnosticisme moderne récusent évidemment la notion de «cause finale» en science. Aristote, le concepteur de la «cause finale» à côté des causes «efficientes», «formelles», «matérielles», ne concevait pas, lui, d’explication valable, pleine et entière, sans les quatre types de cause. En rejetant hors d’elle la cause finale, la science moderne, à laquelle l’agnosticisme nécessaire autant que l’athéisme font appel, se trouve donc à rejeter hors d’elle-même l’idée de Dieu. Voilà comment – en paraphrasant ici le titre d’un ouvrage de Claude Tresmontant – se pose aujourd’hui le problème de l’existence de Dieu.
Si la science a rejeté la notion aristotélicienne de cause finale, devons-nous conclure que c’est parce qu’elle n’est pas utile à la survie de l’humanité? Il y aurait long à dire sur toute l’entreprise naturaliste qui a actuellement le vent en poupe et qui domine la conception que l’on se fait de la science. Alvin Plantinga a proposé un argument dévastateur contre le naturalisme associé à l’évolutionnisme. (Voir James Beilby  Naturalism Defeated? Essays on Plantinga’s Evolutionary Argument against Naturalism, Cornell University Press, 2002.) Le naturalisme rejette l’idée que les choses possèdent une fin (une cause finale) en vue de laquelle elles sont faites. En particulier, la capacité humaine de connaître n’a pas pour fonction propre de connaître la vérité. Donc, en rejetant l’idée de fonction propre, le naturalisme rejette la possibilité de connaître.
Pour le naturalisme, tout ce que nous croyons proviendrait de la lutte pour la survie de l’espèce. Comme l’explique un spécialiste de la psychologie de la croyance, le professeur James Alcock, «Le cerveau est une machine à générer des croyances. Il a évolué de façon à favoriser la survie de l’espèce, pas pour chercher la vérité.» (Cité dans Québec Science, avril 2008, vol 46, no. 7; article signé Noémi Mercier, «Pourquoi on croit», p. 22.) L’enfant qui se brûle la main sur la cuisinière conclut que la cuisinière a provoqué sa douleur: il n’y touchera plus. Sa croyance suivant laquelle les cuisinières sont une source de douleur se gravera dans son esprit. Est-ce vrai ou faux ? Peu importe. Le point important, c’est le mécanisme d’apprentissage du danger. Un ami suicidaire vous téléphone alors que vous pensiez justement à lui ; vous concluez qu’il a impérativement besoin de vous, alors que ce n’est pas le cas. Vous sortez miraculeusement indemne d’un accident et vous vous mettez à croire en Dieu. Dieu existe-t-il ? Peu importe. Vous vous méfiez des prêtres catholiques en raison des scandales sexuels qui secouent l’Église. Vous croyez que tous les prêtres sont des abuseurs. Est-vrai? Peu importe.
Si nos croyances, dont celle concernant l’existence de Dieu, favorisent la survie, alors la question de leur vérité ou de leur fausseté ne se pose pas puisque ce qui importe, c’est la survie. Qu’en est-il maintenant de l'idée suivant laquelle nos croyances favorisent la survie? Est-elle vraie ou fausse ? Le naturalisme associé à l’évolutionnisme jette le discrédit sur nos capacités cognitives, car elles ne sont pas fiables. Pour sortir de cette situation difficile, pouvons-nous prouver que nos capacités cognitives sont fiables? Si nous voulions prouver que la raison ne trompe pas, il faudrait supposer que la raison ne trompe pas. La même impossibilité logique condamne d'avance la tentative de prouver que nos facultés cognitives sont fiables. En cherchant à prouver qu’elles le sont, nous admettons au départ ce que nous cherchons à établir. Infernal cercle vicieux. Ainsi, selon Plantinga, le naturalisme associé à l’évolutionnisme est foncièrement irrationnel. L’athéisme de Dawkins et Baril qui carbure au naturalisme évolutionniste roule donc sur une parfaite illusion.
Devant ces impasses, Kenny propose à une voie modérée: l’agnosticisme contingent. Un partisan de l’agnosticisme contingent soutient la position suivante : «Je ne sais pas si Dieu existe. Après tout, il n’est pas impossible qu’un jour on sache qu’il existe. Pour le moment, je n’ai aucune raison m’autorisant à croire que cela ne sera pas possible.»(7)
L’agnosticisme contingent comporte trois avantages par rapport à l’athéisme : 1) il est davantage ouvert et plus respectueux des opinions des gens; 2) c’est une croyance raisonnable même si elle peut s’avérer fausse; enfin 3) l’agnosticisme contingent n’exclut pas la prière. Examinons brièvement ces trois avantages à tour de rôle.

Bon nombre d’athées pensent que les croyants sont des personnes irrationnelles, un brin tordues. C’est l’avis par exemple de Richard Dawkins exprimé en exergue de l'ouvrage collectif Heureux sans Dieu.(8) Reproduisons cette citation :


«Il est réaliste, courageux et merveilleux de vouloir être athée. […] L’athéisme est presque toujours la marque d’une saine indépendance d’esprit et, à vrai dire, d’un esprit sain.»


La déclaration de Dawkins est toutefois ambiguë. D’une part, il n’y a pas de mal à s’afficher athée; c'est un geste courageux et digne. C’est, d'autre part, une toute autre affaire que de déclarer que l’athéisme est la marque d’un esprit sain, car cela implique alors que l'on  n'a que du mépris pour ceux et celles qui ne sont pas athées.(9)

Selon le philosophe chrétien Alvin Plantinga, l’objection que l’on adresse à la croyance en Dieu depuis le siècle des Lumières tient moins à la fausseté de celle-ci qu'au fait qu'elle est le signe d’une perturbation ou d’un dysfonctionnement intellectuel sérieux; dans tous les cas, elle est irrationnelle, injustifiée, inacceptable.(10) Or, d’après Plantinga, la croyance en Dieu est fiable même si elle ne repose pas sur des preuves ou des arguments irréfutables.(11) Puisqu'elle est fiable, la croyance en Dieu est nettement préférable au naturalisme qui, comme on l'a vu, n'est pas du tout fiable.

De son côté, Kenny pense que la croyance en Dieu n’est pas justifiée - tout comme d’ailleurs la croyance contraire que Dieu n’est pas. Toutefois, celui qui croit en Dieu n’est pas irrationnel même si cette croyance peut un jour s’avérer fausse. En effet, une croyance peut être rationnelle tout en étant fausse. Kenny donne l’exemple d’une personne qui se croirait en parfaite santé sous prétexte qu'elle a reçu deux diagnostics d’oncologues l’assurant qu’elle n’a pas le cancer. Même si sa croyance est fausse, elle est rationnelle: deux diagnostics le prouvent.

Selon Kenny, puisque la croyance en Dieu est rationnelle, même si on ne sait pas si elle vraie (ou fausse), il est légitime de l’enseigner. Pour lui, il n’est pas souhaitable de s’opposer à l’éducation religieuse des jeunes. La formation des enfants s’avère en effet une tâche incomplète sans récits fondateurs et rites, dont ils sauront, à l'âge adulte, faire la part des choses.(12) «[…] Rejeter les récits religieux ne signifie pas nécessairement leur rejet pur et simple. […] Il n’y a rien d’irrationnel chez le croyant qui fréquente son église, sa synagogue ou sa mosquée, tout comme il n’y a rien d’irrationnel à militer à l’intérieur d’un parti politique ou d’une communauté civile.»(13)

Enfin, aussi étonnant, voire paradoxal, que cela puisse paraître, l’agnosticisme contingent de Kenny laisse place à la prière. Prier Dieu pour que son existence devienne claire, n’est pas si irrationnel qu’il le paraît de prime abord. Après tout, celui ou celle qui crie à l’aide alors qu’il n’y a personne aux alentours agit de manière parfaitement rationnel. L’agnostique aussi demande de l’aide afin qu’on l'éclaire, que Dieu existe ou non. Si Dieu existe, Il lui répondra.

L’agnosticisme contingent de Kenny paraît aller comme un gant à Bernard Émond, même si, pour le cinéaste, son agnosticisme ne fait en aucune manière appel à l’absence de raisons mais plutôt à un vague sentiment d’une présence silencieuse.

Pour la vaste majorité des gens, la croyance, qu’elle soit religieuse ou autre, exprime de manière essentielle un sentiment. Ce n’est pas faux mais, dans l’acte de croire, le sentiment est secondaire. Cette conception «sentimentale» de la croyance fut celle de David Hume (1711-1776). Dans son fameux Traité de la nature humaine, le philosophe écossais soutient que :


«… la croyance, évidemment, consiste non dans la nature ni dans l’ordre de nos idées, mais dans la manière dont nous les concevons et dont nous les sentons (feel) dans l’esprit. Je ne peux, je l’avoue, expliquer parfaitement ce sentiment (feeling), cette manière de concevoir. Nous pouvons employer des mots qui expriment quelque chose d’approchant. Mais son véritable nom, son nom propre, c’est croyance (belief); ce terme, chacun le comprend suffisamment bien dans la vie courante. En philosophie, nous ne pouvons rien faire de plus que d’affirmer que l’esprit sent (felt) quelque chose qui distingue les idées du jugement des fictions de l’imagination. Cela leur donne plus de force et d’influence; les fait apparaître de plus grande importance; les imprime dans l’esprit; et les constitue comme principes directeurs de toutes nos actions.» (14)


En somme, pour Hume, la croyance n’est qu’un sentiment – un feeling – qui met en évidence nos idées qui, elles, sont ternes, blafardes ou neutres. L’acte mental de croire est en lui-même lumineux; il fait briller nos idées. Le croire n’a rien de rationnel; il n’est qu’une passion, pas une raison, Une passion, telle la croyance, n’est ni raisonnable, ni irraisonnable; elle est, point à la ligne. Hume poursuit:


«Une passion est une existence primitive ou, si vous le voulez, un mode primitif d’existence et elle ne contient aucune qualité représentative qui en fasse une copie d’une autre existence ou d’un autre mode. Quand je suis en colère, je suis actuellement dominé par cette passion et, dans cette émotion, je n’ai pas plus de référence à un autre objet que lorsque je suis assoiffé, malade ou haut de plus de cinq pieds. Il est donc impossible que cette passion puisse être combattue par la vérité et la raison ou qu’elle puisse les contredire; car la contradiction consiste dans le désaccord des idées, considérées comme des copies, avec les objets qu’elles représentent.»


D’où sa phrase célèbre : «La raison est, et elle ne peut qu’être, l’esclave des passions; elle ne peut prétendre à d’autre rôle qu’à les servir et à leur obéir.»(15) ; à laquelle s'ajoute: «Il n’est pas contraire à la raison de préférer la destruction du monde entier à une égratignure de mon doigt.» En d’autres termes, mes croyances ne sont pas rationnelles en soi; la raison peut seulement me dire comment les satisfaire. Ainsi, pour Hume, la raison est de nature purement instrumentale, n’ayant d’autre but que de permettre de satisfaire des désirs. C’est pourquoi, il affirme qu’elle ne peut être que l’esclave des émotions et des désirs. Aussi, pour modifier une croyance, il faut une autre croyance plus forte que celle qui domine.

Il est fort intéressant de noter que Hume opère en philosophie un renversement radical par rapport, entre autres, à Platon. Pour le maître de l’Académie, l’excellence (aretè) consiste à dominer ses désirs à l’aide de la raison. Au contraire, pour le philosophe écossais, la raison ne peut être soumise qu’aux désirs; jamais elle ne parvient à les dominer, sauf si un autre désir plus puissant parvient à déloger celui déjà en place et à s’imposer, jusqu’au moment où autre désir réussisse à assurer son hégémonie, et ainsi de suite. Comment, demande Hume, la raison pourrait-elle triompher des désirs puisqu’elle n’est elle-même qu’un désir pâle et sans vigueur? On n’a pas certainement pas fini de comprendre la révolution radicale qu'opère Hume dans la  philosophie moderne. Il est le précurseur de tous ceux qui, par la suite, se feront les critiques acerbes des pouvoirs de la raison et les chantres de la déraison.

Bien avant lui, Pascal définissait la foi (chrétienne) par les raisons du cœur (Pensées # 423), donc essentiellement comme étrangère à la raison. Contrairement à Pascal, l'agnostique Hume n’avait pas le sentiment requis par la foi. (...)
C’est à la conception humienne de la croyance comme sentiment que bon nombre d’entre nous font implicitement appel lorsqu’il est question de la croyance religieuse. Bernard Émond n’y échappe pas puisque son agnosticisme est essentiellement affaire de sentiment.

Dans ses entretiens avec Simon Galiero, le cinéaste évoque le fait qu’il y bien des choses dont on ne peut plus parler aujourd’hui.(16) De religion, entre autres. Non pas du catholicisme, mais de la religion comme lien entre les gens et une culture commune, à une tradition, à un vivre-ensemble qui ne se résume pas simplement à assurer la cohésion sociale. C’est pourquoi le réalisateur fut amené à revisiter – ou dépoussiérer - dans ses films, La neuvaine, Contre toute espérance et La donation, trois vertus catholiques, la foi, l’espérance et la charité.

La religion – l’étymologie le dit, du latin, religare, lier –, c’est d’abord, pour Émond, un lien entre les humains, une façon de bien vivre ensemble, c’est-à-dire la meilleure façon d’entrer en relation les uns avec les autres. C’est ce que veut montrer sa trilogie cinématographique sous forme d’allégories mettant en relief les vertus théologales.(...)
Le cinéaste agnostique n’entend donc pas rétablir le catholicisme,  mais souhaite surtout éclairer ce qu’il y a de précieux dans notre tradition religieuse. Comme il le dit lui-même, il entend exprimer le sentiment


«…de quelque chose qui nous dépasse, de quelque chose de plus grand que nous… Ce quelque chose de plus grand peut se trouver dans les valeurs humaines, la solidarité, la générosité, la justice. On peut trouver que ces valeurs sont dignes de foi et qu’il vaut la peine de s’engager et même de donner sa vie pour elles.»(17)


Ce que Bernard Émond désigne ici par «valeurs», ce sont clairement des vertus, des excellences (en grec, aretè). En somme, ce à quoi adhère le cinéaste, ce à quoi s’abreuve sa spiritualité, ce sont les vertus. Dans la religion, comme religare, c'est-à-dire comme lien puissant rassemblant les humains, il y a les excellences qui révèlent quelque chose d’extraordinaire, de beau, de grand, de sacré, pour lesquelles «il vaut la peine de s’engager et même de donner sa vie pour elles.»

L’historien des religions Mircea Eliade(18) a proposé le terme de «hiérophanie» (du grec hieros, sacré, et phanein, se manifester) pour désigner l’irruption du sacré dans la vie de tous les jours. Il n’y a aucun doute que pour Bernard Émond les manifestations d’excellence dans le quotidien de petites gens sont hiérophaniques. L’excellence, en effet, n’est jamais loin du sacré. Pour Aristote aussi, une vie d’homme consacrée à l’exercice de l’excellence est certainement de l’ordre du divin en nous. (19)

Bernard Émond souscrit à la voie apophatique et bien qu’il s’évertue à dire qu’il ne parle pas de Dieu, il en est partout question dans les films admirables qu’il réalise. Sa démarche artistique pointe vers Dieu. Comme disait Wittgenstein, Dieu ne se dit pas, mais se montre assurément. Inutile cependant d’en appeler au sentiment du sacré; les excellences suppléent à l’absence et pointent en direction du divin.

NOTES
 
(1) Voir Bernard Émond, in La quête spirituelle : avec ou sans Dieu?, Les conférences du Centre culturel chrétien de Montréal, Fides-MédiasPaul, 2010, p. 28.
(2) André Compte-Sponville, L’esprit de l’athéisme. Introduction a une spiritualité sans Dieu, Albin Michel, 2006.
(3) Daniel Baril et Normand Baillargeon, directeurs, Heureux sans Dieu. Des incroyants, des athées et agnostiques, témoignent, VLB éditeur, 2009, p. 50.
(4) Voir Anthony Kenny, « Agnosticism and Atheism » in J. Cornwell et M. McGhee, Philosophers and God. At the Frontiers of Faith and Reason, Continuum, Londres, 2009, p. 117-118. Pour les cinq voies de Thomas d’Aquin, voir Somme Théologique, 1 Question 2, article 3.
(5) Je suis ici l’auteur dans son essai donné en référence dans la note précédente.
(6) André Comte-Sponville, op. cit., p. 104.
(7) Voir Kenny, op. cit,. p. 112.
(8) En page 7 dans le mot de Présentation des directeurs Daniel Baril et Normand Baillargeon.
(9) Dawkins n’y allait de main morte en déclarant ailleurs : «Vous ne courez aucun danger en soutenant que lorsque, vous rencontrez quelqu’un qui ne croit pas en l’évolution, cette personne est ignorante, stupide ou dérangée (ou malveillante, mais je ne veux pas m’engager dans ces considérations).» (New York Times, 9 avril 1989, section 7, p. 34.) Dan Dennett non plus n’est pas tendre pour ceux et celles qui doutent de la théorie de l’évolution de Darwin : «Pour le dire carrément mais sans risque de se tromper, quiconque aujourd’hui doute que la variété de la vie sur cette planète est le produit du processus de l’évolution est tout simplement ignorant – qui n’a pas d’excuse, dans un monde où trois personnes sur quatre ont appris à lire et à écrire. (Darwin est-il dangereux?, Odile Jacob, 2000, p. 52.)
(10) Voir Alvin Plantinga, Warranted Christian Belief, Oxford, 2000.
(11) Dans le chapitre qui fait suite à celui-ci, je développe plus en détails l'argumentaire de Plantinga.
(12) Voir Kenny, op. cit., p. 123.
(13) Ibid.
(14) David Hume, Traité de la nature humaine, Aubier Montaigne, 1956, p. 173-174.
(15) Ibid., p. 524.
(16) Simon Galiero rencontre Bernard Émond, La perte et le lien. Entretiens sur le cinéma, la culture et la société, Montréal, Médiaspaul, 2009, p. 133.
(17) Bernard Émond, in La quête spirituelle, op. cit., p. 37. Je souligne.
(18) Mircea Eliade, Le sacré et le profane, Paris, Gallimard, 1965.
(19) Aristote, Éthique à Nicomaque, X, 7. Évidemment, Aristote fait référence à la vie intellectuelle car l’intellect est, selon lui, la partie de l’âme la plus noble chez l’être humain. D’autre part, en X, 8 Aristote affirme que la vie du phronimos, de l’homme prudent, est la plus admirable. La controverse depuis lors consiste à réconcilier les deux vues d’Aristote concernant la vie épanouissante (eudaimônia).

mercredi 17 mars 2010

Aristote et la téléologie. Qu’aurait pensé l’élève de Platon au sujet du débat concernant la hausse des droits de scolarité?

τῶν καλῶν ἄρα πράξεων χάριν θετέον εἶναι τὴν πολιτικὴν κοινωνίαν ἀλλ᾽ οὐ τοῦ συζῆν.
…c’est en vue de l’excellence qu’existe la communauté politique, et non en vue de vivre ensemble.
Aristote, Les Politiques (III, 9, 1281a2-3)


_________________________

Récemment, Lucien Bouchard, accompagné de plusieurs personnalités publiques, dont l'ex-ministre des Finances Monique Jérôme-Forget, l'ex-ministre péquiste Joseph Facal, d'anciens recteurs et dirigeants de fédérations étudiantes, a évoqué le déplafonnement des droits de scolarité en proposant un pacte sur le financement des universités. Le dégel des frais de scolarité est, depuis longtemps, suspendu au-dessus de la tête des étudiants comme une épée de Damoclès, et il n’en fallait pas plus pour que le débat revienne en force.

Aristote (384-323 avant notre ère), qui fréquenta pendant près de vingt ans l’Académie de Platon, n’a pas connu l’université puisque cette institution du savoir supérieur n’est apparu en Europe qu’au Haut Moyen Âge sous le vocable d’universitas magistrorum et scholarum. Grâce à l’université, le savoir devint la troisième puissance après l’État et l’Église. Bien qu’Aristote n’ait pas fréquenté l’université, les étudiants qui s’assoiront sur ses bancs y étudieront sa philosophie. Aristote fut même désigné comme «Le Philosophe». Au Canada français, dans le fameux cours classique, bien avant la création des cégeps, les deux dernières années de la formation étaient consacrées à l’enseignement de la philosophie, c’est-à-dire à l’étude de l’aristotélisme revu et corrigé par Thomas d’Aquin (1224-1275). Aujourd’hui, dans le Québec moderne, Aristote et Thomas d’Aquin ont perdu leur primauté; d’autres philosophes et penseurs sont désormais à l’étude. Pour plusieurs, Aristote et, surtout Thomas d’Aquin, sont devenus synonymes d’une pensée rétrograde et réactionnaire. Toute la modernité, à commencer par Descartes, s’est évertuée à rompre avec l’emprise de l’aristotélisme et du thomisme. Toutefois, devant les impasses de la pensée moderne, plusieurs reviennent aujourd’hui au vieux maître grec.

Qu’est-ce que l’élève de Platon aurait à dire au sujet de la hausse des droits de scolarité dans les universités? Pour répondre à cette question, il convient de présenter succinctement la philosophie politique du maître du Lycée. Deux idées principales se trouvent au cœur de la philosophie politique d’Aristote :

1/ La justice est téléologique. Définir ce qui est juste, c’est se demander le telos (le but, la finalité ou, encore, la nature essentielle) de la pratique sociale sous examen.

2/ La justice est honorifique. Réfléchir à propos du telos d’une pratique – la défendre sous forme d’argument -, c’est discuter en bonne partie de la question de savoir quelle vertu il faut honorer et gratifier.

La clef de voûte de l’éthique et du politique chez Aristote se trouve dans la relation mutuelle qu’entretiennent ces deux idées.

Les théories modernes de la justice, telle celle de John Rawls, s’efforcent de séparer l’équité et la justice de tout propos concernant l’honneur, la vertu et le mérite. Ces théories recherchent des principes de justice qui se veulent neutres par rapport à toute finalité au-delà de celles que les gens se donnent eux-mêmes. Au contraire, Aristote était d’avis qu’à cet égard la justice n’est pas neutre. Le maître d’Alexandre le Grand pensait en effet que les interrogations entourant ce qui est juste tournent inévitablement autour de celles touchant l’honneur, la vertu ainsi que la nature de la vie bonne ou heureuse.

Nous allons examiner dans ce qui suit de quelle manière, pour Aristote, la justice et la vie bonne sont indissociables, ce qui nous permettra de comprendre l’enjeu des tentatives actuelles qui visent au contraire à les distinguer.

La priorité du mérite sur le juste

D’après Aristote, la justice consiste à donner aux gens ce qu’ils méritent, c’est-à-dire donner à chacun son dû. Le problème est de savoir ce qui revient à chacun. En somme, sur quels critères repose le mérite de chacun? Aristote répond que cela dépend de ce qu’il faut distribuer. La justice implique deux variables : «les choses ainsi que les personnes à qui ces choses doivent revenir». Généralement, nous convenons qu’«il faut qu’une part égale revienne à des gens égaux .» (Aristote, Les Politiques, trad. frse par Pierre Pellegrin, Garnier-Flammarion, Paris, 1990, p. 245, 1282b.)

Voici qu’apparaît toutefois un problème : égaux sous quel rapport? Or, ce rapport est fonction de ce qui est distribué; il est en outre déterminé par la vertu associée aux biens distribués. Imaginons, par exemple, qu’il s’agisse de donner des flûtes. Qui devrait en recevoir? Aristote répond : les meilleurs joueurs de flûtes.

La justice est fonction du mérite, c’est-à-dire de l’excellence et, dans le cas des flûtes à distribuer, le critère d’excellence ou du mérite est la capacité d’en jouer de la meilleure manière possible. Tout autre critère, qui se baserait sur la richesse ou sur la pauvreté, sur la noblesse de la naissance, la beauté physique, ou encore qui se ferait par le tirage au sort serait injuste.

Les auditions pour devenir musicien dans un orchestre, par exemple, ont lieu pour ainsi dire derrière un rideau afin que les juges puissent se faire une idée de la qualité artistique du musicien sans parti pris autre que la virtuosité. Il ne faut pas non plus penser que donner les flûtes aux meilleurs instrumentistes, c’est s’assurer que l’orchestre sera plus performant et que le plaisir des mélomanes sera donc plus intense. Ce n’est pas ce que dit Aristote. Selon lui, les flûtes reviennent aux meilleurs artistes parce que c’est ce en vue de quoi – le telos – les flûtes existent : être utilisées d’excellente façon. Le but ou la finalité d’une flûte, c’est de produire de la belle musique, de sorte que ceux et celles qui sont en mesure de le faire devraient en recevoir une.

L’argument d’Aristote, fondé sur la finalité d’un bien en fonction de ceux et celles qui sont en mesure d’en réaliser la fin est de nature téléologique. En résumé, il affirme que lorsqu’il s’agit de déterminer la juste répartition d’un bien, il faut s’enquérir du telos ou de la finalité du bien en question et des vertus permettant de jouir de celui-ci.



Penser téléologiquement

La pensée téléologique d’Aristote à propos de la justice paraîtra étrange à plusieurs. Examinons un autre cas. Supposons que nous ayons à déterminer le droit d’accès à la piscine du collège. Certains suggéreront qu’il faut autoriser l’accès à la piscine seulement à ceux et celles qui sont en mesure de payer un prix d’entrée élevé (puisque, supposons, les finances de l’établissement sont si réduites qu’on n’a plus le choix d’adopter le principe de l’utilisateur-payeur). D’autres suggéreront plutôt d’en donner accès aux seuls nageurs olympiques (puisque, supposons, ceux-ci n’ont pas d’autres endroits pour s’entraîner). Le citoyen ordinaire et les étudiants du collège devront donc désormais céder la place aux nageurs de haut calibre. Dans un cas comme dans l’autre, la décision est de nature téléologique : il s’agit en effet de définir la finalité de l’usage qui doit être fait de la piscine.

Dans l’Antiquité, la pensée téléologique était plus courante qu’aujourd’hui. Platon et Aristote croyaient que le feu monte parce qu’il est de nature céleste; c’est son lieu naturel, contrairement aux pierres qui tombent vers le sol parce que tel est leur lieu naturel. La nature, chez les anciens Grecs, constituait un ordre pourvu de sens. Aristote croyait donc que, pour connaître la place que nous occupons dans le cosmos , il fallait connaître le but que poursuit la nature.

Avec l’avènement de la science moderne, la nature s’est pour ainsi dire «désenchantée». Elle est devenue une masse inerte et aveugle, une immense «machine» gouvernée par les lois naturelles, telles la gravitation et la loi de la sélection naturelle dans l’ordre du vivant. L’explication des phénomènes naturels faisant appel à des buts, des fins, un sens, une direction, etc., fut mise de côté, car elle apparaît naïve et anthropocentriste. Néanmoins, il nous semble bien difficile, voire impossible, de considérer le monde de manière non téléologique, comme doté d’un sens. Si, en science, la téléologie y est bannie, en éthique et en politique, c’est une tout autre histoire, comme nous l’avons vu précédemment, et comme nous le verrons par l’examen du débat entourant la hausse des droits de scolarité.

Quelle finalité pour l’éducation?

Au Québec, ces jours-ci, des étudiants manifestent contre le dégel des droits de scolarité et réclament une éducation gratuite à tous les niveaux. Ils considèrent injuste que ceux et celles dont les moyens financiers sont limités n’aient pas accès aux études. D’autres – principalement les contribuables, avec Lucien Bouchard en tête -, rétorquent que les universités sont sous-financées et que les étudiants doivent faire leur part pour renflouer les coffres des universités. Aux yeux de l’ancien premier ministre et de plusieurs personnalités publiques, la gratuité scolaire que réclament les étudiants et les étudiantes est tout simplement injuste. Qui a raison? Qui a tort? Il ne nous appartient d’en décider.

L’élément qu’il faut retenir est que ce débat concernant la justice en éducation est de nature téléologique car la question concerne la finalité de l’éducation : quelle est le but ou le telos de l’université? Les étudiants revendiquant la gratuité scolaire semblent alléguer que le but de l’université est de contribuer à faire des citoyens responsables qui, après leurs études, redonneront à la société ce qu’ils en ont reçu. La finalité d’une université semble donc être la solidarité. C’est là l’excellence, ou la vertu, que devrait honorer l’université.

Au contraire, pour le groupe des «Lucides», mené par Lucien Bouchard, la finalité de l’université c’est la prospérité économique, et, pour y parvenir, il est impératif que les étudiants contribuent au financement des institutions supérieures, sans quoi, le Québec se dirige tout droit vers la déchéance économique.

Quelle vertu ou quelle excellence les universités doivent-elles donc honorer et gratifier? Ceux et celles qui croient que l’université existe pour honorer la prospérité économique refusent l’idée de la gratuité scolaire à l’université; les autres, soutenant que les universités sont des institutions visant à honorer la solidarité, réclament la gratuité de tous les parcours scolaires publics. Il est tout de même curieux que, dans ce débat, personne ne soutienne l’idée que ce que doit honorer l’université, c’est l’apprentissage de la connaissance pour elle-même. Dans une société où tout se marchande, le savoir lui-même n’échappe pas à la règle et n’est plus tenu comme une fin en soi. Selon le fameux mot du Stagirite, «Par nature, l’homme désire connaître.». Nous, au contraire, désirons connaître en vue d’autre chose que la connaissance elle-même, et l’université qui est le lieu du savoir par excellence, n’est plus une fin en soi mais un moyen en vue d’autre chose : la solidarité sociale, pour les uns, la prospérité économique pour les autres. Encore une fois, il ne nous appartient pas de dire qui a raison et qui a tort dans ce débat de société. Ce qu’il faut retenir, c’est que bon gré mal gré on ne saurait échapper à la pensée téléologique à propos de la finalité de l’université.


Le mythe de la neutralité

Au fond, comme chacun sait, le débat entourant le financement des universités est une question politique. Aristote rappelle à cet égard que toute question politique est autant morale car elle doit être tranchée sur la base de convictions quant à ce que nous tenons comme une vie bonne (de «valeurs», dirions-nous aujourd’hui). La pensée politique – et donc, la morale - moderne, au contraire, fuit comme la peste la recherche de la vie bonne ou heureuse. En d’autres termes, le bonheur ne figure plus à l’agenda politique d’un État moderne. Le bonheur n’est plus qu’une affaire strictement personnelle qui ne concerne pas l’État, mais les choix de vie des citoyens eux-mêmes.

Aristote pose une question essentielle que nous, modernes, avons oubliée ou que nous esquivons systématiquement: quelle est la finalité du politique? Nous répondons à peu près tous d’une voie unanime: vivre ensemble. Aristote propose une autre réponse : il ne suffit pas seulement de vivre ensemble, il faut par-dessus tout bien vivre ensemble. Nuance capitale. Nous, modernes, abordons le politique suivant une approche procédurale permettant aux citoyens de choisir eux-mêmes leurs propres fins, c’est-à-dire leur bonheur, sur la base d’un système de droits ou de principes de justice (comme chez Rawls). Au contraire, pour Aristote, la finalité du politique ou d’un État, c’est de former de bons citoyens en développant le bon caractère, c’est-à-dire en cultivant les vertus, dont celles du courage, de la justice, de la sagacité, de la modération et de la prudence. Que l’État moderne cherche précisément à développer ces traits de caractères, n’est-ce pas là ce que vise, par exemple, le nouveau cours d’Éthique et de culture religieuse (ECR) mis sur pied par l’État québécois en 2005 lors de l’adoption du projet de loi 95? - Non, la finalité de ce cours est de favoriser le «vivre-ensemble», point à la ligne, pas le bien vivre ensemble. Nuance, encore une fois, cruciale. En développant de bonnes attitudes citoyennes, faites de tolérance et de reconnaissance de la différence de l’autre, ECR vise à former de bons citoyens, pas forcément des êtres vertueux et heureux. De même, le programme de culture religieuse n’a que faire de l’enseignement des vertus dites «théologales» : la foi, l’espérance et la charité. Ce ne sont, dit-on, que des croyances religieuses trop orientées vers une certaine conception de la vie bonne (chrétienne). À ce compte, la trilogie du cinéaste québécois Bernard Émond sur les vertus théologales devrait être rejetée, selon la conception du cours d’ECR, comme trop orientée vers le christianisme. Il faudra bien un jour que notre société devienne adulte et apprenne à distinguer une croyance religieuse d’une vertu comme la foi.

Tout de même : les finalités d’ECR et celles de l’université, ne proposent-elles pas, au fond, une sorte conception de la vie bonne? Il ne faut pas être grand clerc pour le reconnaître. ECR propose bel et bien une vision de la vie bonne, même si ses concepteurs s’en défendent. Les Lucides et les Solidaires, en proposant une finalité divergente de l’université, proposent eux aussi une conception de la vie bonne. Aristote, lui, voyait dans le plaisir de la connaissance pour la connaissance, le but ultime de l’existence humaine. Les Lucides autant que les Solidaires voient dans le savoir supérieur, non pas une finalité en soi, mais un bénéfice à tirer pour la société dans son ensemble. Obtenir à la sueur de son front le grade de bachelier, de maître ou de docteur ne signifie plus rien en soi. Un maître en philosophie, ou un docteur en géologie, n’offre plus aucun prestige en soi; ils ne valent que pour l’utilité sociale qu’ils procurent. (On comprend, dès lors, pourquoi les philosophes ont si mauvaise réputation, puisqu’apparemment, ils ne sont d’aucune utilité sociale et économique.)

Qu’Aristote ait ou non raison sur la finalité de l’université, il nous rappelle qu’on ne saurait éviter les questions de nature morale touchant le politique, car le politique fait appel implicitement à une conception du bonheur. La pensée téléologique d’Aristote permet surtout de démasquer le mythe de la neutralité sur lequel notre monde moderne repose. Le vœu de neutralité de l’État moderne constitue en effet son plus grand mensonge. 

jeudi 4 mars 2010

L’affaire du niqab et l’éthique des vertus

«On ne naît pas vertueux, on le devient.»
Terturllien
L'entêtement de la jeune égyptienne, expulsée du cours de francisation du cégep Saint-Laurent par le ministère de l’Immigration et des Communautés culturelles, parce qu’elle tenait mordicus à porter son niqad et à ne jamais se dévoiler devant des hommes, a ravivé la controverse au sujet des fameux accommodements raisonnables. On croyait à tort que la Commission Bouchard-Taylor avait éradiqué le mal. Chaque nouveau cas d’accommodement déraisonnable nous replonge dans le même psychodrame, la même perplexité. Les gens attendent de l’État québécois des balises, des consignes claires ; bref, du prêt-à-penser. Les tenants d’une laïcité stricte, par exemple, appellent de leurs vœux une charte de la laïcité pour mettre fin à toute ambiguïté possible à cet égard. Les «pluralistes» leur répondent qu’il convient d’être tolérant et ouvert, qu’il est vain de vouloir se braquer, etc. Gérard Bouchard, par exemple, déclarait que l'affaire de l’immigrante égyptienne est un exemple évident d’accommodement déraisonnable où il y a collision frontale entre le droit à la liberté de conscience et celui de l’égalité homme-femme ; or, la commission qu’il présidait en compagnie de Charles Taylor, proposait de reconnaître la primauté de l’égalité homme-femme, comme valeur québécoise commune, par rapport à la liberté de conscience et de religion. Le problème, c’est que le gouvernement Charest tarde à suivre la recommandation.

Pour ma part, je suis d’avis que, même avec l’imprimatur de l’État, les cas d'accommodements déraisonnables continueront malgré tout à nous hanter. Pourquoi donc ?

La réponse est simple. La cause de nos malheurs et des nos désarrois actuels provient du système moral dans lequel nous vivons, c'est-à-dire d’une morale fondée sur des droits. La finalité d’une éthique des droits, c’est de conférer la dignité aux hommes et aux femmes (voire bientôt aux animaux et même à la nature). Rappelons que le recours au droit à liberté de conscience et de croyance visait, à l’origine, à assurer aux adeptes d’une religion l’exercice de leurs cultes et de leurs pratiques religieuses sans crainte d’être pourchassés ou exterminés. Par exemple, les massacres sanglants opposant catholiques et protestants, autant en France qu’en Angleterre, aux XVe et XVIe siècles, conduisit à cette «évidence» que constitue le droit à la liberté de conscience et de croyance. Avec le temps, ce droit semble devenu un acquis inviolable, de sorte que celui ou celle qui en est détenteur a tendance à croire qu'il peut tout exiger de l’État. C’est l’effet pervers auquel conduit l’éthique des droits. Aujourd’hui, parce que tout le monde réclame ses droits «naturels et inaliénables» du seul fait d’être humain, on assiste à une pléthore de cas aberrants dans lesquels nous nous embourbons, comme celui dont nous avons été récemment témoins ; des cas patents de non-sens, mais qui, malgré tout, risque de se reproduire sans cesse.

Pour sortir de cet enfer moral, il faudra un jour avoir le courage de passer à une autre éthique - ou de revenir, comme je le propose, à une éthique des vertus. Qu'est-ce à dire?

Une éthique des droits répond à la question : «Que dois-je faire ?» Sa réponse : Fais aux autres ce que tu voudrais qu'ils te fassent. Tu veux par exemple pratiquer ton culte ? Alors, laisse autrui pratiquer le sien ! D’où naît le droit à la liberté de croyance.

Naïma, l’immigrée d’origine égyptienne, ayant le statut de résidente permanente au Canada, réclame haut et fort son droit à la liberté de croyance. Nous nous indignons devant l’entêtement de la jeune femme, alors que les autorités ont essayé tous les accommodements possibles.

Personne n’osera dire toutefois que Naïma est une personne détestable, vicieuse et malveillante. Ces qualificatifs ne se disent plus ; ce sont des mots tabous, politiquement incorrects. Tout au plus avouera-t-on frileusement que la jeune femme est déraisonnable dans son inflexibilité. Dans une éthique des droits, il n’y a ni vertueux ni vicieux, mais seulement des personnes «raisonnables» et «déraisonnables». Ces qualificatifs sont significatifs de la place centrale qu’occupent la raison et la déraison dans une telle éthique¸, car elle remonte au siècle des Lumières, le siècle de la Raison par excellence.

La question centrale de l’éthique des vertus n’est pas «Que dois-je faire ?» ou «Quelle est la bonne conduite à adopter ?», mais «Quelle sorte de personne dois-je devenir ?» Dans une éthique de la vertu, on se demande quels traits de caractère rendent une personne bonne ? Socrate, Platon, Aristote, Thomas d'Aquin ensuite, répondaient d’une voie unanime : une bonne personne en est une qui est vertueuse. Il y a des personnes que nous recherchons, d’autres que nous évitons parce que les premières présentent des vertus, les autres, des vices.

Dans une récente et rare intervention, Lucien Bouchard disait s'opposer à à l'introduction d'une « police du voile ». Selon lui, la question de la laïcité de l'État est exagérée, la laïcité n'étant ici pas menacée. Et Bouchard de renvoyer à un homme admirable par la vertu, René Lévesque : « Je pense à René Lévesque. René Lévesque, c'était l'homme de la générosité. Il ne se posait pas de questions comme ça. Il n'avait pas peur de voir arriver les immigrants », a rappelé l'ancien Premier ministre.

Les propos de Lucien Bouchard vont dans le sens de l’éthique de la vertu. Si René Lévesque était admirable par sa générosité de coeur - comme l'est d’ailleurs la vaste majorité des Québécois -, les gens que nous admirons et louons sont des femmes et des hommes généreux et accommodants. Par opposition, nous détestons et évitons les gens chiches, mesquins, bornés et étroits d’esprit. Mais qui osera le dire ?

Ce ne sont certainement pas les pluralistes aux lunettes roses qui auront ce courage, tant la culture des droits les tient à sa merci. Un jour, peut-être, lorsqu’ils en auront plus qu’assez des limites étroites dans lesquelles l’empire des droits les tient, ils pourront appeler un chat un chat et, conséquemment, dire qu’un tel est vicieux et malveillant.

samedi 27 février 2010

Joannie Rochette et l’éthique de l’excellence

«Le libéralisme s'efforce d'engendrer de bons citoyens, pas d'excellents êtres humains.»
Susan D. Collins, Aristotle and the Rediscovery of Citizenship

L’athlète Sud-Coréenne, Yu-Na Kim, a certes monté sur la plus haute marche du podium aux Jeux olympiques d’hiver de Vancouver, mais tous s’accordent pour dire que l’athlète de l’Ile-Dupas a conquit l’or inaltérable de l'excellence en acceptant courageusement la compétition sur le terrain de l’adversité la plus terrible. Elle a préféré affronter la compétition et rester à Vancouver, plutôt que de pleurer avec sa famille en assistant aux obsèques de sa mère. La foule fut littéralement subjuguée par le courage inouï dont fit preuve la Québécoise de 24 ans. La détermination d’airain de l’athlète restera à jamais gravée dans nos mémoires.

«L’excellence, ainsi que la technique, écrivait le vieil Aristote, a trait à ce qui est difficile et bon. Car le bien, continue-t-il, est de plus haute qualité quand il est contrarié.» (Éthique à Nicomaque, Livre 2, chapitre 2) On aurait tort de croire que l’éthique de l’excellence que prône Aristote est désuète et réactionnaire. Au contraire, l’excellence de Joannie Rochette prouve hors de tout doute que le bien ne réside que dans l’exercice de vertus.

Certes, ce mot de «vertu» a beaucoup vieilli. La vertu n'est plus pour nous, aujourd’hui, qu'un mot à connotation religieuse et qui, pour cette raison, a disparu de notre vocabulaire. Or, chez les Grecs, à commencer par Socrate, la vertu est centrale. Ce mot nous vient du latin virtus. (Les Grecs disaient arétè.) Sa racine est vir; d’où, en français, les mots viril, virilité. Il y a chez Johannie Rochette une virilité exemplaire. À l’origine, vertus signifie «force, puissance». Nous parlons encore, par exemple, de «la vertu hallucinogène du cannabis», ou encore, nous disons : «en vertu de l’article X du Code criminel» (c’est-à-dire : par la force de l’article…). Dans le domaine moral, virtus désigne la «force d’âme ou de caractère» d’une personne : c’est sa qualité morale, son excellence. Bref, la vertu d’un être humain, c’est sa force morale.

Maurice Richard fut sans contredit l’athlète le plus «vertueux», au sens grec du terme. Au moment où le Rocket annonça  qu’il prenait sa retraite du hockey (le 15 septembre 1960), le chroniqueur sportif du Petit Journal, Louis Chantigny, traça un remarquable portrait du célèbre numéro 9. Le rédacteur s’interrogeait sur ce qui faisait le «génie» du Rocket en comparaison de Gordie Howe, son rival de toujours. Voici l’explication que le journaliste proposait :

«Une fois de plus, c’est l’orgueil, l’Orgueil avec un O majuscule qui nous donne la clé de l’énigme [lequel de Maurice Richard et de son rival Gordie Howe est supérieur à l’autre?]. L’orgueil insondable de l’athlète fier de ses exploits, l’orgueil superbe du champion qui a pleinement conscience de sa valeur et de l’idéal qu’il représente. …
Pour cet homme qu’habite et que tourmente le démon de l’orgueil, du juste orgueil, le sport est certes un métier, mais davantage encore une religion, une soupape de sûreté et, pour tout dire, une raison de vivre.
Alors que nombre d’athlètes professionnels encaissent le revers de la fortune sportive de façon plus ou moins résignée, plus ou moins philosophique, la défaite demeure toujours un drame, un affront personnel, une cause de désespoir et une source d’humiliation pour un homme de la trempe de Maurice Richard.»

L’orgueil étant un vice, ce dont nous parle en réalité le journaliste c’est le courage débordant du Rocket. Joannie Rochette est de la trempe de notre héros national.

L’excellence du célèbre hockeyeur et de la jeune patineuse illustre de manière exemplaire l'excellence morale, c’est-à-dire les plus hautes valeurs morales. Contrairement à ce que l’on pense, la morale n’est pas un ensemble de prescription qu’il faut suivre sous peine de sanction. Un autre athlète, cette fois-ci tiré du soccer, Zinedine Zidane, en fournira la démonstration.

Tous se souviendront du fameux coup de tête qu’asséna Zidane au thorax de l’Italien Marco Materazzi lors de la finale de la Coupe du monde en 2006 opposant l’Italie à la France. Zidane fut expulsé du match sur un carton rouge. Tous les commentateurs condamnèrent sans réserve le célèbre numéro 10 des Bleus. Zidane s’excusa ensuite pour son geste - mais ne le regretta pas! Jacques Chirac, alors président de la République, avait absout Zidane en déclarant que l’athlète était un «homme de cœur». Zidane est en effet doué d’une excellence morale hors du commun. Nous, nous faisons une distinction entre la violence physique et la violence verbale. Pas Zidane. Il a dit que les invectives que Materrazzi a proférées à son endroit à trois reprises étaient comme des coups de poings qu’il a reçus en pleine figure. Supposons que le joueur italien ait asséné un direct de Zidane, nous aurions alors tous admis que le coup de tête au thorax porté à Materazzi était mérité. Toutefois, selon la plupart des analystes, recevoir des insultes ne mériterait pas un coup de tête. Zidane devrait même être sévèrement puni pour ce geste dégradant, odieux.

Mais Zidane est pour ainsi dire au-delà du bien et du mal. Il nous rappelle que la violence physique autant que verbale constituent des offenses graves, aussi graves l’une que l’autre, qu’il ne faut surtout pas taire. Zidane a senti qu’il était de son devoir de laver l'offense dont il avait été l'objet, violence inapparente certes, mais aussi blessante qu'une agression physique qui déshumanise. Zidane souhaitait par son geste bannir non seulement la violence physique, mais surtout la pléthore de violence verbale qui entache le sport le plus pratiqué sur la planète.

Pour paraphraser Nietzsche, l’homme d’excellence est toujours incompris de la masse. Ce que nous devrions comprendre, en particulier les jeunes – ceux que Zidane tient comme à la prunelle de ses yeux - ce n’est pas tant qu’il faille à tout prix respecter le code moral (en l’occurrence, celui du soccer), mais de rechercher l’excellence. Celui ou celle qui vise l’excellence vise le bien. Voilà la grande leçon de morale de Zinedine Zidane et de Joannie Rochette.

*
Il y a chez bon nombre de Québécois aujourd’hui, un désir jamais inassouvi de tout régler par des lois, par des chartes, des règlements, etc. Le débat actuel sur la laïcité de l’État en témoigne. Les tenants d’une laïcité stricte appellent de leurs vœux une charte sur la laïcité. D’autres, au contraire, en appel à plus de tolérance et d’ouverture; ce sont les «pluralistes» qui ont publié récemment un Manifeste pour un Québec pluraliste. Mais qu’on soit «pluraliste» ou en faveur d’une laïcité stricte, on reste dans les deux cas prisonnier d’une éthique «légaliste» des droits où tout ce qui est «morale» doit désormais passer par l’empire des lois, des règlements et des politiques.

Le philosophe Martin Blais s’était jadis élevé contre ce qu’il appelait l’empire du «juridisme» en matière de moralité. «S’adonner à la culture de ces qualités que sont la justice, le courage et la modération, c’est administrer au poison du juridisme son seul antidote efficace.», écrivait le philosophe (Le chien de Socrate, 2000, p. 179). Sage parole.

Dans une récente et rare intervention, Lucien Bouchard disait s'opposer à l'interdiction de la burqa dans les lieux publics et à l'introduction d'une «police du voile». Selon lui, la question de la laïcité de l'État est exagérée; la laïcité n'étant pas menacée. Et Bouchard de renvoyer à un autre homme admirable par l’excellence, René Lévesque. «Je pense à René Lévesque. René Lévesque, c'était l'homme de la générosité. Il ne se posait pas de questions comme ça. Il n'avait pas peur de voir arriver les immigrants», a rappelé l'ancien Premier ministre.

Le monde dit «moderne» et son libéralisme politique a rejeté en bloc l’éthique de l’excellence d’Aristote. Il serait peut-être temps de la réhabiliter. À mon avis, le cours d’Éthique et de culture religieuse, contesté par ailleurs par une vaste majorité de Québécois, devrait céder le pas à un enseignement de la vertu. On me répondra que la vertu – l’excellence - ne s'enseigne pas ou difficilement. N’allez pas raconter cela à Joannie Rochette, elle qui fut formée à la dure école de Thérèse, sa mère. Alors qu’on naît, dit-on, avec des droits, on ne naît pas excellent, on le devient. Mme Rochette en est la preuve éclatante.

jeudi 11 février 2010

L'anti-manifeste

Dans la crainte de dérapages autant à droite qu’à gauche, des tenants de la laïcité ouverte et plurielle sonnaient le tocsin en publiant récemment un Manifeste pour un Québec pluraliste. Repoussant autant les nationalistes rétrogrades que les tenants d’une laïcité stricte et obtuse dans l’espace public québécois, ces libéraux, inquiets de voir leur pouvoir s’effriter auprès de l’État, crient au loup. Ils n’ont pourtant rien à craindre, en tout cas rien qui justifie une telle alarme. La commission Bouchard-Taylor, l’interculturalisme, le consensus social sur les valeurs communes québécoises, la mise sur pied d’un cours d’éthique et de culture religieuse (ECR), etc., leur mettent le vent en poupe. Il est vrai que dans le cas de « l’affaire ECR» - pour reprendre la belle expression de Louis Cornellier -, les tenants du pluralisme se sentent, avec raison, gênés d’imposer ce cours à une majorité de parents qui n’en veulent pas. On peut comprendre que ces libéraux sentaient le besoin de réaffirmer que leur intransigeance se fait au nom de la pluralité et de la plus pure égalité. Robespierre ne faisait pas mieux, lui qui, au nom de la liberté, justifiait la terreur.

L’obsession des libéraux, autant les pluralistes que les plus rigides, est la neutralité en matière de valeurs et de conceptions de la vie bonne. Comme aimait à dire Voltaire : « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que puissiez exprimer votre point de vue ». De son côté, Pierre Elliot Trudeau se plaisait à répéter que l’État n’a pas à mettre son nez dans nos chambres à coucher, exprimant ainsi le caractère de la vie privée. La religion est une affaire strictement privée et, en ce sens, l’État n’a pas à favoriser une religion plus qu’une autre. Tout ce que l’État libéral a à cœur, c’est la promotion et le respect des droits de la personne ; le reste – le plus important, c’est-à-dire le bonheur et ce qui y conduit – relève du discours personnel que chacun puise à la source des philosophies et des religions. Un État libéral qui gouverne une société pluraliste ne doit pas tomber dans le paternalisme en dictant à ses citoyens ce qu’ils doivent penser ou croire. Il a le devoir d’intervenir dans le secteur économique, mais pour ce qui concerne la culture et le mode de vie de ses citoyens, il doit rester « à l’extérieur de la chambre à coucher ».

Je m’inscris en faux contre l’apparente neutralité de l’État. Je soutiens que, malgré les apparences du contraire, l’État libéral des pluralistes et des stricts n’est pas neutre au plan des valeurs et des conceptions de la vie bonne.

Prenons le cas du mariage de conjoints de même sexe. À mon sens, on ne peut pas juger du mariage homosexuel sans se prononcer sur ce qu’est le but ou la finalité du mariage, même lorsqu’on invoque l’égalité de tous devant la loi en soutenant que le refus du mariage entre conjoints de même sexe constitue une discrimination intolérable. Or, le débat concernant le mariage gai est fondamentalement un débat de nature morale quant à savoir si les unions gaies et lesbiennes méritent la même reconnaissance étatique que le mariage hétérosexuel. La question morale est donc celle de savoir si le mariage homosexuel mérite la reconnaissance honorifique que l’État confère au mariage hétérosexuel.

Les libéraux, évidemment, contournent la question faisant valoir qu’il ne s’agit pas de se prononcer sur le sens ou la finalité du mariage, mais de juger si les droits des personnes en cause sont lésés. En interdisant le mariage de conjoints de même sexe, l’État semble exercer de la discrimination envers certains de ses citoyens. Leurs droits à l’égalité devant la loi et celui de la liberté de choix paraissent en effet brimés. En somme, les gens devraient avoir le droit de se marier avec qui ils veulent.

À bien y réfléchir, toutefois, ce raisonnement n’est pas valable. De la prémisse qui dit que les gens doivent exercer leur autonomie et leur libre choix, on ne peut conclure de manière suffisante qu’ils devraient se marier avec qui ils veulent. À ce compte, en effet, on pourrait tout aussi bien admettre que les gens peuvent se marier avec plusieurs conjoints ou même avec des membres de leur propre famille, ou encore avec des animaux, voire des végétaux ou des minéraux, dans la mesure où il ne s’agit que d’exercer leur libre choix.

La question morale demeure entière : le mariage homosexuel est-il légitime, ce type d’union mérite-t-il la reconnaissance de l’État ? Pour se sortir de cette impasse, les libéraux invoquent l’idée que le mariage est une institution qui change en fonction des temps et des lieux. Ils en appellent donc au relativisme moral. Ils font valoir que le mariage peut aussi être envisagé comme un engagement de fidélité entre deux partenaires – homosexuels ou hétérosexuels, peu importe. Or, par ce type de raisonnement, le libéral prend position sur la finalité ou le but du mariage, c’est-à-dire qu’il sort de sa neutralité apparente pour affirmer la légitimité morale du mariage homosexuel. Adieu neutralité!

Est-il possible de se sortir de cette pluralité de conceptions du mariage ? Oui, répondent les libéraux du Manifeste pour un Québec pluraliste en adoptant une position plurielle ouverte. Ce pluralisme est tout simplement consternant. Il tourne en rond. Dans les cours 101 de philosophie, on appelle cela le « sophisme du cercle-vicieux ».

L’éthique du pluralisme libéral n’est pas une éthique de la vertu, mais une éthique axée sur les droits. J’ai cependant un mal inouï à admettre l’idée qu’il puisse s'agir d’une « éthique ». On n’y enseigne aucune vertu digne de ce nom. Même si, selon Rawls, la justice est la vertu première des institutions sociales, il ne s’agit en aucune façon de la vertu du même nom, mais d’un simulacre de vertu.

L'analyse précédente vaut aussi pour le cours ECR. Ce cours origine du Rapport Proulx sur la place de la religion à l’école. Encore là, on pose que l’école doit respecter les droits de la personne, notamment l’égalité fondamentale des citoyens et citoyennes devant la liberté de conscience et de religion. La conclusion du dit Rapport coule, semble-t-il, de source : l’État doit s’abstenir de prendre position en faveur ou en défaveur de l’une ou l’autre des religions ; il ne doit pas favoriser l’enseignement d’une quelconque confession religieuse.

Encore une fois, notons-le, nous sommes devant une question morale que contourne habilement le libéral en se rabattant sur la fameuse neutralité de l’État. Mais il n’échappe pas à la question morale touchant la finalité de l’éducation religieuse publique. En proposant que l’école n’enseigne pas des croyances religieuses mais uniquement des connaissances religieuses, sans engagement ni du professeur ni des élèves, le libéral sort de sa neutralité apparente pour affirmer la finalité d’un enseignement culturel des religions. La forme austère et rigoureuse du Rapport laisse croire qu’il s’agit d’une décision objective établie sur la base de règles de l’art, et qu’aucune position morale n’est adoptée. Toute baigne dans la neutralité la plus trompeuse. Aussi, au nom de l’absolue égalité de tous devant la loi, depuis septembre 2008, tous les jeunes du Québec doivent suivre les cours ECR. Et vive le pluralisme !

samedi 6 février 2010

Qu’est-ce qui ne tourne pas rond dans le Manifeste pour un Québec pluraliste? Le point de vue d'Aristote


«Toutes les opinions sont respectables. Bon. C'est vous qui le dites. Moi, je dis le contraire. C'est mon opinion: respectez-la donc!»
Jacques Prévert


Si Aristote était vivant aujourd’hui, il serait ahuri à la lecture du Manifeste pour un Québec pluraliste. Comment, se demanderait-il, les Québécois en sont-ils venus à cette conception étriquée de la justice que leur propose le Manifeste ? Car il s’agit bien de justice, plus précisément de justice distributive. Pour admettre la réaction d’Aristote (384-322 avant notre ère), il faut comprendre sa pensée politique. Tout un monde le sépare radicalement de nous, nous qui vivons à l'époque «moderne». Avant tout, il vaut la peine de présenter la pensée politique d’Aristote qui domina l’Occident jusqu’au Siècle des Lumières.

Nous disions qu’il est question de justice, de justice distributive en particulier. Pour nous, modernes, la justice se doit être neutre au sens où il est convenu qu’il faille nettement séparer la justice ou l’équité de toute considération morale ayant trait à la vertu, au mérite, c’est-à-dire de toute affaire concernant la «vie bonne», l’excellence, la vertu, bref de tout ce qui vise l’atteinte du bonheur humain. Ne cherchons pas dans les chartes - canadienne ou québécoise - quelle que remarque que ce soit ayant trait au bonheur ainsi qu’aux vertus qui y conduisent. Pour nous modernes, le bonheur et ce qui y mène n’a plus aucun intérêt au plan politique. Sur ce point, notre maître à penser est sans contredit le philosophe américain décédé en 2000, John Rawls. La doctrine politique de Rawls se résume dans le fameux adage : «La priorité du juste sur le bien». Les nombreux signataires du Manifeste ne savent peut-être pas qu’ils souscrivent en bloc à la pensée politique du philosophe d’Harvard.

Tout comme Rawls, Aristote se demandait comment distribuer équitablement les biens. Pour le Stagirite, la justice - mieux, l’équité - consiste à honorer le mérite de chacun. Comment procéder ? Deux critères s’imposent, d’après Aristote. 1) La justice est «téléologique», c’est-à-dire qu’elle se rapporte à la finalité des êtres ou des choses ; 2) La justice récompense les mérites qui manifeste l’excellence (la vertu). Prenons un exemple d’Aristote lui-même : la distribution de flûtes. À qui les distribuer ? Il faut prendre en considération non seulement le mérite des personnes, mais la finalité d’une flûte. Réponse d’Aristote : aux meilleurs joueurs de flûtes. Toute autre répartition faisant appel soit à la classe sociale, à la richesse ou à la pauvreté, soit encore au hasard, serait injuste. Pourquoi ? Parce que, selon Aristote, la finalité d’une flûte, c’est qu’on en joue de manière admirable produisant une belle et excellente musique, de sorte que, ceux et celles qui répondent à cette finalité, devraient obtenir une flûte.

On pourrait penser, comme le proposerait un utilitariste, que distribuer les meilleurs instruments au meilleurs joueurs engendreraient la meilleure musique, que toute monde applaudirait, engendrant ainsi le plus grand bonheur pour le plus grand nombre. Mais la pensée d’Aristote n’est pas du tout celle de l’utilitariste. Ce n’est pas non plus celle de Rawls, dont toute la démarche est, elle aussi, foncièrement anti-utilitariste. La solution de Rawls consiste à opter pour le mode de distribution qui est à l’avantage des plus démunis. Ce qui ne signifie pas que les flûtes doivent être distribuées uniquement aux plus démunis. Pour Rawls, tout le système des droits de la personne doit obéir au principe de justice – principe baptisé de «de différence» – suivant lequel les inégalités économiques et sociales doivent être telles qu’elles sont au bénéfice de tous et surtout des plus désavantagés. Ce n’est plus le mérite des gens ni la finalité des flûtes qui guide Rawls dans l’exercice de la justice, mais le besoin. C’est pourquoi, pour le philosophe d’Harvard, la notion de mérite, et tout ce qu’elle charrie avec elle, n’a pas de place dans une société juste.

Supposons qu’un Stradivarius soit mis aux enchères. Très peu de gens peuvent se le procurer. Un collectionneur peut se l’offrir, mais pas pour en jouer ; il souhaite plutôt l’exposer chez lui. Est-ce juste ? Apparemment oui, si le milliardaire paye avec son propre argent honnêtement acquis. Pour Rawls, ce ne serait pas forcément juste si cela ne bénéficie pas en quelque façon au plus démunis. Rawls serait sans doute d’accord pour que l’acquéreur paye une redevance à l’État qui se chargerait ensuite de redistribuer l’argent aux plus démunis.

Ces deux positions paraîtraient également scandaleuses aux yeux d’Aristote. Un instrument comme le Stradivarius fut fabriqué au départ pour qu’un excellent musicien en joue. C’est là le «telos», le but, la finalité de l’instrument. Tout autre usage serait tenu par Aristote comme «contre-nature».

Évidemment, la sérieuse objection que les modernes adressent à Aristote, c’est que les soi-disantes finalités des êtres et des choses n’existent tout simplement pas. La science moderne a rejeté en bloc l’idée de «causes finales», et n’a retenue que les «causes efficientes ou motrices». La science moderne n’est pas téléologique mais mécanique.

Il n’est pas toutefois assuré que nous puissions nous passer de la téléologie. Prenons le cas du politique. Quel est le but ou la fin du politique ? Un moderne comme Rawls répond que le propre du politique concerne la proclamation de droits individuels et de leur respect intégral de sorte que les citoyens puissent être en mesure de choisir leurs propres conceptions de la vie bonne, c’est-à-dire du bonheur. Notons qu’une telle définition est subrepticement téléologique. Aristote a une conception toute autre du politique mais qui reste téléologique. Le politique n’a rien à voir avec un système de droits individuels se voulant neutre par rapport aux conceptions de la vie bonne des citoyens. La finalité du politique, d’après Aristote, consiste à former de bons citoyens et à cultiver leur «caractère» en développant leur vertu. Aristote rejette l’idée que le but du politique consiste à satisfaire les préférences de la majorité dans la mesure où les droits des individus sont respectés. Aristote va plus loin. L’État est davantage qu’un simple arbitre, neutre, car « la fin d’un [État] est la vie heureuse… et que c’est en vue de belles actions qu’existe la communauté politique, et non en vue de vivre ensemble», écrit-il (Les politiques, III, 9, 1280a).

La finalité du Manifeste propose la meilleure solution au vivre-ensemble, c’est-à-dire «à établir un équilibre, toujours mouvant, entre les préoccupations légitimes de la majorité, et celles des minorités. La recherche constante de cet équilibre honore le Québec et demeure la condition d’un authentique vivre-ensemble.» Encore une fois, Aristote est plus exigeant. Il en appelle à l’excellence. Il ne se satisfait pas d’une société simplement équilibrée. Il l’a veut surtout heureuse, c’est-à-dire, au sens propre, épanouissante. C’est là la finalité de la vie en société. Ce n’est surtout pas une société où chacun vient y puiser ce qui lui faut en échange de ce qu’il n’a pas sous prétexte que chaque citoyen est, par le fait même, détenteur de droits individuels inaliénables. Une société n’est pas une auberge espagnole.

Ce qui ne tourne pas rond dans le Manifeste, et ce qui épouvanterait Aristote, c’est que la finalité politique de l’État proposée est inadéquate. La véritable finalité de l’État consiste à développer les vertus des citoyens qui, en retour, doivent veiller, comme à prunelle de leurs yeux, au bien-être de l’État, puisque de la santé de celui-ci dépend leur bonheur, c’est-à-dire leur épanouissement. La finalité de l’État ne se limite donc en aucune façon à trouver l’équilibre de la société, dans une neutralité irrespectueuse du bonheur des citoyens, où chacun cherche son compte par la satisfaction ses intérêts personnels.

On parle aujourd’hui abondamment d’éducation à la citoyenneté. J’ai bien peur que ce ne soit encore une fois que des mots creux et des vœux pieux. Quand on a vidé l’État de sa véritable finalité («fonction», dirions-nous aujourd’hui), le sens de la citoyenneté ne rime plus à rien. En effet, là où un État octroie à ses citoyens, dès la sortie du ventre maternel, des droits, à quoi bon s’esquinter à les acquérir ? Ce dont l’État devrait plutôt se faire le chantre, c’est d’une éducation à la vertu.

À cet égard, le Manifeste loue la mise sur pied récente du cours d’Éthique et de culture religieuse, comme une heureuse initiative permettant d’assurer le vivre-ensemble. Mais il ne s’agit que d’une éducation au pluralisme. Pour un État comme le Québec, déjà fragilisé, l’éducation au pluralisme est tout ce qu’il y a de plus lénifiant et soporifique. La vertu centrale qu'on souhaite instiller chez les jeunes est la tolérance et le consensus social - ce qui équivaut à l’apprentissage de la rectitude politique commandée par l’État libéral.

Tout le monde est dans ses droits, mais personne ne sait ce qu’est le courage, la justice, la sagesse, la tempérance, la piété, la foi, l’espérance et la charité. Cela ne prépare pas au bonheur. Socrate aimait à dire qu’une vie sans examen de ce qu’est la vertu ne valait pas la peine d’être vécue. Aristote avait retenu la leçon du maître de Platon. Aurons-nous le courage de l’entendre à nouveau?