mardi 3 mai 2011

SOCRATE AVAIT VU JUSTE !

Gilles Duceppe, le soir du 2 mai 2011
La démocratie est-elle le meilleur régime politique qui soit? Winston Churchill se plaisait à répondre sous forme de boutade: la démocratie est le pire de tous les régimes, lorsqu'on fait exception de tous les autres... De son côté, Socrate n'était pas un fervent démocrate, car la démocratie n'est, selon lui, que l'expression de l'opinion du grand nombre. Socrate doit d'ailleurs sa mort à la tyrannie de l'opinion; il avait raison de la combattre comme il l'a fait tout au long de sa vie.

Le raz-de-marée orangiste qui vient de frapper le Canada, tout particulièrement au Québec, laisse songeur quant au bienfait de la démocratie. «La démocratie a parlé», clame-t-on en choeur, comme si c'était là l'expression de la Vérité et du Bien. De bons candidats et de bons programmes furent emportés par la vague orangiste, laissant la voie libre aux conservateurs de Stephen Harper. Dans une démocratie, c'est la voix de la majorité qui décide du bien. Or, les conservateurs n'obtiennent même pas la majorité des voix et ce, pour une seconde fois! Les Québécois pris de panique, fatigués du Bloc, rejetèrent en bloc le Bloc, à commencer par son chef. Il y a là une aberration patente. Quelque chose ne tourne par rond chez les Québécois. Nous ne faisons pas dans la demi-mesure. C'est tout ou rien. Nous aimons les écarts extrêmes à l'image de notre climat. Mais le problème, c'est aussi la démocratie. Osera-t-on enfin le penser et le dire? Quoi au juste? Que l'opinion est irrationnelle. Socrate avait vu juste. L'irrationalité des goûts et des préférences fit aussi dire à la duchesse de Montespan, victime à la cour de Louis XIV puisque tombée en disgrâce aux yeux du Roi, «Aujourd'hui, vous êtes tout; demain, rien.» Bon nombre d'entre nous préfèrent la démocratie à la monarchie, mais c'est blanc bonnet et bonnet blanc puisque nous vivons dans les deux cas sous l'empire de l'opinion. Le bon peuple a remplacé le bon roi. Socrate envisagea comme remède l'examen critique de ses propres opinions. Saurons-nous enfin suivre son sage conseil?

Le sérieux avertissement que l'on peut adresser aux néo-démocrates triomphants coule de source: «Attention. Vous êtes ici en Terre du Québec, et la volatilité de l'opinion est telle, ici, que si aujourd'hui vous êtes adulés, demain vous mordrez la poussière.» On peut encourager Duceppe de la même manière: «Aujourd'hui, les Québécois t'ont rejeté; demain, ils t'aduleront et te baiseront les pieds.» Ainsi vont les Québécois, car ainsi va l'opinion.

mardi 26 avril 2011

PLAIDOYER POUR UNE DOCTRINE MONISTE DU BIEN (Colloque de la NAPAC, 1er juin 2011)

Une objection courante, récurrente, contre l’éthique de la vertu veut que ce qui est tenu pour bien par l’homme vertueux soit relatif; par conséquent, la vertu est relative, et non absolue. L’éthique des vertus serait donc relative à la conception du bien qui a cours à une époque et pour une société donné. Ainsi, le courage serait relatif à ce que l’on tient par ailleurs pour bien. Un nazi qui œuvra à «la solution finale» sans broncher avec force zélée, fut, du point de vue du nazisme, un héros, un modèle de courage; au contraire, pour nous qui considérons l’Holocauste comme une calamité abominable, le même nazi est tenu comme le pire des lâches. La vertu serait donc relative, de sorte que ne prétendre à l’universalité. L’éthique des vertus est donc confrontée, au pire, à la relativité du bien mieux, des biens, c’est-à-dire qu’il n’y pas une seule et unique conception du bien, toutes les conceptions du bien étant aussi bonnes ou légitimes les unes que les autres. L’éthique des vertus doit admettre une pluralité du bien, c’est-à-dire qu’il existerait différentes conceptions du bien, dont certaines seraient légitimes mais irréconciliables entre elles. Le libéralisme politique de Rawls soutient le pluralisme des conceptions du bien (pas le relativisme). Bien qu'il existe une différence importante entre relativisme et pluralisme, je les tiendrai ici comme étant équivalents. À tout bien considérer, le libéralisme politique de Rawls qui admet le pluralisme serait donc préférable à l’éthique des vertus.

Voilà une objection sérieuse et courante que l’on adresse à l’éthique des vertus. Je vais tenter de réfuter cette objection qui pose la relativité ou la pluralité du bien. En m’appuyant sur l’éthique de la vertu d’Aristote, je vais montrer (1) que du point de vue «métaphysique», le bien est un, unique et non pas pluriel. L’éthique des vertus n’est pas pluraliste mais moniste au plan métaphysique. (2) Je vais ensuite montrer que, du point de vue humain, l’exercice de la vertu, visant le plein épanouissement de l’homme, n’est franchement pas chose aisée à telle enseigne qu’il exige une éducation continue parce qu’il arrive souvent que ce que l’homme ordinaire tient pour bien ne l’est pas en réalité; de sorte, que celui qui se propose le bien, doit faire preuve d’une grande sagacité (vertu) afin de déterminer au préalable ce qui est bien. Donc, au plan humain, et non plus au plan métaphysique, il y a apparence d’une pluralité de biens, mais ce n’est qu’une apparence; la vertu principale de l’homme vertueux – du phronimos - c’est d’être en mesure de porter un jugement éclairé, lucide – sagace – sur ce qui est bien, bien que cela soit parfois extrêmement difficile. Pour illustrer mon propos, je montrerai que le soi-disant exemple du nazisme n'engage pas au relativisme du bien. Enfin, (3) je montrai que le relativisme implique logiquement une certaine conception universelle du bien qu’on appelle le subjectivisme. L’éthique des vertus n’étant pas du tout subjectiviste, l’accusation du relativisme des vertus tombe donc à plat.



1. Le bien au plan métaphysique

Au tout début de l’Éthique à Nicomaque, Aristote écrit : «Le Bien est ce à quoi toutes choses tendent.» (1094a 3). Aristote situe ainsi la morale dans le contexte général de sa «métaphysique». Tout ce qui est, est en vue du bien, c’est-à-dire de son excellence, de sa perfection, bref de son épanouissement. Un couteau coupe bien. C’est là sa fonction, sa finalité; en grec, c’est son telos. Ainsi, la nature d’une chose ou d’un être, existe en vue de sa réalisation. Le couteau qui coupe mal ne réalise pas ce en vue de quoi il fut fabriqué: couper, trancher, découper, etc. Ainsi, le bien, selon Aristote, c’est l’accomplissement de ce pourquoi un être ou une chose existe; le mal, c’est l’absence ou la privation de ce pourquoi il est destiné.

Donc, au niveau métaphysique, le bien existe, il est un, unique. En somme, le bien, c’est vers quoi tend tout ce que tout ce qui est ou existe. On qualifie cette conception moniste du bien de téléologique, le bien étant tout ce que vers quoi tendent les êtres.

L’objection contre la conception téléologique du bien d’Aristote est celle issue de la théorie de l’évolution de Darwin : il n’y aurait pas de finalité dans la nature, et à fortiori au plan moral, il n’y a pas un «soi-disant «Bien» auquel convergerait tout être, toute chose. Cette objection doit être bien comprise, et une fois comprise, on doit reconnaître qu’elle n’en est pas une. Je m’explique.

Il n’y a pas de finalité dans la nature, si l’on entend par là un Être ou une intelligence supérieure qui aurait conçu la nature en lui assignant un but, une direction, finalité. On ne trouve pas cela chez Aristote. L’objection fait référence à la fameuse preuve de l’existence de Dieu, qualifiée de «téléologique» par Kant, faisant appel au «dessein» de l’univers, et qu’on ne trouve pas chez Aristote. On la retrouve cependant parmi les preuves repertoriée par Thomas d’Aquin, comme étant l’une des cinq voies concluant à l’existence de Dieu. Jamais Aristote n’évoque ce genre d’Être ou d’Intelligence qu’un être serait à la source de la finalité dans les choses. Toutefois, comme je le répète, Aristote reconnaît dans tout ce qui existe une finalité manifeste.

Cela étant précisé, il faut dire que même le darwinisme donne raison à Aristote car le darwinisme fait lui-même appel à la finalité. En effet, en établissant que les êtres vivants luttent pour leur existence, c’est-à-dire pour leur adaptation à l’environnement, le darwinisme a bel et bien recourt au finalisme, c’est-à-dire à une conception téléologique de la nature dans son ensemble. Tous les êtres vivants, nous dit Darwin, veulent maintenir leur existence, c’est-à-dire souhaitent s’épanouir. Voilà le bien vers lequel ils convergent tous. Sur ce point, Aristote ne dit pas autre chose.

            Mais peut-être paraît curieux de réintroduire le finalisme alors que la gloire du darwinisme consiste précisément à lui avoir asséné son coup de grâce. C’est aller cependant trop vite en affaire car le darwinisme a besoin du finalisme bien qu’il ne s’agisse pas d’un finalisme faisant appel, comme je l’ai dit, à un Être suprême directeur de la nature.

Un manuel d’enseignement de l’écologie au 4e et 5e secondaire porte le titre suivant : La vie : un équilibre à maintenir (Lidec, 2001). Ce manuel enseigne que la fin de la vie biologique, c’est l’équilibre des écosystèmes. Les auteurs (Gilles Isabelle et Denise Bergeron) sous-entendent par-là que la fin recherchée dans la nature, c’est-à-dire l’équilibre - sévèrement fragilisé aujourd’hui par l’activité humaine – est chose éminemment souhaitable et bonne. Voilà le souverain bien! Aristote n’aurait pas dit autre chose. C’est aussi précisément ce que le père de tous les écologistes actuels, Aldo Leopold, soutenait par sa fameuse règle d’or de l’écologisme qu’il plaçait au centre de son éthique de la terre (Land Ethics):

«Une chose est juste lorsqu’elle tend à préserver l’intégrité, la stabilité et la beauté de la communauté biotique. Elle est injuste lorsqu’elle tend à l’inverse.» (Almanach d’un comté des sables, Flammarion, 2000, p. 283)

Résumons-nous. D’accord avec Darwin et Aldo Leopold, un aristotélicien comme moi, n’a aucun difficulté à admettre la finalité dans la nature et qui plus est, que cette fin soit bonne et bien elle-même.

La grande question n’est donc pas que la finalité existe ou pas, mais ce qui l’explique. Et là-dessus autant Aristote et Darwin éprouvaie t un mal inouï devant ce mystère; ce phénomène étonnant et d’une rare beauté. Les darwiniens ne l’expliquent pas, malgré la sélection naturelle, laquelle présuppose en effet que les êtres vivants tendent tous à se maintenir en vie et à s’épanouir. Encore une fois, la théorie de la sélection naturelle présuppose ce point de départ qu’elle n’explique pas : pourquoi les êtres vivants tendent-ils à l’épanouissement? On ne saurait invoquer ici la fameuse sélection naturelle comme mécanisme d’apparition des êtres vivants, puisque la sélection naturelle présuppose cette finalité.

Ce fait – car il s’agit bien de cela : la tendance de tout être à l’épanouissement, et donc à la lutte pour la survie - n’est pas de nature scientifique, c’est-à-dire qu’il n’est pas susceptible d’une explication scientifique. Ce fait est de nature métaphysique. Ce fait renvoie à la fameuse question philosophique par excellence de Leibniz «pourquoi les choses sont ainsi et pas autrement?». Leibniz demande en effet: « Pourquoi y a-t-il plutôt quelque chose que rien? À supposer que des choses doivent exister, pourquoi doivent-elles exister ainsi et non autrement? » (voir ses Principes de la Nature et de la Grâce fondés en raison (1714). Pourquoi en effet les êtres vivants luttent-ils pour leur existence? Pourquoi ont-ils cette finalité et pas une autre? Et surtout : pourquoi avoir une fin? Voilà le genre de questions qui échappera toujours à la science.



2. Le bien au plan humain

            La finalité de toutes choses est donc celle du Bien. Aristote ouvre son traité d’éthique par cette vérité qui appartient de plein droit à la métaphysique. Or, ce qu’il y a de remarquable dans tout l’Éthique à Nicomaque, c’est que, contrairement à son maître, Platon, Aristote ne vas chercher à connaître davantage ce fameux Bien en soi. Il le pose comme un donné de base qui nous dit cependant fort peu de choses quant à ce que nous devons faire ici et maintenant pour être heureux. Aristote critique son maître en disant qu’en éthique il ne faut surtout pas faire comme ces malades qui consultent le médecin qui leur prescrit ce qu’ils doivent faire pour recouvrer la santé mais qui n’en font rien!

Il suffit pour Aristote de savoir que la fonction ou la finalité, bref, la «nature» de l’humain, c’est d’être heureux; en grec, eudaimonia, qu’on traduit généralement par «épanouissement». D’après Aristote, l’être humain ne parvient au bonheur – à l’épanouissement entier et plénier de sa personne – que par la vertu, à telle enseigne que, selon lui, le bonheur n'est que vertu. Être heureux, c’est être vertueux, et inversement. Le bonheur –comme finalité de tout être humain – n’est jamais conçu chez Aristote comme un état de bien-être, généralement agréable. Non, le bonheur c’est, stricto sensu, l’exercice de la vertu, lequel n’est pas toujours agréable, au contraire.

Or, l’humain ne naît pas de pied-en-cap vertueux. Cela s’apprend par l’habitude et l’exercice. L’éducation à la vertu est donc capitale pour la finalité humaine. Aussi le législateur d'un État qui ne vise pas à éduquer les citoyens à la vertu est corrompu ou vicieux.

L’être humain a tout ce qu’il faut pour devenir vertueux, c’est-à-dire heureux. Or, dans cette quête du bonheur, qui est en somme la quête de la vertu, l’être humain peut se tromper sur ce qu’il croit être bon ou bien. L’intelligence ou la raison humain sont, en effet, des facultés faillibles. Par exemple, je peux croire erronément que l’étude est le moyen de faire beaucoup d’argent. Socrate s’est efforcé de pratiquer la vertu de sagesse. Or, même lui, a avoué que la vertu lui échappait. Tout de même, la philosophie aide énormément à trouver ce qui est bien car elle fait appel à l’esprit critique – ce que les Anciens désignaient sous le nom de sagesse. Mais la sagesse ne suffit pas; encore fait-il développer les autres vertus parallèlement, dont le courage, la justice, la modération et la piété – les vertus traditionnelles qualifiées de «cardinales».

Si le bien existe, comme Aristote n’en doute aucunement, du moins au plan métaphysique, on se trompe très souvent sur lui dans la vie humaine courante.

Par ailleurs, on ne trouve pas chez Aristote de règle générale valant pour tous les cas de conduite vertueuse. L’éthique de la vertu, en effet, n’est pas une «éthique de la règle», comme elle l’est chez Kant et Mill. On oppose souvent l’éthique de la vertu aux autres éthiques, en l’occurrence au déontologisme de Kant ou au conséquentialisme de Bentham et Mill, en faisant valoir qu’il ne s’agit pas de savoir ce qu’il faut faire, mais comment devenir une bonne (excellente) personne au plan moral. Il n’est donc pas facile dans ces conditions de savoir ce qui est bien ou ce qu’il faut faire.

Certes, Aristote présente ici et là des clés, telle la fameuse «règle du juste milieu», mais cela reste insuffisant. Il donne l’exemple de la colère. On pense communément que la colère est toujours condamnable; qu’il faille rester paisible, quelles que soient les circonstances. Erreur : il est parfois bon de se livrer à la colère. Toutefois, s’il est vrai que tout le monde peut entrer en colère, il n’est pas aisé «de le faire avec la personne qu’il faut, dans la mesure et au moment convenables, pour un motif et d’une façon légitimes.» (Éthique à Nicomaque, 1109a 27-28)

Aristote reste donc muet sur la nature du bien dans des contextes particuliers, si ce n’est qu’il faille être vertueux; que la vertu s’acquiert; qu’elle consiste dans le juste milieu entre deux vices; qu’on ne peut être heureux hors de la vertu, etc. On pensera que tout cela reste bien imprécis et vague. On n’a pas tort. Aussi, il n’est pas surprenant que toute la philosophie morale moderne fut à la recherche d’un principe suprême du bien, d’un critère précis du bien, le Principe d’utilité ou l’Impératif catégorique, permettant de savoir ce qu’il convient de faire dans tous les cas.

Aux yeux d’Aristote, que la vertu soit difficile cela plaide au contraire en sa faveur car la difficulté qu’elle exige constitue précisément ce qui est admirable, excellent, beau et grand, c’est-à-dire Bien. C’est pourquoi, selon Aristote, l’homme vertueux, l’homme admirable, qui fixe le standard de ce qui est bien.

En fait, la définition de la vertu que présente Aristote dans le livre II de l’Éthique à Nicomaque est parfaitement circulaire, la vertu étant

…une disposition (hexis) acquise volontaire, consistant par rapport à nous, dans la mesure, définie rationnellement conformément à la conduite d’un homme réfléchi (phronimos)

Ainsi, pour définir la vertu, Aristote nous renvoie en dernier ressort à l’homme réfléchi, le phronimos. Les modernes crieront au scandale : le père de la logique commet en éthique un sophisme du cercle-vicieux! En fait, ce que nous dit Aristote, c’est que la vertu n’existe pas indépendamment de ces instanciations dans des situations le plus souvent complexes et difficiles. Ces instanciations dans cas exemplaires fixent les standards du bien auxquels nous devons nous rapporter pour nous habituer à exercer nous-mêmes la vertu.

Cela dit, la vertu par excellence aux yeux d’Aristote demeure sans contredit la phronèsis, qu’on traduit habituellement - et malheureusement - par «prudence». Je préfère «sagacité» au mot prudence qui flirte trop avec l’idée de calcul de son propre intérêt ou de risque à ne pas prendre. Quelqu’un de sagace, c’est quelqu’un de sage, d’avisé, de perspicace, de fin. C’est une vertu intellectuelle. Nous dirions aujourd’hui que le phronimos est quelqu’un qui possède un esprit critique, qui sait faire la part des choses, ou encore qui a un bon jugement. À ce titre, je dirais volontiers que la vertu que nous nous devons d’enseigner à nos élèves, du moins tels que nos devis le prescrivent, c’est précisément la phronèsis.

Mais peut-on être sagace sans être courageux et juste? Aristote ne le croyait pas. On ne peut être sagace sans être courageux. Ainsi, quelqu’un qui n’est pas sagace, ne saurait être courageux. C’est la thèse de l’unité des vertus que soutient Aristote : on ne peut être courageux sans être sagace. Quelqu’un de déterminer, de zèler, obéissant aveuglément, sans esprit critique, est tout sauf courageux. Examinons le cas du nazi que la philosophe britannique Philippa Foot désigna sous le nom de «Gustav Wagner» (voir Philippa Foot, «La vertu et le bonheur», in M. Canto-Sperber, La philosophie morale britannique, PUF, 1994, p. 133- 146).



3. La réfutation du relativisme

On pourrait aussi examiner d’autres cas plus récents dont l’arrestation de l’ancien général Serbe de Bosnie, Ratko Mlavic, surnommé le «boucher des Balkans, inculpé par le TPIY de la mort de 8 000 musulmans lors du massacre de Srebrenica survenu en 1995 ainsi que de Sarajevo. Les complices de Mlavic, qui lui ont permis de se terrer pendant seize ans, soutiennent implicitement que l’ancien général n’est pas coupable parce qu’il n’aurait fait alors que son «devoir», tout comme ont continu encore aujourd’hui à soutenir l’innocence de Radovan Karadic, arrêté lui aussi, et Slobodan Milosévic, décédé en prison, eux aussi accusés par le TPI de génocide – tout comme Kadhafi est actuellement dans la mire du TPI pour les mêmes crimes contre le peuple lybien.

Bien sûr, tous ces criminels, surtout leurs partisans, crient à l’injustice et condamnent l’intervention de pays étrangers dans les affaires internes des états concernés. Pour les partisans de ces dirigeants accusés de crime contre l’humanité, ces dirigeants sont des héros qui ont fait preuve d’un courage exemplaire pour leur patrie. Au contraire, pour les pays occidentaux supportant le TPI, ce sont de vils personnes; des lâches qui doivent êtres jugés et punis sévèrement.

Le problème est là : le nazi Gustav Wagner, Mlavic, Kadhafi, etc., et hier, Hitler, Staline, Mao, voire aujourd’hui Saddam Hussein et Ben Laden, etc., sont des héros, des modèles de courage et de patriotisme. À ce compte, soutiennent leurs partisans, mais aussi plusieurs d’entre nous, pourquoi l’ex-président des USA, George W. Bush, ne figure-t-il pas sur cette longue liste de criminels responsables de crimes contre l’humanité?

Pour une majorité d’entre nous, au contraire, ces personnes accusées de crime contre l’humanité sont certes des personnes remarquables pour leur détermination, leur zèle, leur radicalisme, etc., mais ce sont surtout des lâches, coupables de crimes odieux contre des hommes et des femmes pour que triomphent leur idéologie.

Alors : où est le courage? Qui sont les courageux et les lâches? Le courage ainsi que son vice contraire, la lâcheté, ne seraient-ils donc que des termes d’appréciation qui varie selon le point de vue que l’on adopte sur le bien? Voilà l’objection relativiste adressée à l’éthique des vertus.

Or, contrairement à ce qu’affirme le relativisme, il soutient bel et bien un principe universel quant à ce qui est bien. Il dit en effet ceci : est bien ce qui est dans l’intérêt de celui qui le croit; ou encore : telle chose (action, choix, objet ou être) est bonne parce que je crois que c’est bon pour moi; si je ne crois pas que c’est bon pour moi, alors telle chose n’est pas bonne. En philosophie, c’est une position morale a reçu le nom de subjectivisme. Bon nombre de philosophes adhèrent au subjectivisme, et pas n’importe lesquels. Je mentionnerai seulement ici Bertrand Russell, qui déclare :

Quand un homme dit : « Ceci est bon en soi », il paraît affirmer un fait, tout comme s’il disait : «Ceci est carré » ou « Ceci est sucré ». Je pense que c’est là une erreur. Je pense qu’il veut dire en réalité : « Je souhaite que tout le monde désire ceci », ou plutôt:« Puisse tout le monde désirer ceci ». Si l’on interprète ses paroles comme une affirmation, il s’agit seulement de l’affirmation de son désir personnel… La théorie que je viens de présenter est une des formes de la doctrine dite de la “subjectivité” des valeurs.[1]


Donc, le relativisme implique logiquement le subjectivisme. La question devient maintenant celle de déterminer si l’éthique des vertus implique le subjectivisme. La réponse est non. L’éthique des vertus, dans sa version aristotélicienne que je défends, soutient en effet que ce qui est bien ce n’est pas ce qui je crois qui est bon pour moi, mais ce qui est épanouissant pour tout être humain.

Là-dessus, sur ce qui est épanouissant, je ne suis pas infaillible, car je puis me tromper. En d’autres termes, pour établir ce qui est épanouissant, il faut examiner la question avec prudence - sagacité, dirait Aristote. Je dois à tout prix éviter de m’enfermer dans ma croyance inébranlable et dogmatique. En d’autres termes, pour savoir ce qui est bon, c’est-à-dire épanouissant, il me faut faire preuve d’esprit critique - de phronésis.

Comme je le disais plus tôt, je puis être une personne volontaire, obéissante et zélée, comme le furent sans doute tous  les Gustav Wagner et les Mladic de ce monde, mais cela ne fait pas de moi une personne courageuse ou juste, c’est-à-dire vertueuses, pour autant.

Apparemment, donc, Gustav Wagner manifesta beaucoup de détermination et de zèle dans l’extermination des juifs, de sorte que le nazi fit apparemment montre de courage. Toutefois, comme le montre éloquemment Philippa Foot, les croyances aryennes du nazi n’étaient pas fondées. La soi-disante «race aryenne» est pure illusion, la biologie rejetant désormais l’idée de «race» et, qui plus est, de hiérarchisation entre elles.[2]

Contrairement à Gustav Wagner, l’homme sagace – le phronimos, comme le désigne Aristote – doit établir les faits sur le sujet. Il doit faire preuve d’esprit critique, sinon ce n’est qu’un esprit crédule prêt à avaler n'importe quoi tout sans jugement. À la différence de Gustav Wagner, bon nombre Allemands à l’époque, comprirent que les soi-disantes théories biologiques hitlériennes sur les races n’ont aucun fondement, et il va sans dire que ces faussetés ne contribuèrent en aucune manière à l’épanouissement humain, bien au contraire.

Comme on le voit, l’esprit critique – la phronésis – est capital pour l’épanouissement humain, autant pour Gustav Wagner et consorts que pour toute l’humanité. Au fond, ce ne sont aucunement des modèles de vertus puisqu’ils font autant dans l’excès que dans le peu, jamais dans le juste milieu. Du point de vue de la doctrine aristotélicienne du juste milieu, des personnes comme Gustav Wagner ou Kadhafi sont marquées par la fermeture d’esprit et le vice opposé est la crédulité à tout crin. Le juste milieu consiste dans l’attitude médiane faite d’examen critique et, surtout, d’ouverture à la possibilité de l’erreur. Aussi, s’il faut juger de ce qui est véritablement épanouissant pour l’humain, l’éthique des vertus nous renvoie au jugement de l’homme vertueux, au phronimos avant tout. Puisque son jugement est éclairé et lucide, en tant qu'il sait faire la part des choses, il sait ce qui est épanouissant. L'homme vertueux ne succombe pas au subjectivisme qui, au contraire, conduit au relativisme, ce qui n’est pas propice à l’épanouissement humain.

Mais il ne suffit pas d’être sagace; il faut aussi être courageux, car on peut fort bien être éclairé et lucide, sans être courageux. En tout cas, pour être sagace, il faut du courage. C’est la doctrine de l’unité des vertus que soutenait également Aristote : les vertus sont indissociables. Aujourd’hui, nous, dans nos cours de philosophie au collégial, nous enseignons l’esprit critique, et c’est excellent. Mais non n’enseignons pas les autres vertus  que sont le courage, la justice, l’amitié, la solidarité, etc., ce qui est désolant.

Nous enseignons des valeurs proprement «libérales» visant à former de bons citoyens vivants paisiblement en démocratie. Comme je le disais, nous enseignons surtout l’esprit critique, mais aussi la tolérance et le respect de la différence. Cependant, ces valeurs libérales font de nous subrepticement  du subjectivisme moral qui débouche sur le relativisme. Pour cette raison, je crois qu’il convient de revenir à une éducation aux vertus, car je suis d’avis que l’éthique de la vertu favorise l’épanouissement humain – ou du bonheur, la finalité que la nature a prévu pour nous. Je répète, qu'au plan humain, l'épanouissement consiste dans l'exercice de la vertu et que, l'épanouissement ne se trouve que dans la vertu. N'allons pas commettre l'erreur de croire que le bonheur - l'épanouissement - s'ajoute aux vertus. Au contraire, le relativisme, puisqu'il adhère au subjectivisme, soutient que le bonheur est ce que je crois qui est bon pour moi. Illusion funeste!

4. Conlusion
Je sais pertinemment que la défense de la conception moniste du bien qui précède choquera les «libéraux» que nous sommes. La diversité des opinions et des croyances nous est chère, et nous répugnons à l’idée qu'il existe une seule conception de ce qui est bon et bien. Je crois cependant que nous n’avons pas de bonnes raisons de penser ainsi parce qu'en dernière analyse, endosser le relativisme  - ou le pluralisme des valeurs - c'est souscrire au subjectivisme et que cette doctrine est crevée d'objections fatales.
La conception moniste du bien qui précède se situe entre deux extrêmes également repoussants. D'une part, le subjectivisme qui admet toutes les conceptions du bien que veulent bien croire les être humains. D'autre part, le l'absolutisme qui, certes, comme le monisme que je défends, n'admet qu'une seule conception du bien mais qui l'admet au-delà de toute possibilité d'examen critique.  Pour le dire une dernière fois, le bien humain - l'épanouissement - consiste dans la vertu.




[1] Bertrand Russell, Science et religion, Gallimard, Idées NRF # 248, 1971, p. 175-177.
[2] Là-dessus voir Pierre Thullier, Darwin & Co, Éditions complexe, 1981.

jeudi 7 avril 2011

ÉLOGE DE L'AMITIÉ. À propos de l'affaire Cantat

L’affaire Bertrand Cantat enflamme l’actualité québécoise. Le cas reste douloureux et épineux. Néanmoins, il suscite et alimente, à bon droit, la réflexion de tout citoyen, de nos étudiants en particulier. Même s’il peut s’agir d’«instrumentaliser» le cas en question, il est l’occasion, à nous enseignants de philosophie, d’illustrer de manière vivante – désolé du jeu de mots - des thèses ou des positions éthiques et politiques. Voici, pour ma part, mes réflexions sur ce sujet délicat. J’opposerai deux conceptions éthiques et politiques, celle de Rawls, puis celle d’Aristote, laquelle emporte mon adhésion.

Nous vivons dans une démocratie libérale - «libérale» au sens large du terme -, ce qui veut dire, comme le dit l’un de ses concepteurs les plus récents, John Rawls, que la justice est la vertu première de nos institutions politiques (Théorie de la justice, p. 29). Ce qui signifie que les droits et libertés des citoyens ont préséance sur toutes les autres valeurs ou conceptions de la vie bonne des citoyens. Ainsi, lorsqu’un criminel porte atteinte aux droits d’un autre, il est sanctionné à son tour en le privant pour un temps de ses droits. Une société juste, toujours selon Rawls, doit aussi prévoir des mesures de réhabilitation des criminels car ceux-ci ne sont pas, par nature, «criminel», puisque leur seule nature, selon Rawls - comme c’est d’ailleurs «la nature» de tous et de toutes - c’est de faire des choix. La réhabilitation va donc consister à «rééduquer» les criminels en leur apprenant les choix «justes» à poser dorénavant. Bertrand Cantat a donc droit à la réhabilitation; il doit, maintenant, poser les bons choix, c'est-à-dire ceux qui sont «justes». Ainsi, Bertrand Cantat doit désormais éviter toute action préjudiciable aux citoyens. C’est là la position «libérale» au sens philosophique du terme.

La position libérale paraît tout ce qu’il y a de plus raisonnable. Peut-être trop, justement. Pas assez pour d'autres, car, dans le cas de Bertrand Cantat, certains et certaines d’entre nous, refusons carrément la justice à Cantat en ce qu’il n’aurait pas droit à la réhabilitation. Plus précisément, certains et certaines, s’objectent vigoureusement à la mise en évidence par Wajdi Mouawad de Bertrand Cantat, en tant qu’artiste-musicien, dans sa pièce sur Sophocle, car une telle visibilité de l’ex-criminel banalise la violence faite aux femmes dans notre société libérale «juste». Ces concitoyens condamnent donc aussi le geste du metteur en scène et de la directrice du TNM, Lorraine Pintal, de l’embauche de l’ex-criminel.

Platon condamnait, de son côté, les arts en général parce qu’ils seraient source de vice et non de vertu. La pièce de Sophocle, que monte justement Wajdi Mouawad, dont Bertrand Cantat a le soin d’en écrire la musique, porte précisément sur la violence faite aux femmes – drôle de coïncidence, si c’en est bien une.

Contrairement à son maître, Aristote ne bannissait pas les arts de la cité. L’art, bien au contraire, aurait, selon lui, le pouvoir inouï d’éduquer les citoyens à la vertu! Il a désigné ce phénomène remarquable de «catharsis». Que voulait-il entendre au juste par-là, cela reste indéterminé. Une thérapie sociale? Une chose demeure certaine : l’art, pour Aristote, possède une fonction éminemment politique. Car la finalité du politique, selon Aristote, c’est l’éducation à la vertu, tout comme l’art. En somme, pour Aristote, la finalité première et dernière de la politique, c’est la vertu. Comme disait si bien son maître : «Tout l’or qui est sur terre ou sous terre ne vaut pas la vertu.» (Platon, Les lois, V).

Or, la vertu première, selon le maître du Lycée, ce n’est pas, comme le pense Rawls, la justice, mais l’amitié. Dans la philosophie politique de Rawls, l’amitié a certes son importante, mais elle reste secondaire par rapport à la justice comme équité, car ce n’est pas sur l’amitié que se fonde la société, selon Rawls, mais sur la justice définie comme équité, comme je l’ai dit. C’est pourquoi, nous citoyens d’une démocratie libérale, nous nous définissons d’abord et avant tout sur la base de droits. Or, ceux-ci ne sont que des protections ou des assurances, pas des vertus, dont l’exercice permet de coexister paisiblement comme un bon troupeau. Nous voulons la paix et le respect de chacun et de chacune. Nous ne voulons pas forcément le bonheur, la joie qu’il y a de vivre ensemble. Or, Aristote, met au cœur du vivre-ensemble ce que, nous, avons banni, à savoir le bonheur. Non pas que nous désirons le malheur. Loin de là. Nous voulons seulement coexister ensemble. La sécurité, en un mot. Nous cherchons la cohésion sociale, point à la ligne. Le bonheur ? Connaît pas !

C’est parce que nous sommes d’abord des amis que nous vivons ensemble en société. Le mythe libéral veut pourtant que nous aurions formé la société sur la base d’un pacte social pour nous protéger les uns les autres et pour tirer un maximum de profit de cette union contractuelle. (À mon avis, c’est là le plus grand mensonge de toute la modernité.)

Si nous devons nous concevoir comme étant tous des amis, comme le recommande Aristote, notre conception de la vie en société change radicalement. Il faut, en particulier, désormais penser que «La plus haute expression de la justice est de la nature de l’amitié.» (Aristote, Éthique à Nicomaque, 1155a 27) ; que «l’ami est un autre soi-même» (1171a 5) ; que «l’amitié, c’est l’égalité» (1168 b8) ; «Ceux qui veulent du bien à leurs amis sont amis au sens le plus fort, car ils se comportent l’un envers l’autre pour eux-mêmes et non pour quelque chose de secondaire ; aussi leur amitié dure-t-elle aussi longtemps qu’ils sont eux-mêmes bons, et la vertu est quelque chose de stable.» (1156b 6-11) ; etc. En somme, la vertu d’amitié est la plus excellence qui soit et, par conséquent, la plus exigeante. Comme vertu politique et éthique fondamentale, l’État doit veiller, comme à la prunelle de ses yeux, à éduquer les citoyens à la vertu, à l’amitié surtout. L’État du Québec a fait la sourde oreille à l’éducation à la vertu que préconise Aristote préférant l’éducation à citoyenneté, dont le cours d’Éthique et de culture religieuse en constitue la dernière mouture.

Tout un monde sépare notre conception libérale de l’État, fondée chez Rawls sur les droits et la vertu de justice, de celle d’Aristote misant plutôt sur la vertu d’amitié.

Ainsi Bertrand Cantat serait, selon Aristote, l’un de nos amis. Il est vrai qu’il a porté sérieusement atteinte à notre amitié par son crime odieux. On l’a puni. Or, l’amitié veut toutefois que nous rétablissions avec lui les ponts. Car, toute crise dans l’amitié est une chance pour l’amitié. En fait, c’est l’occasion rêvée pour nous de progresser ensemble dans l’amitié. Nous pensions que nous étions des amis, mais ce n’était peut-être qu’une illusion. Saisissons donc l’occasion de cette crise pour refaire avec Bertrand Cantat nos liens d’amitié. La balle se trouve dans son camp : il doit nous démontrer qu’il est bel et bien digne d’être notre ami. Si Bertrand Cantat doit apprendre une chose, c’est la vertu d’amitié. Nous devons également apprendre que les droits et la justice sont superficiels et illusoires. Jamais nous ne serons heureux avec ces quelques miettes. Notre soif du bonheur est telle que, tôt ou tard, nous cesserons d’écouter le chant des sirènes libérales. Il nous faut apprendre à être vertueux. Il nous faut impérativement une éducation à la vertu.

lundi 4 avril 2011

EN LIBRAIRIE LE 14 AVRIL

Éditions Liber
Philosophie • Sciences humaines • Littérature



titre: Plaidoyer pour une morale du bien
sous-titre: Vertu, perfection, excellence
auteur: Jean Laberge
collection :
format: 6 x 9 po / 15 x 23 cm
146 pages
isbn 978-2-89578-243-8
19 $
en librairie le 14 avril 2011


Communication :
Pierre-Olivier Colombat
communication@editionsliber.com


Éditions Liber
2318, rue Bélanger,
Montréal, Québec, Canada H2G 1C8
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«Plusieurs courants de pensée morale traversent nos sociétés. Le débat que nous connaissons sur la laïcité et sur les “accommodements raisonnables” en témoigne. Il s’inscrit cependant à l’intérieur d’une éthique des droits adossée à une philosophie politique “libérale ”. L’éthique des droits a de nos jours remplacé l’éthique des vertus. Dans ce livre, je plaide pour un mouvement  inverse. Là où il est souvent question par exemple de l’éducation à la citoyenneté, l’éthique de l’excellence convie ainsi à une éducation à la vertu: au courage, à la justice, à la modération, à la générosité, à l’espérance, etc. Ma réflexion voudrait contribuer à un ensemble d’efforts déployés par divers philosophes pour sortir de l’impasse de la modernité et de son éthique individualiste des droits et libertés. Elle propose un regard différent sur ce que nous tenons pour acquis et indiscutable. L’éthique des vertus veut répondre à la question : “ Quelle sorte de personne dois-je être pour assurer non seulement le vivre ensemble mais surtout le bien vivre ensemble?”» J. L.

Jean Laberge enseigne la philosophie au collège du Vieux-Montréal. Il s’intéresse particulièrement à l’actualité, qu’il analyse sous l’angle philosophique (voir son blog http://www.enquedesensjl.blogspot.com/). Il est l’auteur de En quête de sens. Les philosophes scrutent l’actualité ( Logiques, 2008).

TABLE  DES  MATIÈRES

CHAPITRE 1 Kant et la morale de la raison
CHAPITRE 2 Rawls et la morale de l’équité
CHAPITRE 3 Sagesse et raison
CHAPITRE 4 L’éthique de l’excellence d’Aristote
CHAPITRE 5 Le vice et la vertu
CHAPITRE 6 L’empire des droits
CHAPITRE 7 La foi du président et le mythe libéral de la neutralité
CHAPITRE 8 La foi, excellence théologale
CHAPITRE 9 Excellence épistémique
CHAPITRE 10 Philia, excellence politique


Nouveauté


9 782895 782438

mardi 29 mars 2011

PENSER LE FAILLIBILISME

Go to the bloody hard way!
Ludwig Wittgenstein
 
Voici quelques réflexions personnelles, que je livre tout haut, à propos d'une position épistémologique que certains de mes collègues, dont Pierre Blackburn, soutiennent. En tout cas, elle suscite une profonde perplexité chez moi puisque cette position épistémologique est fort intringuante, hautement critiquable et en même temps tout de même plausible, en apparence du moins! Par ailleurs, ce qu'il y a d'étonnant chez moi, c'est que, en tant que FIABILISTE en épistémologie, (et non pas en tant que réaliste, ou objectivisme, comme certains seraient conduits à le croire), le fiabilisme soutient ou implique le FAILLIBISME. Il me faut donc prendre la pleine mesure du faillibilisme.

À mon sens, le faillibilisme constitue une position médiane entre, d'une part, le scepticisme et, d'autre part, le réalisme ou l'objectivisme, le premier soutenant que nous n'avons pas de connaissance au sens strict du terme, l'autre, oui, au contraire. Le faillibilisme n'aime parler de «connaissance», ou s'il utilise ce terme, c'est avec grande circonspection puisque, selon lui, aucune de nos «connaissances» n'est à l'abri d'une révision quant à sa prétention à sa vérité. (D'où l'expression de «croyance rationnellement justifiée» chez Blackburn.) Traditionnellement, depuis Platon, on parle de «croyance vraie justifiée» comme définition de la connaissance, mais le terme «vérité» est si litigieux et embarrassant pour un faillibilisme qu'il aime mieux l'éviter. Par ailleurs, contrairement à la démarche classique en épistémologie, le faillibilisme ne cherche pas du tout à définir dans l’abstrait ce qu’est la connaissance. Il part du fait que nous aurions des «connaissances» et que nous tentons, par la suite, de tester ou d’éprouver leur «vérité». En fait, je me corrige, le faillibilisme part de «croyances» et qui dit croyance, dit croyance vraie ou qui prétend à la vérité (personne ne soutient ou n’entretient de croyances fausses) : croire que p, c’est croire que p est vraie (Moore)).

Le problème principal que soulève le faillibilisme c’est précisément qu’il tente de sauver la chèvre et le chou, ciblant une position médiane entre le scepticisme, d'une part, et le réalisme (ou l’objectivisme), d'autre part. Depuis Aristote, le juste milieu paraît toujours le lieu du raisonnable. Toutefois, le faillibilisme génère constamment en lui une tension interne, pour ne pas dire une contradiction. C’est là, selon moi, la source de ma grande perplexité à l'endroit du faillibilisme. Voici en quoi consiste de façon générale la tension interne quj mine le faillibilisme. D’une part, le faillibiliste tient pour vraies ses croyances ; il n’a pas le choix puisque, par définition, croire, c’est croire que ce que l’on croit est vrai. D’autre part, en tant que faillibiliste, c’est-à-dire en tant que cognitiviste modeste, il admet que ses croyances peuvent fort bien s’avérer fausses! Qui sait si ces croyances ne sont pas aujourd'hui même fausses!? Par exemple, nos ancêtres croyaient que la terre était plate, mais ils se trompaient: ils croyaient erronément que la terre étaient plates. D'ordinaire, on ne saurait croire erronément, car personne ne croit ce qui est faux.

Le faillibiliste combine à la fois ce que l’on appelle dans le jargon épistémologique une perspective internaliste en même temps qu’une perspective externaliste. Règle générale, on est soit l’un soit l’autre; pas le faillibilisme. Ainsi, selon une perspective à la première personne, dite «internaliste», lle faillibilistes tient ses croyances comme étant vraies ; alors que de la perspective à la troisième personne, «externaliste», considérée du point de vue en somme du point de vue de l'observateur, ses croyances peuvent s'avérer fausses. D'où la tension mentionnée, pour ne pas dire la contradiction, qui pèse sur le faillibilisme.

Pour sortir de cette apparente contradiction - certains parleront de «drame» -, il convient, je pense, de concevoir le faillibilisme comme un «faillibilisme de la règle». Ainsi, la vérité du faillibilisme ne serait pas tant la vérité de ses propres croyances mais pour ainsi dire de son «ouverture» à la corrigibilité de ses croyances. En somme, le faillibilisme doit être conçu selon la perspective externaliste à la troisième personne de l'observateur.

Mais on devine le problème. Si le faillibilisme de la règle consiste à croire à la vérité qu’on doive être ouvert à la corrigibilité de ses croyances, il ne peut admettre que le faillibilisme de la règle puisse s’avérer faux. En d’autres termes, le faillibilisme de la règle serait incohérent avec lui-même!

Pour l’instant, j’avoue ne pas trop savoir comment sortir le faillibilisme de cette impasse. Mais chose certaine, contrairement à ce que semble croire mes collègues, nos étudiants méritent que leur maître creuse les tenants et les aboutissants épistémologiques du faillibilisme

Dans un prochain billet, je montrerai que le fiablisme que je défends est préalable au faillibilisme et ne présente pas le problème auquel le second est confronté.

lundi 14 mars 2011

L'ATHÉISME PAISIBLEMENT CONSIDÉRÉ. Communication proposée à Philopolis, 19 mars 2011.

Contrairement à la conférence annoncée, sous le titre «L’athéisme sous le bistouri», je n’entends pas revenir sur la critique des dix arguments en faveur de l’athéisme que l’on retrouve dans la récente publication de Claude J. Braun, Québec athée (Michel Brûlé, 2010). On trouvera le détail des contre-arguments aux dix arguments dans ce blogue. Je voudrais aujourd’hui présenter ce que je considère comme un ensemble de balises permettant de discuter paisiblement de la croyance religieuse, entendue principalement comme la croyance en l'existence de Dieu. Je dis «paisiblement» parce que ce débat soulève tant les passions qu’on a bien du mal (moi, le premier!) à discuter sereinement, calmement – sagement, devrais-je dire – de la croyance en Dieu.

Donc, je souhaite seulement esquisser (à grands traits) ce que l’on pourrait appeler une «éthique du débat au sujet de la croyance religieuse». Quel cadre convient-il de se donner pour que la discussion entourant la croyance ou l’incroyance puisse progresser?



I



Commençons par chercher les lumières du côté de John Stuart Mill.

Dans De la liberté, Mill soutenait, avec beaucoup de justesse à mon avis, qu’on a tout intérêt à ne pas rejeter une opinion contraire à celle de la majorité.

Primo, si l’opinion en question s’avère éventuellement vraie, on aura alors raté l’occasion d’apprendre la vérité.

Secundo, si l’opinion récalcitrante est fausse, on rate également l’occasion de mieux comprendre en quoi l’opinion de la majorité est dans le vrai.

Puisque la discussion rationnelle cherche la vérité, et non l’imposition de la volonté de la majorité, appelons ce premier principe, prescrivant la discussion rationnelle sur la croyance religion, de «principe de vérité».

De plus, Mill émet un autre principe de rationalité fondamental dans toute discussion, celle de comprendre mieux l’opinion contraire celle de son rival. À ce propos, Mill écrit :
Celui qui connaît seulement son propre argument dans une affaire en connaît peu de choses. Il est possible que son raisonnement soit bon et que personne ne soit arrivé à le réfuter. Mais s’il est, lui aussi, incapable de réfuter le raisonnement de la partie adverse, et s’il n’en a même pas connaissance, il n’a aucune raison de préférer une opinion à une autre. (John Stuart Mill, De la liberté, Paris, Presses Pocket, 1990, Chapitre 2 : De la liberté de pensée et de discussion, p. 79)


Mill rapporte que le plus grand orateur de l’Antiquité, Cicéron, étudiait les arguments de son adversaire avec autant d’application, sinon plus que les siens propres.

Appelons ce second principe de la discussion rationnelle, «principe du droit à critiquer autrui» stipulant, en somme, que pour être en mesure de critiquer son adversaire, il faut parfaitement bien comprendre, sinon mieux, les arguments de la partie adverse.

Dans le débat opposant l’athée au croyant, il convient d’adopter le principe du droit à critiquer autrui. Si le croyant se sent mal à l’aise avec Mill, bon libéral agnostique, il faut savoir que Thomas d’Aquin avait recours systématiquement au même principe invoqué par Mill avec sa fameuse méthode de la disputatio voulant que l’exposition des arguments pour et contre est le meilleur moyen pour parvenir au vrai ; de telle sorte que tout argument, tout contre-argument ou objection, doit être présentée et passée au crible de l’examen. La Somme théologique de Thomas d’Aquin est systématiquement écrit sous la forme de la disputatio. Comme toujours ou presque, Thomas d’Aquin a puisé la méthode de la disputatio chez Aristote, plus précisément au début du livre B de la Métaphysique.

En plus des deux principes précédents - le premier, celui de la recherche de la vérité, le second, du droit de critiquer autrui-, un troisième principe en découle, un principe de charité voulant qu’il convient de chercher à comprendre avec bienveillance les arguments rivaux –athées ou non - comme étant dignes d’intérêt puisqu’ils sont le fruit d’êtres aussi intelligents que nous. En somme, les gens qui ne partagent notre point de vue ne sont pas des idiots – c’est pour ainsi dire une vérité de Lapalisse - mais des personnes intelligentes, dignes de respect. Si l’on est parfois porté à s’exclamer devant un argument adverse qu’il est tout sauf brillant et intelligent, il convient alors de chercher à comprendre ce qui a conduit autrui à émettre un tel argument. Il convient alors de donner, comme on dit, la chance au coureur, en cherchant à comprendre pourquoi notre adversaire, qui est aussi notre ami, fut conduit à produire un tel argument, car notre ami est aussi brillant que je le suis. Il me faut alors comprendre ce qui l’a insisté à concevoir ce qui me paraît être - du moins de prime abord, parfaitement aberrant.



II

Muni de ces trois principes – celui vérité, du droit de critiquer autrui et de charité – je crois qu’on se donne les conditions nécessaires pour discuter rationnellement de la croyance religieuse, dont en particulier celle consistant à admettre l’existence de Dieu. Je n’ai pas toutefois la prétention de penser que ces trois principes constituent des conditions suffisantes pour parvenir à une solution en faveur soit de la croyance soit de l’incroyance.

Afin d’illustrer le bon usage de ces principes, examinons sur un point précis le débat entre croyant et athée. Considérons l’argument athée le plus connu, celui de l’insuffisance d’une preuve de l’existence de Dieu. C’est là, à l’évidence, l’argument le plus courant contre l’existence de Dieu disant, en somme, qu’aucune preuve digne réputé digne de ce nom n’a jusqu’ici été donnée, et il est légitime de croire que jamais on ne réussira à prouver l’existence de Dieu, ce soi-disant être parfait, parfaitement bon, tout-puissant, éternel, créateur du ciel et de la terre, etc. Appelons cet argument, l’argument «de la preuve insuffisante».

De prime abord, cet argument me paraît nullement ridicule. Je comprends aussi très bien pourquoi les athées y aient recours ; l’expérience, en effet, que nous avons du monde semble parler contre l’existence d’un être comme Dieu, avec les caractéristiques qui lui sont traditionnellement attribuées.

Un croyant comme Thomas d’Aquin, lui, fait pourtant une toute autre «lecture» du monde. Voici par exemple comme fonctionne très succinctement sa preuve dite «téléologique» (ainsi baptisée depuis Kant) reposant sur l’induction : de la fumée, donc du feu ; de l’ordre (dans le monde), donc une intelligence qui en est à l’origine.

Pourquoi l’athée pense que la preuve téléologique ne permet pas de conclure ce qu’elle veut conclure? Parce qu’elle pèche par insuffisance, répond l’athée. Croire en l'existence de Dieu serait l’équivalent de croire qu’une théière se trouverait en orbite autour du Soleil. Trop petite pour être détectée par nos plus puissants télescopes, la soi-disante théière ne peut donc être observée. On aura reconnu le fameux exemple de Bertrand Russell qui comparait l’existence de Dieu à celle d’une présumée théière céleste en orbite autour du soleil. Autant on ne peut vérifier l’existence de l’un que de l’autre.

Autrre exemple. Le foetus est-il un être humain. L'évidence nous invite à répondre non car il est impossible de détecter à l’intérieur du foetus une sorte d’«homoncule». Thomas d’Aquin ne dit pas cependant qu’un fœtus est un être humain, puisque selon la pensée téléologique qu’il emprunte intégralement à Aristote, le fœtus est en puissance un être humain. La biologie rejette avec raison l’existence d’un être humain dans le fœtus. Thomas d’Aquin ne donne pas tort à la biologie sur ce point, sauf qu’il adopte une tout autre conception de ce qui existe, à la savoir la conception téléologique aristotélicienne que récuse la science moderne expérimentale.

Ainsi Russell, comme bon nombre d’athées, voit le monde d’une certaine manière, c’est-à-dire que le monde est sans but ni finalité. Russell voit le monde, comme le voit la science. Et il demande que les preuves que nous avançons pour nos croyances, religieuses ou autres, soient à cet égard parfaitement suffisantes, sinon oublions-les. Russell écrit par exemple dans ses Essais sceptiques (1928): «Il n’est pas souhaitable de croire une proposition lorsqu’aucun fondement ne permet de la supposer vraie.». Il n’est donc pas raisonnable, selon Russell, de croire en Dieu, tout comme il est parfaitement irrationnel de croire en l’existence d’une théière céleste, en orbite autour du soleil ce, sur la base du principe de la suffisance des raisons ou des preuves justifiant nos croyances.

Russell voit le monde sans finalité, comme la science morderne, parce que leur conception qu'il en a est anti-téléologique. Il a donc un parti-pris au départ contre la preuve téléologique.



III



On aura compris que le principe sous-jacent auquel fait appel Russell, ainsi que l’athéisme qui en découle, est le fameux principe que son compatriote, William Clifford, avait déjà énoncé dans son article percutant : «The Ethics of Belief» (paru en 1879) .

Le principe qui porte son nom énonce qu’«il est mauvais, partout et pour quiconque, de croire quoi que ce soit sur la base d’une évidence insuffisante.»

On connaît l’exemple qu’invoque Clifford justifiant son principe des bonnes croyances. Un armateur peu scrupuleux charge son bateau d’émigrants. Le navire n’est pas en bon état; il le sait, mais s’en fiche. Or, le navire coule en cours de voyage. On pourrait multiplier les exemples en songeant en particulier à la catastrophe pétrolière récente de BP survenue dans le golfe du Mexique qui constitue sans doute l’une des pires catastrophes écologiques à survenir aux États-Unis. Les compagnies d’assurance garantissaient à BP les éventuels dommages à se produire sur la plate-forme pétrolière. Les croyances des dirigeants de BP – de Tony Hayward en particulier– n’étaient pas fondées quant à la sécurité de leur plate-forme pétrolière. Selon Clifford, le patron de BP est assurément coupable : sur la base des évidences qu’il possédait, BP n’était pas autorisé à poursuivre l’extraction du pétrole dans le golfe du Mexique. On pourrait également dire que, suivant Clifford, même si la plate-forme pétrolière n’avait pas explosée, BP aurait toujours été coupable de négligence. Rappelons en effet le Principe de Clifford: il est mauvais, partout et pour quiconque, de croire quoi que ce soit sur la base d’une évidence insuffisante. C'est dire que le principe en question est incontournable et sa nature est purement déontologique et nullement conséquentialiste.

Quoi qu’il en soit, sur la base du principe de Clifford, la croyance religieuse est désormais tenue comme déviante, fautive, voire vicieuse, et le croyant qui l’entretient est démasqué comme étant malhonnête et vicieux.

Au fond, donc, tout le débat entre l’athée et le croyant repose sur les épaules du Principe de Clifford-Russell, comme je le désignerai désormais. Est-il valide ou non?

J’ai plaidé tantôt pour un principe de charité. À mes yeux, Russell y fait entorse en comparant l’existence de Dieu à celle de la théière céleste. Russell est coupable, à mon avis, de ne pas chercher à comprendre ce qui mène le croyant à croire à l’existence de Dieu. Sa croyance est parfaitement loufoque, selon Russell.  Aussi, Russell pèche en ne respectant pas le principe du droit de critiquer l’adversaire.



IV



On pourrait penser, que Russell recherche la vérité en tablant sur le Principe de Clifford-Russell. Puisque le croyant ne proportionne pas sa croyance à l’évidence disponible, il est coupable de ne pas chercher le vrai. Je voudrais montrer au contraire que c'est Russell lui-même qjui va à l’encontre du principe de vérité.

La question devient donc celle de savoir si le Principe de Clifford-Russell passe son propre test. La réponse est non. En d’autres termes, d’où faut-il tenir que le Principe en question respecte ses propres exigences? En somme, quelle évidence suffisante justifie le Principe de Clifford-Russell? Il n’y a pas d’évidence suffisante en faveur du dit Principe.

Ce Principe semble indubitable, c’est-à-dire qu’il paraît évident par lui-même; une personne saine d’esprit ne saurait le mettre en doute – du moins, c’est ce que soutiendraient Russell et Clifford. Quelle est, en effet, l’évidence sur laquelle repose la croyance voulant qu’il faille toujours proportionner nos croyances aux évidences dont nous disposons? On peut donner quelques bons exemples, mais la généralité du principe pèche contre l’évidence disponible. Le Principe constituerait donc une hérésie au plan logique car il commettrait le sophisme de la généralisation hâtive.

On répondra que le Principe en question est évident par lui-même. Qu’est-ce à dire? L’idée semble être que le principe paraît être un énoncé analytique ou nécessaire, comme disent les philosophes, tel «Tout bâton a une longueur» ou «Ma mère est une femme», etc. Le principe n’est toutefois pas évident par lui-même car la question reste indéterminée de savoir ce qu’il faut précisément entendre par «évidence suffisante». Il s’agit, en réalité, d’une question de degré. En somme, la question cruciale est: à quel moment le Principe cesse-t-il d’être évident?

Conclusion : celui ou celle qui le comprend, comprend qu’il ne va pas parfaitement de soi.

Par ailleurs, si l’on devait l’appliquer systématiquement, le Principe de Clifford-Russell abolirait une masse considérable de croyances communes comme celle par exemple touchant les autres esprits. En fait, quelle évidence ou preuve aies-je de l’existence d’esprits autres que le mien? John Searle, pour sa part, croit dur comme fer,  que l’esprit existe, alors que des matérialistes comme les Churchland en nient catégoriquement l’existence. Pourtant, Searle et les Churchland croient détenir des raisons suffisantes de croire ce qu’ils croient! Ils s'accusent mutuellement d'aller contre l'évidence! Quelle affaire! Oui ou non : la croyance en l’esprit est-elle suffisamment fondée? Le Principe de Clifford-Russell échoue lamentablement à répondre cette question.

Le problème auquel est confronté le Principe de Clifford-Russell est du même type que celui auquel fut jadis confronté le Principe de vérification de la signification mis de l’avant par le positivisme logique du Cercle de Vienne. L’objection fatale fut celle de savoir si la signification du Principe de vérification était elle-même vérifiable: c'est-à-dire, est-elle «analytique» ou «empiriquement vérifiable». Si elle ne l’est pas, alors elle est dénuée de sens et, donc, le principe lui-même est aussi dénué de sens. Dans les beaux jours du Principe de vérification, l’éthique et la religion, mais aussi l’esthétique, à la seule exception des sciences de la nature, furent condamnées au non-sens. Nous sommes revenus, Dieu merci, de ces aberrantes exagérations.

Autre exemple. L’ex-athée, Sir Anthony Flew, a montré que le Principe de Clifford-Russell était parfaitement vain dans la résolution  le débat entre le croyant et l’incroyant. L’expérience de pensée qu’il propose est la suivante. (Voir Anthony Flew, There is a God. How the World’s Most Notorious Atheist Changed His Mind, Harper, 2007, p. 85-86.) Imaginons, comme le film Les dieux sont tombées sur la tête nous y invite, qu’un téléphone portable tombe d’un avion dans une tribu ne connaissant rien des technologies occidentales. Les gens de la tribu se demandent alors si les voix qui sortent de l’appareil quand ils composent un numéro sont produites par l’appareil où viennent d’ailleurs. Imaginons que les partisans en faveur de leur option, offrent comme évidence une reconstitution complète du même appareil, pièces par pièces : ils composent les mêmes numéros et entendre les mêmes voix. Conclusion : l’évidence veut que les voix entendues soient le produit des pièces, point à la ligne. D’autres, au contraire, persistent à croire que les voix viennent d’ailleurs, que ce sont celles d’autres êtres humains qui s’expriment comme eux, mais dans une langue différente, il va sans dire. Ils connaissent les porte-voix; ils en fabriquent, etc., pour communiquer entre eux dans les endroits éloignés. Pour eux, le téléphone est une sorte de porte-voix sophistiquée. Sur quelle évidence suffisante peut-on départager les deux positions rivales? Poser la question, c’est y répondre.

D’après ce qui précède, il est raisonnable de croire que le Principe de Clifford-Russell est mal adaptée comme moyen pour rendre intelligible la croyance religieuse. L’athée doit, en tout cas, refaire ses devoirs, en laissant tomber le Principe de Clifford-Russell tout en s'efforçant de satisfaire aux trois principes éthiques que j'évoquais au tout début.

dimanche 20 février 2011

René Lévesque crucifié. À propos du crucifix à l’Assemblée nationale et de la séance de prière dans les mairies du Québec

La philosophie a souvent recours à la science-fiction, plus précisément à ce qu’on appelle des «expériences de pensée » et ce, afin de mieux comprendre et d’évaluer une situation ou une question complexe. Nul doute que l’Allégorie de la caverne de Platon constitue une des plus célèbres expériences de pensée permettant de mieux comprendre notre situation vis-à-vis la connaissance de la vérité. Platon a proposé cette autre expérience de pensée avec l’Anneau de Gygès qui rend invisible : il est alors possible de tester sa propre moralité sous couvert d’invisibilité. Il y a plus de trente ans le philosophe américain John Rawls devait sa gloire à sa fameuse situation originelle sous le voile d’ignorance où nous aurions convenu du contrat social à la base de la plus juste des sociétés.

Allons-y donc d’un peu de science-fiction pour mieux être en mesure de juger du fameux crucifix surplombant l’Assemblée nationale qui fait couler tant d’encre aujourd'hui.

Imaginons que nous sommes en 2050 au Québec. Un référendum a eu lieu un an plus tôt à la faveur des tenants du Oui. Afin d’honorer les Pères de la nouvelle nation, l’Assemblée nationale du Québec décide de placer la photographie de René Lévesque au mur où trône actuellement le fameux crucifix. L’opposition officielle même en convient. Cependant, la photographie de Lévesque dérange les antitabagistes puisque l’illustre souverainiste porte tout proche de sa figure son éternel mégot. Ils conviennent que la photograohie de René Lévesque a sa place, mais la cigarette est de trop. Pour les antitabagistes, c’est René Lévesque sans cigarette ou rien du tout. L’Assemblée nationale, au contraire, vote unanimement pour le maintien de la photo de Lévesque avec sa cigarette parce que, soutient-t-on, le personnage de René Lévesque n’est pas sans sa cibiche – comme disent nos cousins français. Mais les opposants n’en démordent pas. Ils veulent inscrire dans la nouvelle Constitution québécoise un article condamnant la moindre trace ou allusion dans l’espace publique au tabagisme. Le président de la nouvelle république québécoise, dont le nom de famille est Dumaurier («Régulier» étant son prénom...) est d’ailleurs souvent pris a parti par des radicaux antitabagistes, bien qu’il soit non-fumeur. On a beau leur répéter ad nauseam que Dumaurier n’est qu’un nom de famille traditionnel et usuel, rien ne calme leur ardeur. Les antitabagistes rappellent avec raison que l’État québécois a adopté progressivement des politiques et des règlements sévères contre le tabagisme ; la cigarette étant désormais interdite dans tout endroit public, dont en particulier à l’Assemblée nationale. À cet égard, les films d’une lointaine époque où l’on grille cigarette sur cigarette font désormais objet de censure. Dans ce contexte, voir René Lévesque trôner avec sa cigarette à l’Assemblé nationale leur paraît parfaitement scandaleux, voire odieux.

Quelqu’un a déjà dit que le vrai problème, ce n’est pas la religion, mais le fanatisme ?


À l’évidence, les revendications fictives des antitabagistes pèchent par leur radicalisme. Dans une perspective d’une éthique de la vertu, l’antitabatigisme fait dans le « pas assez» ; on manque franchement d’ouverture, de souplesse ou de libéralité. Le vice opposé fait, de son côté, dans l’excès, dans «le trop». Or, la vertu,  réside dans le juste milieu, entre le «pas assez» et le «trop». Par conséquent, je suis d’avis que les défenseurs de la laïcité ouverte tiennent la position la plus raisonnable.