Les philosophes scrutent l'actualité. La suite-blogue d'En quête de sens (publié aux Éditions Logiques en 2008)
jeudi 2 janvier 2014
mercredi 1 janvier 2014
samedi 28 décembre 2013
DIEU EST EN BAS PAS EN HAUT !
Non, dubia, sed certa conscientia, domine, amato…
Quid autem amo, cum te amo ?
Saint Augustin, Confessions, 10, VI
Le
titre de ce petit texte provient du commentaire suivant de Georges Madore à
l’occasion de la fête chrétienne de Noël de 2013: « Bas, plus bas, c'est là que
Dieu se trouve... c'est là qu'il nous attend. Ne regardez pas là-haut dans le
ciel : la nuit a englouti la lumière, les anges ont fait place aux étoiles; les
chants se sont dissous dans le silence. Dieu n'est pas là-haut, il est ici-bas.
Il est le Dieu Très-Bas. Qui ne sait se pencher ne peut le trouver. »[1]
On
songe en particulier à l'essai d'anthologie de l'incroyance et la libre-pensée
de Normand Baillargeon, intitulé : «Là-haut, il n'y a rien...» C'est vrai!
Le professeur Baillargeon, l’un des co-auteurs, a parfaitement raison. Parce
que tout est sous nos yeux ici-bas. Aveugles que nous sommes!
Depuis,
en gros, le siècle des Lumières, qui a vu le triomphe de la Raison, nous ne
savons plus nous pencher. Nous regardons le ciel, et nous disons, « effectivement,
il est parfaitement dérisoire de croire qu’il y ait quelque chose là-haut ! » Normand
Baillargeon est aujourd’hui, au Québec, le représentant le plus articulé du
rationalisme athée issu des Lumières.[2]
Bien
que le rationalisme ait plusieurs sens, en gros, il consiste à tenir qu’une
proposition est vraie ou susceptible d’être vraie s’il y a une bonne raison de
supposer qu’elle soit vraie. Le maître à penser de Baillargeon, Bertrand
Russell (1872-1970), écrit au tout début de ses Essais sceptiques, « il n’est pas désirable d’admettre une
proposition quand il n’y aucune raison de supposer qu’elle est vraie. »[3]
Ailleurs, dans Pourquoi je ne suis pas
chrétien, Russell écrit : « L’habitude de fonder les
convictions sur des preuves, et de ne pas leur accorder de certitude que dans
la mesure où elles sont garanties par des preuves, guérirait, si elle devenait
générale, la plupart des maux dont souffre le monde. »[4] Enfin,
toujours Russell au sujet de la foi : « Je pense que la foi est un vice,
parce que la foi veut dire croire une proposition quand il n’y a pas de bonne
raison de la croire. Cela peut être considéré comme une définition de la foi. »[5]
Désignons les trois énoncés précédent de Russell Principe rationaliste de l’éthique de la croyance (PREC). En somme,
une croyance légitime est celle fondée sur des preuves. D’après Russell, croire
qu’une théière circule en orbite autour de la terre, est un bel exemple de
croyance religieuse irrationnelle, non-fondée.[6]
Dans l’état actuel de nos connaissances et du développement technologique, il
paraît difficile soit de confirmer cette étonnante hypothèse, soit de l’invalider.
D’après
Russell-Baillargeon, puisque les énoncés religieux ne satisfont pas au PREC,
ils doivent être rejetés et condamnés. N'oublions qu'il s'agit d'un principe éthique, c'est-à-dire véhiculant un contenu moral. Ils ne doivent surtout pas être enseignés
dans les écoles car, comme dit Russell, les énoncés religieux sont à la source
des principaux maux dont souffre notre humanité. Notre bonheur, donc, devrait
entraîner l’éradication complète de la religion, du moins dans l’« espace
public ».
Lorsqu’on
braque ainsi la foi sous le projecteur du rationalisme, c’est comme regarder en
haut - alors que tout se passe en bas ! La religion n’est pas déconnectée de la
réalité, de la vie de tous les jours. Si elle n’avait pas prise sur la réalité
terre-à-terre, la religion n’aurait pour nous eu aucun intérêt.[7]
Nous
lisons à l’article « foi », dans le dictionnaire marabout université portant
sur Les religions, que « La foi est la
base de toute religion; c’est l’adhésion à certaines propositions, tenues pour
vraies, en vertu ni de l’évidence, ni d’une démonstration rationnelle, mais de
la confiance mise dans le témoignage
d’une personne, dans une tradition, ou dans un sentiment intime. »[8] La
foi, donc, ne répond en aucune manière au réquisit du PREC.
Règle
générale, le rationalisme est l’ennemi des traditions. Il se méfie également
des états de conscience, tel celui consistant à faire confiance qui est au cœur de la foi. Pourtant, il croit en la raison. Le rationaliste fait
confiance en la raison. Sa foi est
celle du… rationalisme. Il tient en effet qu’il est mal et condamnable de ne pas
obéir à la raison. D’où peut-il donc tenir cette vérité ? Quelle en est
l’évidence ? De la raison elle-même, répond-t-il. Alors, pourquoi, si la raison
est pour ainsi dire présente en l’homme depuis qu’il existe, qu’il y ait
toujours eu des religions et que, même depuis le siècle des Lumières, elles ne
sont pas encore disparues, au contraire, car elles resurgissent sans cesse ? La
réponse du rationalisme est toujours la même : les hommes préfèrent la
tradition, les états de conscience, l’expérience intime, etc., à la raison. Or,
à l’évidence, il s’agit là, non pas d’une vérité de la raison, mais d’une
vérité tirée de l’expérience. Une « induction » comme disent les logiciens. Ce
fut ainsi… et il en sera ainsi dans l’avenir. L’expérience répétée est donc à
la source de la raison. On peut donner quelques bons exemples du PREC, mais la
généralité du principe en question pèche contre la preuve disponible. En somme,
le PREC constitue une hérésie logique car il constitue un sophisme de la
généralisation hâtive ou abusive.
Mais
qu’est-ce qui justifie que le PREC sera encore légitime dans l’avenir ? C’est
le fameux problème de la justification de l’induction que, David Hume
(1711-1776), le premier a mis en évidence. On ne peut donc justifier
l’expérience par le recours à l’expérience car il s’agit d’un cercle vicieux
que la raison proscrit.
Le
fameux PREC de Russell-Baillargeon vacille lorsqu’on l’examine attentivement. Si
la raison ne peut justifier le recours à l’expérience, la raison peut-elle se
justifier elle-même ? En d’autres termes, le PREC est-il une vérité de la
raison ? C’est une vérité raisonnable, mais de là soutenir qu’il provient de la
raison pure, c’est encore une fois exagérée, c’est-à-dire déraisonnable. Donc,
il ne paraît pas y avoir de fondement au principe de Russell-Baillargeon. En
fait, la position connue de Russell sur les questions de morale – car il s’agit bien d’une question morale, sinon éthique –
est celle du subjectivisme moral. Russell est très clair sur ce point :
Quand un homme dit : « Ceci
est bon en soi », il paraît affirmer un fait, tout comme s’il disait : « Ceci
est carré » ou « Ceci est sucré ». Je pense que c’est là une erreur. Je pense
qu’il veut dire en réalité : « Je souhaite que tout le monde désire ceci », ou
plutôt:« Puisse tout le monde désirer ceci ». Si l’on interprète ses paroles
comme une affirmation, il s’agit seulement de l’affirmation de son désir
personnel; par contre, si on les interprète d’une façon plus générale, elles
n’affirment rien, mais ne font qu’exprimer un désir. Le désir lui-même est
personnel, mais son objet est universel. C’est, à mon avis, ce singulier
enchevêtrement du particulier et de l’universel qui a causé une telle confusion
en matière de morale.
(…)
La théorie que
je viens de présenter est une des formes de la doctrine dite de la
“subjectivité” des valeurs. Cette doctrine consiste à soutenir que, si deux
personnes sont en désaccord sur une question de valeur, ce désaccord ne porte
sur aucune espèce de vérité, mais n’est qu’une différence de goûts.[9]
Le rationalisme de
Russell confine donc au subjectivisme. Ce qui lui est d’ailleurs fatal. Au
fond, nous dit Russell, au nom de la raison, est « vrai » et « bon » ce qui me paraît l’être et ce que je souhaite
vivement que tout le monde adopte. Voilà qui est au fondement du PREC : le
subjectivisme moral. Cela même que
Russell-Baillargeon dénonce et condamne chez le croyant ! Donc, avant de
souscrire aux positions athées de Russell-Baillargeon, il convient de quitter
le rationalisme qui ne tient pas la route, et adopter une autre voie pour
comprendre le phénomène religieux avant de le condamner au pilori.
*
Ne cherchons donc pas
Dieu dans les hauteurs de la raison comme le prescrivent Russell et
Baillargeon. Cherchons-le en bas, dans le cœur des hommes, car comme le dit
Pascal, « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point. »[10]
Or, les raisons du cœur, ce sont les raisons de l’amour.[11]
Du moins, est-ce ainsi en christianisme. Mais avant d’en dire davantage sur
l’amour (agapè) en christianisme,
disons comment la religion, plus précisément le sacré, advient dans la vie profane des êtres humains.
Selon les spécialistes
des religions, en tout premier lieu Rudolf Otto qui, dans son étude, Le sacré[12], devenue
un classique dans l’étude des religions, montre que le sacré est une dimension
incontournable de l’existence humaine. Ce n’est pas une idée ou un concept,
mais d’abord et avant tout, une expérience. Celle qu'il a baptisé de « numineux ». Faire l’expérience du sacré - du numineux - est
essentielle pour le croyant. C’est une expérience profonde qui bouleverse l’appréhension
familière du monde. L’expérience du sacré ou du numineux donne la conviction qu’au-delà de la
vie profane de tous les jours, il existe une réalité transcendante. C’est ce
que découvre le croyant lorsqu’il se «converti».
L’historien des
religions, Mircea Eliade[13], désigne
l’irruption du sacré dans la vie profane comme étant une hiérophanie (du grec hieros,
sacré, phanein, se manifester). Il s’agit
donc, surtout, d’une expérience d’une grande intensité émotionnelle mais qui n’est
pas dépourvue de sens, donc de contenu cognitif, au contraire, puisque la
hiérophanie donne sens, un sens sacré à l’existence ainsi qu’à l’univers dans
sa totalité. Si l’on perd de vue la dimension hiérophanique de la vie du
croyant, le vécu de ce dernier devient complètement irrationnel, telle la
fameuse théière de Russell qui n'est associée à aucune hiérophanie. Chez le chrétien,
la croix n’est jamais qu’un simple instrument de torture comme elle l’était
chez les Romains. Elle évoque le sacré par excellence - le numineux -: la mort et la résurrection
du Christ, c’est-à-dire de Dieu fait homme, mort par amour pour l’humanité. C’est
le symbole du don (agapè) par
excellence. La croix symbolise l’amour-don (agapè).
Cette hiérophanie se retrouve dans nombre de symbolisme chrétien. Dans la crèche,
en particulier. Dieu, le Tout-Puissant, l’Être suprême, naît dans la pauvreté
et non dans la richesse d’un palais royal. Stupéfiant! Dieu naît dans la pauvreté et l’exclusion ! La raison est choquée par ce paradoxe. Seuls les
gens simples, les exclus, misérables, les parias de la société (les bergers) peuvent l’approcher.
Oui, comme dit Georges Madore, Dieu naît dans les bas-fonds. Inutile de braquer
les télescopes sur le ciel pour le voir. Il est couché dans une mangeoire.
Scandale pour la raison !
La raison doit abdiquer
et laisser toute la place à l’amour-don (agapè).
Le rationalisme ne trouvera jamais Dieu. Peine perdue. Seule l’ouverture à l’amour-agapè permet de connaître Dieu. Comme l’écrit
saint Augustin : «Tard je vous ai aimée, Beauté si ancienne et si
nouvelle, tard je vous ai aimée. C’est que vous étiez au-dedans de moi, et,
moi, j’étais en dehors de moi ! »[14]
En christianisme, l’amour-agapè est tenu comme étant l’une des
trois vertus théologales, avec la foi et l’espérance. C’est la plus haute des
vertus. On l’a traduit en latin par caritas,
ce qui a donné en français, charité. La
charité ne consiste pas seulement à donner aux nécessiteux. La charité a
mauvaise réputation. Aujourd’hui, on parle plutôt de solidarité, de partage. La
charité, vertu théologale par excellence, est devenue une sorte d’oxymore, une vertu sociale. C’est un oxymore car une
vertu, par définition, est une disposition individuelle et non sociale. La
société n’est pas un individu. Dans la société actuelle, c’est la justice sociale qui est devenue la vertu
par excellence. Encore une fois, il s’agit là d’un oxymore, car seule une personne
est juste, pas une société. Celle-ci n’a aucune existence en dehors des personnes
qui la compose.
Pour voir Dieu, il faut
en somme réhabiliter la vertu, celle en particulier de l’amour-agapè, la plus haute des vertus
théologales. Il faut cesser en somme d’en appeler à cette espèce de divinité,
la Raison, qui s’est imposée à l’Occident, depuis les Lumières. Il faut
réhabiliter l’éthique de la vertu. Ce que j’ai tenté de faire dans mon essai Plaidoyer pour une morale du bien
(Liber, 2011). Je souscris toujours à cette voie de la sagesse remontant à
Aristote – que toute la modernité s’est évertuée à dénigrer et à chasser. À
commencer par Thomas Hobbes (1588-1679) qui écrit de manière virulente, voire
malveillante, dans le Léviathan :
« Je crois qu’en matière de philosophie naturelle, on ne peut rien dire de plus
absurde que ce qu’on appelle la Métaphysique
d’Aristote, ni de plus opposé au gouvernement que ce qu’il dit dans ses Politiques, et rien de plus ignorant qu’une
grande partie de son Éthique. »[15]
Plus tard, Lord Russell sera encore plus méchant à l’endroit du maître du Lycée :
« Aristote, il faut le dire, fut l’un des plus grands maux pour l’humanité. »[16]
Russell condamnera également le grand commentateur d’Aristote, le docteur de l’Église
catholique, saint Thomas d’Aquin (1225-1275)[17],
le concepteur, soi-dit en passant, des vertus théologales.
Comme on l’a vu, en
matière de moralité ou d’éthique, Russell défend le subjectivisme : les
propositions morales, voire religieuses, n’ont pas la prétention de dire le
vrai, mais seulement l’expression de sentiments, de goûts ou de préférences
personnels dont on souhaite qu’ils soient partagés par tout le monde. Or, comme
on l’a vu précédemment, le PREC, expression de la raison par excellence, reste
tout de même un énoncé moral ou éthique; donc, il tombe lui aussi dans la fosse
du subjectivisme. La prétention de Russell en brandissant le PREC n’est qu’un vœu
pieux.
En contestant l’Église
et la scolastique, les penseurs modernes ont cherché à formuler un principe
éthique rationnel universel. Les plus fameux sont ceux de Bentham et Mill, de
Kant aussi avec son Impératif catégorique. Depuis lors, on assiste à un litige
lancinant entre les éthiques conséquentialistes et déontologiques.[18]
Avec d’autres, je défends, pour ma part, dans l’essai précédemment mentionné,
une éthique de la vertu remontant à Aristote.
L’éthique
aristotélicienne n’est pas rationaliste. Elle s’oppose à celle de son maître,
Platon. Contrairement à ce dernier, Aristote ne cherche pas à déterminer ce qui
bien ou bon en soi. Son propos n’est pas théorique, mais pratique, même l’Éthique à Nicomaque ne manque pas de
considérations théoriques. « Ce n’est pas pour savoir ce qu’est la vertu que
nous nous livrons à un examen, mais pour devenir bons. », écrit le Stagirite.[19] «
La plupart n’agissent pas ainsi et cherchent refuge dans la théorie, croyant se
consacrer à la philosophie et ainsi pour pouvoir être vertueux. Ils font un peu
comme ces malades qui écoutent attentivement les prescriptions de leur médecin,
mais n’en font rien. », lit-on encore, où Aristote songe entre autres à son
vieux maître.[20]
L’exercice éthique d’Aristote
n’est pas rationaliste, mais fait plutôt appel à la raison pratique, ce qui constitue
d’ailleurs en soi l’une des vertus, sans doute la plus importante à ses yeux,
la phronésis – la sagacité (qu’on
traduit parfois mal par « prudence »). Évidemment, Aristote ne parle pas des
vertus théologales de foi, d’espérance et de charité puisque c’est Thomas d’Aquin,
son grand commentateur, qui les introduisit. Toutefois, dans un passage de l’Éthique à Nicomaque, Aristote écrit à
propos de la vertu de courage et de son contraire, le vice de lâcheté : «
Celui
qui ressent une peur excessive est lâche. En effet, il redoute ce qui n’est pas
redoutable, et d’une manière qui ne convient pas et il s’ensuit pour lui toutes
sortes de conséquences analogues. De plus, il pèche par manque de confiance, mais comme il se montre
excessif dans l’affliction, c’est là qu’apparaît surtout sa nature. Ainsi donc
le lâche est en quelque sorte
réfractaire à l’espérance. Ne
redoute-t-il pas tout? L’homme courageux, se comporte tout différemment, car la
confiance en soi naît d’une ferme
espérance.[21]
Confiance (foi) et
espérance, deux vertus théologales, sont ici mentionnées. En somme, le courage
n’est possible que s’il présuppose la foi et l’espérance. Reste la troisième,
la vertu suprême, l’amour-agapè, qui
n’est pas mentionnée par Aristote. Thomas d’Aquin la tire d’un passage célèbre
de la première épître de saint Paul aux Corinthiens, chapitre 13 : « Quand
j’aurai la foi (pistis) la plus
totale, celle qui transporte les montagnes, s’il me manque l’amour (agapè), je ne suis rien. » C’est donc
dire que toute l’éthique chrétienne repose sur cette vertu première et dernière,
l’amour-agapè.
Le
philosophe américain, Harry G. Frankfurt, est revenu sur les raisons de l’amour
dans un essai portant le même titre.[22]
La thèse du philosophe est que l’amour n’est pas de l’ordre de la raison, ni de
l’ordre de l’affectif, mais de l’ordre du volitif; bref, de la volonté. En somme, on
ne peut rien vouloir sans d’abord aimer. Contrairement au rationalisme, ce n’est
pas parce que c’est rationnel qu’on aime, mais on aime parce que nous avons la
capacité ou la volonté d’aimer ce qui est aimable et rationnel. « Aimer quelque
chose se rapporte moins à ce qu’une personne croit, ou à sa manière de sentir,
qu’à une configuration de la volonté qui consiste dans une préoccupation
pratique de ce qui est bon pour l’objet aimé. », écrit Frankfurt.[23] Nous
aimons ce qui est bon ou bien parce que nous sommes ainsi faits. Nous aimons la
vie, non pas comme telle parce que la vie est bonne et belle en soi, mais parce
que nous sommes des êtres qui aimons le bien et les belles choses. Sans amour,
la vie ne vaudrait pas la peine d’être vécue. Frankfurt écrit : « Plus
profondément, peut-être, c’est l’amour qui justifie la valeur pour nous de la
vie elle-même. »[24]
Les êtres vivants
luttent pour leur survie. Sans ce désir de vivre, il n’y aurait pas d’évolution.
Ce désir de vivre, l’amour de la vie chez les humains, ne s’expliquent pas par
la théorie de l’évolution de Darwin. Au contraire, la théorie darwinienne
présuppose cet état de choses inscrit dans la nature des êtres. Qui donc a
inscrit l’amour de vie en nous, sinon, comme dit un chant de Noël, « …l’Auteur
de la nature » qui, lui, n’est qu’Amour. Il nous fit à son image et à sa
ressemblance. Nous fûmes créés dans l’Amour et en vue de l’Amour.
Dans une note en bas de
page, Frankfurt écrit : « C’est précisément ainsi que l’amour mène le
monde. »[25]
Frankfurt ne fait pas référence au Dieu des chrétiens, mais je suis convaincu
que l’aveu précédent convient parfaitement au Dieu chrétien, celui de
Jésus-Christ. Pour le voir, ne regardons pas là-haut, dans le ciel de la Raison.
Mais, plus bas, ici et maintenant, dans le cœur, dans le ciel de la vertu d’Amour-agapè.
[1] Georges Madore, Avent et Noël 2013, Montréal, Novalis,
p. 39.
[2]
Voir en particulier « Confidences d’un mécréant humaniste », in Heureux sans Dieu, sous la direction de
Daniel Baril et Normand Baillargeon, Montréal, VLB Éditeur, 2009, p. 77-98.
[3]
Bertrand Russell, Essais sceptiques,
Paris, Fondation Nobel, 1964, p. 51.
[4]Bertrand
Russell, Pourquoi je ne suis pas chrétien
et autres textes, Préface de Normand Baillargeon, Montréal, Lux, 2011, p.
35.
[5]
Bertrand Russell, «The Existence and Nature of God», in L. Greenspan et S.
Andersson, dir., Russell on Religion,
Routledge, New York, 1999, p. 94. Cité dans Jacques Bouveresse, Que peut-on faire de la religion?,
Agone, 2011, p. 107.
[6]
Betrand Russell, « Is there a God ? »
[7]
Voir Edward I. Bailey, La religion implicite. Une introduction.
Liber, 2006.
[8]
Les religions, Dictionnaires marabout
université, Paris, Centre d’Étude et de Promotion de la Lecture, 1974, p. 181.
Je souligne le mot « confiance ».
[9]
Bertrand Russell, Science et religion,
Gallimard, Idées NRF # 248, 1971, p. 175-177.
[10]
Blaise Pascal, Pensées, # 423.
[11]
Voir Harry G. Frankfurt, Les raisons de l’amour,
Circé, 2006.
[12]
Rudolf Otto, Le sacré. L’élément non
rationnel dans l’idée du divin et sa relation avec le rationnel, Paris,
Payot, 1968.
[13]
Mircea Eliade, Le sacré et le profane,
Paris, Gallimard, 1965.
[14]
Saint Augustin, Confessions, 10,
XXVII.
[15]
Thomas Hobbes, Léviathan, Paris,
Gallimard, 2000, livre IV, 45, p. 913.
[16] Bertrand
Russell, The Scientifique Outlook,
Londres, Rourtledge, 2001, p. 27. Première édition, 1931. Ma traduction.
[17] Bertrand
Russell, Histoire de la philosophie
occidentale, Paris, Les Belles Lettres, 2011, tome I, chapitre XIII, p.
536.
[18] Là-dessus,
je renvoie en français à l’ouvrage de Jean-Cassien Billier, Introduction à l’éthique, PUF, 2010.
[19]
Aristote, Éthique à Nicomaque, Livre
II, 1103b 25.
[20] Ibid,
1105b 71-88.
[21] Ibid.,
Livre III, 10, 1115b 35 – 1116a 1-4. Je souligne.
[22] Voir
plus bas note 11.
[23] Frankfurt,
op. cit., p. 54.
[24] Ibid.,
p. 51.
[25] Ibid.,
p. 48.
jeudi 26 décembre 2013
vendredi 20 décembre 2013
samedi 23 novembre 2013
CHARTE DE LA LAÏCITÉ ET LIBERTÉ D'INGÉRENCE
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Isaiah Berlin |
Le débat sur la charte de la
laïcité pose le problème fondamental de la liberté dans une société démocratique. Loin
d’apaiser les appréhensions des anti-chartistes, le projet de loi de charte,
déposé à l’Assemblée nationale, le 7 novembre dernier, par le ministre des Institutions
démocratiques, Bernard Drainville, attise leurs craintes. L’objection
principale des anti-chartistes veut que l’adoption de l’éventuelle charte brime
les libertés individuelles, dont le droit à la liberté de conscience et de
religion reconnue dans la Charte québécoise des droits et libertés. Rappelons
que le projet prévoit l’interdiction du port de signes religieux apparents pour
l’ensemble des employés de l’État. Or, l'article 10 du projet
de loi prévoit que «toute personne ou société avec laquelle (le gouvernement)
conclut un contrat de service ou une entente de subvention» pourrait être
assujettie aux mêmes obligations. Bref, le gouvernement péquiste de Pauline
Marois entend subrepticement contraindre un grand nombre d'entreprises privées
à adopter la politique du gouvernement en matière de laïcité. En fait,
en donnant dans la charte une définition large à la notion d'« organisme public
» (art. 2), en permettant qu'un tel organisme puisse imposer à un tiers (fût-il
privé) avec qui il contracte ou qu'il subventionne l'application de la charte,
notamment l’interdiction du port de symboles religieux par ses employés (art.
10) et en s'autorisant, sans préciser les balises de ce pouvoir, à assujettir à
l'application de cette charte « un organisme, un établissement ou une fonction
à caractère public, ou une catégorie de ceux-ci » (art. 37), il paraît évident
que le gouvernement souhaite étendre le plus loin possible les tentacules de
l'État. Les anti-chartistes y décèlent avec raison la mainmise de Big Brother dans les affaires privées
des citoyens portant atteinte à leur liberté.
Qu’est-ce
que la liberté? C’est la question que pose le philosophe britannique Isaiah
Berlin (1909-1997) dans son essai, devenu un classique incontournable de la
philosophie politique, «Deux concepts de liberté»[1],
écrit en 1958, dans sa conférence inaugurale au poste de professeur de
philosophie à l’Université d’Oxford. Charles Taylor étudia à Oxford sous la direction de Berlin. Dans l’essai, Berlin distingue deux
conceptions radicalement opposées de la liberté : la liberté dite «positive»
et la liberté «négative».
Ainsi, je suis libre
« négativement » dans la mesure où
personne ne vient me gêner dans mon action. Lorsque je traverse au feu de
circulation vert, j’exerce ma liberté «négative» au sens où les automobilistes
doivent me céder le passage. Les droits à la vie, à la liberté et à la
propriété sont « négatifs » en ce sens : personne NE DOIT
EMPÊCHER quiconque de les exercer. Respecter la vie de l’autre : c’est NE
PAS lui porter atteinte; respecter sa liberté : c’est ne pas
l’entraver dans ses actes et ses choix; respecter sa propriété : c’est ne pas lui prendre contre
sa volonté ce qu’il possède ou encore, ne pas limiter l’usage qu’il peut
en faire. Ainsi, ces droits négatifs
commandent à tous les citoyens de même qu’à l’État de ne pas accomplir des
actions qui entraveraient l’exercice de ces droits par leurs détenteurs.
Les anti-chartistes sont donc partisans de la liberté négative.
Au
contraire, je suis libre « positivement » lorsque les autres font quelque chose pour que je puisse
accomplir mon action. La liberté d’être éduqué est une liberté positive en ce sens que nous devons tous
contribuer à mettre en place les conditions nécessaires permettant l’éducation
de tous et chacun. Les droits dits « positifs », tels les droits à
l’éducation, à la santé, à l’emploi, à un revenu minimum, à l’aide sociale, à
l’entraide etc., commandent aux citoyens ainsi qu’à l’État d’accomplir des
actions qui permettent à ceux qui en sont reconnus détenteurs de les exercer
pleinement. Ces droits sont aussi appelés, droits
« socioéconomiques ». Ils sont apparus vers la seconde moitié du XXe
siècle avec le développement de l’État-providence.
Or, la charte
du PQ fait appel à une conception «positive» de la liberté. Ce n’est pas au nom
des libertés individuelles que le gouvernement Marois martèle la nécessité
d’une charte mais au nom du bien-commun ou du bien vivre ensemble. En somme, il
s’agit d’un soi-disant «droit collectif». Un peu comme la Charte de la langue
française qui, au nom de la survivance du français au Québec, brime le droit
des parents de choisir l’école de leur choix. Le ministre Drainville a de même soutenu
que pour assurer la liberté de religion des citoyens, l’État ne doit adopter
aucune religion. Très bien. Toutefois, de ce principe de liberté «positive»
découle l’imposition aux employés de l’État une tenue vestimentaire libre de
tout signe religieux ostentatoire parce ceux-ci brimeraient la liberté
religieuse de certains citoyens. Donc, au nom du soi-disant «droit collectif»
de la laïcité de l’État, celui-ci se trouve à devoir restreindre la liberté
religieuse de ses citoyens-nes ! Beau paralogisme !
En somme,
l’État restreint la liberté au nom de la liberté. En fait, si l’on prend en
compte la distinction de Berlin entre les deux concepts de liberté, on devrait
dire : l’État restreint la liberté négative
au profit de la liberté positive. Car
le concept de liberté auquel souscrit le projet de charte péquiste est bel et
bien celui de la liberté positive. Ce
concept de liberté positive que revendique le gouvernement revient en somme à
déclarer: «Soyez libres, c’est un ordre!». Les partisans de la liberté négative l’ont bien démasqué et ne
marchent pas dans le projet alambiqué du gouvernement. Il s’agirait selon eux
d’une liberté d’ingérence dans la vie privée des gens.
Berlin a par
ailleurs soutenu que les deux concepts de liberté étaient irréconciliables. Toutefois,
en bon libéral, la préférence du philosophe allait pour la conception négative de la liberté comme absence
d’ingérence. Il s’agit bien d’une «préférence» car, selon Berlin, opter pour
l’une ou l’autre des conceptions de la liberté reste un choix personnel
qu’aucun argument, aucune philosophie, ne saurait trancher. Mais, justement,
parce que la liberté reste en définitive une «question de choix», tout comme
l’adhésion à une foi religieuse, Berlin optait pour la conception négative de la liberté. La liberté de
choisir, sans ingérence de l’État - ou de qui que ce soit – reste, selon le
philosophe, une donnée fondamentale de la condition humaine qu’on ne saurait dépasser.
Nous ne pouvons pas tout avoir, dit Berlin. La liberté négative et positive à
la fois nous échappera à jamais. Les humains sont ainsi confrontés à un
«pluralisme des valeurs» dont on ne saurait se sortir Gros-Jean comme devant.
Encore une fois, malgré ce pluralisme irréductible, irréconciliable entre deux
concepts de liberté, Berlin plaide en faveur de la liberté négative : la possibilité de choisir reste, à ses yeux, la
seule planche de salut pour une société libérale et démocratique.
Il faut donc
conclure que Berlin serait en désaccord avec le projet de charte du
gouvernement péquiste parce que la charte plaide pour un concept positif de la liberté. L’illusion du
gouvernement, c’est qu’il entend nous rendre libres. Il saurait pertinemment ce
qui convient pour assurer la liberté de tous et de toutes en matière de
religion. D’ailleurs, l’État prétend savoir ce qui est une «bonne» religion, de
ce qui n’en est pas une. Le voile islamique, par exemple, serait odieusement «ostentatoire»
tout en étant affectée de prosélytisme. Donc, il n’est pas acceptable. La petite
croix des chrétiens? Celle-ci passe le test du pictogramme… Ridicule !
Au final, la
tendance marquée de la liberté positive conduit sinon au totalitarisme déguisé,
du moins à une forme odieuse de paternalisme. En effet, dans la conception de
la liberté positive, l’État sait mieux que les citoyens ce à quoi ces derniers
aspirent sans trop le réaliser. L’État, tel Big Brother, contraint alors ses
sujets en vue de leur «bien», dans leur «intérêt» et non, évidemment, dans celui
de l’État. Ce dernier, en effet, évoque sa soi-disante «neutralité».
Au contraire,
le partisan de la liberté négative clame que personne ne peut le contraindre à
être heureux à sa manière. Les êtres humains sont autonomes et leur autorité
ultime réside dans leurs choix exercés librement. Certes, la conception
négative de la liberté conduit à un individualisme décrié par bon nombre. Mais
l’individualisme a aujourd’hui mauvaise réputation car il est fort mal compris.
On confond trop souvent individualisme et égoïsme. Le premier implique
simplement la volonté de vivre et d’assurer sa propre survie. En condamnant
l’individualisme comme étant un exécrable égoïsme, on se trouve ainsi à
justifier le collectivisme. En fait, celui ou celle qui ne veut pas sacrifier
son intérêt personnel au bien de la société dans son ensemble est dénoncé comme
étant «égoïste». Mais la société peut très bien être qualifiée à rebours
d’«égoïste» dans la mesure où, dans le collectivisme, l’individu a l’obligation
de se sacrifier pour elle. Dans ce cas, on parle certes d’intérêt «collectif»
par opposition à l’intérêt individuel. Or, la recherche de l’intérêt individuel
n’est pas forcément égoïste. Un parent qui veille sur la bonne éducation de ses
enfants n’est pas de ce fait condamnable d’«égoïsme». Ne sait-on pas par
ailleurs que ceux et celles qui ne s’aiment pas eux-mêmes n’aiment pas en
retour les autres?
Berlin
connaît bien l’écueil auquel peut conduire la liberté négative :
l’individualisme débridé. Mais, toute chose étant bien considérée, la liberté
négative lui paraît préférable, selon lui, à la liberté positive parce que
cette dernière conduit à l’autoritarisme, voir au collectivisme. En somme, la
liberté (positive) se renverse en son contraire !
La liberté
positive répugne à Berlin surtout parce qu’elle conforte en réalité le
«monisme» au détriment du pluralisme qu’il défend par ailleurs. Le «monisme» en
philosophie, c’est la doctrine ontologique voulant qu’il n’existe qu’une seule
valeur absolue et légitime à laquelle toutes les autres sont subordonnées.
Voici comment Berlin décrit la croyance moniste : «Il est une conviction
responsable plus que toute autre du sacrifice d’individus sur l’autel des
grands idéaux de l’histoire, que ce soit la justice, le progrès, le bonheur des
générations futures, la mission sacrée ou l’émancipation d’une nation, d’une
race, d’une classe, ou encore la liberté elle-même qui exige la mort des uns au
nom de la liberté de tous. Selon elle, il existerait quelque part, dans le
passé ou l’avenir, dans une révélation divine ou le cerveau d’un penseur, dans
les injonctions de l’histoire ou de la science, dans le cœur simple et bon d’un
homme intègre, une solution ultime et définitive.»[2]
Il me semble
que l’intégrisme laïque des farouches partisans de la charte péquiste adhère,
non seulement à la liberté positive, mais surtout à la croyance monisme que
condamne par ailleurs Berlin. La charte est en effet présentée comme la panacée
à tous nos maux identitaires. Illusions funestes, s’il en est une, sur l’autel
de laquelle nos libertés devront être sacrifiées.
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