mercredi 21 octobre 2009

VIVRE ET LAISSER VIVRE. THOMAS D’AQUIN ET L’EUTHANASIE

Philosopher, c’est apprendre à mourir.
Montaigne
Être ou ne pas être, voilà la question
Deux médecins, X et Y, administrent la même dose massive de morphine à leur patient en phase terminale souffrant affreusement d’un cancer incurable. Les deux mourront sous peu de l’effet puissant des doses de morphine. Nos deux docteurs savent pertinemment que leur patient va mourir. Seul le médecin X tue son patient. Pourquoi le médecin Y ne commet-il pas lui aussi un homicide?
Si on adopte le Principe du double effet, remontant à la Somme théologique de Thomas d’Aquin (1225-1274), alors le médecin Y n’a commis aucun meurtre, même s’il a posé le même geste que le médecin X. Le Principe du double effet énonce qu’une action peut avoir plusieurs conséquences et que ce ne sont pas toutes ces conséquences qui sont visées dans l’action. Le Docteur angélique écrit :

«Un acte peut fort bien avoir deux effets dont l’un seulement est voulu, tandis que l’autre ne l’est pas. Or les actes moraux reçoivent leur spécification de l’objet que l’on a en vu, mais non de ce qui reste en dehors de l’intention, et demeure, comme on le sait, accidentel à l’acte.»
[1]

Ainsi, le médecin Y donne des doses massives à son patient dans le but de soulager ses douleurs. Il n’a pas, en d’autres termes, l’intention de tuer son patient, de sorte qu’il n’est pas coupable d’homicide. Le médecin X, lui, avait l’intention de tuer son patient parce qu’il voulait (disons) faire cesser les souffrances de son patient.
Bon nombre sont (disons-le) d’avis que la ligne démarquant les deux cas est nébuleuse, de sorte que la distinction entre euthanasie active et passive est futile somme toute. Ainsi, pour le président de la Fédération des médecins spécialistes du Québec, le Dr Gaétan Barrette, «endormir» un patient en fin de vie aux prises avec des douleurs intolérables à l’aide de la sédation palliative, c’est poser un geste d’euthanasie. Pas d’accord, répond le Dr Vinay, responsable des soins palliatifs de l’hôpital Notre-Dame du CHUM : «Il n’y a aucune intention de meurtre là-dedans. Il y a l’intention de soulager.»
[2]
L’intention est donc au cœur du débat sur l’euthanasie, et, avec elle, celle d’action. Une des grandes questions philosophiques à ce sujet consiste à démêler l’intention de l’action.
Par «action», les philosophes entendent généralement un geste ou une pensée intentionnelle. L’«action» d’un poison sur un corps, par exemple, n’est pas une action intentionnelle, car l’action du poison ne vise pas à donner la mort. Seul l’être humain, de même que certains animaux, sont capables d’une action intentionnelle comme «tuer». Une action intentionnelle peut coïncider avec le fait de ne rien faire. Être immobile est également une action parce que l’immobilité (pour mieux observer une peinture; pour admirer un paysage magnifique, etc.) implique une intention. D’ailleurs, toute pensée est de nature intentionnelle, c’est-à-dire qu’elle vise quelque chose. Un médecin peut par exemple volontairement cesser un traitement car celui-ci causera la mort de son patient. Cesser un traitement est une action et, qui plus est, une action intentionnelle puisque toute action est par nature intentionnelle. Lorsque je casse par mégarde un oeuf, je n’accomplis aucune action, car je ne vise rien contrairement à ce qui se passe lorsque je casse un œuf pour faire la cuisine. Lorsque je cuisine, j’agis en vue d’un résultat, d’un but (me nourrir, moi ou les autres). Mon action est dirigée vers un but, un accomplissement; elle possède une direction; bref, elle a un «sens».

L’action en question
Cela posé, nous sommes pourtant loin d’être au bout de nos peines, car le concept d’action se révèle particulièrement poisseux. Examinons cette anecdote tirée d’un essai retentissant du philosophe américain Donald Davidson (1917-2003).

«Je tourne l’interrupteur, j’allume la lumière et j’illumine la pièce. À mon insu, j’alerte aussi un rôdeur de ma présence à la maison.»[3]

Pour anodine qu’elle soit, l’anecdote recèle une énigme philosophique redoutable. En effet, aie-je fait quatre choses (tourner l’interrupteur, allumer la lumière, éclairer la pièce, et avertir quelqu’un de ma présence) ou une seule? Bon nombre soutiendront que je n’ai posé qu’une seule action pouvant recevoir par ailleurs plusieurs descriptions différentes. Une seule et même action peut être décrite de diverses façons. D’où la thèse de l’identité des actions que défend entre autres Davidson. Ailleurs, il écrit :

«'Je ne savais pas que le fusil était chargé' correspond à une forme canonique d’excuse. Je ne nie pas que j’ai pointé le fusil et pressé la gâchette, ni que j’ai tiré sur la victime intentionnellement. Il est clair que ce sont deux événements distincts, puisque l’un a débuté un peu après l’autre. Mais quelle est la relation entre le fait de pointer le fusil et presser sur la gâchette, et le fait que j’aie tiré sur la victime? La réponse naturelle, et, je crois, correcte, est que la relation est celle de l’identité.»
[4]
Supposons Gontran qui presse sur la gâchette et tue Alphonse. D’après Davidson et la thèse de l’identité, les deux actes de Gontran – presser sur la gâchette et tuer Alphonse - constituent une seule et même action. Mais ces actions sont-ils véritablement identiques? Voici Gontran tuant Alphonse, et voici la balle qui part du fusil. Peut-on affirmer que le premier acte a causé le second, c’est-à-dire que Gontran tuant Alphonse a causé le coup de feu? Bien sûr que non. Il est en effet plutôt étrange d’affirmer que l’acte consistant à tuer Alphonse ait causé le coup de feu. Voici que Gontran presse sur la gâchette. Il est tout à fait correct d’affirmer que cet acte cause le coup de feu. Par conséquent, l’action de presser sur la gâchette a la propriété de causer le coup de feu, tandis que l’action de tuer Alphonse n’a pas la propriété de causer le coup de feu. Conclusion : puisque les deux actions n’ont pas la même propriété, il s’ensuit qu’elles ne peuvent constituer une seule et même action. Davidson a donc tort.
Il s’ensuit aussi que la thèse de l’identité des actions est fausse. Il nous faut donc envisager la thèse contraire, à savoir la thèse de la multiplicité des actions défendue entre autres par Thomas d’Aquin
[5]. Selon celle-ci, presser sur la gâchette et tuer Alphonse ce n’est pas faire la même chose, mais deux choses distinctes. Dans l’anecdote de tantôt, il y a bel et bien quatre actes différents et distincts, et sans doute bien d’autres encore.
L’un des problèmes auxquels est confronté cette seconde thèse, c’est sa grande prodigalité au plan «ontologique», comme disent les philosophes. L’«ontologie» est ce domaine de la philosophie qui s’interroge sur ce qui existe véritablement. Or, en adoptant la thèse de la multiplicité, on fait croître, comme disent encore les philosophes, «l’ameublement du monde» de manière inconsidérée, et cela pèche contre la fameuse maxime de Guillaume d’Occam, il ne faut pas multiplier les entités sans nécessité.
Quoi qu’il en soit, selon la thèse de la multiplicité de l’action que défend Thomas d’Aquin, lorsqu’un médecin administre des doses massives de morphine à son patient en vue de soulager ses douleurs, il pose une action, et si le patient en meurt, cet événement n’est pas une action dont il est l’auteur. Au contraire, pour le partisan de la thèse de l’identité, notre médecin fait une seule et même action; par suite, il «tue» le patient.

N’est-il jamais permis de se suicider ?

La problématique de l’euthanasie est bien contemporaine. C’est pourquoi Thomas d’Aquin n’en parle pas. Il aborde cependant la difficile question du suicide.
[6] Camus faisait du suicide le seul problème philosophique qui puisse se poser.[7] C’est cependant se donner beaucoup trop d’importance. Les partisans de l’euthanasie réclament un droit à la mort. L’homme moderne se veut souverain sur sa propre personne jusque dans la mort.
Pour le Docteur angélique, le suicide est contre-nature. L’homme, en effet, s’aime naturellement. L’amour de soi est, du moins au départ, si inné et puissant qu’on a toutes les difficultés du monde à aimer les autres. En fait, nous ne savons pas comment aimer celui ou celle que l’on est et, partant, nous n’aimons pas les autres. Il faut d’abord apprendre à s’aimer, et cela veut dire reconnaître et accepter ses propres limites, nos faiblesses, nos misères ; bref, nos manques d’amour. C’est pourquoi Thomas d’Aquin dit que le suicide est d’abord manque de charité envers soi-même.
Le suicide est aussi un manque de charité envers les autres. Contrairement à l’esprit individualiste qui marque nos sociétés modernes, l’homme, selon Thomas d’Aquin, appartient à la société, comme une partie dans un tout. En se suicidant, l’homme qui ne s’aime pas, n’aime pas les autres.
Enfin, celui qui s’aime, aime Dieu, c’est-à-dire son prochain. «Aussi quiconque se prive lui-même de la vie, pèche contre Dieu et la société.»


[1] Thomas D’Aquin, Somme théologique, 2, 2 Question 64, art. 7.
[2] Cité dans Le Devoir du samedi et dimanche 17-18 octobre 2009, Cahier C, p. 1.
[3] Donald Davidson, «Actions, raisons et causes», in Actions et événements, PUF, Épiméthée, 1993, p. 17.
[4] Donald Davidson, «La forme logique des phrases d’action», in Actions et événements, op.cit. , p. 154.
[5] Voir Thomas d’Aquin, Somme théologique, 1 2, Question 7, article 3.
[6] Voir Somme théologique, 2, 2 Question 64, article 65.
[7] Voir Albert Camus, Le mythe de Sisyphe.

vendredi 28 août 2009

La défaite du pluralisme et la garantie de succès de l’exclusivisme chrétien (dernier de trois billets)

Soyez toujours prêts à justifier votre espérance devant ceux qui
vous en demandent raison. Mais que ce soit avec douceur et crainte.
1 Pierre, 3 -15





J’ai mentionné dans le précédent billet que le pluralisme de Berlin constitue la version la plus articulée (et surtout la plus critiquée) qu’on puisse trouver. Évidemment, on peut ne pas souscrire au pluralisme berlinien tout en étant adepte du pluralisme. Il doit en effet exister plusieurs versions du pluralisme, sans quoi un pluralisme unique s’auto-réfuterait. On peut également rejeter le pluralisme de Berlin au nom d’une forme de monisme. L’exclusivisme chrétien de Plantinga constitue une forme de monisme, et c’est ce monisme que je vais défendre dans ce billet. Il apparaît que les libéraux qui défendent le programme d’Éthique et de culture religieuse (ECR) font appel à la notion de pluralisme chez Berlin. J’ai établi dans le précédent billet que le pluralisme berlinien constitue un «défaiseur» (defeater) du libéralisme. C’est-à-dire que l’admission de la notion de pluralisme berlinien constitue une contre-évidence pour le libéralisme. Je vais montrer dans le présent billet que le pluralisme ne peut être vrai puisqu’il présente un grave paradoxe, de sorte que le pluralisme ne peut être vrai. L’exclusivisme chrétien offre pour sa part une garantie de fiabilité. Il faut donc préférer l’exclusivisme chrétien au pluralisme. Or, puisque ECR fait appel au libéralisme pour l’apprentissage du pluralisme, et puisque le pluralisme et le libéralisme présentent de très sérieuses lacunes au plan logique et conceptuel, ce programme est mal conçu sur le plan philosophique. Il faut donc l’abandonner et revenir au programme d’enseignement religieux de jadis.


Contingence du pluralisme
Pour réfuter le pluralisme de Berlin, il ne serait pas suffisant de montrer que l’expérience enseigne que les conflits de valeurs se résolvent très souvent. Rappelons que, selon Berlin, les conflits de valeurs, sont par nature insolubles. La thèse de Berlin sur les valeurs est une thèse qui se veut métaphysique en ce sens qu’elle porte sur la nature ou le sens des choses en général. En d’autres termes, le monde est ainsi fait, nous dit Berlin, que les valeurs sont incommensurables et irréconciliables. Citons à ce propos cette phrase capitale tirée de son essai «Deux concepts de liberté» : «Que nous ne pouvons tout avoir est une vérité non pas contingente mais nécessaire».[1] Prenons le temps de nous arrêter afin de prendre toute la mesure de cette déclaration.
La phrase de Berlin est tout sauf claire. Elle pose problème à plus d’un titre. D’abord, Berlin nous parle de la «vérité». Il n’est plus question ici de valeur, mais de vérité, le maître mot de toute la philosophie. De plus, il n’est pas seulement question de vérité, mais de vérité nécessaire. Le pluralisme des valeurs de Berlin se transforme en un pluralisme épistémique.[2]
On peut légitimement se demander si un pluraliste est autorisé à énoncer des vérités et, qui plus est, des vérités nécessaires. Berlin nous dit que la vérité en question (qu’on ne peut tout avoir) est nécessaire, c’est-à-dire non-contingente. La distinction entre vérité contingente et vérité nécessaire est bien connue des philosophes.
Par exemple, que l’être humain ait dix doigts dans les deux mains, est une vérité contingente, c’est-à-dire une vérité qui aurait pu être autre, l’humain aurait pu avoir dans chaque main 6 doigts au lieu de 5. Rien n’obligeait apparemment à ce que les premiers hommes aient cinq doigts plutôt que 6 ou 10. Ainsi un énoncé contingent comme l’être humain a dix doigts est vrai, mais aurait pu être faux. De même, «Barak Obama est l’actuel président des États-Unis» est un énoncé contingent qui aurait pu être faux si John McCain avait été élu à la dernière présidentielle américaine.
Maintenant, 10 – 5 = 5 est une vérité nécessaire, car il est inconcevable que 10 – 5 n’égale pas 5. Il est logiquement impossible que 10 – 5 ≠ 5. En d’autres mots, il n’est pas possible que 10 – 5 ait pu donner autre chose que 5. Qu’on ne puisse tout avoir, selon Berlin, est au même titre une vérité nécessaire. Il est logiquement exclu qu’on puisse tout avoir. L’énoncé de Berlin se veut une vérité nécessaire concernant les valeurs tout comme un énoncé mathématique portant sur les nombres. On conviendra toutefois qu’il est nettement moins évident de penser qu’il est nécessaire qu’on ne puisse pas tout avoir que de penser que 10 – 5 = 5.
Pourquoi est-il nécessaire qu’on ne puisse pas tout avoir? Pourquoi n’aurions-nous pas tout? Les faits et l’expérience humaine le démontrent abondamment : l’être humain est limité et restreint dans ses choix. Les valeurs sont ainsi faites qu’on ne peut en préférer l’une aux détriments des autres, répond de son côté Berlin. Nécessairement, par conséquent, conclut Berlin, on ne peut pas tout avoir. Or, j’ai dit dans le billet précédent que l’argument qu’invoque Berlin en faveur du pluralisme, c’est la condition humaine, en somme l’expérience.
Le raisonnement de Berlin conduisant à sa thèse voulant qu’on ne peut pas tout avoir est une vérité nécessaire, est la suivante:

Prémisse : L’expérience des hommes indique qu’il ne peut pas tout avoir.
Conclusion : Nécessairement, l’homme ne peut tout avoir.

Même un débutant en logique observera aisément que ce raisonnement n’est pas valide car d’une vérité contingente (la prémisse) on ne peut logiquement déduire une vérité nécessaire (la conclusion). En d’autres termes, une induction n’est jamais certaine à 100%. C’est une loi élémentaire de logique.
La conclusion est que le pluralisme de Berlin est une vérité contingence, c’est-à-dire qu’il aurait bien pu en être autrement.


Le paradoxe du pluralisme
Mais il y a plus. Je vais montrer que le pluralisme de Berlin renferme un grave paradoxe. On vient d’établir que le pluralisme berlinien est (au mieux) une vérité contingente. Or, si la vérité est une valeur, alors la vérité doit être elle aussi plurielle, si le pluralisme dit vrai. Il s’ensuit que la vérité doit être irréductible et insoluble, du moins si on admet encore une fois que le pluralisme soit vrai. Le pluralisme est dès lors confronté au paradoxe suivant : s’il est vrai, alors il est faux; et s’il est faux, il est vrai.
En effet, s’il est vrai qu’il existe plusieurs vérités incompatibles et insolubles, alors il est faux que le pluralisme soit vrai puisqu’il n’y a pas de vérité qui soit vraie de manière absolue, pas même le pluralisme. De sorte qu’en soutenant qu’il dit le vrai, le pluralisme est un monisme. S’il est faux que le pluralisme soit vrai, alors il est vrai! Mais s’il est vrai, il est faux! Le pluralisme se bute sur une incohérence inhérente. Il n’énonce qu’un simulacre de vérité.
Dans ces conditions, il reste à examiner si le christianisme offre une vérité qui, à défaut d’être certaine à 100%, offre à tout le moins une garantie de fiabilité.



L’exclusivisme chrétien
Depuis Platon, les philosophes ont eu tendance à préférer le monisme. L’argument est que toutes les choses bonnes doivent être compatibles entre elles, ce qui conduisit, par exemple, Platon, à admettre l’existence de la Forme du Bien subsumant toutes les autres Formes des choses bonnes; les choses justes, par exemple, relevant de la Forme du Bien. Ainsi, selon Platon, le Bien constitue l’idée la plus générale qui soit et aussi la plus réelle. Nul doute que l’élève de Socrate constitue le champion de tous les monismes.
Le christianisme, c’est connu, fut fortement marqué par le platonisme. On songe en particulier à saint Augustin (354-430), évêque d’Hippone. Le Dieu chrétien est un Dieu en qui tout bien se résume et émane. Le monde créé par Dieu est donc bon. Les humains aussi. Le christianisme enseigne le monisme moral : il n’y a qu’un seul bien, et ce bien est Dieu. Le grand problème que rencontre le christianisme, c’est le mal. C’est l’objection très sérieuse qui remonte à Épicure : Si Dieu est parfaitement bon, pourquoi alors le mal existe-t-il? Dieu, qui est Amour, comme l’enseigne encore le christianisme, doit désirer éliminer le mal. De deux choses l’une, ou bien Dieu n’a pas le pouvoir d’éliminer le mal, auquel cas il n’est pas tout-puissant; ou bien, il ne désire pas l’éliminer, auquel cas il est méchant. Comment dédouaner Dieu? Le christianisme enseigne que le mal origine de l’humain – d’«Adam»- qui fut créé libre de faire ou non le bien. Plantinga répond en écho:

Dieu peut créer des créatures libres, mais il ne peut pas être la cause de ce qu’elles ne fassent pas ce qui est bien ou les déterminer à ne faire rien d’autres. Car s’il agissait ainsi, ces créatures ne seraient, après tout, pas si libre que cela; elles ne feraient pas le bien librement.[3]

On ne saurait dire : Dieu nous a donné la liberté pour le servir. En tout cas, il faudrait ajouter, pour le servir avec amour, c’est-à-dire librement.


La liberté-alliance
Mais, Dieu, dans sa préscience divine, ne devait-il pas savoir que l’humain allait «pécher», c’est-à-dire faire le mauvais choix? Oui et non. C’est la contrepartie de la liberté![4] Et c’est encore, comme chez Berlin, la liberté qui est au cœur du débat. Attention, cependant. Chez Berlin, ce n’est pas la liberté de choix de l’humain qui engendre les conflits des valeurs qui affligent notre monde, puisque ceux-ci, comme nous l’avons dit, existent indépendamment de nous, de manière objective (c’est d’ailleurs pourquoi le pluralisme de Berlin est qualifié d’objectif). Dans l’enseignement chrétien, tout se passe comme si la faute – la liberté humaine – est source d’erreur, de conflits, alors que la réalité, elle, telle que créée par Dieu, en est exempte.
Mais le christianisme admet aussi une conception radicalement différente de Dieu, de sa relation avec l’homme, du mal, etc. C’est cette conception qu’il faut privilégier. Commençons par Dieu. Dieu est essentiellement un Dieu-amour, celui que Jésus a révélé. Ce Dieu est d’une certaine manière impuissant, ou mieux, il se fait impuissant par amour de notre liberté. Comme l’écrit Jacques Duquesne : «Si Dieu n’a pas empêché Auschwitz, ni aucun génocide, ni aucun malheur du monde, ce n’est pas qu’il ne le voulait pas, c’est parce qu’il ne le pouvait pas.» Pourquoi donc ne le pouvait-il pas? Toujours en raison de notre fameuse liberté que Dieu a conféré aux hommes![5] En effet, un Dieu-amour doit se limiter, car «si j’aime, je suis dépendant de l’aimé(e).»[6] De cette manière, Dieu ne pouvait pas ne pas se faire homme dans la personne de Jésus de Nazareth. Pourquoi? Parce que l’amour est plus fort que tout.
Selon cette conception d’un Dieu-amour impuissant par nécessité de respecter notre liberté, le monde n’a pas été créé par Dieu en six jours. Comme l’écrit encore très justement Jacques Duquesne :

…la Création est une histoire en train de se faire. Dieu n’a pas fabriqué le monde comme un artisan fabrique un objet; même si cet artisan y met beaucoup de lui-même, comme on dit, même s’il y consacre le meilleur de lui-même, cet objet devient tout à fait indépendant de lui-même. Ils se séparent. Bien souvent, notre artisan ignorera même la destinée de cet objet auquel il a consacré tant de soins. La Création au contraire n’est pas terminée. Elle est en train de se faire. Elle est maintenant l’œuvre de deux associés, Dieu et l’Humanité. C’est pourquoi la Bible parle de leur Alliance.[7]

Au plan métaphysique, il s’ensuit que l’univers créé n’est pas irrémédiablement conflictuel, comme le soutient Berlin. Pour respecter la liberté humaine, Dieu n’a pas créé un monde parfait au départ, «ready-made». La perfection est à venir, comme Dieu lui-même, selon la formule liturgique : «Gloire au Père, au Fils et au saint Esprit, au Dieu qui est, qui était et qui vient.» Le défi de Dieu, c’est d’allier notre liberté à la sienne afin de parachever la Création qui reste inachevée et imparfaite.


La garantie épistémique de l’exclusivisme chrétien
C’est sur la base du précédent modèle moniste chrétien que Plantinga assure que lorsque nos facultés cognitives oeuvrent en alliance avec Dieu (sous l’instigation en particulier de l’Esprit saint), dans un environnement approprié, conçu suivant un plan visant à engendrer des croyances vraies, alors nos croyances sont garanties et sont donc fiables. Dit autrement, nous avons l’assurance que lorsque nous agissons librement en alliance avec l’Esprit saint de Dieu, nous pouvons résoudre des conflits qui, autrement, restent insolubles.
Le christianisme admet donc, comme le pluralisme, l’existence d’un monde empreint et hanté par des conflits apparemment incommensurables et insolubles. Mais à la différence du pluralisme de Berlin, le christianisme enseigne que l’Alliance Dieu-homme permet de résoudre ces conflits. Rien ne garantit en effet à 100% la foi du chrétien. Après tout, il s’agit d’une question de foi! Si la foi était certitude, alors seuls les imbéciles seraient athées. Mais l’incroyant est loin d’être un imbécile. Comme tout être intelligent, il ne demande qu’à croire en Dieu dans la mesure où il serait rationnel d’y croire. Or, d’après ce qui précède, je pense qu’il devrait y croire parce que le christianisme offre une garantie, ce qui n’est pas le cas pour le pluralisme. Le pluralisme athée de Berlin présente un pessimisme indépassable, mais surtout, il est foncièrement paradoxal; par conséquent, il est assurément faux. De son côté, le Christianisme offre un optimisme, une espérance, et il présente une garantie de vérité, contrairement au pluralisme.

Veut-on enseigner aux jeunes le vrai ou le faux? Enseigner le pluralisme, c’est enseigner en somme une pensée paradoxale et, donc, certainement fausse. Au contraire, enseigner le christianisme, c’est enseigner une religion qui offre, à défaut de la certitude, une garantie de vérité. L’exclusivisme chrétien, comme on l’a vu dans le premier de ces trois billets, est parfaitement légitime sur le plan moral et épistémique.

Voilà donc les raisons qui me conduisent à penser qu’il faut impérativement abolir le programme ECR, et remettre en place l’enseignement religieux catholique dans nos écoles.





[1] Isaiah Berlin, Éloge de la liberté, Presses Pocket, 1990, p. 216.
[2] L’adjectif «épistémique» est un néoligisme qui se rapporte à l’épistémologie. L’«épistémologie» (du grec épitémè, science, savoir) est cette displicine de la philosophie qui étudie la possibilté de la connaissance. Puisque la connaissance implique la vérité, l’épistémologie s’occupe également de la notion de vérité.
[3] Alvin Plantinga, The Nature of Necessity, Notre Dame, 1974, p. 166. Ma traduction.
[4] Le récit biblique n’est pas pour autant dédouaner des contradictions qu’il recèle. Par exemple, dans le récit biblique «de la chute d’Adam et Ève», c’est le serpent qui séduit Ève et l’invite à manger du fruit interdit. Dieu créa donc une créature mauvaise, le serpent, qui fut cause de la faute d’Adam. Conclusion : Dieu n’est pas parfaitement bon, puisqu’il a créé des créatures qui se révèlent maléfiques! Pour bon nombre de chrétiens, il n’y a rien de scandaleux dans le fait que Dieu soit «imparfait» comme on le verra dans la suite. Voir par exemple Jacques Duquesne, Le Dieu de Jésus (Grasset, 1997).
[5] Jacques Duquesne, op. cit., p. 97.
[6] Ibid., p. 98.
[7] Ibid., p. 94. Souligné dans le texte.

mardi 25 août 2009

Prendre au sérieux le pluralisme du programme d'Éthique et de culture religieuse


La liberté des uns dépend des limites que s’imposent les autres.
Isaiah Berlin, «Two Concepts of Liberty»





Le pluralisme en question
Dans le billet précédent, j’ai plaidé en faveur de l’exclusivisme chrétien. J’ai établi sa légitimité autant sur le plan moral qu’épistémique. Selon moi, il est préférable de partir de l’exclusivisme chrétien pour aborder ensuite le pluralisme, contrairement à la position qui anime le programme d’Éthique et de culture religieuse (ECR) qui vise l’apprentissage du pluralisme. L’exclusivisme chrétien permet de mieux préparer les jeunes Québécois à penser avec une pensée pluraliste. L’argument est que, même si l’exclusivisme chrétien ne peut justifier ses croyances, il offre néanmoins une garantie de fiabilité. En d’autres termes, il est préférable d’adhérer à une croyance fiable que de pas avoir de croyance du tout, car c’est sur la base de l’adhésion à des croyances fiables qu’il devient possible de comprendre les autres croyances et, partant, de mieux se comprendre soi-même.
L’idée reçue qui circule au sujet du pluralisme, c’est qu’il existe plus d’une valeur (pluralisme moral), ou plus d’une vérité (pluralisme épistémique). Très souvent, on confond le pluralisme avec une position différente, le relativisme, qui allègue que toutes les valeurs (relativisme moral) ou toutes les vérités (relativisme épistémique) se valent, qu’il n’y a pas de valeur ou de vérité qui soit supérieure aux autres. Le pluralisme signifie quelque chose de différent. Il affirme que toutes les valeurs ou toutes les vérités ne se valent pas (le pluralisme est donc différent du relativisme) et, par ailleurs, il affirme que certaines valeurs (ou vérités) entrent irrémédiablement en conflit.
Comme l’écrit Hilary Putnam : «Le pluralisme est l’un des sujets les plus importants et les plus difficiles de notre temps.»
[1] Dans ce billet, je voudrais présenter et examiner de manière critique la version du pluralisme proposée par celui qui, au XXe siècle, à élaborer et défendu avec vigueur le pluralisme des valeurs, le philosophe britannique d’origine russe, sir Isaiah Berlin (1909-1997). Quand il est question du pluralisme, celui de Berlin demeure incontournable. Bien sûr, il existe bien d’autres versions du pluralisme que celui de Berlin, puisqu’en vertu du pluralisme lui-même, il doit en exister une pluralité de versions. Je montrerai que l’exclusivisme chrétien est assez proche d’un certain point de vue de la notion du pluralisme chez Berlin tout en étant radicalement différent d’un autre point de vue. Selon moi, l’exclusivisme chrétien est préférable au pluralisme de Berlin. C'est ce que je montrerai dans le prochain billet. Après avoir présenté succinctement le pluralisme de Berlin, je montrerai qu’il entre directement en contradiction avec le libéralisme. Or, comme nous le verrons, le programme d’ECR repose sur le libéralisme. Par conséquent, le pluralisme de Berlin est incompatible avec le programme d’ECR, de sorte que, ce programme est vicié dans sa conception même, et qu’il doit être abandonné.


Un pluralisme tragique
Un Québécois catholique interviewait un jour un moine bouddhiste en lui demandant si le fait qu’il soit né catholique constituait une malchance. Le moine répondit avec tact en disant que la vie présente d’un homme correspond à la vie qu’il menait antérieurement. Le Québécois conclut qu’il avait mal vécu dans une vie antérieure pour renaître au Québec en un chrétien catholique. Un prêtre qui se trouvait à la même tribune que le moine répondit que, de son point de vue, la foi est une grâce de Dieu, de l’Esprit saint en particulier. L’interviewer poussa un soupir de soulagement en entendant cette réplique car, dès lors, il se sentit comme un enfant particulièrement choyé par Dieu.
Pour le moine bouddhiste, nous payons en cette vie pour les mauvaises conduites d’une vie antérieure. La principale valeur que prône le moine bouddhiste est celle de la juste rétribution : tu as commis tel délit en cette vie, tu paieras implacablement ta dette dans une autre existence. La valeur que proclame le catholique est, au contraire, l’absolue liberté de Dieu et de son amour.
Pour un partisan du pluralisme comme Berlin, les valeurs du bouddhisme et du catholicisme sont conflictuelles, irréconciliables et irréductibles. Aucune n’est meilleure ou supérieure à l’autre. Les deux s’affrontent directement de manière insoluble.
Autre exemple de pluralisme irréconciliable ou «incommensurable» pour employer le vocable de Berlin. La Charte québécoise des droits et libertés de la personne (1975), à l’article 41, stipule que «Les parents… ont le droit d’exiger que, dans les établissements d’enseignement publics, leurs enfants reçoivent un enseignement religieux ou moral conforme à leurs convictions…». L’État québécois ne peut honorer ce droit dit «socio-économique» en raison du fait qu’il reconnaît au préalable la liberté fondamentale de religion (article 3). C’est d’ailleurs la conclusion du rapport Proulx, suivant laquelle, l’article 41 est incompatible avec l’article 3 reconnaissant à tous les citoyens du Québec la liberté de religion. Voilà donc un autre exemple illustrant le pluralisme.
Le pluralisme berlinien est donc tragique. Comme on le verra plus après, l’idéal d’une société libérale parfaitement tolérante et harmonieuse comme le proclament les chantres libéraux aux lunettes roses constitue une pure illusion. La vie d’une démocratie libérale abonde en drames où des valeurs que nous chérissons sont sacrifiées sur l’autel du libéralisme. Le pluralisme de Berlin n’est pas un optimisme digne de Pangloss. L’idée donc que les valeurs, dans une société libérale, soient résolubles (ou « accommodables », pour emprunter un terme à la mode) constitue une belle illusion dont bon nombre de libéraux se plaise à entretenir.
Berlin n’a jamais consacré une étude approfondie au pluralisme, son thème de prédilection. Il en traite à l’occasion, principalement dans la dernière section de son fameux texte, «Two concepts of Liberty» (1958), intitulée «L’un et le multiple». Les deux concepts de liberté, «négative» et «positive», l’engage au pluralisme des valeurs. Quelle est cette distinction qu’opère Berlin dans l’idée de liberté?
Je suis libre « négativement » dans la mesure où personne ne vient me gêner dans mon action. Lorsque je traverse au feu vert de circulation, j’exerce ma liberté «négative» au sens où les automobilistes doivent me céder le passage. Les droits à la vie, à la liberté et à la propriété sont aussi « négatifs » en ce sens : personne ne doit empêcher quiconque de les exercer. Respecter la vie de l’autre : c’est ne pas lui porter atteinte; respecter sa liberté : c’est ne pas l’entraver dans ses actes et ses choix; respecter sa propriété : c’est ne pas lui prendre contre sa volonté ce qu’il possède ou encore, ne pas limiter l’usage qu’il peut en faire. Ainsi, ces droits négatifs commandent à tous les citoyens de même qu’à l’État de ne pas accomplir des actions qui entraveraient l’exercice de ces droits par leurs détenteurs.
Par ailleurs, je suis libre « positivement » lorsque les autres font quelque chose pour que je puisse accomplir mon action. La liberté d’être éduqué est une liberté positive en ce sens que nous devons tous contribuer à mettre en place les conditions nécessaires permettant l’éducation de tous et chacun. Les droits dits « positifs », tels les droits à l’éducation, à la santé, à l’emploi, à un revenu minimum, à l’aide sociale, à l’entraide, etc., commandent aux citoyens ainsi qu’à l’État d’accomplir des actions qui permettent à ceux qui en sont reconnus détenteurs de les exercer pleinement. Ces droits sont aussi appelés, droits « socio-économiques ». Ils sont apparus vers la seconde moitié du XXe siècle avec le développement de l’État providence. Ces droits sont rarement inscrits dans les chartes des droits et libertés, car leur mise en œuvre dépend de facteurs aléatoires, notamment des capacités économiques de la société. Par exemple, un État qui inscrirait le droit au travail dans sa charte s’exposerait à des poursuites judiciaires de la part de tous les chômeurs!
Berlin donne un sens «métaphysique» à la liberté positive qu’il rejette par ailleurs, privilégiant la liberté négative. Être libre au sens positif, c’est désirer être son propre maître. Or, si je dois être mon propre maître, la question se pose au préalable de savoir qui je suis au sens vrai du terme. Dans le courant de la philosophie rationaliste remontant à Platon, mon véritable « moi » s’identifie à la raison; mon « faux » moi, ce sont les désirs et les passions. Par conséquent, si je veux devenir mon propre maître, il faut que j’aspire à me soumettre à la raison et soumettre également les autres à la raison. Dès lors, je sais mieux qu’eux ce à quoi ils aspirent sans le savoir : « Il m’est alors aisé de me concevoir comme contraignant les autres pour leur bien, dans leur intérêt et non le mien.», écrit Berlin.
[2] On connaît la suite:

« Sitôt que je me place dans cette perspective, je peux me permettre d’ignorer les désirs concrets des hommes ou des sociétés, les intimider, les opprimer, les torturer au nom de leur ‘vrai’ moi, convaincu que quelle que soit la fin qu’ils poursuivent (le bonheur, le devoir, la sagesse, une société plus juste, leur épanouissement personnel), celle-ci n’est pas différente de leur liberté, c’est-à-dire du libre choix de leur ‘vrai’ moi, même si ce dernier reste souvent enfoui et inexprimé.»
[3]


En somme, la liberté positive conduit au despotisme. Robespierre, Hitler, Staline, Mao, etc., se reconnaissent dans ce lugubre portrait. Chez les philosophes, adeptes de la liberté positive, Berlin range tous les grands philosophes rationalistes, à commencer par Platon jusqu’à Hegel et Marx.
Berlin n’a pas cherché à concilier les libertés positives et négatives, car cette entreprise est celle du monisme qui, à la différence du pluralisme, exècre la diversité et plaide en faveur d’une unité rationnelle derrière la diversité apparente des valeurs. Berlin, quant à lui, se satisfait de prendre acte de l’existence de valeurs conflictuelles. D’où son pluralisme à visage humain qui reconnaît simplement que cette situation est constitutive de la condition humaine : «La condition humaine étant ce qu’elle est, écrit Berlin, les hommes sont condamnés à faire des choix et ce… en vertu d’un fait par nature incontournable, à savoir que les fins sont parfois antagoniques : on ne peut tout avoir.»
[4]
D’après Berlin, le concept négatif de la liberté est préférable à l’autre. Son argument en faveur du concept négatif ne fait évidemment pas appel à la raison, puisque la raison est mis hors-jeu, mais à l’expérience. Notre condition nous obligeant à faire des choix, autant opter pour le concept de liberté qui exclut l’éventualité redoutable de l’autoritarisme.


L’antagoniste radical du libéralisme
Optant pour la liberté négative, et rejetant la liberté positive, Berlin est demeuré un partisan du libéralisme. Il semblerait donc que le pluralisme, du moins celui de Berlin, soit compatible avec le libéralisme. Malheureusement, Berlin a été peu bavard sur ce point crucial. Après avoir cherché à donner raison à Berlin, son critique britannique, John Gray, a montré plus récemment que le pluralisme de Berlin est en réalité incompatible avec le libéralisme.
[5] Si Gray a raison, il y a aussi incompatibilité entre le programme ECR et le pluralisme, puisque le programme en question, comme je le montrerai, repose sur une conception libérale.
Le libéralisme est une philosophie politique moniste. Que ce soit sur la base d’un système de droits, ou de principes de justice comme chez Rawls, le penseur libéral entend résoudre ou arbitrer les différents conflits survenant au sujet des différentes conceptions de «la vie bonne». Comme dit le slogan rawlsien, «le juste a priorité sur le bien».
[6] Le libéral se drape de «l’ouverture» à la différence, au pluralisme, à la tolérance. C’est là cependant l’un des plus grands mythes de toute la modernité! Le libéralisme est foncièrement moniste, pas du tout pluraliste. Il laisse entendre qu’il l’est ou qu’il veut le devenir, mais il cache son monisme intransigeant derrière un système de droits ou de principes de justice.
Voyez, par exemple - un exemple parmi tant d’autres – le cas évoqué plus haut du droit à l’enseignement religieux et moral énoncé dans la Charte québécoise des droits et libertés de la personne (article 41). L’État libéral gère si bien ce conflit de droits qu’il brime purement et simplement le droit des croyants à recevoir l’enseignement religieux qu’ils réclament de droit! Tolérant, l’État libéral? Une farce grossière! Il se réfugie derrière l’existence d’autres droits jugés plus fondamentaux, en l’occurrence celui de la liberté de religion, pour soustraire le droit à l’enseignement religieux et moral. Et quand l’exercice d’un droit menace soi-disant l’intérêt public, l’État invoque alors la clause de L’exercice des libertés et droits fondamentaux (article 9.1 de la Charte québécoise) où il est stipulé que «Les libertés et les droits s’exercent dans le respect des valeurs démocratiques, de l’ordre public et du bien-être général des citoyens du Québec.» Voilà une procédure nettement conséquentialiste dans sa mouture, parfaitement contraire à la nature déontologique des droits! Qui peut oser encore croire que le libéralisme soit une philosophie politique parfaitement cohérente!
En fait, le libéralisme donne raison au pluralisme : le «bateau libéral» fuit de toutes parts; d’innombrables conflits de valeurs sont résolus arbitrairement, contrairement à ce que prétend le libéralisme. Une chose demeure : les conflits de valeurs existent malgré la mascarade moniste des solutions libérales.
En fait, le libéralisme ne peut tout simplement pas admettre le pluralisme car ce sont des philosophies politiques radicalement contraires. Il suffit d’une simple réflexion pour comprendre ce point crucial. Si Berlin dit vrai, c’est-à-dire si les conflits de valeurs sont insolubles, alors aucune autorité politique ne peut avoir de bonnes raisons d’imposer à qui que ce soit une solution à ces conflits qui, par nature, sont insolubles. Ce qui signifie qu’un État libéral devrait s’abstenir de légiférer, c’est-à-dire d’exister. Voilà l’objection centrale, selon Gray, du pluralisme contre le libéralisme. Alors, le libéral qui veut intégrer le pluralisme doit cesser de rêver. Il doit abandonner le libéralisme s’il veut véritablement épouser le pluralisme.



Le libéralisme du programme ECR
Dans l’introduction à Éthique, culture religieuse, dialogue, Georges Leroux écrit :

L’école laïque n’est pas en effet l’école de ceux qui ont renoncé à la religion et qui tolèrent en les méprisant ceux qui lui conservent une place dans leur vie; elle est l’école du respect de la liberté de religion et de la liberté de conscience de tous. L’athéisme et l’agnosticisme y trouvent une place aussi légitime que la croyance. La démocratie à l’école est à ce prix, et tous les arguments qui, déjà, dans le rapport Proulx, montraient l’importance de cette neutralité dans une société pluraliste nous apparaissent aujourd’hui comme des arguments déterminants.
[7]

On ne peut pas trouver plus belle profession de foi au libéralisme que ce passage. La neutralité accueillante à la diversité dont se drape le libéral est ici éloquente. Tous les conflits réels entre les divers protagonistes sont ici balayés sous le tapis de la neutralité apparente du respect des libertés de conscience et de religion. Ces droits sont conçus comme soustraits aux conflits. Ils les transcendent.
En bon programme de facture libérale, le cours ECR va donc chercher à colmater arbitrairement les conflits insolubles que posent le pluralisme en ramenant constamment l’élève aux balises inviolables mais arbitraires que sont les droits de la personne. Les plus lucides des élèves ne manqueront d’observer que la résolution de ces conflits est arbitraire et que ce programme est lui-même foncièrement arbitraire. Ils arriveront au collégial avec une pensée plus confuse encore que celle avec laquelle nous arrivent nos étudiants actuels.

Dans le prochain billet, je montrerai pourquoi l’exclusivisme chrétien est préférable au pluralisme.



[1] Hilary Putnam, «Forword» à Pluralism. The Philosophy and Politics of Diversity. M. Baghramian et A. Ingram, éditeurs, Routledge, Londres, 2000, p. XI.
[2] Isaiah BERLIN, « Deux conceptions de la liberté », in Éloge de la liberté, chapitre 3, Presses-Pocket, 1990,
p. 167-218. Je déplore la traduction française du titre, car il s’agit bien de concept et non de conception, laquelle renvoie à la subjectivité humaine. Les concepts, pour Berlin, tout comme les valeurs d’ailleurs, sont objectives.
[3] Ibid., p. 181.
[4] Isaiah Berlin, op. cit., Introduction, p. 47.
[5] John Gray, «Where Pluralists and Liberals Part Company», in Pluralism. The Philosophy and Politics of Diversity. M. Baghramian et A. Ingram, éditeurs, Routledge, Londres, 2000, p. 85-102. Dans Berlin (Fontana, 1995), Gray fait tout en son pouvoir pour soutenir l’indéfendable. Il s’est ensuite ravisé dans l’article mentionné.
[6] John Rawls, Théorie de la justice, chapitre 1, section 6.
[7] Georges Leroux, Éthique, culture religieuse, dialogue. Arguments pour un programme, Fides, 2007, p. 16.

jeudi 13 août 2009

Contre le pluralisme du cours d’Éthique et de culture religieuse. Une défense de «l’exclusivisme chrétien» d’après Alvin Plantinga

On est injuste envers Descartes lorsqu’on qualifie de peu de sérieux son appel à la véracité de Dieu. En fait, c’est seulement en admettant un Dieu moral et toujours égal à lui-même que la «vérité» et la recherche de la vérité sont à priori capables d’avoir un sens et de promettre le succès. Si ce Dieu est mis de côté, il est permis de poser la question de savoir si d’être trompé ne fait pas partie des conditions de la vie.
Friedrich Nietzsche, Fragments posthumes




Le pluralisme en question
Les promoteurs du nouveau cours d’Éthique et de culture religieuse tablent dans leur argumentaire sur les vertus du pluralisme moral et religieux. Par exemple, l’argument central de l’essai de Georges Leroux, Éthique et culture religieuse, dialogue. Arguments pour un programme (Fides, 2007) est, en gros, le suivant : il existe, de facto, un pluralisme dans la société québécoise ; ergo, l’apprentissage du pluralisme moral et religieux dans le dialogue doit être la norme. D’autres prémisses sont invoquées, dont celle voulant que personne ne peut s’ériger en juge des croyances d’autrui ; de plus, le principe d’égalité, au cœur de l’État démocratique québécois, veut que toutes les confessions de foi soient considérées pareillement. Devant ces faits sociaux et ces valeurs partagées par une majorité de Québécois, l’auteur conclut à la nécessité d’une éducation au pluralisme moral et religieux.
À lire la défense de Leroux du programme en question, on a souvent l’impression qu’il commet une erreur de raisonnement, ce que les philosophes désignent sous le nom de «sophisme naturalisme». Leroux semble passer allégrement de ce qui est à ce qui doit être, au sens où la diversité des valeurs et des croyances ambiantes de la société québécoise et de ses institutions laïques est si prégnant qu’il convient d’abouter l’éducation à cette nouvelle réalité sociale non seulement québécoise mais internationale. Dans les faits, le pluralisme paraît être une démarche irrésistible, et chercher à s’y opposer c’est s’engager dans un combat d’arrière-garde. Qui peut sérieusement s’opposer au rouleau compresseur de la laïcité ?[1] Le pluralisme de jure, dont Leroux se fait l’apôtre, consacre ainsi la victoire totale de la laïcité sur le religieux.
On a fait jusqu’ici la part belle au pluralisme. À mon avis, on ne l’a pas encore problématisé, questionné et sondé comme il convient. On tient le pluralisme comme une évidence allant de soi ; il ne s’agit dès lors que de le justifier au plan légal et politique. La question du pluralisme fait songer à l’engouement extraordinaire que connaît aujourd’hui l’écologie. Le débat n’est plus de savoir s’il faut ou non lutter contre les changements climatiques; mais plutôt: comment ne pas être écologiste!
John Stuart Mill était d’avis que lorsqu’on ne connaît que son propre point de vue, on ne le connaît pas ![2] C’est uniquement lorsqu’on connaît le point de vue contraire mieux que ne le connaît notre adversaire, qu’on est en droit de le critiquer. Je soutiens que jusqu’ici on a rien compris à la position «anti-pluraliste», mis au banc des accusés, que nous désignerons ici par «exclusivisme» selon le vocable que lui a prêté le philosophe américain Alvin Plantinga. Partant, on ne connaît pas le pluralisme. J’aimerais dans les lignes qui suivent présenter les objections du principal opposant au pluralisme : l’exclusivisme chrétien d’Alvin Plantinga.[3]


La défense de l’exclusivisme chrétien
Âgé de 77 ans, Plantinga peaufine depuis plus de trente ans une défense au plan philosophique de la foi chrétienne. L’ouvrage que publia l’auteur en 2000, Warranted Christian Belief[4], constitue sans doute son magnum opus. Ce qui est remarquable entre autres chez ce philosophe chrétien, c’est qu’il a cherché à justifier la foi chrétienne non pas sur des bases théologiques, mais essentiellement épistémologiques.
En bon chrétien, Plantinga énonce d’abord deux de ses croyances chrétiennes fondamentales :

(1) Le monde a été créé par Dieu, un être tout-puissant, omniscient et parfaitement bon ; cet être est une personne qui a des croyances, des buts, un plan et possède des intentions ; il est en mesure d’accomplir ses intentions.
(2) L’être humain cherche le salut. Dieu a donné son Fils unique qui, par son incarnation, sa vie, sa mort et sa résurrection offre le salut.

Devant ces croyances chrétiennes, le partisan du pluraliste religieux fait valoir l’objection courante : comment peut-on admettre ces vérités alors qu’il existe bien d’autres confessions religieuses qui proclament des vérités différentes ? Plantinga réplique en appelant un chat un «chat» : seules les croyances chrétiennes sont vraies ; les croyances des autres religions sont fausses. En bonne logique bivalente, si je crois que p, alors je crois que p est vrai ; cela implique logiquement que non-p est faux. Ainsi, l’exclusivisme de Plantinga soutient que seules (1) et (2) sont vraies, de sorte que toutes les autres propositions incompatibles avec elles sont réputées fausses.
Une vaste majorité d’entre nous, même des croyants, condamne l’étroitesse apparente de vue de l’exclusivisme. On le condamne comme étant «arrogant au plan intellectuel», on le fustige en parlant d’«impérialisme», d’«ethnocentrisme», de «religiocentrisme», etc. De plus, il paraît certain que l’exclusivisme est irrationnel, injustifiable, arbitraire, délirant, voire odieux et vil. Il importe de remarquer que ces critiques ne portent pas tant sur les «vérités» de l’exclusivisme, que sur la «posture» elle-même de l’adepte qui l’adopte en proclamant l’universalité de ses croyances.
Plantinga réfute ces accusations portées contre l’exclusivisme. Ces accusations sont de deux types. D’abord, elles sont d’ordre moral : l’exclusivisme ne serait pas correct parce qu’il serait présomptueux et arrogant d’affirmer que les autres confessions religieuses errent. Par ailleurs, l’exclusivisme est irrationnel et injustifié. Voyons comment Plantinga récuse cette double accusation.


Réfutation de l’objection morale
Il faut d’abord s’entendre sur la définition de l’«exclusiviste». Selon Plantinga, un exclusiviste c’est quelqu’un qui admet les propositions (1) et (2) mentionnées (ou toutes autres) comme étant vraies, alors que les autres sont fausses, comme on l’a dit précédemment. S’il croit en la première et la seconde croyances (ou toutes autres propositions), il est aussi convaincu que ceux et celles qui croient en d’autres vérités se trompent et croient ce qui est faux. L’exclusiviste se sent ainsi privilégié de croire en ce qu’il croit. Il croit savoir des choses d’une très haute importance que les autres ignorent et qu’il souhaite partager. Malgré cela, l’exclusiviste a) est informé de l’existence d’autres religions ; b) il sait pertinemment ce qu’il y a de religieux dans les autres religions ; c) sait pertinemment qu’il n’y a pas d’arguments qui puissent convaincre tout le monde des vérités auxquelles il adhère.
L’exclusivisme, tel qu’il vient d’être défini, est-il donc quelqu’un d’arrogant, de «religiocentrique»? Pas vraiment. En tant qu’exclusiviste, il se rend compte qu’il ne peut convaincre les autres, mais continue tout de même à croire ce en quoi il croit. Est-il arrogant de croire ce en quoi il croit de préférence à ce que les autres croient ? Non. Supposons qu’il refuse de croire aux croyances (1) et (2). Est-il encore arrogant ou présomptueux ? Pas davantage.
Supposons maintenant que l’exclusiviste reste neutre vis-à-vis la première et la seconde croyances (ou de toutes autres propositions): il ne les nie pas, ni ne les affirme. Est-il cette fois-ci arrogant et présomptueux ? Apparemment pas, car il n’affirme ni ne nie quoi que ce soit. Mais certains vont alléguer que l’exclusiviste est présomptueux dans la mesure où sa soi-disant neutralité indique que la bonne attitude à adopter c’est la sienne.
Le fait est – ainsi court le préjugé – que l’exclusiviste chrétien (ou de toute autre confession) paraît toujours en faute ; il se trouve dans ce qu’on appelle en anglais «a no-win situation». En réalité, toutefois, lorsqu’on l’examine avec un soin charitable, on ne trouve rien à lui reprocher.
Peut-être, qu’au fond, l’objection morale que l’on adresse à l’exclusiviste, c’est que sa position revient à une forme d’égoïsme : il n’est centré que sur sa personne. On oublie cependant que l’exclusivisme, tel que défini précédemment en a), b) et c), implique qu’il sait que d’autres ont des croyances différentes des siennes ; il le reconnaît ; il les respecte. Ce qui choque, c’est l’affirmation brutale que les autres croyances sont fausses.
On peut, si on le veut, étirer le concept d’égoïsme, pour y faire entrer la croyance à la vérité. Il s’en trouve en effet pour dire que quoi que l’humain fasse ou croit, il agit toujours par égoïsme, tout acte ou toute croyance n’ayant d’importance que pour assurer notre propre survie, entre autres la croyance religieuse qui vise à assurer notre propre vie après la mort. À ce compte, toutefois, personne ne peut être altruiste. Même Mère Teresa, passerait pour la personne la plus égoïste qui ait jamais existé. Évidemment, si l’on vide de son sens le mot «altruiste», alors, son opposée, «égoïsme» perd également tout sens.


Conclusion : on ne peut proprement pas qualifier d’égoïsme le partisan de l’exclusivisme, et on ne voit pas ce qu’il y a d’immoral à l’être.


Réfutation de l’objection épistémique
Au fond, l’objection morale adressée contre l’exclusivisme chrétien ou tout autre, tient à ce qu’il n’est pas en mesure de justifier ses croyances de manière objective et neutre. L’exclusivisme est partial, dit-on. Au pire, c’est un vicieux au plan épistémique. Voilà son grand tort. Plantinga serait immoral parce qu’il n’est pas capable a) d’apporter des preuves convaincantes de ses croyances et, b) parce que beaucoup rejettent ses preuves ; celles-ci résidant en dernière analyse dans l’expérience personnelle qu’on ne serait vérifier de manière indépendante. Examinons à tour de rôle ces objections de nature épistémique.
En premier lieu a), Plantinga enfreindrait le fameux principe de Clifford qui, dans «L’Éthique de la croyance», stipulait

c’est un tort, toujours, partout et pour quiconque de croire quoi que ce soit sur la base d’une évidence insuffisante.[5]

Bien avant Clifford, son compatriote, le grand John Locke (1632-1704), avait lui aussi posé un principe établissant les bonnes et les mauvaises croyances, lorsqu’il énonce, dans le quatrième tome de son monumental Essai sur l’entendement humain (1690), le principe moral suivant

Ne pas soutenir une proposition avec plus de conviction que ne le justifient les preuves sur lesquelles elle est bâtie.

La première et la seconde croyances de Plantinga sont ici mises au banc de l’accusé : ne sont-elles jamais que fantaisies malsaines ne reposant que sur une évidence insuffisante, voire inexistante? À défaut de quoi, ces croyances religieuses ne sont que crédulités dangereuses qui devraient être impérativement éradiquées. Ainsi, l’exclusiviste chrétien serait un délinquant au plan épistémique. Sa posture est comparable à celui ou celle qui croit à l’existence des extra-terrestres et des soucoupes volantes, alors que dans l’état actuel des choses, on ne peut rien affirmer en ce sens.
Le problème, toutefois, qui se pose avec le principe moral de Clifford-Locke, c’est qu’il s’auto-réfute parce qu’il ne satisfait pas lui-même à ses propres exigences! Quelle est, en effet, l’évidence sur laquelle repose la croyance voulant qu’il faille toujours supporter nos croyances par les évidences dont nous disposons? On peut donner deux ou trois bons exemples justifiant le principe en question. Mais, au-delà, il s’agit d’un sophisme, celui de la généralisation hâtive. Pour cette raison, le principe de Clifford-Locke n’est pas justifié.
L’épistémologie de Plantinga est «anti-fondationnaliste»; elle se veut plutôt «fiabiliste».[6] Depuis les Lumières, en fait depuis l’essor de la science expérimentale moderne, la conception fondationnaliste du savoir s’est imposée. La connaissance est conçue comme un édifice à la base duquel se trouvent certaines croyances de base évidentes et incorrigibles. Chez Descartes, les croyances de base évidentes par elles-mêmes ce sont «les idées claires et distinctes», dont le fameux cogito (le Je pense donc je suis). Le principe de Locke-Clifford se veut ainsi un principe fondamental de contrôle des croyances en bonne et due forme. Aussi, certaines croyances n’obéissant pas au principe de Locke-Clifford, en particulier les croyances religieuses, ont perdu leur légitimité de droit. En d’autres termes, il est aujourd’hui parfaitement irresponsable de croire ce que les religions enseignent, dont le christianisme qui a pourtant marqué la civilisation occidentale. Le chrétien est pour ainsi dire mis au banc des accusés et sommé de justifier ses croyances ou de les récuser. Mais le procès est non fondé car il est biaisé par le fait que la poursuite adopte une épistémologie fondationnaliste comme norme de justification des croyances. Alvin Plantinga est le premier a démonté les vices de procédure d’un procès qu’intente depuis plus de trois cent ans les partisans des Lumières à la croyance religieuse. En particulier, il a montré que la norme de justification des croyances se réfute elle-même. En toute légitimité, il peut dès lors rejeter l’épistémologie fondationnaliste. Libérée, une autre voie épistémologique s’ouvre donc pour justifier la croyance religieuse que Plantinga a baptisé d’«Épistémologie réformée».
Puisque les croyances chrétiennes ne peuvent être justifiées ou fondées sur des principes de base, sont-elles au moins fiables. Toute la question est de savoir si les croyances de l’exclusivisme sont fiables ou non. En d’autres termes, les croyances exclusivistes offrent-elles une garantie quant à leur vérité? Oui, répond Plantinga.
D’abord, il faut définir le concept de garantie (warrant). Pour résumer : une croyance possède une garantie pour quelqu’un si et seulement si elle est engendrée au moyen de facultés cognitives fonctionnant correctement, dans un environnement adapté à l’exercice de ces facultés; et, enfin, si ces facultés sont conçues suivant un plan visant à engendrer des croyances vraies.[7] Or, d’après Plantinga, ses croyances satisfont au trois critères précédents d’une garantie; ses croyances sont donc fiables.
Comment au juste? Notons que Plantinga ne fait pas appel à une expérience mystique aussi insondable qu’invérifiable. Toujours d’après ce qu'enseigne le Christianisme, c’est l’Esprit saint qui, œuvrant dans le cœur des hommes, nous ouvre à la confiance nécessaire au bon entendement des Évangiles. Donc, les croyances chrétiennes sont garanties si, évidemment, elles sont vraies. Dès lors, toute la question est de savoir si elles sont vraies. Sur ce point, comme on l’a vu, Plantinga ne pense pas qu’on puisse offrir de preuve fondationnelle puisqu’une telle demande est impossible à satisfaire. (Rappelons que Plantinga rejette le fondationnalisme.) Il n’en demeure pas moins que la première et la seconde croyances de Plantinga offrent une garantie – du moins, en supposant qu’elles sont vraies.
Passons maintenant à l’objection épistémique suivant laquelle beaucoup rejettent les croyances de Plantinga et adhèrent à d’autres croyances religieuses. En somme, l’objection veut que les croyances religieuses soient conditionnées historiquement. Si Plantinga était né en Chine, il serait sans doute taoïste ou bouddhiste ; mais le hasard l’a fait naître en Indiana, aux États-Unis et - ce qui n’est sans doute pas un pur hasard - il est membre de l’église épiscopalienne, tout comme George W. Bush. S’il était né au Québec, il serait peut-être catholique ou athée. Le même raisonnement vaut pour l’esclavage. Bon nombre aujourd’hui pense que l’esclavage est mal ; s’ils étaient nés au États-Unis au dix-huitième siècle, ou à Rome sous les Césars, ils auraient sûrement pensé différemment sur ce point.
À cette objection, Plantinga répond qu’une croyance morale ou religieuse ne perd pas automatiquement sa garantie si elle est crue à différents moments de l’histoire et dans différents coins de la planète. Si les critères de garantie sont satisfaits, et que la croyance est vraie, alors la croyance demeure garantie quelle que soit l’époque et le lieu où je suis né. Pour reprendre le dernier exemple, l’esclavage est mal quel que soit l’époque et le lieu où je vis. Ce qui garantie ma croyance, c’est que chaque humain possède une dignité, et aucun humain ne doit traiter son semblable simplement comme un moyen. Il est vrai que, pour Aristote, l’esclave (doulos) est un instrument (organon).[8] Sur ce point, Aristote se trompait (comme sur bien d’autres points). Il est vrai que le contexte culturel dans lequel il vivait le conduisit à approuver l’esclavage. Mais tous les Grecs n’étaient pas de cet avis, dont Antiphon qui affirmait que l’esclavage résultait de la force.
Venons-en, pour terminer, à ce qui, sans aucun doute, constitue l’objection principale du pluralisme contre l’exclusivisme. Formulons-la ainsi : les croyances religieuses sont sur un même pied quant à la vérité: un chrétien a autant raison d’être dans la vérité qu’un musulman. Plantinga croit que Jésus-Christ est (Fils de) Dieu ; l'ayatollah Sayyid Ali Khamenei, l’actuel Guide suprême d’Iran, croit que Jésus-Christ n’est pas Dieu, il n’est qu’un prophète, et Mahomet est le plus grand des prophètes.
Plantinga ne croit pas pour autant qu’il lui faille abandonner sa croyance parce que tous les deux ont la ferme conviction qu’ils ont raison ; ou encore, que Plantiga doive suspendre sa croyance en attendant qu’il trouve un argument qui convainc qu’ Ali Khamenei se trompe. Plantinga admet cependant qu’il peut bien se tromper ; en tout cas, il ne peut être accusé ni d’irrationalisme ni d’arrogance au plan épistémique. Il croit en toute sincérité que l’Esprit saint, qui œuvre en lui, l’incite à croire qu’il est dans une meilleure posture épistémique que Ali Khamenei. Encore une fois, il peut se tromper, mais il n’est sûrement pas coupable d’adhérer à la vérité que Jésus-Christ est (Fils de) Dieu.


Conclusion
Le pluralisme rejette au départ la vérité ; le chrétien est assuré de posséder la vérité et cherche à la comprendre. C’est le mot fameux de saint Anselme : fides quaerens intellectum: la foi cherchant l'intelligence. Je crois pour comprendre. Plantinga est philosophe d’abord parce qu’il est chrétien. Aussi scandaleux que cela puisse paraître aux tenants du pluralisme, l’exclusivisme est la meilleure voie pour le développement de l’esprit critique car il ne rejette pas au départ l’idée de vérité. Malgré ses positions anti-chrétiennes notoires, Nietzsche avait parfaitement bien compris la démarche épistémologique qui sous-tend l’exclusivisme chrétien (voir la citation mise en exergue). L’exclusivisme chrétien de Plantinga, offre plus de garantie à la vérité, même si on n’est pas en mesure de prouver les croyances fondamentales chrétiennes, tout simplement, comme nous l’avons vu, parce que cette entreprise fondationnelle est illusoire. Pour penser le pluralisme, il faut partir de l’exclusivisme, et non l’inverse, comme le souhaite le programme d’Éthique et de culture religieuse. À mon avis, il n’aurait pas fallu abolir le cours d’enseignement religieux catholique dans nos écoles. À la lumière de ce qui précède, je suis d’avis que le pluralisme religieux sur lequel repose le cours d’Éthique et de culture religieuse est une voie sans issue et conduit tout droit à un échec.



[1] La position de Leroux est plus nuancée, dans la mesure où elle rejette le modèle républicain français d’une laïcité qui «ne se reconnaît aucune mission de transmission des symboles et des normes». Mais, somme toute, l’argumentaire est faible.
[2] John Stuart Mill, De la liberté, chapitre 2, De la liberté de discussion.
[3] Alvin Plantinga, «A Defense of Religious Exclusivism», in James F. Sennett, The Analytic Theist. An Alvin Plantinga Reader, Eerdmans, 1998, p. 187-210. Voir aussi, Warranted Christian Belief, Oxford, 2000, chapitre 13, «Postmodernism and Pluralism», p. 422-457.
[4] Ourvrage faisant suite à deux autres consacrés à la notion épistémique de «garantie» (warrant), Warrant: The Current Debate, et Warrant and The Proper Function, tous deux publiés en 1993.
[5] William Kingdon Clifford (1845-1879), «The Ethics of Belief,» in E.D. Klemke, A D. Kline, R. Hollinger, Philosophy. The Basic Issues. St. Martin’s Press, 1982, p. 45. Ma traduction. Le texte de Clifford paru originalement en 1879 dans ses Lectures and Essays.
[6] Sur ce point, on consultera en français le lumineux petit ouvrage de Roger Pouivet, Qu’est-ce que croire?, Vrin, 2006.
[7] Voir Warranted Christian Belief, chapitre 6.
[8] Voir Aristote, Politiques 1, 1253b, 30.

lundi 10 août 2009

Apologie de Carbo. Qu’aurait dit Socrate à Guy Carbonneau ?

Nihil accidere bono viro mali potest.
Sénèque




Injuste congédiement
Puisque Montréal est une ville hystérique et folle de hockey, et que Guy Carbonneau était le sujet de l’heure dans les médias québécois, tout juste deuxième après Obama, il vaut la peine de consacrer ce billet à l’ex-entraîneur du Canadien.
Quel philosophe, sinon Socrate, serait le mieux en mesure d’éclairer les événements entourant le congédiement de Carbo? Même si tout un monde sépare la philosophie du hockey, le philosophe grec et l’ancien entraîneur du Canadien ont au moins un point en commun : tous les deux furent victimes d’une grave injustice.
En 399 avant notre ère, en effet, Socrate fut condamné à mort par un tribunal athénien pour avoir soi-disant corrompu la jeunesse athénienne et ne pas croire aux dieux de la cité. De son côté, Carbonneau fut congédié de manière imprévisible le 9 mars dernier par le directeur de l’équipe, Bob Gainey, lequel était insatisfait des performances de l'équipe et s’inquiétait de ce que l’équipe accède aux éliminatoires. Tous ont cependant décrié la décision de Gainey comme étant injuste puisque le directeur immolait en réalité une innocente victime afin de faire taire la grogne qui couvait dans l’équipe. Les «pommes pourries» au sein de l’équipe auront donc eu finalement raison de l’entraîneur-chef. De leur côté, les partisans continuent à le soutenir en lui vouant une immense sympathie. De toute évidence, ils ont plus de difficulté que Carbonneau à digérer son congédiement. Dans les dernières périodes creuses de l'équipe, on pouvait entendre des « Carbo, Carbo, Carbo » bien sentis dans un Centre Bell aux colonnes ébranlées.

Injuste évasion
Contre toute attente, les amis de Socrate furent eux aussi consternés d’entendre les cinq-cents juges déclarer Socrate coupable des accusations portées contre lui, malgré un plaidoyer impeccable livré par le philosophe. Socrate fut condamné à boire la ciguë, un poison létal. Platon, un de ces jeunes athéniens, disciples du maître, jura qu’il allait tout faire pour redresser le tort subi par le philosophe. Il rédigea donc des dialogues mettant en scène son vénéré maître, entre autres l’Apologie de Socrate et Criton, où, dans le premier, il rapporte le plaidoyer de Socrate autant qu’il en fait l’éloge ; dans le second texte, il relate une conversation entre le condamné et un de ses amis, Criton, venu lui proposer l’évasion. Socrate accepte de discuter du sujet à la condition que la question porte sur la justice d’un tel geste : «Tout cela est-il juste ou non? Est-ce juste de rester en prison sans agir, à attendre l’exécution de ma peine?» Criton rétorque qu’il fut condamné injustement de telle manière qu’il est légitime qu’il s’évade. Socrate répond qu’il fut condamné par des gens ignorants et qu’il persiste à ne pas me soucier de l’opinion de gens ignorants. En d’autres termes, la condamnation de Socrate repose sur l’ignorance de la justice. Il aurait très bien pu être acquitté, mais encore une fois, sur la base de l’ignorance. L’opinion de la foule le laisse de glace.
C’est pourquoi Socrate réitère à Criton que, s’il doit s’évader, il doit le faire sur base de la connaissance de ce qui est juste, et non pas sur le verdict des juges ou ce que les gens vont penser. Criton semble avoir tombé dans ce piège : il se fie uniquement au qu’en dira-t-on. Au contraire, Socrate fait appel à la raison et à ce qui est juste. Est-il raisonnable, demande-t-il, qu’un entraîneur dirige ses athlètes d’après ce que les partisans pensent et opinent ? Bien sûr que non, répond Criton. - «Ce que nous venons de dire, poursuit Socrate, concerne le corps, mais il en va de même pour l’esprit. Celui qui n’écoute que ce que disent les gens risque fort d’altérer sa faculté de juger ce qui est bien ou mal, le bon et le mauvais, le juste et l’injuste, autrement dit sa conscience.» Criton acquiesce encore une fois.
Toute la question reste maintenant de savoir ce qui est juste. La question est ardue et n’a apparemment pas de réponse. Socrate a d’ailleurs consacré sa vie à élucider la nature de la justice et des autres vertus. L’unique résultat auquel il soit parvenu constitue bien: Socrate sait à tout le moins qu’il ne sait pas en quoi consiste le juste, contrairement à ceux qui prétendent savoir alors qu’ils ne savent pas : ils ignorent qu’ils ignorent !
Néanmoins, il semble couler de source qu’il ne faut jamais commettre, quel que soient les circonstances, d’injustice. Criton convient de ce principe. Ainsi, il ne faut pas commettre du mal ou faire du tort à quiconque, quelles que soit les circonstances. De ce premier principe de justice découle le second : on ne doit pas répondre au mal par le mal, à l’injustice par une autre injustice.
Cela admis, Socrate conclut qu’il ne doit pas répondre à l’injustice commise contre lui en s’évadant car, alors, il commettrait une injustice envers la cité d’Athènes et son système de lois. Criton ne comprend plus : «En quoi ton évasion, admirable Socrate, constituerait une injuste envers les lois ?» Socrate s’explique. D’abord, ce n’est pas les lois qui l’ont condamné mais les hommes (les juges). La loi est donc indemne. Ensuite, qu’arrive-t-il au système pénal lorsque les criminels ne purgent pas leur peine et s’évadent, pensant qu’ils sont innocents ? Évidemment, le système est mis à mal. Donc, un tort est porté contre les institutions de la cité ; une injustice est commise contre elles.
En outre, à supposer que la cité ait commise une injustice contre Socrate comme il le semble, il ne faut pas en rajouter en commettant une injustice à son tour. Au fond, la cité se fait elle-même du mal en commettant une injustice. Criton admet cet autre principe de justice voulant que celui qui commet le mal se fait plus de tort que celui ou celle qui le subit. Socrate disait dans sa plaidoirie : «Si vous me mettez à mort, vous vous nuirez davantage qu’à moi. Comme je le crois, aucun mal ne peut arriver à l’homme de bien.» Aussi, ce n’est pas lui-même que Socrate défend, mais la cité qui s’apprête à commettre une injustice.
Socrate fait enfin valoir à Criton qu’il est né à Athènes et qu’il lui a toujours été fidèle. Il n’a jamais souhaité aller vivre ailleurs, et a toujours prisé ses lois démocratiques qui lui ont permis de philosopher tout au long de sa vie. En s’évadant, Socrate renierait l’espèce d’entente implicite qui le lie à sa patrie. Bien sûr, Socrate n’a pas signé de «contrat de citoyenneté», mais sa vie témoigne d’un tel engagement. Ainsi, en s’évadant, Socrate commettrait une injustice en ne respectant plus l’entente implicite convenue entre la cité et lui.

La consolation de Socrate
Quelles recommandations auraient pu adresser Socrate à Guy Carbonneau en guise de consolation ?
La première, la principale, consisterait sans aucun doute à inviter Carbonneau à se méfier de l’adulation de la foule des partisans qui, aujourd’hui, le porte aux nues. Qui sait si ses admirateurs actuels ne se transformeront demain en bourreaux impitoyables. Aujourd’hui, il est tout ; demain, rien. Devant une opinion si volatile, il est impérieux d’adopter une attitude d’équanimité sinon on devient vite une proie facile.
Socrate méprisait l’opinion du grand nombre. Il recherchait cependant l’opinion de chacun qu’il soumettait examen critique constitué de questions-réponses, Socrate démasquait l’ignorance de son répondant. Le fameux adage «Connais-toi toi-même» qu’adopta Socrate consiste précisément à reconnaître qu’on ne sait rien.
Dans le merveilleux monde du hockey, tous agissent comme des «gérants d’estrade» qui opinent et prétendent savoir mieux et davantage que l’entraîneur-chef. La pression de la foule des partisans est telle que des hommes aux nerfs d’acier plient sous le poids. C’est ce qui est arrivé au directeur général qui, pourtant, avait accordé un vote de confiance à son ancien coéquipier avant même que la saison ne commence, en lui octroyant une prolongation de contrat de plusieurs saisons. Pas plus tard qu'à son point de presse de la mi-saison, Gainey en rajoutait : «L'embauche de Guy a été mon meilleur coup en tant que directeur-général du Canadien», avait-il assuré. Ainsi va l’opinion : hier, elle était vérité; demain, fausseté.
Socrate avait, lui, compris la mécanique de la tyrannie de la foule. Pas question pour lui d’entreprendre une carrière en politique, car il y aurait sûrement laissé sa peau! Il valait mieux chercher à réformer chacun. Ce fut sa «mission». Tout de même, la foule des ignares eut finalement raison du vieux philosophe.
Socrate pourrait aussi rappeler à Carbonneau qu’«aucun mal ne peut arriver à l’homme de bien». En le congédiant, ce n’est pas à lui que l’organisation du Canadien fit du tort mais à elle-même. Quel meilleur moyen de se tirer dans le pied ! Avec Gainey de retour derrière le banc, le club a pu, certes, accéder aux éliminatoires, mais de justesse. Quant à l’élimination du Canadien par les Bruins en quatre matches, inutile de palabrer. Le retour de Gainey la saison prochaine n’est pas assuré. En congédiant Carbonneau, le directeur général ne savait sans doute pas qu’il actionnait son propre siège éjectable.
L’homme de Sept-Îles ne semble éprouver aucune rancune, ni entretenir aucune soif de vengeance à l’endroit de son ex-coéquipier qui l’a limogé. Il avoue simplement ne pas comprendre les raisons de son limogeage, et souhaite tirer éventuellement la chose au clair avec son ami Bob.
Socrate aurait salué cette attitude non-vindicative. Elle est le signe de l’homme de bien qui comprend que répondre à l’injustice par l’injustice, au mal par le mal, n’aide en rien à l’amélioration du cours des choses. Carbonneau paraît être conscient que le mal engendré par son congédiement rejaillit sur l’organisation du Canadien. «Celui qui fait le mal, se fait plus de mal qu’à celui qui le subit», disait Socrate. Aussi, tout comme Socrate plaignant le sort des Athéniens qui le condamnaient, Carbonneau ne plaint pas sa personne, mais le triste sort du Canadien.
Carbonneau a déclaré souhaiter revenir derrière le banc des joueurs. Visiblement, il est toujours attaché à l'équipe qui lui a fourni son gagne-pain pendant une douzaine d'années. Toute comme Socrate portait la cité d’Athènes dans son âme et son cœur, toutes les fibres de Carbo sont celles du Canadien de Montréal. Il est prêt à œuvrer ailleurs, mais son âme et son cœur sont et restent à Montréal. Certains diront qu’il faut être bien fou de s’accrocher de la sorte une organisation qui l’a bafoué. Ils ne comprennent pas non plus comme Criton pourquoi Socrate a refusé de s’évader. On se demande souvent ce qui ne tourne pas rond chez le Canadien de Montréal. Socrate et de Carbonneau nous l’indiquent pourtant nettement : une carence sévère du sens de l’attachement indéfectible qui est aussi celle du sens de la justice.

Les salaires des joueurs de la Ligue nationale de hockey sont-ils justes ? – Oui, aurait répondu le philosophe libertarien, Robert Nozick.

Avantage numérique
Outre la saison décevante du Canadien de Montréal, les conversations des amateurs de hockey reviennent sans cesse sur les salaires excessifs des joueurs et leur hausse vertigineuse. Avant le lock-out de 2004, les joueurs gagnaient en moyenne 1,8 million de dollars canadiens. Depuis ses débuts en 1990, Jaromír Jágr a accumulé plus de 98 millions de dollars (US). Lors de la saison 2006-2007, avec les Rangers de New York, le joueur d’origine tchèque empochait 8 400 000$ (US). Mais ce n’est rien à côté du salaire annuel que Joe Sakic récolta, pour la saison 1997-98 avec l’Avalanche du Colorado, soit 16 450 000$ (US)! On a beau se dire que ces deux joueurs sont des as marqueurs, rien ne paraît justifier leur salaire démesuré. On se rappellera qu’avant de quitter Montréal, José Théodore parafa le lucratif contrat de 25 millions de dollars (CA), répartis sur trois ans, dont 5,5 millions pour la saison 2002-2003. Il devint ainsi le plus haut salarié du Canadien. La masse salariale du Canadien fit un bond de 488% en dix ans, passant de 12,75 millions en 1992-93 à 74,78 millions en 2002-2003. En 2005-2006, Alex Kovalev signa un contrat de 18 millions pour quatre ans. Quant au capitaine, Saku Koivu, il reçoit 4,75 millions. Tout cela sans parler des joueurs que l’on appelle «plombiers» dans le jargon du hockey qui gagnent 12 fois plus que le premier ministre du Québec…
Malgré ces chiffres sidérants, une saison plutôt décevante pour les Habs, le congédiement inopiné de Carbonneau, la crise économique, les partisans, eux, sont pourtant toujours au rendez-vous. Comment comprendre ce paradoxe ? On répondra que la relation entre les Glorieux et leurs partisans est une celle d’une histoire d’amour et que l’amour est par définition irrationnel… Je veux bien. Tout de même, il convient d’exercer notre esprit critique, car de gros sous sont enjeu (sans jeu de mots), en se posant la question suivante : les salaires au hockey sont-ils justes ? On me répondra que tout dépend de la définition que l’on donne au mot «juste» ? Justement, je propose dans cette page d’examiner la conception de la justice mise au point par l’un des philosophes politiques américain les plus influents, Robert Nozick (1938-2002).

Les inégalités justes
Commençons par une petite parabole.
Jean et Marie vos acheter leurs cadeaux de Noël pour leurs trois fils : Matthieu, quatorze ans, Marc, douze ans, et Luc, dix ans. Aimant leurs enfants, comme tous les parents, ceux-ci s’efforcent de ne jamais favoriser l’un par rapport à l’autre. Cette année, ils ont prévu un budget de 100 dollars pour chacun. Ils trouvèrent rapidement ce qu’ils cherchaient : pour chacun, ils décidèrent de leur offrir une console de jeu électronique. Cependant, au moment même où ils rendaient aux caisses, Jean remarqua une offre alléchante : pour l’achat de deux nouvelles consoles de haute gamme, à 150$, on avait droit en prime à une console à 100$ gratuite. Donc, pour la même dépense, les parents pouvaient offrir des articles plus intéressants. «On ne peut pas faire ça, fit Marie. Ce ne serait pas équitable, car un des trois garçons aurait une console de moins bonne qualité que les deux autres.» - «Mais, Marie, rétorqua Jean, pourquoi ce ne serait pas équitable ? Aucun n’aura un cadeau moins bien que ce que nous avions envisagé au départ! Et sur les trois, il y en aurait deux qui auraient quelque chose de mieux. - «Nous ne voulons, rappelle-toi, aucune inégalité entre les trois», répondit Marie. «Même si ça veut dire qu’ils auront moins ?»
Les tenants de l’égalité à tout prix seront du même avis que Marie. Cependant, l’égalitarisme strict à la Marie, aussi noble qu’il paraisse, a un effet pervers car il nivelle vers le bas. Si tout le monde était égal, chacun serait aussi pauvre que le plus pauvre de la société. Avec l’égalitarisme le plus pauvre resterait pauvre, et nous subirions tous un préjudice.
Les tenants des inégalités justes seront d’accord avec Jean. Il ne s’agit pourtant pas d’accepter n’importe quelle inégalité. Seule les cas où personne n’est lésée sont justes, même si certains en ont plus que d’autres.
C’est la position du philosophe politique John Rawls (1921-2001) qui, dans son magnum opus, Une théorie de la justice (1974), admet l’idée d’inégalité juste dans son fameux «principe de différence». En substance, Rawls dit que les inégalités ne sont acceptables que si elles sont profitables aux plus défavorisés. Si le salaire minimum est fixé au coût de la vie, disons à 10$ l’heure, alors les inégalités salariales sont acceptables si les moins favorisés reçoivent un salaire supérieur à 10$ ; en bas de ce montant, ça devient nettement injuste. Selon Rawls, donc, les salaires des joueurs de la LNH seraient justes si les plus démunis peuvent recevoir un salaire supérieur à 10$ l’heure.

L’égalité constamment mise en échec par la liberté
Celui qui fut le collègue de Rawls à Harvard, Robert Nozick, n’est ni d’accord avec Marie ni avec Jean. La parabole de tantôt montre simplement, que «la liberté bouleverse les modèles que nous nous faisons de l’égalité», comme l’écrit Nozick. Qu’est-ce à dire ?
Notons qu’avant de remarquer l’aubaine de la console gratuite à l’achat de deux supers consoles, Jean tenait au principe d’égalité entre ses enfants. L’offre l’incite à présent à modifier sa conception de la justice. D’un égalitarisme strict auquel souscrit toujours sa femme, il devient un égalitarisme modéré qui accepte des inégalités respectant le principe de différence de Rawls. En somme, soutient Nozick, la liberté conduit Jean à modifier sa conception de l’égalité. Nozick généralise le cas et peut donc affirmer que la liberté bouleverse l’égalité.
Sur ce point, l’auteur d’Anarchie, État et utopie (1974), c’est rendu célèbre par son fameux argument au sujet de Wilt Chamberlain, ce brillant basketteur américain de la NBA. Nous allons modifier l’exemple de Nozick en substituant le basketteur au jeune prodige actuel du hockey, Sidney Crosby.
Supposons une société utopique où tous gagnent 50 000$ par an. Un promoteur offre à Sidney Crosby de faire partie de son équipe local en Nouvelle-Écosse. Le promoteur n’offre pas de salaire au joueur, mais lui promet 50 cents sur chacun des billets vendus. La vedette conclut librement une attente avec le promoteur et signe un contrat. La saison comporte 60 matchs et 20 000 spectateurs viennent voir chacun de ces matchs. La «merveille», comme on l’appelle, gagnera donc 600 000$ durant la saison, soit 12 fois plus que le salaire d’un spectateur.
Dans notre société utopique, un individu gagne 12 fois plus que les autres. Est-ce juste ? Oui, répond Nozick puisque 20 000 personnes ont choisi sciemment de venir voir jouer Crosby et de dépenser 30 dollars, plutôt que d’aller au cinéma ou au restaurant, ou je ne sais quoi. D’après Nozick, si les 30$ de chacun des 20 000 spectateurs furent acquis justement, le salaire gagné par Sidney Crosby le fut également. Ce salaire n’est, en somme, qu’un transfert d’argent des 20 000 personnes au joueur.
Notre cas fictif, fait appel à deux des trois principes de justice de la théorie de la justice de Nozick. 1) Le principe de la juste acquisition : celui qui acquiert un bien sans porter atteinte au bien-être d’aucun individu possède un droit légitime à ce bien. 2) Le principe du transfert : celui qui acquiert un bien que lui remet celui qui y avait droit, acquiert un droit légitime à ce bien.
20 000 personnes choisirent donc librement de bouleverser l’égalité économique de départ de la société. Pour rétablir l’égalité, les autorités politiques (l’État) se doivent donc de restreindre désormais la liberté des citoyens. Dans notre exemple fictif, l’État donc doit répartir également les 550,000 dollars pourtant gagnés justement par Sidney Crosby. «Pour maintenir un modèle [d’égalité], il faut ou bien intervenir continuellement pour empêcher les gens de transférer des ressources comme ils le désirent, ou bien intervenir continuellement (ou périodiquement) pour enlever à certaines personnes des ressources que d’autres, pour certaines raisons, choisissent de leur transférer», écrit Nozick.
On constate donc que la liberté des gens – la liberté de transfert - met constamment en échec l’égalité économique et, que, pour la rétablir, il faut réciproquement que les autorités politiques interviennent systématiquement pour limiter la liberté des citoyens. Ce résultat est valable, nous dit Nozick, quelle que soit la conception de l’égalité que l’on adopte, celle de Marie (l’égalitarisme radical) ou de Jean (l’égalitarisme modéré de Rawls), ou même encore celle du communisme de Marx qui clamait «De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins !».
Qui voudrait se charger de la sale besogne, digne du KGB, consistant à dépister les «fraudeurs» du système égalitarien afin de rediriger ensuite les sommes verser en trop à certains mais faites de manière volontaire, et ce, au même salaire de tout le monde? Personne, évidemment! En somme, une société égalitarienne, quelle que soit son principe d’égalité qui la structure, conduit tout droit à une société concentrationnaire et dictatoriale brimant la liberté des gens. Seule, plaide Nozick, une société «libertarienne» qui protège les droits à la vie, à la liberté et à la propriété, constitue une société juste. Il y a bien sûr des inégalités criantes dans la société libertarienne de Nozick, mais ces inégalités sont justes, du moins, si l’on s’en tient aux principes nozickien de juste acquisition et de transfert.


1 à 0 pour l’égalitarisme des propriétaires devant le libertarisme des hockeyeurs
Dans le fameux lock-out de 2004, où la saison de hockey fut annulée, les amateurs supportèrent les propriétaires des équipes de la LNH contre les hockeyeurs. Les partisans avaient de la difficulté à prendre les joueurs aux salaires astronomiques en pitié défendus par l’Association des joueurs de la ligue nationale de hockey (l’AJLNH) sous la férule de Bob Goodonow. L’AJLNH fut fermement opposé à «un plafond salarial» auquel tenait mordicus le commissaire de la LNH Gary Bettman ainsi que les propriétaires. Les raisons invoquées par Bettman est qu’un plafond imposé sur la masse salariale des équipes permet de contrôler les salaires tout en restreignant l’appétit des joueurs vedettes en plus d’égaliser les chances de toutes les équipes, les mieux nantis comme les moins bien nantis.
Ainsi, s’affrontèrent en 2004-2005 deux philosophies politiques rivales, l’égalitarisme de Bettman contre le libertarisme de Goodonow et de son successeur, Ted Saskin. On sait qu’à la grande déception de Goodonow, l’AJLNH accepta à 87% la proposition des administrateurs établissant un plafond salarial de 39 millions pour la première année, mais qui dépendra par la suite des bénéfices des clubs. En outre, l’entente prévoit la réduction de 24% de sorte que le pourcentage des salaires passa de 76 à 54%.
L’entente résistera-t-elle aux poussées libertariennes des hockeyeurs ? L’avenir le dira. Si on en croit cependant Nozick, tôt ou tard les franchises et les joueurs feront tout perceront le plafond salarial. Pour ceux et celles qui se désolent de l’entente pensant que les salaires des hockeyeurs demeurent toujours prohibitifs malgré le plafond salarial, Nozick nous rappelle que la demande du public sportif pour le spectacle du hockey est si considérable que les amateurs sont les premiers responsables de la hausse continue des salaires des joueurs qu’ils adulent. En effet, sans la demande toujours grandissante des partisans pour le hockey, il n’y en aurait pas en effet de ces salaires fantasmagoriques dénoncés comme «injustes».